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Architecture - Histoire générale - Monde - Histoire de l'art André Stevens Architecture de terre et Patrimoine mondial Missions en Terres d'argile
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Reporticle : 153 Version : 1 Rédaction : 01/04/2014 Publication : 25/11/2015

PORTE VIII. Tours et cours au Yémen. Habitations à Sana et Zabid.

Avant-propos

Fig. 202 – Façades couleur sable donnant sur la place principale, centre historique de Sana au Yémen.
Photo André StevensFermer
Fig. 202 – Façades couleur sable donnant sur la place principale, centre historique de Sana au Yémen.

En 1989, au retour d’une mission pour l’Unesco au sultanat d’Oman, l’auteur fit une escale à Sana. Il voulait se rendre compte des travaux de restauration entrepris dans le centre historique, grâce entre autres à l’Unesco. Sur les façades des maisons-tours, les motifs peints en blanc éclataient au soleil. C’était le temps de la renaissance du vieux Sana. Douze ans après, lors d’une mission de consultant pour l’Icomos, le spectacle était tout autre. La couleur sable des façades avait repris le dessus, la situation économique avait changé, la présence étrangère moins admise. L’objectif de cette dernière mission était d’assurer le « suivi réactif » pour la sauvegarde de la ville historique de Zabid, proche de la mer Rouge, l’une des rares villes inscrites sur la Liste du Patrimoine mondial en péril. Suite aux recommandations de l’auteur et de ses accompagnateurs, l’Unesco se proposa d’aider les autorités locales à élaborer un plan de conservation urbaine et à adopter une approche scientifique de la préservation du site (163).

Introduction

Fig. 203 – Sana située dans une plaine entourée de montagnes à 2300 m d’altitude.
Photo André StevensFermer
Fig. 203 – Sana située dans une plaine entourée de montagnes à 2300 m d’altitude.

Le Yémen est allié à l’architecture millénaire depuis sa naissance dans les plaines fertiles du royaume de Saba. Dans cette région balayée par les vents de la mer Rouge et de l’océan Indien, un maître bâtisseur semble sommeiller en tout être humain. Le goût inné de la verticalité, de la pierre bien appareillée, des jeux d’ombre et de lumière, habite le peuple yéménite depuis la nuit des temps. « La verticale, voilà leur voie commune, leur voie étroite ; écrit Serge Sautreau. Voilà le pas, le signe ascendant qui porte les Yéménites à la suite de leurs ancêtres des royaumes réellement mythiques de jadis : Saga, Main, Qataba, Himyar, Hadramaout, et leur fait accomplir cette marche immémoriale de fondation sur les sommets » (164). Un voyageur ajoute : « Comment ces hommes, isolés du reste du monde au sommet d’un haut plateau à 2300 m d’altitude (Sana), ont-ils croqué l’idée du premier gratte-ciel, quelques siècles avant la naissance du Christ ? »

La réponse réside dans le fait que là comme ailleurs, l’adaptation de l’homme à son environnement se fit au fil de la lente maîtrise des techniques de construction, par exemple celle de la résistance des matériaux (165). Dans la vallée de l’Hadramaout, au milieu des champs, émergent les blocs monolithiques de Chibam souvent décrite comme « la Manhattan du désert », fondée il y a quinze siècles. Patrimoine mondial de l’humanité, l’agglomération fortifiée est un chef-d’œuvre d’audace architecturale. Près de 450 maisons-tours, d’une hauteur pouvant atteindre 30 m, abritent quelque 7000 habitants qui ne voient quasi jamais la lumière dans les ruelles étroites, réservoir d’air frais (166).

Le secret du talent inné des Yéménites peut être attribué aux traditions et à la géographie locales. Contraints de construire sur des pitons rocheux pour trouver un sol stable et préserver au maximum les terres arables, la population a développé l’art d’économiser l’espace. La maison-tour était également le reflet de la structure familiale ; il est plus commode de protéger une trentaine de personnes dans un immeuble qui n’a qu’une porte d’entrée.

