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Peinture - Moyen Age - Belgique - Espagne - Histoire de l'art Amparo López Redondo Jérôme Bosch, son atelier et ses imitateurs dans la collection Lázaro Galdiano
Expert
Reporticle : 230 Version : 1 Rédaction : 01/12/2017 Publication : 20/06/2018

Note de l’auteur

À José Manuel Mullor

Note de la rédaction

La présente version française a été élaborée par Didier Martens, avec la collaboration d’Alexandre Dimov, à partir de la traduction réalisée par Marlène Charpentier.

La famille Lázaro et les collections de peinture flamande

Le grand intérêt que José Lázaro et Paula Florido portaient à la peinture flamande a trouvé son expression dans une collection de plus de 70 peintures. C’est là un ensemble sans équivalent en Espagne, aucun autre collectionneur n'ayant été capable de réunir un nombre aussi important d’œuvres flamandes pour notre Patrimoine national. Même Francisco Cambó (1876-1947), qui a contribué de façon importante à l’enrichir, ne peut se prévaloir d’avoir éprouvé un intérêt semblable pour l'art flamand (1). C’est avec la collection d’art des anciens Pays-Bas rassemblée par John G. Johnson (1841-1917) et offerte en 1917 au Philadelphia Museum of Art que les ressemblances sont les plus grandes (2). Les peintures flamandes de la famille Lázaro ont été réunies durant les 30 premières années du XXe siècle. En plusieurs occasions, Lázaro a affirmé que sa femme était son plus redoutable rival en tant que collectionneuse, et qu’ils se disputaient parfois l’acquisition de certaines œuvres (3). Ce qui est certain, c’est que c’est lui qui assuma pleinement l’initiative de créer la collection. Paula Florido s'est associée, par la suite, avec plaisir à cette fascinante entreprise.

La sûreté du goût, tout comme la connaissance en profondeur des œuvres et du commerce de l’art n’ont pu être acquises qu’en visitant musées et collections privées, en prospectant les boutiques des antiquaires et des brocanteurs, en assistant aux ventes aux enchères et en consultant les experts. C’était là la tâche de Lázaro, qui sans aucun doute partageait ses expériences avec son épouse. Le collectionneur parle de « voyages d’études »  (4). Il parcourait les principales villes européennes, tout en visitant les musées et en rencontrant des universitaires ou des agents du marché de l’art. Fréquemment, la mauvaise santé de sa femme empêchait celle-ci de l’accompagner mais il la tenait informée quotidiennement de ses recherches.

La correspondance de ces voyages est conservée dans les archives Lázaro Florido. Elle a été malheureusement à ce point décimée qu’elle ne nous apporte que quelques détails. Il ne subsiste qu’une cinquantaine de lettres de ce qui semble avoir été une correspondance quotidienne. Et même si une grande partie des sujets abordés demeure de nature domestique, on trouve presque toujours, dans ces lettres, des commentaires artistiques.

En 1907, Lázaro raconte avec émotion : « Demain, à la première heure, je me présenterai à Bruges pour ouvrir la porte de l’exposition et j’y passerai la journée ». Il fait référence ici à l’exposition de la Toison d’Or, dont le catalogue acquis par ses soins se trouve encore à la bibliothèque du Musée Lázaro (5). Il avait aussi visité avec délectation l’exposition des Primitifs Flamands, qui s’était tenue dans la même ville en 1902. Pour l’occasion, il s’était procuré le catalogue critique de Hulin de Loo, qui se trouve également dans la bibliothèque du musée, rempli d’annotations manuscrites (6).

Accompagné par Abraham Bredius, son directeur, il a visité en 1912 le Mauritshuis de La Haye (7). Il raconte à Paula que son « apprentissage » se déroulait alors selon un rythme trépidant. Il visita deux autres musées dans l’après-midi, puis le Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers le lendemain et, le surlendemain, il passa l’après-midi aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles.

En 1913, il se rend à Gand depuis Londres, pour un voyage d’affaires avec le Docteur Franklin. Il rapporte à son épouse : « Une exposition est organisée à Gand (8), mais mon idée principale est de profiter de mon voyage en Belgique pour étudier les Primitifs tels que Roger Van der Weyden, Gossaert, etc. en raison de l’intérêt que représentent maintenant ces maîtres pour nous ». De nouveau à Gand en 1920, il décrit cette fois « une journée pleine d’émotions esthétiques », en soulignant : « J’ai vu l’Agneau mystique dans son intégralité »  (9).

