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Peinture - Epoque contemporaine - Belgique - Histoire de l'art Apolline Malevez Exposer et être vu. La Société libre des Beaux-Arts et les Salons triennaux une réflexion expographique
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Reporticle : 89 Version : 1 Rédaction : 01/04/2014 Publication : 11/04/2014

Exposer et être vu. La Société libre des Beaux-Arts et les Salons triennaux : une réflexion expographique

Fig. 1 – Edmond Lambrichs (1830-1887), Portrait des membres de la Société libre des Beaux-Arts, s.d., huile sur toile, 175 x 236 cm. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts (n° inv. 3352).
Photo Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles / J. Geleyns / Ro scanFermer
Fig. 1 – Edmond Lambrichs (1830-1887), Portrait des membres de la Société libre des Beaux-Arts. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts.

En Belgique, la modernité prend corps avec la Société libre des Beaux-Arts, groupe d'artistes rassemblés par un intérêt pour le réalisme et actifs entre 1868 et 1876 (1). L'interprétation libre de la nature constitue le cœur d'une démarche qui sera autant individuelle, sur le plan esthétique, que collective, sur le plan structurel. La reconnaissance cherchée par le groupe ne se manifeste cependant pas seulement par de nouvelles recherches picturales. Elle implique également des initiatives destinées à lui assurer une visibilité. Au delà de la publication de périodiques et de l'organisation d'expositions, les membres de la Société libre des Beaux-Arts vont mettre en place des stratégies pour s'assurer une place de choix sur les cimaises des Salons triennaux de Bruxelles, Gand et Anvers. L'examen de ces stratégies permet de mieux comprendre la place qu'a occupée la Société libre au sein de l'histoire de l'art belge. De plus, il permet de repenser le lien, souvent présenté en termes d'opposition, qui unit le milieu artistique et le monde institutionnel durant la seconde moitié du XIXe siècle. Il est, en réalité, plus pertinent d'analyser la manière dont les artistes ont pu utiliser le système académique à leur avantage tout en questionnant ses limites. En envisageant également les rapports entre les Salons officiels et les expositions organisées en marge de l'institution, cette étude poursuit les recherches entamées dans le catalogue d'exposition En nature. La Société libre des Beaux-Arts d'Artan à Whistler (2) et remet en question la césure qui oppose trop systématiquement le XIXe et le XXe siècle en matière d'exposition et d'accrochage.

Les Salons triennaux, un passage obligé

Fig. 2 – Edouard Huberti (1818-1880), Paysage en Campine, s.d., huile sur toile, 35 x 56 cm. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts (n° inv. : 7663).
Photo Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles / d’art Speltdoorn & Fils, BruxellesFermer
Fig. 2 – Edouard Huberti (1818-1880), Paysage en Campine. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts.

Les commentateurs ont pour la plupart souligné les enjeux qui motivent la création de la Société libre des Beaux-Arts, c'est-à-dire la participation aux Salons. Toutefois, celle-ci a souvent été analysée de manière parcellaire. Ainsi, selon André Moerman, il faut attendre 1872 pour que des représentants du réalisme et des membres de la Société libre des Beaux-Arts soient acceptés aux Salons, soit quatre ans après la fondation du groupe (3). Pour Paul Colin, « la plupart des novateurs étaient écartés des cimaises, et donc de la publicité, des comptes rendus, des récompenses et de l'attention des collectionneurs » (4). Ces analyses découlent de la longue postérité des essais sur l'histoire de l'art belge de l'écrivain Camille Lemonnier qui n'hésite pas à réécrire les faits pour leur donner une couleur plus héroïque :

La Lutte longtemps fut inégale. En vain, la Société libre multipliait ses efforts en vue de la représentation des minorités aux commissions organisatrices des Salons ; un antagonisme persistant s'opposait à ses revendications. Il en résultait, pour les zélateurs des tendances nouvelles, soit des exclusions systématiques, soit des placements désavantageux qui signalaient la vivacité des rancunes et rendaient plus tranchées les démarcations. En 1869, une première tentative pour prendre rang aux expositions se résout par l'écrasement de tous les éléments de la Société. (5)