Aujourd’hui, au Yémen comme ailleurs, le village est devenu planétaire. Ces trente dernières années, le noyau familial s’est rétréci. Plus question de cantonner les femmes aux étages supérieurs. Le satellite a fait son entrée au salon. Le béton a chassé la brique de terre. Les habitations anciennes sont progressivement abandonnées et des villes nouvelles « taillées » en parpaings. Des hommes d’affaires enrichis dans le Golfe, créent de nouveaux temples exubérants voués au culte de la modernité.

Les maisons-tours de Sana : ville verticale.

Fig. 204 – Les hautes maisons-tours d’une ville « verticale » au tissu urbain homogène.
Photo André StevensFermer
Fig. 204 – Les hautes maisons-tours d’une ville « verticale » au tissu urbain homogène.

Cependant, une expérience intéressante a été entreprise ces dernières années : la conservation du centre historique de Sana. « Les hautes maisons, héritières peut-être de Babylone, évoquent souvent l’image d’une Venise arabe » . Située dans une plaine entourée de montagnes, la capitale yéménite se révèle originale à plus d’un titre, tant par l’architecture à la verticale que par l’homogénéité de son tissu urbain. S’y déploient de larges dépressions verdoyantes et plantées d’arbres, les lieux où était tirée jadis la terre servant à confectionner les briques de construction, occupés aujourd’hui par des jardins en cours de restauration. La maison-tour, élément typique de son architecture domestique, y triomphe, élevant ses étages qui peuvent aller jusqu’à huit. Le soubassement est en pierres appareillées, tandis que les niveaux supérieurs sont construits en briques de terre. Comme matériaux, il faut ajouter le plâtre extrait des carrières de gypse aux alentours de Sana, matière de finition qui rehausse tant la décoration intérieure que les murs extérieurs. La façade est animée par des frises aux motifs de plus en plus recherchés au fur et à mesure que l’on s’élève. Autre élément immuable du décor : le vitrail qui aujourd’hui s’adapte aux larges baies vitrées, L’éclairage des pièces, même par grand soleil, y est plus doux. Au sommet, se trouve l’espace le plus apprécié : celui où le maître de maison reçoit quotidiennement ses invités . Les étages supérieurs sont réservés aux membres de la famille tandis que les inférieurs sont destinés aux domestiques, à la réserve de denrées, et le rez-de-chaussée au bétail. Ouvertures étroites, un portail unique facile à défendre. Forteresse autant que résidence, la demeure symbolise le prestige de ses bâtisseurs et leur pouvoir.

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    L’expansion urbaine des années 1970 et 1980 avait commencé de détruire la vieille ville. Longtemps coupée du monde, Sana a commencé à accueillir après la fin de la guerre civile, de nombreuses représentations étrangères : ambassades, organisations internationales, banques et entreprises. Cette brusque ouverture sur le monde comme les effets de la migration massive des campagnes vers les villes firent que le centre-ville ne put s’adapter à la nouvelle situation qu’au détriment de son rapide abandon. De nombreux édifices, faute d’entretien – souvent annuel – commencèrent à se dégrader ; la présence d’humidité dans les murs aggrava l’état des lieux ; il fallait intervenir !

    Fig. 208 – Les remparts et ses bastions en cours de restauration (1989).
    Photo André StevensFermer
    Fig. 208 – Les remparts et ses bastions en cours de restauration (1989).

