Un autre monde, une façon d'écrire. La poésie journalistique selon Marcel Broodthaers.
Avant l’entrée en 1964 de Marcel Broodthaers dans le monde des arts plastiques (1), son parcours est caractérisé par une succession de petites activités alimentaires parmi lesquelles on peut citer le journalisme. Ses premiers articles pour Le Salut Public (hebdomadaire de précision politique et littéraire) dans les années 1940 ne sont pas illustrés de photographies. Ceux datant de la fin des années 1950 et des années 1960, rédigés pour des journaux belges (Le Patriote illustré, Germinal, Les Beaux-Arts) et étrangers (Le Magazine du temps présent) sont par contre régulièrement accompagnés par des clichés pris par Broodthaers lui-même (2). Cet intérêt pour la photographie est la conséquence de sa rencontre en 1957 avec Julien Coulommier (°1922), représentant de la photographie subjective belge, alors qu’il participe de manière ponctuelle aux réunions du comité de sélection des photographies pour l’exposition Images Inventées se tenant dans la Galerie Aujourd’hui (3) du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles du 30 mars au 17 avril 1957 (4). Cette grande exposition de photographies se voulait être l’interface internationale d’un courant initié en Allemagne depuis 1951 sous l’égide d’Otto Steinert : la Subjektive Fotografie. Se liant d’amitié avec Julien Coulommier, Broodthaers et lui vont collaborer à plusieurs reprises à travers des projets artistiques entre 1957 et 1959 (5).
Cette période coïncide avec une prise de conscience chez Broodthaers : bien que son âme d’écrivain ne le quitte pas (6), il sait que la poésie écrite ne le fera pas vivre. Il trouve alors une façon détournée pour s’exprimer poétiquement à travers l’écriture en se faisant journaliste, et à travers l’image en se faisant photojournaliste. D’une manière très pragmatique, il utilise ces deux activités pour servir ses propres intérêts, au sens littéral (ce travail le nourrissait) comme au sens figuré (il écrivait sur des sujets qu’il affectionnait, le plus souvent liés à la culture). Auteur à la fois du texte et de l’image, ce qui n’est pas commun (7), Broodthaers tente d’inscrire dans le monde du reportage une vision poétique qu'il conçoit autant à travers la photographie qu'à travers le texte. Toute l’ambiguïté se dégage ainsi de sa démarche. Il exprime lui-même ce tiraillement : « Le hasard a voulu que je me trouve dans la peau d’un journaliste. Mon côté poète proteste. Je suis au pied du mur. Je dois me mettre en accord avec moi-même » (8).
L’article intitulé Un autre monde dont il est question ici est à replacer dans son contexte historique : la période où Broodthaers fréquente régulièrement Coulommier. En 1958, Broodthaers se fait engager comme manœuvre sur le chantier de l’Exposition Universelle « avec l’intention de [se] rapprocher des hommes qui la construisent » (9). À cette occasion, il réalise un reportage photographique (10). Celui-ci s’est concrétisé en une dizaine de photographies et en deux articles illustrés, Les Confessions du siècle et Un autre monde. Se promenant sur le site de l’Expo 58 avec Coulommier, il reçoit de ce dernier des conseils précieux tant au niveau de l’utilisation technique de l’appareil photo que de la manière de regarder. L’œil subjectif de Coulommier et l’intérêt esthétique porté par Broodthaers à la photographie subjective marqueront ainsi sa pratique photographique, même si la présence récurrente de l’homme au centre de ses photographies l’écarte des préoccupations abstraites de la tendance subjective belge pour le rapprocher de la photographie humaniste contemporaine (11) ( . La découverte de la photographie subjective initiée par celui qui fut pour lui un véritable professeur, incita Broodthaers, jusqu’alors poète de l’écrit, à considérer l’image tout aussi apte que le texte à véhiculer et transmettre un sentiment poétique intérieur. L’essence de la photographie subjective est en effet de permettre au photographe, par des moyens spécifiques au médium (cadrage, effets de flou, points de vue et perspectives inhabituels, manipulations en chambre noire) de projeter sur le papier photographique sa vision poétique d’une réalité décantée et d’inviter le spectateur à s’y plonger pour découvrir ses propres interprétations. La photographie devient ainsi un lieu de projection où se croisent les visions propres à chaque subjectivité spectatorielle ( .
Fig. 3 – Marcel BROODTHAERS, « Un autre monde », in Le Patriote illustré, Bruxelles, n°10, 9 mars 1958. |
Parmi les articles écrits et illustrés par Broodthaers, Un autre monde ( (12) et « bâtir un monde pour l’homme moderne » (13). Cependant, Broodthaers se réfère surtout à l’ouvrage éponyme (1844) écrit par Taxile Delord (1815-1877) (14) et illustré par Jean-Jacques Grandville (1803-1847). Il s’agit d’une parodie des actualités artistiques, politiques, économiques, sociales, philosophiques du XIXe siècle. Les caricatures de Grandville présentent des êtres anthropomorphes et zoomorphes, reprenant la tradition du bestiaire comme commentaire social de la société (15). En 1958, cet ouvrage est revisité par Christian Dotremont, Henri Kessels et Serge Vandercam à travers un film du même nom auquel Broodthaers pourrait avoir collaboré (16). Broodthaers lui-même y fera référence en 1966 lors d’une projection de diapositives intitulée Grandville & M.B. mettant en parallèle ses propres œuvres et les caricatures de Grandville, ainsi qu’en 1968 dans deux projections Caricatures et peintures du XIXe siècle et Caricatures – Grandville.