Ces propos doivent être nuancés. En effet, le dépouillement systématique des catalogues des expositions triennales met d'emblée en lumière un fait qui contredit nombre de préconceptions : il n'y a pas en 1872, contrairement à ce qu'affirme Moerman, une vague d'artistes réalistes déferlant aux Salons, dont ils auraient été totalement exclus auparavant. En réalité, le nombre d'artistes de la Société libre participant aux Salons ne connaît pas d'augmentation significative au fil des années (6). L'accès aux Salons est largement acquis pour les artistes de la Société libre. Il convient également de noter que nombre de membres de la Société libre des Beaux-Arts sont soit, pour les peintres les plus âgés, des peintres établis et déjà consacrés par des commandes officielles, tels Paul-Jean Clays ou Charles Degroux, soit considérés comme des éléments prometteurs et médaillés relativement jeunes (7). Ces éléments nous obligent à reconsidérer le mythe d'artistes avant-gardistes obligés, pour s'imposer, de vivre en marge de l'institution, voire de s'insurger contre elle. En outre, ils nous permettent de préciser l'objectif des sociétaires. Il s'agira moins d'être accepté aux Salons que d'y acquérir de la visibilité. Les revendications des membres de la Société libre concerneront plutôt l'accès à la rampe (8) et la pénétration des structures organisatrices des expositions, jusque là réservées à quelques privilégiés. Les artistes qui en font partie se rassemblent autour d'une esthétique commune ainsi que de la volonté de « percer » et d'occuper le devant de la scène. La raison d'être de la Société libre répond à une nécessité de visibilité évidente : pour être reconnu et écouler sa production, un artiste doit exposer. Cette association fonctionne dès lors comme un groupe de pression, multipliant les stratégies pour tenter de se frayer un chemin jusqu'à la rampe.

Fig. 3 – Alphonse Asselbergs (1839-1916), Coucher de soleil en Campine, s.d., huile sur toile, 46 x 76 cm. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts (n° inv. : 7235).
Photo Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles / Guy Cussac, BruxellesFermer
Fig. 3 – Alphonse Asselbergs (1839-1916), Coucher de soleil en Campine. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts.

Au XIXe siècle, le système institutionnel artistique est cadenassé et les possibilités d'exposition sont peu nombreuses. Si l'on excepte les initiatives dues à des cercles artistiques (comme le Cercle artistique et littéraire de Bruxelles), les fêtes artistiques et les expositions de bienfaisance, les expositions officielles constituent, du fait de l'absence d'alternatives, un passage obligé. Si de telles expositions existent dans de nombreuses villes belges, celles de Bruxelles, d'Anvers et de Gand sont les seules à revendiquer un caractère national et ont une plus grande ampleur du fait de leur inscription au sein du système triennal, mis en place en 1813, fixant leur alternance (9). Le caractère officiel de ces expositions est dû, soit au fait que l’État intervient directement dans leur organisation, comme c'est le cas pour Bruxelles, soit qu'il subsidie largement les Sociétés pour l'encouragement des Beaux-Arts qui les gèrent.

C'est à la Société libre des Beaux-Arts que revient le mérite d'avoir proposé, la première, des expositions au contenu idéologiquement articulé en marge de ce système institutionnel. Pourtant, il s'agira plutôt de s'intégrer au système que de le révolutionner. Les expositions officielles gardent beaucoup d'attrait pour les artistes. Elles offrent du fait de leur public nombreux et bourgeois des possibilités de vente, de commande et de reconnaissance officielle, notamment par l'octroi de médailles. Le fait que les artistes de la Société libre ne renonceront pas à concourir pour les médailles au Salon de Bruxelles, lorsque le choix leur sera offert en 1872 (10), en témoigne.

Un positionnement charnière

Fig. 4 – Théodore T'Scharner (1826-1906), Après l'hiver sur les bords de la Meuse, s.d., huile sur toile, 116 x 90 cm. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts (n° inv. : 2813).
Photo Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles / d’art Speltdoorn & Fils, BruxellesFermer
Fig. 4 – Théodore T'Scharner (1826-1906), Après l'hiver sur les bords de la Meuse. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts.

Structurellement, les artistes de la Société libre se situent à la charnière entre le système académique et le système « marchand-critique » comme les définissent Harrison et Cynthia White dans leur ouvrage La Carrière des peintres au XIXe siècle (11). Le système académique est en déclin tandis que des éléments du nouveau système se mettent progressivement en place, à savoir la formation d'un marché libre ainsi que l'intervention grandissante de partenaires indépendants et des critiques d'art. C'est dans ce contexte que la Société libre des Beaux-Arts organise quatre expositions indépendantes. Celles-ci présentent un corpus rassemblé autour de l'étiquette du « réalisme » et sont une manière d'entrer directement en contact avec un public dont l'attention n'a que trop d'occasions de se disperser au sein d'une exposition officielle, où plus de 1000 œuvres sont réunies et exposées pratiquement du sol au plafond.