    En 1987, fut créée l’Organisation générale pour la conservation des villes historiques du Yémen, avec l’aide de l’Unesco et du Programme des Nations unies pour le développement. La campagne internationale visait à sensibiliser les habitants aux valeurs de leur patrimoine urbain, à la revitalisation de certains métiers artisanaux et à la formation d’un personnel spécialisé dans les techniques de restauration. Conséquences : les ruelles ont retrouvé le dallage d’origine ; les vieux systèmes d’approvisionnement d’eau et de drainage ont été améliorés ; les installations électriques et téléphoniques ont été si possible camouflées. Outre les remparts en pisé, de nombreux bâtiments datant du XIVème au XIXème siècle ont été réhabilités. Un détail non sans importance, freine à l’occasion tout projet d’adaptation aux normes actuelles. L’étroite cage d’escalier présente des marches d’une telle hauteur que l’homme d’aujourd’hui se sent de moins en moins capable de les enjamber ! Parmi la coopération étrangère, citons le cas de la Chine qui à la fin des années 1990, permit l’aménagement de l’oued principal. Celui-ci traverse la ville, servant soit d’autoroute durant la saison sèche, soit de canal apprivoisé, laissant passer l’eau durant la saison des pluies. Ponts et viaducs impressionnants complètent cette réalisation d’envergure, respectueuse de l’environnement .

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      Inscrite sur la Liste du Patrimoine mondial en 1986, Sana compte toujours sur le développement du tourisme ; des maisons-tours ont été transformées en hôtels et les prospectus touristiques la présentent comme « la perle d’Arabie » . En 1992, Mohamed Bennouna, alors directeur général de l’Institut du monde arabe à Paris, présentait le Yémen en ces termes : « La terre du Yémen est à l’image de la profondeur et de la richesse de sa civilisation et de sa culture. Elle est attachante, belle et envoûtante, comme tous ces poèmes, ces chants, cette musique, qui scandent et rythment les labyrinthes de ses villes et villages, de ses montagnes et de ses vallées. La pierre, l’argile, le verre et le plâtre participent à cette fête de l’esprit et du cœur, à ce bonheur d’être et de planter racine, à cette communication enfin avec les ancêtres dans une chaîne ininterrompue, gravée sur les façades des maisons, des temples et des mosquées. Une terre, pétrie de l’Histoire millénaire des hommes, atténue et éloigne nos angoisses de créatures éphémères. Elle nous inscrit d’emblée dans l’équilibre cosmique, elle nous enveloppe dans la plénitude et la sérénité des origines. Des saveurs étranges remontent du tréfonds de notre mémoire. Une sensualité en suspens. Quelque part dans le décor » .

      Les maisons-cours de Zabid : ville délaissée.

      Fig. 212 – Façade principale d’une maison-cour cachée aux yeux des passants, dont la vision se mérite depuis la cour d’entrée. Zabid, Yémen.
      Photo André StevensFermer
      Fig. 212 – Façade principale d’une maison-cour cachée aux yeux des passants, dont la vision se mérite depuis la cour d’entrée. Zabid, Yémen.

      Principalement construite en briques cuites, Zabid mérite qu’on s’y intéresse, vu les problèmes qu’elle pose à l’instar de tout autre centre historique élevé en terre. Comme on l’a dit au début de l’introduction, cuire la brique reste une manière d’améliorer les qualités du matériau cru. Selon le chercheur Paul Bonnenfant : « l’architecture domestique de Zabid, en particulier la maison-cour, est l’une des plus riches et originales du monde arabe. » . Elle se cache aux yeux de tout visiteur. Rares sont ceux qui ont le privilège de la visiter. On n’affiche pas la façade principale, sa vision se mérite depuis la cour. L’accès à la maison se fait toujours par l’intermédiaire d’une cour où se découvre la richesse de l’ornementation de la façade principale : un décor de briques saillantes blanchies à la chaux.

      Fig. 213 – La murraba, pièce polyvalente en relation directe avec la cour.
      Photo André StevensFermer
      Fig. 213 – La murraba, pièce polyvalente en relation directe avec la cour.