Lázaro a recherché les œuvres flamandes des XVe et XVIe siècles dans d’autres villes européennes, telles Londres ou Munich. Il se rend le 18 septembre 1911 à la National Gallery pour y contempler l’Adoration des Mages de Gossaert (10)  : « Le nouveau tableau de Gossaert de la Galerie Nationale est merveilleux, mais on ne dirait pas qu’il est de lui ; de qui qu’il soit, il y en a peu, très peu d’aussi beaux. Je l’ai mal vu à cause de la foule rassemblée pour le contempler, je crois qu’on l’exposait hier pour la première fois, il n’y a aucune photo que je puisse ramener à ma chère femme, ils l’ont payé un million de francs, ce qui est donné. Où était caché un tel bijou ? Je brûle de connaître l’histoire de ce tableau »  (11).

Depuis Munich, il raconte à Paula qu’il a visité toute l’Ancienne Pinacothèque, en s’arrêtant spécialement devant les œuvres qu’elle admirait : « Le portrait et les Apôtres de Dürer, les tableaux de Memling… »  (12). Il n’y a aucun doute quant au fait que leur intérêt pour ce genre de peinture était grand et partagé.

La bibliothèque du couple reflète parfaitement cette passion intellectuelle pour la peinture flamande. Il n’y manque aucun des grands érudits de l’époque, comme Georges Hulin de Loo, Max Friedländer, Charles de Tolnay, Paul Lafond, Achille Segard, Ludwig von Baldass ou Eberhard Freiherr von Bodenhausen (13). Lázaro a entretenu une correspondance avec certains d’entre eux et les a même consultés pour ses achats (14).

Outre le désir de posséder des œuvres d’art, on observe chez ce couple un penchant pour l’étude artistique et un souci d’éduquer son goût (15). La passion de Lázaro pour l’art était telle qu’on dit qu’il en oubliait parfois de manger (16).

L’œuvre de Bosch dans la collection Lázaro

Dans l’ensemble des tableaux flamands réunis par la famille Lázaro, la production picturale de Bosch et de son entourage occupe une place privilégiée. Hieronymus van Aken (ca 1450-1516) est sans doute l’artiste le plus célèbre et le plus original de toute l’histoire de la peinture brabançonne. En Espagne, il est connu sous le nom d’El Bosco. On a hispanisé de la sorte la signature Bosch qui figure sur certains de ses tableaux. Le pseudonyme renvoie à la ville natale de l’artiste, ’s Hertogenbosch ou Bois-le-Duc, une des quatre villes principales du duché de Brabant à l’époque, ville dans laquelle il a probablement passé la plus grande partie de sa vie.

Bien qu’il ne soit jamais allé en Espagne, Bosch y est considéré comme un peintre ‘national’ (17). Il y fut reconnu comme l’un des plus grands artistes et ce de manière ininterrompue depuis la fin du XVe siècle. Même s’il a été quelque peu oublié pendant la période baroque, son originalité n’a jamais cessé d’être reconnue aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Encore de son vivant, le nom de Bosch est associé à la monarchie espagnole et à sa cour. Dans l’inventaire des biens de la Reine Catholique dressé par Juan de Pacheco (18), figure un tableau représentant la Madeleine ou Marie l’Égyptienne, considéré comme de la main de Jeronimus (19). Cette œuvre a pu se retrouver entre les mains de la Reine suite à l’héritage reçu de sa fille Isabelle d’Aragon. Elle aurait été offerte à cette dernière par sa sœur Juana, Jeanne la Folle, laquelle se rendit plusieurs fois à Bois-le-Duc et put ainsi connaître de première main l’œuvre du peintre (20). L’époux de Jeanne, Philippe le Beau, appréciait beaucoup, lui aussi, la peinture de Bosch. C’est à son nom qu’est associée l’unique commande à l’artiste ayant laissé une trace dans les documents (21). Il s’agissait d’un Jugement dernier (22).

C’est Philippe II, toutefois, qui fut le plus grand collectionneur de Bosch et c’est à lui que nous devons les œuvres du peintre aujourd’hui exposées au Musée du Prado. Philippe II avait racheté deux grandes collections de peintures boschiennes : celle de Felipe de Guevara et celle de Ferdinando Álvarez de Toledo (23). Ces deux personnages étaient liés à la cour d’Espagne en Flandre.