Les artistes de la Société libre se situent donc dans un système en transition, dont l'évolution prendra une tournure décisive avec la création du premier Salon des XX en 1884. Les Salons restent une institution indispensable à leur carrière, car les sociétaires ne sont pas encore en contrat avec des marchands à même d'écouler leur production. Dès lors, comment se positionner ? Faute de contrats qui assureraient un revenu suffisant aux artistes, il n'est pas possible de snober les expositions officielles. À cet égard, l'exemple de Gustave Courbet sera décisif. Remarquable promoteur de son œuvre, Courbet a, toute sa carrière, participé aux expositions officielles, tout en développant un discours révolutionnaire qui, a priori, l'opposait au milieu académique. À l'instar du peintre français, les membres de la Société libre se situeront entre le système du Salon académique et celui de production libre qui émerge à cette époque. Pour les jeunes artistes belges, Courbet incarne la possibilité d'établir sa notoriété par une opposition revendiquée à la bourgeoisie et au monde officiel (12). Tout comme lui, les peintres de la Société libre vont développer un discours qui les oppose au milieu institutionnel. Ce discours et les expositions indépendantes mises en place vont contribuer à leur assurer une visibilité au sein même des expositions officielles. Le trajet est en réalité inverse, puisque Courbet se sert des œuvres exposées au Salon pour faire la publicité d’œuvres de plus petite taille exposées et mises en vente chez des marchands tandis que les peintres de la Société libre se servent des œuvres visibles lors de leurs expositions indépendantes pour faire la publicité de celles exposées au Salon. Cependant, le principe reste le même : il s'agit en effet de développer les ressources nécessaires afin de prospérer au sein du système académique. Dans ce but, un détour par ses marges est nécessaire et les peintres de la Société libre contribuent, dès lors, à mettre des éléments du nouveau système en place. Toutefois, les artistes de la Société libre témoigneront d'une volonté de réforme du milieu officiel que Courbet n'envisagera pas.

Stratégies de placement

L'étude des règlements des Salons de Bruxelles, de Gand et d'Anvers révèle un fonctionnement relativement différent, qu'il serait fastidieux de détailler ici. Outre la distinction opérée entre un jury d'admission, dont les membres sont choisis par le gouvernement, qui accepte ou refuse les œuvres et un jury de placement, élu par les artistes exposants et chargé, comme son nom l'indique, d'attribuer une place aux œuvres, il importe principalement de retenir que la majorité des artistes n'ont que peu de prise sur l'organisation des salons, hormis la possibilité d'élire certains de leurs représentants au sein du jury de placement, comme c'est le cas à Bruxelles et à Gand.

Fig. 5 – Louis Dubois (1830-1880), Le Nuage, 1874, huile sur bois, 38 x 46 cm. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts (n° inv. : 4200).
Photo Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles / J. Geleyns / Ro scanFermer
Fig. 5 – Louis Dubois (1830-1880), Le Nuage. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts.
Fig. 6 – Louis Artan (1837-1890), L’Épave, 1871, huile sur toile marouflée sur bois, 142 x 248 cm. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts (n° d'inv. : 2971).
Photo Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles / d’art Speltdoorn & Fils, BruxellesFermer
Fig. 6 – Louis Artan (1837-1890), L’Épave. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts.