      Située au centre, la porte d’entrée s’ouvre sur la murabba, vaste pièce rectangulaire surélevée par rapport à la cour qui en est le prolongement indissociable. Paul Bonnenfant, fin connaisseur de l’Arabie du Sud, la décrit comme suit : « La murabba est une pièce polyvalente. Elle sert de refuge durant les nuits fraîches (novembre à mars). La famille y dort sur de hautes banquettes, typiques de la plaine côtière. Elle sert de réception. C’est là qu’on range la plus grande partie des biens de la maison. On enferme dans des placards muraux en bois les objets les plus précieux, qui ont besoin d’être sous clef. On les met aussi dans une table-comptoir placée au milieu de la pièce. Les vêtements sont le plus souvent disposés dans des coffres placés le long des murs ; la hauteur du siège des banquettes permet d’ouvrir les couvercles sans difficultés. La protection est plus à l’égard de la famille qu’à l’égard de voleurs extérieurs. Pour beaucoup, femmes notamment, ces « coffres » sont un lieu réservé, le seul espace vraiment privé dont elles disposent pour enfermer les petits trésors personnels dans des maisons dont tout l’usage est très collectif » .

      Fig. 214 – Pièce de réception pour fumeurs de kat occupant la partie ventilée la plus haute d’une habitation.
      Photo André StevensFermer
      Fig. 214 – Pièce de réception pour fumeurs de kat occupant la partie ventilée la plus haute d’une habitation.

      Zabid, une des villes de la Tihâma, la plaine côtière du Yémen, est située à égale distance, vingt kilomètres environ de la montagne yéménite et de la côte orientale de la mer Rouge . Cité vieille de plus d’un millénaire, elle compte quatre-vingt six mosquées dont la Grande mosquée construite par les Zayadites au Xème siècle et quelque deux mille sept cents habitations pour une population d’environ dix-huit mille habitants. Le célèbre voyageur et géographe ibn Battuta la visita en 1328 ; c’était alors la ville la plus vaste et la plus riche du Yémen. Aujourd’hui, seule son ombre subsiste, à l’abri d’un fouillis de maisons-cours, d’édifices religieux, de ruines et de villas faussement clinquantes. L’Unesco en donne une brève description : « L’architecture domestique et militaire de Zabid et son tracé urbain en font un site d’une valeur archéologique et historique exceptionnelle. Outre le fait d’avoir été la capitale du Yémen du XIIIe au XVe siècle, la ville a eu une grande importance dans le monde arabe et musulman pendant des siècles en raison de son université islamique » .

      Dans la revue Saba de mai 1999, Paul Bonnenfant écrit : « La ville offrait jusqu’au début des années 90 l’avantage d’être restée vivante et bien conservée. Deux dangers guettent en effet l’architecture domestique vernaculaire au Yémen : une décadence économique trop accentuée ou une prospérité relative. Coté décadence, citons les ports de Moka et de Luhayya, qui eurent dans les derniers siècles leurs heures de gloire, liées au commerce du café. Moka, qui a donné son nom à l’une des meilleures variétés, n’est plus qu’un site en ruine tourmenté par le sable ».

      Fig. 215 – La Grande mosquée de Zabid, dont l’origine remonte au Xème siècle.
      Photo André StevensFermer
      Fig. 215 – La Grande mosquée de Zabid, dont l’origine remonte au Xème siècle.

      Dans un rapport établi par l’Icomos en 1993, on pouvait lire « On peut contester la valeur universelle de la ville. L’influence du style architectural est limitée à une région restreinte. Mais comme Sana (et plus tard Chibam) est déjà inscrite sur la Liste du Patrimoine mondial pour des raisons similaires, l’inscription de Zabid ne semble pas justifiée. Le manque de véritables programmes de conservation et de gestion est alarmant, car la ville est aujourd’hui menacée ». Néanmoins la ville de Zabid fut inscrite en 1993 sur la Liste et en 2000 sur la Liste du Patrimoine mondial en péril, une rare « distinction ». C’était la première fois qu’une ville se voyait ainsi traitée. De fait, elle réunissait les critères suivants : altération grave des structures et du décor, altération grave de la cohérence architecturale et urbanistique, altération grave de l’espace urbain, carence d’une politique de conservation, menaces résultant de projets d’aménagement du territoire .