On a beaucoup écrit sur l’étrange goût du monarque pour le peintre. Le frère José de Sigüenza (1544-1606), qui fut bibliothécaire, archiviste et conservateur des reliques de l’Escorial, justifiait cet intérêt particulier par le fait que l’œuvre du peintre ne pouvait pas être considérée comme des « disparate », des « absurdités », mais bien plutôt comme « des livres de grande prudence et de science »  (24). On ignore si José Lázaro s’intéressait à ce sens religieux. Ce qui est évident, c’est qu’il voyait dans l’acquisition de peintures de Bosch le couronnement de son activité de collectionneur. Ce n’était pas seulement le fait de posséder des œuvres d’un peintre flamand aussi fameux qui importait à ses yeux, mais aussi de collectionner ce qui auparavant avait été recherché par des monarques qu’il admirait particulièrement. Lázaro considérait Bosch comme l’un des véritables piliers de sa conception romantique de la culture espagnole. C’est au service de cette conception qu’il a mis le développement de sa collection.

Aucun autre collectionneur espagnol du XXe siècle n’a possédé autant d’œuvres du peintre de Bois-le-Duc et de son entourage. C’est aussi le seul qui en ait possédé un ensemble aussi complet. Il a réussi à acquérir un exemplaire de chacun des types de l’imagerie boschienne mis en évidence par José de Sigüenza. Celui-ci a établi trois catégories au sein de l’œuvre de l’artiste. Tout d’abord, il y aurait « les peintures dévouées à la vie du Christ », parmi lesquelles on pourrait inclure le panneau MLG 3047, le Couronnement d’épines. Ensuite, « les peintures de Saints » comme la Méditation de saint Jean-Baptiste MLG 8155 et, enfin, « les peintures macaroniques », dans lesquelles il incluait le Jardin des délices ou les Sept Péchés capitaux. Ce sont les peintures à fond moralisant. On pourrait rattacher à ce troisième groupe la Vision de Tondal MLG 2892.

Des trois tableaux du Musée Lázaro, un seul peut être considéré comme indubitablement autographe. Les deux autres doivent être rattachés à son atelier et à ses disciples. Nous développerons plus avant les arguments qui autorisent un tel jugement.

L’année 2016 a été marquée par la commémoration du 500e anniversaire de la mort de Hieronymus Bosch. Ce fut une année de grandes expositions et de colloques. On a beaucoup publié sur l’artiste, sur son œuvre et sur l’attribution de certains tableaux. Le Musée Lázaro Galdiano n’est pas demeuré en reste. Il a participé aux deux grandes expositions internationales organisées à Bois-le-Duc et à Madrid. Il a également pris part à la réunion du CODART en Espagne (25) et aux colloques mis sur pied par l’Universitat de Barcelone (26) et par la Fondation Carlos de Amberes de Madrid (27). Les œuvres boschiennes du musée ont été diffusées auprès du grand public à travers des films. Tout cela a contribué à amplifier les connaissances à leur sujet. Grâce aux commémorations de l’Année Bosch et aux collaborations nouées avec des institutions telles l’Instituto del Patrimonio Cultural de España (IPCE) ou le Musée National du Prado, deux des trois tableaux de la collection ont pu être restaurés, ce qui a permis des examens de laboratoire (28).

L’étude historique des œuvres appartenant à une collection privée n’est pas une tâche aisée. En effet, les pièces provenant du commerce de l’art ne laissent souvent que peu de traces dans les archives. Dans notre cas, s’il y a eu des documents d’acquisition, ils ont quasiment disparu. Les archives Lázaro Florido ne contiennent que très peu de données. Ainsi, nous n’avons retrouvé qu’une seule mention concernant un achat. Il s’agit d’un reçu signé par Luis Triana en date du 5 septembre 1934. Il correspond à la vente d’un portrait attribué à Van Orley, pour lequel 26.000 pesetas auraient été payées au Duc de Ansola (29).

Enquêter sur la provenance des œuvres de la collection constitue donc un travail difficile, dont les résultats demeurent souvent hypothétiques. Les sources principales sont constituées par les documents publiés par le collectionneur lui-même. Dès 1902, il fit imprimer une collection de cartes postales par sa maison d’édition, La España Moderna. En 1913, fut publiée une série de photographies, réalisées par le photographe Joseph Lacoste. Enfin, entre 1926 et 1927, sortit de presse le luxueux catalogue illustré en deux volumes de la collection, édité par son propriétaire.