Pour acquérir la visibilité qu'ils recherchent, les artistes de la Société libre développeront plusieurs méthodes, en sus de la publication de périodiques (13) et de l’organisation d'exposition. Ils tenteront d'intégrer le jury de placement, afin de garantir une place de choix à leurs œuvres, une fois acceptées au Salon. Leur principale stratégie consistera à nouer des liens avec le monde institutionnel par l'intermédiaire du Cercle artistique et littéraire de Bruxelles. Fondé en 1847, le Cercle est subventionné par l’État et se veut donc un « instrument promoteur de la culture nationale belge » (14). Un de ses rôles principaux est de servir d’intermédiaire entre les artistes et le Gouvernement lors de l'organisation des expositions de Bruxelles. Il se charge d'organiser les élections des membres du jury de placement (15). En 1869, par exemple, les membres de la Société libre s'associent avec ce Cercle pour proposer une liste de candidats au jury de placement pour l'exposition de Bruxelles. Un chroniqueur du Journal des Beaux-Arts fait état, cette année-là, d'une véritable « lutte électorale » puisque la liste du Cercle artistique et littéraire et de la Société libre est en concurrence avec plusieurs autres listes. Si nous ne connaissons pas en détail la composition des listes, l'ensemble des candidats que nous estimons plébiscités par la Société et le Cercle se retrouve dans la composition finale du jury. Leur alliance paraît bien avoir été un succès. Jean-Baptiste Robie, Jean-Baptiste Meunier et Antoine-Félix Bouré sont les premiers membres fondateurs de la Société libre à faire partie du jury de placement et des récompenses. Cette composition du jury explique probablement le fait que les médailles distribuées soient extrêmement favorables à la jeune école et aux réalistes, puisque parmi les six peintres médaillés, on retrouve Louis Artan, Constantin Meunier, Charles Hermans et Gustave Courbet (16). En 1871, les membres de la Société libre tentent de faire élire Félicien Rops au jury de l'exposition de Gand. Il s'agit également d'un compromis avec le Cercle artistique, comme en témoigne cette lettre de Rops à Léon Dommartin du 13 août 1871 : « Ne t'étonnes [sic] pas de ma nomination du Cercle. C'est l'effet d'un compromis avec ces Arcadiens. Passez-nous le Rops, nous vous passerons le Deveau (17). Et voilà comment j'ai passé. Du reste je ne crois pas que je serai nommé à Gand » (18). Un peu plus tard, il écrit à Edmond Lambrichs : « Je ne suis pas nommé mon cher ami & je le regrette pour notre partie. Cela nous prouve une fois de plus combien peu forts nous sommes & combien il faut nous serrer les uns contre les autres de façon à faire une petite armée » (19). L'année suivante, les choses paraissent se corser et le Journal des Beaux-Arts et de la littérature fait à nouveau état d'une lutte intense entre les conservateurs et les réalistes quant au choix des représentants des artistes au sein de la commission de placement (20).

Fig. 7 – Constantin Meunier (1831-1905), La Guerre des paysans 1798-1799 (le rassemblement), ca. 1875, huile sur toile, 114,5 x 176 cm. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts (n° inv. 11542).
Photo Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles / photo : J. Geleyns / Ro scanFermer
Fig. 7 – Constantin Meunier (1831-1905), La Guerre des paysans 1798-1799 (le rassemblement). Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts.

Il est probable que cette collaboration avec le Cercle se réitère par la suite, notamment lorsqu'en 1874, un certain nombre d'artistes désignent, lors d'une réunion au Cercle artistique, Camille Van Camp et Léopold Speekaert comme candidats pour le jury de placement de l'exposition de Gand (21) et en 1875, lorsque Camille Lemonnier soutient la liste du Cercle artistique dans L'Art universel pour la formation du jury de placement et d'admission de la prochaine Exposition générale des Beaux-Arts de Bruxelles (22). Le dépouillement de la liste des membres du Cercle artistique nous permet de confirmer que la plupart des artistes de la Société libre des Beaux-Arts en faisaient partie (23). Cette collaboration avec le Cercle n'est pas fortuite, car, comme le souligne Saskia de Bodt, il permet aux artistes d'être mis en relation avec un important réseau social, comptant parmi ses membres, outre des artistes, critiques et amateurs d'art, des personnalités politiques influentes, des notables puissants et des responsables d'institutions culturelles (24). Ces liens avec une institution officielle comme le Cercle artistique soulignent l'absence de visée révolutionnaire, mais plutôt la volonté d'aménager « de l'intérieur » les règlements du Salon. Il n'est nulle part question, par exemple, de supprimer les expositions officielles pourtant par essence académiques.

Les autres stratégies adoptées relèvent également d'une attitude de compromis. En avril 1872, L'Art libre publie une pétition des artistes du Cercle artistique adressée au ministre de l'Intérieur, Charles Delcour (25). Cette pétition formule plusieurs propositions concrètes visant à faire évoluer les règlements du Salon de Bruxelles. Une de celles-ci préconise d'attribuer à un même jury l'admission des œuvres et leur placement. Elle précise que ce jury serait élu par les artistes exposants, qui auraient eu des œuvres admises aux expositions triennales précédentes. Pour relayer leurs demandes, les artistes de la Société libre bénéficient d'un soutien au sein du Parlement en la personne du parlementaire Maurice Hagemans, amateur de peinture et ami de Félicien Rops. La fusion à laquelle consentira le Gouvernement n'est toutefois pas aussi idyllique que celle préconisée par Hagemans ; puisque les artistes nommés par leurs confrères restent en nombre inférieur par rapport aux personnalités et artistes nommés par le Gouvernement. Outre l'avantage d'apporter une solution au problème de placement des toiles, en tentant d'imposer au jury l'acceptation d'un nombre raisonnable et limité d’œuvres, cette fusion représente un enjeu important pour les artistes de la Société libre. En effet, elle permet aux artistes d'avoir leur mot à dire, non plus uniquement sur le placement des œuvres, mais aussi sur les admissions et les refus, et donc d'avoir un impact sur l'ensemble de l'exposition en l'orientant selon telle ou telle tendance. La commission élue en 1872, majoritairement composée d'artistes académiques, témoigne d'une volonté de faire du Salon un ensemble cohérent et représentatif, dans sa totalité, d'une certaine esthétique, plutôt qu'une accumulation de toiles attestant de partis-pris différents. Comme le note le Journal des Beaux-Arts :