      Fig. 216 – Ecole coranique dans une ruelle délaissée.
      Photo André StevensFermer
      Fig. 216 – Ecole coranique dans une ruelle délaissée.

      Plus précisément, l’inexistence d’un réseau de drainage des eaux usées s’ajoute aux canalisations d’eau non enterrées pour causer d’importantes infiltrations. Par les tassements inégaux qu’elles produisent, elles sont un important facteur de détérioration du patrimoine bâti, qu’il soit religieux, militaire ou domestique. Les infiltrations causent aussi des remontées d’humidité dans les murs. Le réseau d’électricité a été installé sans tenir compte du caractère architectural de la ville. Le problème majeur est le manque de briques fabriquées selon le module local. On ne peut que souligner la qualité des briques fabriquées il y a plusieurs siècles et qui peuvent être réemployées dans des constructions nouvelles . Il semble que les derniers fours aient cessé de produire au début du XXème siècle, peut être par manque de bois. Il en résulte que les habitants quand ils veulent bâtir en « architecture traditionnelle », sont obligés d’acheter et de démolir des édifices préexistants, ce qui contribue à la disparition de témoins architecturaux du passé. Le stock de briques disponibles s’épuise. La construction d’une usine de briques s’avère indispensable.

      Outre son ancien rôle politique, religieux et culturel, la ville offrait jusqu’au début des années 1990 l’avantage d’être restée vivante et bien conservée. Le conflit du Golfe est à l’origine d’un déclin économique grave. De nombreux Yéménites chassés d’Arabie Saoudite et d’autres Etats, sont rentrés au pays, emmenant dans leurs bagages, le modèle du « bunker saoudien », entièrement en béton tourné vers l’extérieur . La maison-cour a laissé la place à la « villa-balcon » avec encorbellement sur rue, offrant ses façades au tout venant, signe extérieur d’une soi-disant richesse qui coûte cher par l’utilisation de ventilateurs et d’appareils de climatisation notamment. Celui qui délivre les permis de bâtir, se justifie en disant qu’il ne peut empêcher les familles d’améliorer leur qualité de vie !

      Fig. 217 – Incompatibilité entre constructions nouvelles et anciennes, insérées dans le même tissu urbain.
      Photo André StevensFermer
      Fig. 217 – Incompatibilité entre constructions nouvelles et anciennes, insérées dans le même tissu urbain.

      Zabid, ville au passé prestigieux se meurt ; certains disent qu’elle s’est déjà « noyée » ou plutôt « desséchée ». La ville a subi l’assaut de matériaux nouveaux : béton, agglomérés en ciment, fer à béton, tôles métalliques ondulées, panneaux de bois contreplaqué. Les ordures non-biodégradables – le carton et le papier font le bonheur des chèvres – jonchent les rues. Une fois de plus, c’est la qualité de vie des habitants qui est en jeu. Le marché du nord est à la limite du soutenable. Zabid : une ville « non-visitable, non-présentable et même repoussante », une catastrophe visuelle autant qu’humaine, une situation extrêmement préoccupante. Le constat est dur, mais il reflète la réalité vécue par la mission pluridisciplinaire du Centre du Patrimoine mondial en mai 2001. A l’époque, dans les questionnaires que posaient les agences de voyage à leurs clients à la fin du séjour, il y avait une question : « Quelle visite faut-il supprimer dans notre itinéraire ? » La réponse était et reste malheureusement Zabid dont les touristes gardent un souvenir de chaleur, de poussière, de saleté et de bruit. Zabid semble abandonnée par le pouvoir central mais aussi local depuis plus de vingt ans. Pourquoi ? Interrogé à ce sujet, le Ministère de la culture nous répondit inlassablement « Nous avions d’autres priorités, à commencer par la conservation du centre historique de Sana. » Si rien ne se passe, la Communauté internationale accusera le gouvernement d’avoir laissé Zabid à l’abandon. Devant un tel danger, Zabid réclame une priorité absolue, c’est comme si la ville était à reprendre à zéro. D’où le réel défi de reprendre les choses en mains. Telle fut la conclusion de notre rapport de mission.

