PORTE V. Les casbahs et les ksour du Sud marocain. Châteaux entre vie et mort.
Avant-propos
Fig. 126 – Le ksar de Taourirt au soleil couchant à Ouarzazate. Les hautes bâtisses quasi aveugles forment l’enceinte fortifiée côté oasis. |
« Jusqu’à une époque très récente, cette architecture s’est exprimée par des bâtiments d’une beauté remarquable, alliant une apparente légèreté à la force et la majesté. Mais au cours des trente dernières années, cet art s’est effondré ; il agonise. Déjà l’architecture des oasis appartient au passé. Aussi faut-il se hâter d’en établir le recueil et d’en étudier les vestiges afin de sauver de l’oubli ces étonnants châteaux d’argile », écrivait Mme Jacques-Meunié en 1962 dans Architectures et habitat du Dadès (95). Suite à ce constat, l’Unesco envoya de nombreux experts de toute spécialité, dont l’auteur qui en 1988 et 1992, prêta son assistance au Centre d’études du patrimoine atlasique et subatlasique à Ouarzazate. Il en découla une série de mesures urgentes à prendre pour l’aménagement du Centre, installé dans la casbah de Taourirt et pour la sauvegarde du ksar de Aït ben Haddou.
Introduction
Ensembles ruraux majeurs du sud de l’Atlas, les casbahs et les ksour passent pour d’authentiques châteaux en pisé, mais balancés entre la vie et la mort. « La région des qsours et des qasbas, au Maroc présaharien (96) des grandes vallées du Draa et du Dadès, a souvent été considérée pour ses architectures rurales originales, comme un conservatoire culturel unique de très ancienne souche et de valeur inestimable (97). Le relatif cloisonnement géographique – haute montagne, désert, océan – de cet ensemble de vallées aux terres fertiles irriguées, aurait favorisé la permanence d’un patrimoine artistique et technologique d’architectures rurales, en relation par voie de migrations terrestres avec le Proche et le Moyen-Orient, avec l’Asie… La principale adaptation de l’habitat présaharien ancien de plaine, a consisté à protéger les hommes et les bêtes des excès d’insolation, à abriter de la chaleur, de la réverbération, de l’éblouissement lumineux et de la siccité de l’air. Concourent à cette protection, les ombres portées des remparts, la mitoyenneté des édifices, la hauteur des édifices, l’épaisseur des murs (98) et des planchers de terrasse, les cheminées d’aération et d’éclairement diurne, les ouvertures réglables, les brise-soleil, les moucharabiehs et la migration domestique verticale jour-nuit comme été-hiver », écrit Jean Hensens, en 1986 (99).
Localement on les appelle muendiz, terme dérivé de l’arabe classique muhandis (géomètre) ou encore on leur donne du m’allem, terme honorifique plus général qui sert à désigner le maître, qu’il s’agisse d’un enseignant ou d’un artisan confirmé. Ce sont bien, pour qui les a vus concevoir un plan et conduire un chantier, des professionnels dont l’apparent empirisme repose sur un solide fond de connaissances techniques et humaines. Le muendiz ne part pas d’un schéma préconçu. Il construit toujours pour le client qui lui expose ses désirs et qu’à tout prix il faut satisfaire, qu’il faut donc savoir écouter, comprendre et éventuellement aider à préciser ses souhaits et ses besoins. A mesure que le dialogue avance, le plan s’élabore. Avec de la chaux qu’il répand au sol, le muendiz esquisse l’implantation du bâtiment, fixe avec le maître de l’ouvrage l’emplacement de l’entrée, des murs extérieurs et intérieurs, des escaliers. Lorsque tout est décidé, le muendiz ouvre le chantier et la maison commence à sortir de terre. A chacun des problèmes, le muendiz se doit d’apporter une solution conforme à sa science constructive. C’est lui qui compte tenu des goûts et des possibilités économiques de son client, détermine avec celui-ci les divers éléments du décor architectural : frises, bandeaux, arcatures et encadrements en briques crues des tours et des hauts de mur, treillis décoratif des plafonds faits de rameaux de laurier rose de diverses teintes posés entre les poutres, plafonds peints de motifs géométriques tirés du répertoire berbère et exécutés par un autre m’allem local, portes peintes ou ornées de clous forgés et de reliefs en bois découpé.
