PORTE XIII. Les haciendas des Andes centrales. Un patrimoine euro-américain en Equateur, en Bolivie et au Pérou.
Avant-propos
Introduction
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Fig. 302 – L’hacienda Aynan : une ferme étagée dans la vallée sacrée de l’Urubamba, sur la piste de l’Inca vers Machu Picchu, Pérou. |
Début 1980, on estima que 50 à 60% de la population de l’Equateur vit, directement ou indirectement, des activités agricoles, allant des cultures primitives réalisées par les communautés indiennes des montagnes jusqu’aux grandes exploitations du littoral. Dans les Andes, la surexploitation, parallèlement au déboisement provoqué par les Espagnols et à la perte des structures sociales et culturelles, correspondant aux modes traditionnels de conservation des sols, a entraîné un appauvrissement considérable de la productivité. On considère que la plupart des terrains cultivés dans les Andes équatoriennes sont plus ou moins érodés et beaucoup devraient cesser d’être exploités pour essayer d’être régénérés. Malheureusement, des projets de coopération peuvent tourner au drame : une nouvelle plantation d’arbres indigènes qui quelques années après, partit en fumée !
Demeures et domaines coloniaux. Les haciendas La Merced et Ibarra.
Fig. 303 – L’hacienda Tilipulito, un vaste édifice avec galerie à arcades, chapelle à double clocher et patio-jardin, Latacunga, Equateur. |
Fig. 304 – L’hacienda La Merced (1643) dans la vallée des Chillos, le bassin fertile de Quito. Les quatre ailes entourent le patio reflétant l’authenticité des lieux. |
Il y a une trentaine d’années, se recensaient dans la province de Pichincha aux environs de Quito, plus de trois cents cinquante domaines terriens, enserrant pour la plupart la casa de hacienda, la maison du maître. Aujourd’hui encore, elles se terrent dans un paysage de bocages où les allées d’eucalyptus centenaires, les pâturages, les terres de culture, les collines, les vallées et les volcans agrémentent les perspectives d’un environnement équatorial de toute beauté, tour à tour délicat et grandiose (218).A la suite de la colonisation après 1534, la nouvelle société organisée autour de l’Audience de Quito de 1563, vécut en fonction de l’encomienda, la mita et les obrajes (219). Elle facilita l’établissement de grands domaines fonciers – latifundia – avec leurs formes de servage et l’imposition souvent superficielle de nouvelles valeurs et habitudes. Cette prospérité favorisa la prolifération d’une architecture plus fidèle aux normes et modèles de la métropole, contrairement à ce qui s’est passé au Pérou et en Bolivie, lesquels développèrent des formes de plus en plus métissées. Quant à l’économie des haciendas, les réformes agraires de ces cinquante dernières années auraient réussi à éliminer pratiquement les traditionnels rapports féodaux qui asservissaient l’Indien et son maître.
Qu’en est-il des communautés indigènes aujourd’hui ? Parmi d’autres personnalités, retenons les propos de Mgr Corral, évêque du diocèse de Riobamba jumelé avec la paroisse de Louvain-la-Neuve : « La particularité de mon diocèse est de comprendre de nombreuses communautés indigènes vivant dans une grande pauvreté à proximité des sommets des montagnes, avec en outre le volcan Chimborazo qui surplombe le diocèse. Pendant plus de cinq siècles, les communautés indiennes subirent le joug des populations métisses et l’Eglise fut longtemps du côté du pouvoir. Ce fut donc une révolution au sens propre du terme lorsque Mgr Proaño, après avoir visité les communautés indiennes, prit fait et cause pour elles en se jurant de leur rendre leur dignité. Le diocèse a développé une intense action pastorale et sociale pour accompagner les communautés. Comment ? En soutenant les coopératives agricoles mais aussi en formant des catéchistes et des animateurs pastoraux qui ont développé les infrastructures sanitaires ou encore l’accès à un meilleur logement… Des projets pas nécessairement gigantesques mis en place avec la paroisse de Louvain-la-Neuve, tels l’édification d’une maison des étudiants, un centre de tissage à Cacha, la construction d’une chapelle ou encore la traduction de la Bible en quechua sans oublier la création d’écoles radiophoniques ou de pharmacies ambulantes » (220).