Le jury d'admission, qui a une couleur, qui représente une tendance, laquelle tendance s'affirme comme la seule vraie (ce que je suis loin de contester), a énergiquement tenu à ce que l'exposition, du moment où il fallait limiter le nombre de tableaux, reflétât, dans son ensemble, ce qu'il y a de mieux au double point de vue de l'idée et de l'exécution. (26)

Il est remarquable que ce type de désir se manifeste justement en 1872, l'année même où la Société libre organise trois expositions où un choix cohérent de toiles rassemblées par affinité esthétique prime sur l'exhaustivité. Ainsi, il existe une perméabilité entre le Salon et les expositions de groupe organisées par la Société libre.

Les expositions indépendantes

Fig. 8 – Charles Hermans (1839-1924), A l'aube, 1875, huile sur toile, 248 x 317 cm. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts (n° inv. 2812).
Photo Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles / J. Geleyns / Ro scanFermer
Fig. 8 – Charles Hermans (1839-1924), A l'Aube. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts.

Entre 1868 et 1872, la Société libre organise quatre expositions indépendantes : la première a lieu en 1868, au-dessus des bureaux du journal La Chronique, Galerie du Roi, et les trois autres ont lieu en 1872 (27), respectivement en mars à l'Hôtel d'Assche, en mai au Cercle artistique et littéraire, dans son local au Waux-Hall au Parc royal de Bruxelles et en août à l'Hôtel de Ville de Blankenberge. Plusieurs éléments importants sont mis en place avec ces expositions et nous allons voir que c'est peut-être avec celles-ci que l'opposition avec les Salons est la plus tranchée : elle n'est pas seulement rhétorique mais elle se matérialise au niveau de la conception expographique. L'écrivain et critique d'art Henri Liesse insiste en effet sur la distinction qu'il y a à opérer entre une « exposition », de taille réduite, et un « Salon », un « bazar de tableaux » désordonné (28). Outre la présentation d'études, d'esquisses et de toiles refusées, ces expositions semblent avoir été l'occasion d'une réelle réflexion sur l'accrochage. Tout se passe comme si, voulant donner à leurs œuvres un maximum de visibilité, les membres de la Société libre avaient compris l'intérêt d'un accrochage aéré, plaisant pour l’œil de l'amateur. L'accent mis sur l'appréciation du spectateur est indissociable d'un aspect commercial, mais il témoigne également d'un souci didactique et d'une volonté de lisibilité du discours réaliste. Ce type de scénographie, pour employer un terme actuel, est conçu en opposition aux Salons, comme l'explique Henri Liesse, dans le cas de l'exposition à l'Hotêl d'Assche :

Fig. 9 – Gustave Courbet (1819-1877), Paysage à Ornans, ca. 1855, huile sur toile, 42 x 55,5 cm. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts (n° d'inv. : 4009).
Photo Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles / J. Geleyns / Ro scanFermer
Fig. 9 – Gustave Courbet (1819-1877), Paysage à Ornans. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts.

Cette petite exposition diffère absolument de ces bazars de tableaux auxquels on donne abusivement le titre de Salon, et qui ne sont, la plupart, que des expositions savamment et spécialement conçues pour l’apothéose des œuvres des membres du jury de placement et celles des gens de leur connaissance, au détriment des modestes, dont les toiles, reléguées au plafond, sont mises hors de la vue du public ; de telle sorte que les murs de ces soi-disant Salons ont à peu près l'air d'un habit d'arlequin, - ce qui produit à l’œil du visiteur intelligent un effet analogue à celui que produit à l'oreille d'une musicienne un orchestre qui joue faux.  (29)

Au contraire, les tableaux exposés à l'Hôtel d'Assche sont « bons voisins et intelligemment espacés les uns des autres ». Une exposition de taille réduite permet également de davantage capter l’œil du public. Une fois exposées au Salon, ces œuvres sont donc plus susceptibles d'être identifiées dans la masse de toiles qui encombre les cimaises. Il en est ainsi, par exemple, de La Buveuse d'absinthe de Félicien Rops, présentée lors de la première exposition de la Société libre et au Salon de Bruxelles en 1869, où elle est remarquée par la critique comme « une leçon et une vérité », « une définition terrible et exacte d'un des grands vices du dix-neuvième siècle » (30).