Fig. 128 – L’entrée principale de la casbah de Taourirt. Les façades sont richement décorées de bandeaux et de frises en briques crues. |
L’histoire de ce patrimoine d’origine berbère est à la base de la construction des demeures seigneuriales « casbahs de commandement » (100), des greniers fortifiés « agadirs » et des villages fortifiés « ksour ». « Le problème de l’origine de ces architectures constitue un champ d’investigation passionnant. C’est un fait qu’il existe de la côte atlantique du Maroc au plateau du Sistan en Afghanistan, en passant par les bordures nord et sud du Sahara, l’Arabie du sud et les montagnes et déserts de Syrie, d’Irak et d’Iran, une typologie d’architectures présentant de grandes affinités du point de vue des techniques, des proportions et de maints éléments de décor et de structure. D’où de nombreuses questions concernant la possibilité d’une source commune et de filiations d’une région à l’autre. D’où également des hypothèses qui varient selon les observateurs et les auteurs. Pour Henri Terrasse, l’origine romaine serait prédominante. Le castrum à plan barlong des Romains avec les deux axes perpendiculaires constituerait le prototype des ksour pré-sahariens. D’autres, ainsi Mme Jacques-Meunié, font allusion à des influences venues de Mésopotamie ou de l’Egypte ancienne. Il est également possible comme le suggère Jean Mazel, que la tradition architecturale ait été transportée du Yémen du sud (Hadramaout) par les Hymiarites. On ne peut exclure non plus, que les Arabes ayant émigré ultérieurement vers l’ouest jusqu’à l’arrivée au Maroc des Bani Hilal et des Bani Maâqîl, aient amené avec eux des bâtisseurs yéménites. » (101)
« …Les teintes de ces architectures sont celles des terres dont elles sont issues et qui les environnent. Elles ont à la fois la rudesse et l’éclat de ces vastes paysages où les couleurs, tantôt de sombre métal, tantôt sèches et tendres à la fois, viennent du sol, mais s’exaltent dans la lumière. De même que les vallées s’égaient parfois du vert clair des orges et des arbres fruitiers que cerne la frange délicate des buissons de rosiers en fleurs, ainsi ces simples architectures de pisé admettent le luxe ornemental des frises de briques crues où chantent lumières et ombres… » (102)
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Le Centre de réhabilitation des patrimoines atlasique et subatlasique
Aujourd’hui la modernisation du milieu rural a bouleversé le mode de vie traditionnel. Pour faire face à la détérioration du patrimoine bâti, des politiques de sauvegarde et de mise en valeur ont été définies : l’une est orientée sur la conservation d’édifices témoins, l’autre sur la transmission du savoir collectif dans la construction contemporaine. A Ouarzazate, la casbah de Taourirt accueille désormais un Centre chargé de conserver et de réhabiliter le patrimoine architectural en terre des zones atlasiques et subatlasiques, une antenne du Ministère des affaires culturelles du Maroc inaugurée en 1989 dans un secteur de l’ancienne casbah. Objet d’une réhabilitation pionnière, le Centre occupe une vingtaine de personnes – archéologues, historiens, architectes, photographes, techniciens, chercheurs – chargées par le Ministère des affaires culturelles de mener à bien les objectifs suivants :
- conserver et restaurer des édifices et des ensembles architecturaux en préservant leur caractère monumental, leur valeur architecturale et leur intégration dans l’environnement,
- réhabiliter, en aménageant et en adaptant ce patrimoine à des fins compatibles avec leurs caractéristiques propres,
- créer des équipements socioculturels et touristiques, générateurs d’emplois, tels que maisons de jeunes, foyers culturels, bibliothèques, ateliers d’artisanats, auberges et hôtelleries,
- améliorer par le biais d’aménagements rationnels, la qualité de l’habitat rural et de la vie dans les ksour, comparativement à ce qui a été réalisé dans le cadre de quelques programmes pilotes et particulièrement, le programme de rénovation de l’habitat dans les vallées du Ziz et du Draa (103),
- mettre en valeur les potentialités culturelles et locales, en les intégrant dans le cadre de programmes de développement endogène pour limiter l’exode rural et contribuer à la fixation des populations.