Avec la disparition de la main d’œuvre bon marché, tout le système économique a changé. Les haciendas se sont reconverties à l’élevage et à la production laitière qui exigent moins de salariés. Les habitations et constructions diverses en subirent aussi les conséquences. La réforme agraire de 1953 en Bolivie et celle de 1969 au Pérou contribuèrent à la destruction, puis à l’abandon de nombreuses casas de hacienda, devenues témoins inutiles d’une époque révolue. A ces causes d’origine humaine, il faut ajouter les calamités naturelles comme les tremblements de terre et les pluies diluviennes engendrées par le phénomène El Niño (221). Distinguons en Equateur deux haciendas, l’une conservée dans toute son authenticité, l’autre disparue.
Au sud-est de Quito, la vallée des Chillos avec ses nombreuses sources thermales, bénéficie d’un climat doux et agréable (222). Comme Tumbaco, elle est un centre de villégiature pour les gens de la capitale. Nombreuses y sont les haciendas réparties autour des deux principaux centre : San Rafael et Sangolqui. Parmi elles, la plus authentique et la mieux conservée : l’hacienda La Merced. Construite en 1643, comme l’indique une pierre encastrée au-dessus de la porte d’entrée, elle a appartenu aux Mercedarios, religieux de l’Ordre de la Merci. Dans les années 1980, la propriété privée servait à l’occasion de lieu de séminaires pour diverses associations quiténiennes. Probablement l’une des plus anciennes de l’Equateur, restaurée en 1931 et soigneusement entretenue par sa propriétaire, elle a conservé toute son authenticité hormis quelques changements mineurs, dans un environnement naturel où chemins empierrés, bois d’eucalpytus et murs de clôture en terre crue s’intègrent harmonieusement. L’un de ces murs longeant la voie d’accès, est surplombé par le massif débordant d’une haie de conifères taillés, plantée à l’intérieur de la propriété : un exemple rare de mise en valeur d’une clôture combinant le végétal avec la terre locale.
Construits à des fins parasismiques, les murs porteurs en adobes ou en tapia peuvent atteindre 1,20 m d’épaisseur et n’offrir que d’étroites ouvertures dans des pièces généralement fort sombres (223). Une toiture largement débordante de même qu’un soubassement en matériau imperméable les préservent des pluies qui peuvent être violentes (224). A l’origine, aucun système de chauffage n’était prévu, si ce n’est celui tout naturel du port du poncho, un lourd manteau de laine. Ce n’est que plus tard, qu’apparurent les cheminées et les feux de bois pour abaisser le taux d’humidité lors de la saison des pluies.
Fig. 307 – L’hacienda Ibarra, une composition symétrique à étage utilisant une structure mixte – pierre, bois, torchis, pisé (tapia), briques crues, terre cuite – disparue en 1990. |
Fig. 308 – L’hacienda La Herreria proche de Quito. La chapelle, la galerie et la terrasse dominent le parc alentour, conférant à l’édifice une allure de belvédère. |
L’hacienda Ibarra, du nom d’une grande famille équatorienne dont l’un des membres, José Maria Velasco, fut président de la République à plusieurs reprises entre 1934 et 1972, appartient en 1984 à la Coopérative des travailleurs ambulants de Quito. Située dans la région de Chillogallo au sud de Quito, elle s’étend le long d’une allée d’eucalyptus centenaires, dans un environnement en pleine mutation immobilière. En 1984, un projet de lotissement sur quelque 200 hectares de l’hacienda prévoyait la construction de 12 700 logements pour une population d’environ 65 000 personnes réparties sur 6380 lots (225). Malgré son état de délabrement avancé, l’ancienne habitation aurait été reconvertie en dispensaire médical, garderie d’enfant ou maison communale. La partie la plus ancienne serait l’aile nord, composée d’écuries, de granges, de réserves, d’un four à pain et du logement du personnel. Le plan de l’habitation elle-même, de construction plus récente, présente une composition symétrique autour de la pièce centrale : un alignement de pièces s’ouvrant sur des galeries vitrées, orientées de part et d’autre du bâtiment. La façade principale s’ordonne autour d’une galerie recouverte d’une terrasse à balustrade, qu’enserrent deux ailes à double niveau. Au centre : l’escalier monumental précédé par le bassin d’eau, lui-même entouré d’un mur en moellons rehaussé d’une balustrade et pourvu de contreforts. Deux portails marquent l’entrée de la maison, l’un donnant sur le plan d’eau, l’autre sur la vaste cour arrière, proche de l’entrée secondaire menant directement à la galerie vitrée. A l’autre bout de celle-ci, se trouvent l’accès à l’étage ainsi qu’à l’aile nord du complexe.