Tout se passe comme si l'élaboration d'expositions, au sens actuel du terme, découlait d'une prise de conscience due à la saturation d'œuvres au sein des expositions officielles. La promiscuité des tableaux amène les artistes à remarquer l'incidence qu'ils ont les uns sur les autres. Cette prise de conscience de l'impact de l'accrochage sur la perception des tableaux se manifeste notamment dans la correspondance de Félicien Rops. Dans une lettre à Edmond Lambrichs, à propos de tableaux exposés par celui-ci à Paris, il écrit :

Portraits assez bien exposés et font bon effet. Le portrait de la petite Parmentier au-dessus d'un Laugée une fille rouge qui le fait ressortir. Le Boudin très bien exposé, pas à la rampe, mais bien placé. Mlle Vanderecht fait moins d'effet et paraît un peu fade – mal entouré [sic]. (31)

Fig. 10 – Félicien Rops (1833-1898), La Buveuse d'absinthe, [1864-1865], eau-forte, 11,2 x 17 cm. Namur, Musée Félicien Rops (n° inv. G35).
Photo Musée provincial Félicien Rops, NamurFermer
Fig. 10 – Félicien Rops (1833-1898), La Buveuse d'absinthe. Namur, Musée provincial Félicien Rops.

L'entourage visuel d'un tableau, on le voit, est désormais une donnée qui doit être prise en considération. Il est compréhensible que les artistes de la Société libre, sensibilisés à cette problématique par l'expérience des Salons, aient eu envie de mettre en place leurs propres expositions, où chaque tableau bénéficie de l'autonomie suffisante pour être apprécié pour lui-même. Il est important de remarquer que les expositions de la Société libre valent moins, à la base, comme alternative aux Salons que comme modèle et plaidoyer pour une organisation différente de ceux-ci. En effet, l'année 1872, durant laquelle sont organisées la majorité des expositions, voit également la publication de L'Art libre, revue au sein de laquelle seront défendues de nombreuses propositions de réforme quant à l'organisation pratique des expositions officielles. Ainsi Émile Leclercq préconise de limiter le nombre d’œuvres à admettre au Salon à 600, avec un maximum de deux pièces par artiste (32). Cette limitation draconienne permettrait aux œuvres acceptées d'être toutes bien placées (33). En outre, les tableaux seraient classés selon le critère impartial de leur dimension, des plus petits aux plus grands, en partant du bas vers le haut (34). Henri Liesse déplore que les expositions officielles, par routine et par intérêt personnel, n'imitent l'exemple des expositions de la Société libre, en classant les œuvres par affinité, afin qu'elles se fassent valoir mutuellement, au lieu de se nuire (35).

Conclusion

Comme nous pouvons le constater, particulièrement avec la fusion des jurys, les règlements du Salon évoluent vers un peu plus de flexibilité. Les artistes de la Société libre faisant partie des jurys et des commissions resteront tout de même minoritaires. En réalité, même si la structure du Salon évolue peu, les tendances nouvelles y sont de plus en plus perceptibles. Ainsi, les artistes de la Société libre chercheront constamment la reconnaissance officielle que peut leur apporter le système académique tout en développant un réseau parallèle. La mise en place d'expositions indépendantes en constitue un aspect important. Celles-ci s'accompagnent d'une réflexion sur l'accrochage, qui pose les prémisses d'une problématique appelée à devenir centrale au XXe siècle.