D’autres sources d’informations sont cependant disponibles. On citera notamment : des catalogues de vente, des photographies montrant la disposition des tableaux dans la demeure du collectionneur, les inventaires dressés par la Junta de Incautación y Protección del Tesoro Artístico. Ces différentes sources permettent de reconstituer un cadre chronologique. Elles ne fournissent toutefois, le plus souvent, qu’un terminus ante quem pour les acquisitions.

En se basant sur ces sources, on peut affirmer que la première des trois œuvres boschiennes qui aient été acquises est la Vision de Tondal. La photographie correspondante fut en effet publiée par Lacoste dès 1913. Le Saint Jean-Baptiste apparaît pour la première fois dans le catalogue de 1926-1927. Enfin, le tableau de la Dérision du Christ fut enregistré pour la première fois en 1937, dans l’inventaire dressé par la Junta de Incautación y Protección del Tesoro Artístico.

Nous ne pouvons rien affirmer de certain quant à la provenance de ces trois pièces. Le Saint Jean-Baptiste provient peut-être du marché artistique londonien. En effet, son probable pendant, le Saint Jean Évangéliste à Patmos, qui se trouve aujourd’hui à la Gemäldegalerie de Berlin, a été acquis en 1907 dans le commerce anglais. Toutefois, on ne saurait exclure que le Saint Jean-Baptiste se soit trouvé à un certain moment sur le marché artistique espagnol. Au début du XXe siècle, en effet, de nombreux biens ecclésiastiques furent mis en vente en Espagne, vu qu’aucune loi ne protégeait alors le patrimoine artistique national (30).

L’usage voulait que des religieuses apportassent des œuvres d’art lors de leur entrée au couvent en guise de dot. On sait par exemple que Luisa et María, les deux filles de Felipe de Guevara et de Beatriz de Haro, tous deux collectionneurs de Bosch, ont été religieuses de Santo Domingo el Real et de la Concepción Franciscana à Madrid. Ces deux couvents furent transférés à la fin du XIXe et au début du XXe siècle dans de nouveaux bâtiments, situés dans le quartier madrilène de Salamanca. Pour l’occasion, certains biens furent vendus. Selon ses propres dires, Lázaro aurait acquis des tableaux lors de la vente de la Concepción Jerónima (31). Si de telles ventes ne constituaient rien d’exceptionnel, elles n’ont toutefois laissé aucune trace dans les documents, de sorte que nous en sommes réduits aux hypothèses.

Nous avons davantage de détails sur la provenance du Couronnement d’épines. En 1901, Manuel Gómez Moreno entreprit l’inventaire, publié seulement en 1967, du patrimoine artistique de la province de Salamanque. Il y décrit un tableau du Couvent des Carmelitas Descalzas identique à celui qui se trouve au Musée Lázaro (32). Même les dimensions correspondent. L’auteur rapporte que c’est une religieuse de Bilbao qui aurait apporté l’œuvre au couvent. Celui-ci a plusieurs fois changé de siège. En 2017, la Supérieure a affirmé que le tableau n’était plus conservé dans le monastère et qu’elle ne connaissait pas son existence. Il est possible que les religieuses furent obligées de vendre des œuvres d’art pour pouvoir financer certaines réparations. On peut conclure que le Couronnement d’épines acquis par Lázaro provient certainement des Descalzas de Salamanque, tout comme d’ailleurs la Vierge à l’Enfant MLG 3044, une œuvre du Maître des Demi-Figures.

Lázaro pensait détenir une quatrième peinture de Bosch. Il s’agit d’un portrait dont l’existence est connue grâce à la correspondance entretenue avec Friedländer. Il possédait dans sa bibliothèque plusieurs volumes de la première édition de l’Altniederländische Malerei (33). Il consultait régulièrement le célèbre historien d’art allemand sur des questions d’attribution. Il existe dans les archives Lázaro la traduction en espagnol d’une lettre datant du 2 novembre 1920 (34). Dans cette lettre, Friedländer répond à des questions de Lázaro concernant non moins de dix peintures, parmi lesquelles une œuvre que ce dernier pensait être de Bosch. Friedländer lui répondit : « C’est une idée très ingénieuse d’attribuer cet impressionnant portrait à Bosch, il date plus ou moins de 1500, je n’ai jamais rien vu de tel ». L’attribution à Bosch fut formulée avant la publication du catalogue de 1926-1927. Dans celui-ci, on ne trouve aucun portrait peint par Bosch. Peut-être Lázaro se sera-t-il rendu compte du caractère pour le moins téméraire de son ingénieuse attribution…