Origines, transformations, destinations.
Fig. 310 – La salle à manger à double niveau de l’hacienda Chillo Jicon, la propriété privée d’un ambassadeur équatorien. |
Anciennes propriétés pour nombre d’entre elles d’Ordres religieux : Jésuites, Oblats, Franciscains, Augustins, Ordre de la Merci, les haciendas sont aujourd’hui bien souvent des biens privés. Devenues résidences principales ou secondaires, elles bénéficient pour la plupart d’un entretien exemplaire, surtout lorsqu’elles sont aisément accessibles depuis les villes importantes. Certaines ont conservé leur caractère d’exploitation agricole, soumettant parfois leurs occupants aux tâches de la ferme traditionnelle. D’autres furent amputées d’une bonne partie de leurs terres de culture, voyant leur environnement naturel considérablement réduit. D’autres ont été reconverties en hôtel ou restaurant de standing (227).
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Dans un cas exceptionnel, les propriétaires n’ont pas hésité à construire à côté des anciens bâtiments devenus irrécupérables, une habitation de facture très contemporaine et judicieusement intégrée à l’environnement. Par contre, lorsque l’hacienda appartient à une communauté telle que l’association des travailleurs ambulants de Quito, l’association des employés du Ministère des affaires étrangères, l’Institut national de la sécurité sociale, l’université de Quito, la ville de Latacunga, on remarque une absence totale d’entretien, l’hacienda tombant en ruine, même si l’une ou l’autre institution bancaire a bien un projet de restauration. Parmi elles, l’hacienda La Tolita que la faculté des sciences agronomiques de l’université de Quito souhaitait reconvertir en musée des technologies agricoles et pourquoi pas en musée des haciendas, l’hacienda formant un tout harmonieux avec ses terres de culture, ses bois, ses étangs, ses parcs et jardins, ses chemins et ses constructions de terre. Autres destinations imaginées pour certaines d’entre elles : crèche, foyer pour personnes âgées, infirmerie locale, immeuble administratif dans le cadre de projets de lotissement des terres alentour, maison de vacances pour employés et leur famille, centre culturel ou de congrès (228).
Fig. 313 – Construction inca reconvertie en salle à manger de l’hacienda San Agustin de Callo proche du volcan Cotopaxi. Latacunga, Equateur. |
Les deux tiers des haciendas n’ont subi que des transformations mineures, préservant ainsi l’accent d’authenticité à peine altéré par le poids des siècles. Il en va ainsi de l’hacienda La Merced et l’hacienda Itulcachi dont une pierre scellée dans un mur affiche la date de 1613. D’autres témoignent toujours des différentes phases d’occupation ayant entraîné transformations et agrandissements d’édifices plus anciens. Le nouveau corps d’habitation à deux niveaux de l’hacienda Ibarra en est un exemple typique, tout comme celui franchement contemporain, de l’hacienda Cuchigarangui. L’hacienda San Agustin de Callo se singularise par la présence de deux constructions d’époque inca de la 2ème moitié du XVe siècle ou même pré-inca, parmi les mieux conservées de l’Equateur, autour desquelles le logis s’est développé, tout en les enserrant dans un ensemble concerté : l’une fait aujourd’hui office de chapelle, l’autre de salle à manger.