Notes

NuméroNote
1La Société libre des Beaux-Arts est fondée le 1er mars 1868. Parmi ses membres, on retrouve notamment Edouard Huberti, Charles Degroux, Camille Van Camp, Antoine-Félix Bouré, Alfred Verwée, Constantin Meunier, Louis Dubois, Edmond Lambrichs, Louis Artan, Félicien Rops, Jules Raeymaekers, Eugène Smits, Jean-Baptiste Meunier, Théodore Baron et Hippolyte de la Charlerie, qui figurent sur le portrait de groupe peint par Edmond Lambrichs. Voir également : Camille Van Camp, Société libre des Beaux-Arts. 1ère année sociale commencée le 1er mars 1868. Liste des membres. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'art contemporain en Belgique, 112.200/1-4.
2Denis Laoureux (dir.), En nature. La Société libre des Beaux-Arts d'Artan à Whistler, Namur, Musée provincial Félicien Rops, 1er juin – 1er septembre 2013.
3Réalisme et liberté. Les Maîtres de la "Société libre des Beaux-Arts" de Bruxelles, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 18 octobre 1968 – 12 janvier 1969, n.p.
4Paul Colin, La Peinture belge depuis 1830, Bruxelles, Éditions des Cahiers de Belgique, 1930, p. 168.
5Camille Lemonnier, L’École belge de peinture, 1830-1905, Bruxelles, G. Van Oest & cie, 1906, p. 123.
6Entre 1863 et 1878, le nombre d'artistes de la Société libre participant aux Salons varie entre vingt-et-un et vingt-sept aux expositions de Bruxelles. Pour ce qui est des Salons d'Anvers, seuls deux artistes y participent en 1864. Ce chiffre grimpe jusqu'à vingt-trois en 1870 avant de retomber à dix-sept puis à dix-huit en 1876. Enfin, en ce qui concerne le Salon de Gand, douze artistes y exposent en 1865. Le nombre de participants s'élève ensuite entre dix-neuf et vingt-et-un avant de redescendre à seize en 1877.
7Les artistes médaillés sont repris dans les catalogues des Salons. Par exemple, les artistes médaillés au Salon de Bruxelles en 1875 sont renseignés dans le catalogue de l'exposition 1878. Le Journal des Beaux-Arts et de la littérature renseigne également de manière récurrente les peintres médaillés. Il n'y a pas de distribution de médailles ni au Salon de Gand, ni au Salon d'Anvers. A titre d'exemples, Alfred Verwée est médaillé en 1863, Louis Artan, Constantin Meunier et Charles Hermans en 1869 et Edouard Agneesens en 1875.
8La « rampe » est la rangée de tableaux que les artistes convoitent tous, car elle se situe à hauteur des yeux. Généralement, il s'agit de la rangée inférieure.
9Christophe Loir, L’Émergence des Beaux-Arts en Belgique. Institutions, artistes, public et patrimoine (1773-1835), Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 2004, p. 134.
10Voir : Exposition générale des Beaux-Arts. 1872. Catalogue explicatif, Bruxelles, 15 août – 15 octobre 1872. L'astérisque précédant certains noms désigne les peintres qui ont décliné la participation au concours pour les médailles.
11Cynthia et Harrison White, La Carrière des peintres au XIXe siècle. Du système académique au marché des impressionnistes [1965], trad. par Antoine Jacottet, Paris, Flammarion (coll. Art, Histoire, Société), 1991. Nous utilisons la terminologie du système marchand-critique pour les commodités de l'analyse, et car elle est pertinente dans sa structure globale, malgré les remises en question dont elle a été l'objet au fil des années. Celles-ci portent principalement sur la chronologie du système, voir : Jan Dirk Baetens, « Vanguard Economics, Rearguard Art : Gustave Couteaux and the Modernist Myth of the Dealer-Critic System », in Oxford Art Journal, n°1, 2010, pp. 25-41 et Pierre Vaisse, « Réflexion sur la fin du Salon officiel », in James Kearns, Pierre Vaisse (dir.), « Ce Salon à quoi tout se ramène ». Le Salon de peinture et de sculpture, 1791-1890, Oxford, Peter Lang (coll. French Studies), 2010, p. 137.
12Voir : Émilie Berger, « La Société libre des Beaux-Arts et les stratégies d'émergence de l'artiste indépendant », in Denis Laoureux (dir.), En nature. La Société libre des Beaux-Arts d'Artan à Whistler, op. cit., p. 94.
13L'Art libre, se définissant comme l'organe de la Société libre des Beaux-Arts, est publié entre décembre 1871 et décembre 1872. Ce périodique comporte principalement des interventions d'hommes de lettres assumant la fonction de critique d'art. Le peintre Louis Dubois y signe également quelques articles. L'Art universel, dirigé par Camille Lemonnier, lui succède et paraît jusqu'en 1876. Il n'y est toutefois guère plus fait mention de la Société libre.