Fig. 1 – Jérôme Bosch, Saint Jean-Baptiste méditant dans le désert, ca 1495, détrempe et huile sur panneau, 48 x 40 cm. Madrid, Museo Lázaro Galdiano, MLG 8155.
Photo : MLGFermer
Fig. 1 – Jérôme Bosch, Saint Jean-Baptiste méditant dans le désert. Madrid, Museo Lázaro Galdiano.

Le Saint Jean-Baptiste est une œuvre exceptionnelle que Lázaro a dû acquérir aux alentours de 1918-1919 (fig. 01). C’est l’une des rares œuvres qui soient attribuées aujourd’hui de manière unanime à Bosch. Elle n’apparaît pas dans la monographie de Paul Lafond publiée en 1914 (35). August L. Mayer est le premier à l’avoir mentionnée dans un article de 1920. Lázaro semble avoir entretenu une profonde relation d’amitié avec cet historien de l’art. Ils échangèrent une correspondance abondante, dont une partie au moins est conservée dans les archives Lázaro (36). Dans ces lettres, il est question du marché d’art, de certaines personnalités du monde scientifique comme Berenson et de la situation politique difficile dans l’Allemagne d’alors.

Mayer ne considère pas le Saint Jean-Baptiste comme une œuvre autographe de Bosch. Il parle d’ « un petit tableau […] qui est extraordinairement proche de Bosch »  (37). « La seule chose, ajoute-t-il, qui interdise de lui attribuer cette précieuse image, c’est le rendu des feuilles des arbres sous la forme de nombreux points de lumière ». Il conclut toutefois : « Il n’y a pas de doute, cependant, que l’œuvre doit être située le plus près possible du maître hollandais (sic) ».

En 1927, dans le volume de l’Altniederländische Malerei consacré notamment à Gérard de Saint-Jean et à Bosch, Friedländer fait aussi référence au Saint Jean-Baptiste. Il évoque « une composition remarquable (dont l’invention revient) sans aucun doute à Bosch »  (38). Il précise cependant : « Je ne peux juger de l’exécution parce que je connais l’œuvre seulement par la reproduction ». Quant à Lázaro, ignorant les doutes exprimés par Mayer, il avait publié dès 1926 son Saint Jean-Baptiste comme une œuvre autographe de Bosch dans le premier tome de son catalogue illustré (39).

Le 8 Juillet 1936, la pièce fut présentée à l’exposition monographique organisée par le Musée Boymans de Rotterdam. L’accueil fut enthousiaste. Dans le catalogue, le tableau est qualifié de « frappant par sa composition originale »  (40). Il est précisé que « ce chef-d’œuvre est exposé ici pour la première fois ». L’autographie du tableau est affirmée explicitement. Boymans essayera de l’acquérir. Mayer affirmait toutefois avoir un ami disposé à débourser une somme supérieure aux 700.000 francs proposés par le musée (41).

La peinture est également mentionnée dans la monographie de Tolnay en 1937 comme œuvre incontestable de Bosch (42). L’historien d’art hongrois qualifie son style de « véritablement flamboyant » et la situe à l’époque du Jardin des délices.

Ce n’est que treize ans après l’exposition du Musée Boymans que le Saint Jean-Baptiste retourna au Parque Florido. Quelques jours après le coup d’état de 1936, Lázaro quitta Madrid et il n’y est revenu qu’au terme de la Seconde Guerre mondiale. Durant toute cette période, le tableau est demeuré sous la garde du Musée Boymans de Rotterdam. Protégé ainsi des menaces que la Guerre civile faisait peser sur le patrimoine artistique espagnol, il dut toutefois être dissimulé pour échapper aux réquisitions opérées par les troupes allemandes dans les pays qu’elles occupaient. Le directeur du Musée Boymans rapporte que, vu les risques qu’encourait l’œuvre, elle fut d’abord cachée dans le sous-sol du musée puis, plus tard, dans les couloirs souterrains du Mont Saint-Pierre à Limbourg, près de Liège.