est probablement l’un de ceux dans lequel il affirme avec le plus de clarté sa personnalité de poète de l’écrit et de l’image. Le titre n’est autre qu’un jeu de référence bien trouvé. À première vue, il reflète le but de l’Expo 58, contexte de l’article, qui se veut faire « le bilan d’un monde pour un monde plus humain »Dans ses articles, Broodthaers prend plaisir à glisser ça et là des phrases poétiques, des tournures alambiquées ou des références à des artistes ou écrivains qu’il admirait comme Charles Baudelaire, Guillaume Apollinaire ou encore Edgar Allan Poe. Son style journalistique s’éloigne ainsi du rapport objectif de faits pour s’approcher des rives de la grande culture littéraire. Si « Les Confessions du siècle » relèvent manifestement de la poésie écrite (17), Un autre monde témoigne davantage d’une poésie de l’image et de jeux de références clairement assumés :
« L’immense objet [L’Atomium] qui domine le panorama du Heysel parle plus à notre imagination qu’à notre raison. Il fait désormais partie de notre imagerie moderne que Jules Verne a génialement prévue, que Grandville, avant lui, avait deviné de façon plus âpre, plus poétique aussi. L’étude photographique ci-jointe montre les rapports entre certains angles de vue de l’ « objet » et des images extraites de De la Terre à la Lune de Jules Verne et d’Un autre monde de Grandville, une fantasmagorie satirique qui l’un de ces jours reviendra à l’actualité » (18).
Les comparaisons utilisées sont illustrées par deux images reproduites dans l’article. La première représente une lithographie issue de l’ouvrage de Grandville et figurant un jongleur, l’autre est la reproduction du célèbre dessin d’Henri de Montaut représentant la « fusée » (19) de Jules Verne qui illustre d’ailleurs une édition de 1882 de « De la Terre à la Lune ». Ces images accompagnent une photographie de l’Atomium prise en contre-plongée par Broodthaers et fait écho formellement à la fois aux boules-univers avec lesquelles joue le jongleur et à la lune de Jules Verne. Cette photographie, contrairement à la plupart des clichés pris par Broodthaers durant son parcours photographique, évacue l’humain et tend à l’abstraction, se rapprochant ainsi de la photographie subjective belge tant au niveau de la forme que du contenu. Le rôle joué par Coulommier dans la pratique photographique de Broodthaers / est ici incontestable.
Ces trois illustrations (les deux images et la photographie) invitent ainsi le lecteur à être actif, à les comparer et à les relier aux légendes associées. Lorsque Broodthaers écrit sous la photographie de l’Atomium « CE N’EST EVIDEMMENT PAS la lune que l’on aperçoit ici, vue par l’un des hublots du train de projectiles de Jules Verne » dont l’illustration est proposée directement sous la photographie, le lecteur s’imagine passager de cette « fusée » apercevant une forme lunaire - l’Atomium - par le hublot. Pour parfaire cette impression, Broodthaers a choisi un cliché photographique pour donner le sentiment d’apercevoir l’Atomium à travers un orifice ovale. Ce choix de la contre-plongée, ce gros plan, ce jeu de reflets et ces rimes formelles rejoignent les préoccupations de la photographie subjective. D’une certaine manière, Broodthaers retransmet au lecteur son expérience de « voyage » au sein de l’Atomium en l’invitant à la rêverie à travers l’image. Comme il en témoigne dans l’article :
« Me promenant dans la construction, j’ai eu beaucoup plus l’impression d’un voyage, d’un songe, qu’une visite au sein du mystère de l’énergie atomique. [...] On peut se croire là en bateau ou en ballon (20). Le plus étonnant est encore l’audace des hommes qui achèvent le montage de cette merveilleuse jonglerie.
À cela s’ajoute un jeu textuel. Le passage associé au jongleur dans l’édition originale relate ceci :
Au sommet d’une planète assez vaste, un prestidigitateur équilibriste se livrait à tous les exercices de son métier. Jamais jongleur indien ne déploya autant de dextérité ni de souplesse. Par devant, par derrière, il faisait sauter des boules et les recevait dans la main, ou les retenait immobiles sur son nez. Ces boules n’étaient rien moins que des univers. » (21)
Broodthaers répond à ce passage en écrivant : « ET SI LE JONGLEUR manquait d’adresse ? » et invite à la comparaison entre ces boules-univers et l’Atomium. En outre, il place la caricature de Grandville au cœur de l’actualité de l’Expo 58 en soulignant que « cette violente caricature de Grandville rejoint l’actualité scientifique après plus de cent ans de sommeil. Dans le domaine de l’imagination les époques se chevauchent […] ». L’article de journal permet ainsi à Broodthaers de rassembler les caractéristiques de sa personnalité et de ses intérêts : photographie subjective, illustrations et références au XIXème siècle, jeux de langage poétique. En définitive, lire et voir un article de Broodthaers, c’est pressentir son basculement dans les arts plastiques dès 1963. Si l’écrit a représenté pour lui depuis toujours le canal idéal pour transmettre ses idées poétiques, il reconfigure son point de vue, forcé par un contexte matériel difficile et la prise de conscience du pouvoir de l’image, vers une poétique visuelle incarnée pleinement par l’article Un autre monde, et qui va se poursuivre à partir de 1964. Une manière de « pouvoir donner libre cours à tous [ses] sentiments » (22).