14Saskia De Bodt, Bruxelles colonie d'artistes : peintre hollandais 1850-1890, Bruxelles / Gand, Crédit communal de Belgique / Snoeck-Ducaju & Zoon, 1995, p. 68.
15Ibid., pp. 72-73.
16Anon., « Chronique », in Journal des Beaux-Arts et de la littérature, Bruxelles, n°19, 15.10.1869, p. 151 et Anon., « Chronique », in Journal des Beaux-Arts et de la littérature, Bruxelles, n°21, 16.11.1869, p. 166.
17Il s'agit peut-être d'Eugène Devaux, peintre qui occupa un moment le poste de secrétaire du Cercle artistique et littéraire, voir : Cercle artistique et littéraire de Bruxelles. Statuts, règlements et liste des membres effectifs, Bruxelles, Imp. de Ligne, 1872, p. 12.
18Lettre de Félicien Rops à Léon Dommartin, s.l.n.d. [13 août 1871]. Bruxelles, Bibliothèque royale, Cabinet des manuscrits, BR III 215 vol.11/12.
19Lettre de Félicien Rops à Edmond Lambrichs, Thozée, n.d. Bruxelles, Bibliothèque royale, Cabinet des manuscrits, BR III 215/vol.11/12.
20E. G., « (Correspondance particulière.) Bruxelles », in Journal des Beaux-Arts et de la littérature, Bruxelles, n°15, 15.08.1872, p. 119. Le résultat des élections donne une large préférence aux artistes académiques.
21Anon., « Chronique générale », in Journal des Beaux-Arts et de la Littérature, n°14, 31.07.74, p. 112, coll. 3.
22Camille Lemonnier, « À messieurs les artistes », in L'Art universel, 01.07.75, n°10, pp. 90-91. Lemonnier soutien la liste du Cercle Artistique, qui se compose de Jean Portaels, Liévin De Winne, Jean-Baptiste Robie, Alfred Verwée, Félix Bouré, Jean-Baptiste Meunier et De Curte. Seuls Portaels et De Winne feront partie du jury de placement, mais Bouré et Meunier siègent à la commission directrice, et Robie, quant à lui, appartient au jury des récompenses. Toutefois, si Robie, Verwée, Bouré et Meunier appartiennent à la Société libre des Beaux-Arts, rien n'indique que leur nomination résulte d'un compromis entre les deux associations. Bien au contraire, Camille Lemonnier ne mentionne rien de tel.
23Agneesens, Asselbergs, Baron, Bouré, Clays, Coosemans, Crépin, Dubois, Goethals, Huberti, Kathelin, Lambrichs, J.-B. Meunier, Raeymaekers, Robie, Rops, Rousseau, Sacré, Smits, Van Camp et A. Verwée sont mentionnés sur la liste des membres de 1872 et 1876. Artan, C. Meunier et L.-P. Verwée ne sont mentionnés qu'en 1872. En 1876 viennent s'ajouter les noms de Dansaert, Dommartin, Hermans, Montigny, Speekaert, Trumper, T'Scharner et Guillaume van der Hecht.
24Saskia De Bodt, Bruxelles colonie d'artistes : peintres hollandais 1850-1890, op. cit., p. 69.
25Anon., « Faits artistiques », in L'Art libre, Bruxelles, n°9, 15.04.1872, pp. 129-130.
26E. G., « (Correspondance particulière.) Bruxelles », loc. cit.
27On est enclin à croire, au vu de l'absence de traces d'activités de la Société entre 1872 et 1876, à un ralentissement de ses activités. Il est possible, qu'ayant développé des liens assez profitables avec le Cercle artistique, et bénéficiant, grâce à celui-ci, d'un débouché pour ses peintures par la tenue annuelle d'expositions, la Société se soit, de manière assez naturelle, quelque peu disloquée, puisque confrontée à une relative satisfaction quant à ses objectifs. Il est assez significatif que la Société libre présente un sursaut d'activité en 1876, alors que l'exposition annuelle du Cercle n'a pas lieu en 1875. Notons que le « camp » des réalistes sera progressivement identifié avec le Cercle artistique et littéraire dans la presse.
28Henri Liesse, « À propos de l'exposition des tableaux modernes de l'Hôtel d'Assche », in L'Art libre, n°7, 15.03.1872, p. 101.
29Ibid.
30Adolphe Siret, « Salon de Bruxelles. (Fin) », in Journal des Beaux-Arts et de la littérature, n°18, 30.09.1869, p. 140.
31Lettre de Félicien Rops à Edmond Lambrichs, s.l.n.d. Bruxelles, Bibliothèque royale, Cabinet des manuscrits, BR III 215 vol 11 (26).
32Émile Leclercq, « Le Salon. Réflexions et menus-propos », in L'Art libre, n°20, 15.10.1872, p. 308.
33Loc. cit.
34Loc. cit.
35Henri Liesse, « À propos de l'exposition des tableaux modernes de l'Hôtel d'Assche », op. cit., p. 102.