Dès son retour en Espagne, Lázaro entreprit des démarches pour récupérer le tableau mais les négociations laborieuses avec le Musée Boymans, qui se « refusait » à le rendre, n’aboutirent qu’après la mort du collectionneur. Ce n’est qu’en 1949 que l’action lancée par la Commission administrative en charge de la gestion du legs Lázaro à l’état espagnol fut couronnée de succès. Le tableau fut remis à Jerónimo Seisdedos, restaurateur en chef du Musée du Prado et au Directeur général des Beaux-Arts, Juan de Contreras López de Ayala, marquis de Lozoya, qui se rendirent en personne à Rotterdam (43).

Ainsi donc, le Saint Jean-Baptiste méditant n’est pas seulement un chef-d’œuvre du musée et une magnifique peinture du maître de Bois-le-Duc, il fut également une des œuvres les plus convoitées de la collection.

Iconographie : le donateur caché

Le panneau du Saint Jean-Baptiste est constitué de deux planches verticales assemblées à joints vifs, sans cheville. Aucun des quatre côtés ne présente ni feuillure, ni biseautage, ni barbes. Certains éléments dans l’image sont incomplets, comme le gland dans l’angle inférieur gauche, ce qui indique clairement que le panneau n’a pas conservé ses dimensions originelles.

Le support en chêne a été raboté jusqu’à une épaisseur de 4 mm et un parquetage a été mis en place. Il est constitué de huit planches verticales et de six disposées horizontalement. Le parquetage a été fréquemment utilisé au début du XXe siècle pour stabiliser les panneaux et éviter qu’ils ne se courbent. Ce type de corset a toutefois eu des effets sur les tableaux qui n’étaient pas toujours ceux désirés.

Le Saint Jean-Baptiste a été soumis à au moins trois restaurations. La dernière, réalisée par l’Institut du Patrimoine historique espagnol (IPHE) en 1995, est la seule qui soit documentée. Elle fut publiée par son auteure María Dolores Fuster (44). Les documents techniques, en particulier la radiographie et la réflectographie dans l’infrarouge, réalisées à cette occasion par Araceli Gabaldón et Tomás Antelo, ont mis en évidence, au-dessous de la plante du premier plan, la figure d’un commanditaire caché qui faisait sûrement partie de la composition initiale (figg. 2, 3).

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    En 2016, à l’occasion du cinquième centenaire de la mort de Bosch, le Musée Lázaro Galdiano a offert sa collaboration au Bosch Research and Conservation Project (BRCP). Grâce à cette collaboration, des informations nouvelles ont pu être obtenues, tant en ce qui concerne la technique d’exécution que le dessin sous-jacent ou le donateur dissimulé. La documentation technique réalisée par le BRCP a été mise à la disposition du public. Il peut désormais prendre connaissance des importants changements apportés par le peintre à l’image, tant au niveau du dessin sous-jacent qu’au niveau des couches picturales inférieures (45).

    Comme il est fréquent chez Bosch, la peinture achevée offre un résultat surprenant et énigmatique ; il s’agit d’une composition fragmentaire et modifiée, d’où les difficultés d’interprétation.

    Saint Jean-Baptiste, représenté dans une attitude de méditation, signale de la main droite à l’attention du spectateur un agneau couché de l’autre côté de la banquette sur laquelle il prend appui. L’animal est quasiment identique à celui figuré sur le volet droit du triptyque de l’Adoration des Mages du Prado. Pourtant, le sens iconographique est différent. Dans le panneau Lázaro, l’animal vers lequel le Baptiste pointe le doigt est l’Agneau mystique, symbole de sacrifice et de salvation. En revanche, dans le volet du Prado, il est associé aux bergers et permet au spectateur d’identifier sainte Agnès, dont il constitue l’attribut iconographique parlant.

    La physionomie du saint Jean-Baptiste est caractéristique de Bosch. Son visage semble le même que celui du personnage qui fustige le Christ dans la Montée au Calvaire de l’Escorial. La scène est située dans un paysage ouvert, inquiétant et plein de détails troublants. Dans le fond, deux étranges architectures présentent l’aspect de montagnes fabuleuses. Au premier plan, devant le Baptiste, on observe une plante fantastique. Tout autour se remarquent de petits animaux dans des attitudes diverses et aux significations potentielles multiples.