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        On estime qu’un tiers des constructions ont été détruites et remplacées par des immeubles de deux ou trois niveaux en béton armé et parpaings, soit quelque huit cents à mille habitations. Les maisons abandonnées représentent 18 à 20% de l’espace bâti (63 hectares), à l’intérieur d’une enceinte aujourd’hui disparue. D’autre part, on assiste à la destruction de l’identité yéménite, représentée entre autres par les mosquées et de son architecture remplacée par la construction arabo-islamique ou pseudo-moderne. Nous sommes loin d’un fougueux instinct de préservation, se disait-on !

        Fig. 220 – La cour : partie intégrante de la maison.
        Photo André StevensFermer
        Fig. 220 – La cour : partie intégrante de la maison.
        Fig. 221 – La maison-cour et ses annexes. Plan : P. Bonnenfant et J.-M. Gentilleau, Demande de classement de la ville de Zabid sur la Liste du Patrimoine mondial, Sana, 1993.
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        Fig. 221 – La maison-cour et ses annexes.

        La ville nécessite un « plan particulier d’aménagement », un plan d’architecture et d’urbanisme, conduisant à la réalisation de constructions nouvelles utilisant des techniques de construction améliorées. L’architecture s’inspirerait de la tradition, c’est-à-dire de la maison-cour. Pas de pastiche mais une interprétation de l’architecture locale, conforme à l’esprit des lieux. A part les réalisations nouvelles en béton, l’habitat de Zabid a peu évolué au cours du temps. Il n’est plus adapté aux exigences de notre temps, du moins pour les jeunes ménages qui ont tendance à quitter les lieux. La ville se dépeuple. Le plan d’origine peut difficilement évoluer ; il faut pouvoir ajouter cuisine, salle d’eau, placards, cage d’escalier, parfois un étage en plus. Entre autres recommandations, il faudra combiner tradition et modernité, soit en conservant le patrimoine bâti en l’état par souci d’authenticité : les maisons-témoins soit en l’adaptant aux réalités d’aujourd’hui, sans négliger la reconstitution des paysages et espaces verts. Montrer que l’on peut bâtir autre chose que des « bunkers saoudiens ou égyptiens ». Par ailleurs, la sauvegarde de la ville passe par son développement . Un signe fort doit être perçu par la population qui verra qu’on peut réaliser autrement, à savoir une architecture de qualité utilisant la brique traditionnelle. Reste le problème épineux des constructions sauvages. On voit mal quelle autorité prendrait la décision de les démolir !

        Dans certains cas, le rachat du bien serait une solution, à condition d’offrir au propriétaire une habitation répondant à ses désirs et de construire suivant les nouvelles orientations. « Le rayonnement yéménite dans l’histoire doit être mis au service de la protection des sites », proclame l’expert Eckert  Il faut encourager ceux qui entretiennent leur habitation, redécouvrir l’intelligence de la main, ce qui pourrait faire tache d’huile auprès des jeunes générations . Davantage impliquer les habitants, procéder par incitations. On ne sauvera pas Zabid sans s’intéresser à l’arrière pays, quelque cinq cents mille habitants, une région qui possède beaucoup de potentialités – dattes, céréales, bananes, bétail – et qui mérite une réhabilitation économique . Réuni à Paris en juin 2001, le bureau du Centre du Patrimoine mondial espère que les bailleurs de fonds internationaux participeront à l’effort considérable, exigé par l’Etat partie pour sauvegarder le site. Il recommande de prendre les mesures nécessaires pour arrêter immédiatement toute bâtisse nouvelle dans la vieille ville de Zabid. Il approuve le plan d’actions présenté dans le rapport des experts et a recommandé à l’Etat partie qu’une demande d’assistance d’urgence soit immédiatement soumise pour démarrer sa mise en œuvre. Garder Zabid vivante en créant des emplois, renforcer les activités productives, affirmer la vocation touristique de la ville, construction d’un hôtel et d’un musée de la Tihâma, création d’un centre des artisanats traditionnels de la Tihâma.