Remontant à la fin du XVIIème siècle, époque de grande floraison artistique due à l’apogée des missions chrétiennes et à une forte augmentation de la population, l’hacienda Tilipulo atteste d’une transformation harmonieuse du XVIIIème siècle, visant à l’ouvrir davantage sur les jardins alentour. Il en est de même de l’hacienda Chillo Compañia où se regroupent des constructions d’époques différentes, l’ancienne laverie réhabilitée en logement autonome. Plus radical, à Zuleta (1691) où sur les ruines de l’église détruite par le tremblement de terre de 1768, s’élève le corps principal de l’habitation d’aujourd’hui.
Fig. 314 – L’hacienda Magdalena et son grenier à double niveau, construite à flanc de colline dans un environnement de terres semi-arides. |
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Les différentes parties du corps principal abritent l’habitation privée, composée de pièces de séjour, chambres, salle à manger, cuisine en communication directe avec les services ainsi que de la chapelle et du grenier. La chapelle se distingue parfois en volume du reste des constructions notamment à Chillo Compañia, Chillo Chicon, La Herreria. Par contre le grenier, un édifice à part entière, garde une importance majeure dans l’agencement des corps bâtis. Le logement du personnel, les étables, les écuries, les hangars se regroupent quelque peu à l’écart de l’édifice principal. Suivant les possibilités d’irrigation, l’ensemble est entouré de jardins et d’étangs, à l’intérieur d’un mur de clôture.
Fig. 319 – Le couvent Santo Domingo, en partie restauré grâce à la coopération belge. Centre-ville de Quito. |
Peu d’études sur les types d’hacienda en Espagne ont été faites. Est-ce à dire qu’elles n’avaient pas une fonction prédominante dans l’organisation économique et sociale du XVIème au XVIIIème siècle ? Toujours est-il que des similitudes existent bel et bien dans l’organisation des ensembles bâtis comme des détails architecturaux entre l’Espagne et les colonies : le système de regroupement d’édifices autour d’un puits central, le moyen de communication par des galeries de pourtour, le caractère d’isolement par rapport à l’extérieur, la massivité de la construction, l’usage d’arcades ou de colonnades. Se retrouve ce type d’habitat en Andalousie et dans les provinces de Séville et de Cadix, calqué sur les fermes villas romaines, puis gallo-romaines. Ceci explique l’existence outre-atlantique, d’un patrimoine ibéro-américain et même euro-américain. Au stade actuel de la recherche, on peut prétendre que l’influence européenne se fit sentir dans la campagne andine, après son passage dans les cités coloniales et leur riche architecture tant sacrée que civile.
Fig. 320 – L’hacienda San Agustin y Cotochoa et ses galeries de pourtour vitrées où portes et fenêtres se partagent des panneaux de plantes grimpantes, Equateur. |
Condamnée à vivre de tremblements de terre en secousses telluriques, la casa de hacienda se présente alors comme une vaste entreprise où chaque matériau se trouve à sa place, la terre crue étant bien entendu mise à l’abri de toute intempérie. La construction comme l’architecture y est de grande qualité, préservant autant le caractère authentique que le bien-être matériel, tirant le meilleur parti des ressources naturelles aussi nombreuses que variées. Rendons justice aux bâtisseurs anonymes qui élevèrent pendant plus de deux siècles d’éblouissantes architectures « écologiques » qui se révèlent aujourd’hui le témoignage d’un authentique art colonial. L’histoire de cette architecture reste à faire, tant en Equateur que dans d’autres pays d’Amérique latine, l’histoire socio-économique ayant été par contre davantage étudiée. Que d’émotions à la vue de ces demeures parfaitement adaptées au milieu ambiant ; il est vrai que ceux qui vivent à l’extérieur, sont bien souvent plus sensibles aux « espaces », autant celui du désert ou de la mer que celui des montagnes andines. Faire connaître les richesses de ce patrimoine méconnu, tirer les haciendas de leur torpeur andine, sensibiliser le monde à leur existence ne peuvent qu’encourager toute initiative privée ou publique dont l’objectif serait la remise en valeur de cet héritage autant architectural que paysager, autant national qu’universel (229). Si certaines haciendas sont directement menacées par l’état d’abandon dont elles souffrent depuis de trop nombreuses années, d’autres heureusement connaissent toujours leurs heures de gloire dans un formidable foisonnement de vie végétale (230)
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