Lors d’une entrevue avec Yves Robert, conseiller scientifique de la revue Les Nouvelles du patrimoine, le directeur d’alors, M. Mokhtar Farouki s’exprime : « Il faut adapter l’habitat aux normes d’hygiène et de commodités contemporaines. Une de nos tâches est de résoudre le problème de l’eau. Nous désirons proposer aux gens des modules sanitaires : wc, douche, lavabo, afin d’améliorer leur niveau de vie. Nous étudions les possibilités d’électrisation des villages à l’aide de panneaux solaires permettant de rendre les sites plus autonomes en matière énergétique. Le maintien des populations passe aussi par une réflexion sur les abords des villages et notamment sur les zones agricoles. Pour éviter l’exode rural, il faut favoriser la pratique de l’agriculture en améliorant son rendement. Souvent il apparaît indispensable de perfectionner les techniques d’irrigation. Cet objectif requiert l’installation de pompes et le creusement de puits. Par contre le Maroc offre d’innombrables possibilités pour le tourisme culturel. Encore faut-il que les villageois soient favorables à leur visite. Le tourisme a engendré un “mercantilismeˮ des rapports sociaux. C’est le tourisme de montagne qui est le plus proche des populations. Certains projets visent à réhabiliter les casbahs en gîte d’étape. Cette solution permet la découverte de la vie traditionnelle, mais demande au touriste de respecter à la lettre les codes de conduite locale » (104).
Taourirt : un laboratoire in situ.
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Fig. 135 – Les bureaux du Centre du patrimoine architectural donnant sur le patio, puits de lumière et de conditionnement d’air naturel . |
Le musée des Arts et des Traditions a été installé dans une partie fort ruinée de la casbah. L’architecte Ghorafi s’est bien tiré d’affaire ; il imagina un édifice qui par sa conception autonome, renforce tous les murs alentour. Comme celui-ci s’insère parmi les hauts murs en pisé, la façade extérieure se confond avec l’environnement historique, tandis qu’à l’intérieur l’audace architecturale se manifeste par un jeu subtil de piliers et de pans de mur en pierres, solidement enchaînés en leur sommet par des rondins sur lesquels repose le plafond traditionnel en tatawi. La construction est à plan central, les espaces d’exposition rayonnent autour d’un puits de lumière.
Fig. 136 – La chambre de la favorite, pièce la plus élevée de la casbah, ancienne demeure du glaoui. Le haut des murs est orné de stucs peints et le plafond est en bois de cèdre. |
Dans ce cas, la conception architecturale répond aux nouvelles exigences d’aujourd’hui, l’imagination créatrice se révélant une alternative recommandable pour donner une suite historique à un passé révolu, une forme d’amélioration des techniques où sont utilisés la pierre et la brique cuite au lieu du pisé, mais aussi des espaces vécus par l’homme contemporain. Il en sera de même pour deux autres constructions appelées à ranimer divers secteurs ruinés de la casbah, une salle polyvalente et un théâtre de plein air où est envisagée une couverture textile. Les avantages de la réhabilitation en terre ne sont plus à démontrer, mais ils ne tiennent pas uniquement à l’amélioration des techniques et matériaux traditionnels ; encore faut-il pouvoir compter sur un architecte talentueux, des maîtres-artisans de qualité, un entrepreneur complice et un client qui a leur totale confiance. Dans le même sens, on ne peut qu’approuver les propos tenus par S.A. l’Aga Khan au Caire en 1989 : « Le monde musulman a besoin aujourd’hui d’architectes novateurs qui sachent naviguer habilement pour éviter le double écueil que constituent la copie aveugle de l’architecture du passé et l’ignorance irrationnelle de son riche héritage. Notre monde doit utiliser les talents de ceux qui savent s’inspirer de la sagesse collective des générations passées, du Message éternel et des principes d’éthique qui sont les nôtres, et qui trouvent ainsi la force de créer le langage de demain » (106).
Aït ben Haddou : le vieux village et le nouveau.
Les activités du Centre se sont étendues au site historique de Aït ben Haddou, inscrit sur la Liste du Patrimoine mondial en 1987. Le ksar en ruine, dont les maisons se regroupent à l’intérieur de murs défensifs renforcés par des tours d’angle, n’abrite plus que quelques familles, ses occupants s’étant établis à proximité de l’autre côté de l’oued, sur la hauteur. Dérangés par un afflux de touristes – au printemps 1992, on citait le nombre de 4000 touristes par semaine –, les habitants ont quitté les lieux et se sont installés dans le haut de la vallée, un nouveau village offrant tout le confort d’une vie d’aujourd’hui. Conséquence : les maisons ancestrales, après récupération de tous les éléments en bois, sont abandonnées à leur sort, d’autant plus qu’elles deviennent invendables, vu l’éparpillement des héritiers aux quatre coins de la planète. Un premier projet visait à réintégrer les habitants dans l’ancien village, suite à un programme de sauvegarde de l’ensemble du site. Projet utopique ; les habitants du nouveau village ne veulent plus déménager pour quitter un certain bien-être avec accès en voiture, électricité, sanitaires, etc, qu’ils connaissent aujourd’hui, et se retrouver très à l’étroit dans des constructions dont le sort reste incertain (107).