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          Suite à ces recommandations, l’Unesco aidera les autorités locales à élaborer un plan de conservation urbaine et à adopter une approche scientifique de la préservation du site, suivant les mesures suivantes :

          • Lancement urgent d’une campagne de sensibilisation et d’information systématique à destination de la population locale ;
          • Création d’une zone tampon d’1 km de large à partir de la madrasa Al-Baysha située à l’est de la ville et formant un arc de 225° dans le sens des aiguilles d’une montre, jusqu’à la porte nord de la ville ;
          • Création de zones de protection d’au moins 50 m de large autour des mosquées et des madrasa (au nombre de 83) de la ville ;
          • Consolidation et protection physique des ensembles résidentiels de la ville qui menacent de tomber en ruine ou de s’effondrer (environ 200 maisons) ;
          • Revitalisation du souk en prenant des mesures effectives de relance économique ;
          • Inclusion dans l’extension urbaine de la cité, de la zone située au nord/nord-est de la ville historique dans le cadre du nouveau plan d’urbanisme en cours d’étude ;
          • Mise en route du fonctionnement du four à briques et construction de nouveaux fours pour pouvoir répondre aux nouvelles demandes.

          Des actions, mais aussi des mots : rien de plus immédiat qu’un appel direct aux habitants . A la suite de rencontres entre les experts et les autorités religieuses, le prêcheur de la Grande mosquée s’adressa aux hommes, leur parlant de leur ville, de leurs biens, de leurs familles. En deux mots : « Vos parents vous ont laissé une ville belle et propre. Dans quel état la laisserez-vous à vos enfants ? » Le message serait-il passé ?

          Notes

          NuméroNote
          163Les autres membres de la mission étaient : Hadi Saliba, architecte et consultant du Centre du Patrimoine mondial, Hadi Eckert, socio-économiste, planificateur et consultant de l’Unesco, Abdulhakim Kassim al-Sayaghi, architecte et directeur de projet.
          164Où vont les aigles, dans Yémen, architecture millénaire, Institut du monde arabe, Paris, 1992, p. 12.
          165« De la couverture forestière, les étendues quasi désertiques de nos jours ne gardent que le souvenir. Mais, dans l’Antiquité, l’acacia et le jujubier permettaient d’assembler des ossatures de poutres, comblées à l’intérieur de briques crues et à l’extérieur d’un enduit de terre ou couvertes de dalles piquetées. Pendant plus d’un millénaire – du VIème s. av. J.-C. au Vème s. apr. J.-C. – charpentiers, tailleurs de pierre et maçons édifient ces riches maisons qui assurent, autant que leurs sanctuaires, le prestige des villes. L’usage sans doute abusif du bois a réduit la couverture forestière ; aux bâtisseurs islamiques, il reste la brique et la pierre. » Breton (J.-Fr.) Des maisons -tours de 2000 ans, dans Yémen, architecture millénaire… p. 18.
          166En mai 2001, les services de l’ambassade de France – alors fortifiée – avertirent les membres de la mission des très grandes difficultés qu’il y avait à se déplacer dans la région de l’Hadramaout. Quelques mois après, un diplomate allemand, troisième secrétaire et attaché commercial à l’ambassade, a été enlevé par des hommes armés.