Sagement, la direction du Centre décida de procéder à des interventions ponctuelles en douceur, comme le dallage des ruelles sans ouvrir le sous-sol, préservant ainsi l’équilibre des façades donnant sur le passage très étroit, l’entretien des espaces publics : fontaines, banquettes, abris, etc et la restauration de la mosquée historique, bien de la collectivité à nouveau fonctionnel (108). On raconte que les habitants du nouveau village, apprenant la remise en état de leur lieu de culte depuis longtemps abandonné dans le vieux village, s’opposèrent à la construction d’une nouvelle mosquée décidée à proximité. Ces diverses interventions touchant aux espaces publics devraient faire tache d’huile auprès des propriétaires et les inciter à entreprendre, sous l’œil vigilant du Centre, la restauration de leur bien. Une première action prévue par le Centre consistera à mettre hors eaux pluviales, les six casbahs historiques, en réparant les toitures et les terrasses effondrées. Ensuite, les travaux d’intérieur seront entamés avec l’assistance et les moyens des propriétaires et en fonction des nouvelles affectations. Il faudrait considérer chaque casbah comme la résidence secondaire de son propriétaire, un édifice essentiellement occupé le jour.
Fig. 139 – L’oued traversant le site, souvent franchi à pieds. Une passerelle – et non pas une route – est envisagée pour faciliter le passage et conduire à la mosquée restaurée. |
Comme fonctions futures il est notamment question de l’aménagement d’un musée du cinéma (une trentaine de films ont été réalisés dans la région, dont Lawrence d’Arabie en 1962) et de l’installation de métiers à tisser qu’une association allemande est prête à financer. En d’autres termes les casbahs se prêteront à des activités culturelles, artisanales, muséales ou commerciales, destinées à l’agrément des nombreux touristes, lesquels seront mis à contribution par l’entrée payante, pour participer au financement des travaux de restauration. Quant à l’accès au village, il s’est toujours fait en passant à pied l’oued qui par temps de crue, se révèle difficilement franchissable. Il fut un temps question de construire un pont en pierres, mais on s’achemine vers le lancement d’une passerelle destinée uniquement aux piétons, aux ânes et aux mulets. D’autres activités sur le terrain attendent les chercheurs du Centre, dont l’inventaire d’urgence du patrimoine bâti des zones atlasique et subatlasique : on parle d’un millier de casbahs dans le Sud marocain. Ce relevé permettra de sélectionner les œuvres les plus représentatives du point de vue historique, urbanistique et artistique et de mieux cibler les aires d’intervention du Centre. Parmi elles, la casbah d’Agadez que son propriétaire fait visiter aux touristes d’un camping tout proche qu’il a lui-même aménagé sur ses terres, ce qui lui permet de recueillir quelques fonds pour la sauvegarde du bien familial. C’est ainsi qu’il sauva d’authentiques plafonds en tatawi que son oncle allait vendre pour une bouchée de pain, le produit de la récolte des dattes n’étant plus ce qu’il était. Il faut dire que certains éléments décoratifs en bois, comme les portes, les plafonds ou les moucharabiehs, peuvent se retrouver dans les villas luxueuses de Californie. Afin d’enrayer ce trafic, le Centre bénéficie d’un budget d’acquisition de ce patrimoine « mobile » qu’il mettra en valeur dans les salles du futur musée. Tout en connaissant des conditions de travail qui pour certains, se révèlent contraignantes : éloignement de la capitale, rigueur des saisons, le Centre régulièrement visité par des personnes venues du monde entier et encore assez peu connu dans la région, a pris sa vitesse de croisière. Sa direction a tout lieu de s’en réjouir ; des maîtres-artisans passent leur savoir-faire aux nouvelles générations, tout en reprenant du service sur les futurs chantiers de restauration. La relève semble assurée ; encore faut-il que le Ministère de la culture et le Ministère de l’habitat et de l’aménagement du territoire agissent de concert dans le cadre d’un partenariat incluant financement et encadrement de proximité. (109)
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