    Des auteurs comme Tolnay (46) ou Baldass (47) considèrent la plante du premier plan comme une représentation symbolique de la mandragore, un végétal aux propriétés hallucinogènes auquel on attribuait au Moyen Âge un pouvoir à la fois démoniaque et aphrodisiaque. Pour d’autres érudits, comme Fraenger (48), cette même plante doit être associée à Isaïe 51:1-3 et annoncerait la Résurrection du Christ. Dans cette perspective, Michel Weemans estime pouvoir la mettre en relation dialectique avec l’Agneau mystique, représenté à droite (49).

    Ce qui est sûr, c’est qu’au-delà de toutes ces explications symboliques ou tentatives d’identification, la plante avait comme fonction première de recouvrir la figure du commanditaire. Elle a été récemment étudiée par le botaniste Eduardo Barba. Celui-ci conclut qu’il s’agit d’une « chimère » réalisée à partir de la combinaison de dix plantes différentes (50). L’auteur met en évidence l’excellente connaissance que Bosch possédait de la botanique. Il apparaît que l’artiste a soumis le monde végétal à un même travail de recréation combinatoire que le monde animal, en s’inspirant des ‘inventions’ peintes dans les marges des manuscrits (51).

    Le fait que le commanditaire n’a pas été simplement recouvert par une tache neutre mais bien par cette « chimère » végétale si complexe, nous pousse à chercher une explication. Le peintre a-t-il voulu exprimer une opinion au sujet du donateur ? Nous ne pouvons pas l’affirmer. Ce qui est certain, c’est que la plante met en évidence, une fois de plus, la prodigieuse imagination de Bosch.

    Le personnage dissimulé portait un bonnet et un habit très similaires à ceux que du commanditaire de l’Adoration des mages du Prado. Ce dernier a pu être identifié : il s’agit de Peter Scheyfve, un riche bourgeois d’Anvers (52). La forme générale des deux visages est également assez ressemblante. Malheureusement, celui qui figure sous l’étrange fruit est traversé par la zone de contact entre les deux planches. Les anciennes restaurations effectuées sur cette partie du tableau ont entraîné une altération qui empêche l’identification du personnage. En se basant sur la mode vestimentaire, on peut toutefois suggérer une datation approximative du tableau vers 1495.

    La présence de commanditaires cachés, rendus visibles par la réflectographie infrarouge ou par la radiographie, constitue un phénomène relativement fréquent dans l’œuvre de Bosch. Sur la trentaine de tableaux connus de nos jours, il y en a au moins trois qui comportent un donateur dissimulé, à savoir : le triptyque de Sainte Libérata de Venise, l’Ecce Homo de Francfort et le Saint Jean-Baptiste Lázaro. Il y a également un donateur qui a été esquissé au stade du dessin sous-jacent dans le triptyque du Jugement dernier de Vienne, puis abandonné.

    On a beaucoup spéculé sur le rapport de Bosch à ses commanditaires. À mon sens, la seule chose que l’on puisse affirmer à ce sujet est qu’il ne dut pas avoir les meilleures relations avec certains d’entre eux, lesquels ont pu refuser les œuvres initialement commandées. En recouvrant de peinture le client insatisfait, l’artiste pouvait espérer trouver un nouvel acheteur.

    Je ne pense toutefois pas que cette insatisfaction puisse s’expliquer par les conceptions par trop innovatrices ou choquantes de l’artiste. Rien de cela n’apparaît dans la Sainte Libérata ou dans l’Ecce homo de Francfort. En outre, on peut considérer que ceux qui commandaient une œuvre au maître de Bois-le-Duc devaient connaître son style peu conventionnel.

    Exécution de la peinture

    Quand on combine les résultats des analyses chimiques et stratigraphiques de 1995 (53) avec la macrophotographie des couches picturales réalisée en 2016 (54), on peut se faire une idée assez précise de la façon dont Bosch a travaillé. La couche de préparation est faite de carbonate de calcium, ce qui était habituel dans la peinture flamande. Sur cette couche, on a appliqué un apprêt comportant une charge en protéines qui servait à l’imperméabiliser. Cette couche d’imperméabilisation présente une épaisseur variable, ce qui n’est pas sans influence sur la perception de la couche picturale.

    Le dessin sous-jacent est très caractéristique de l’un des groupes identifiés au sein de l’œuvre de Bosch. Il a été fait au pinceau avec très peu de charbon. C’est un dessin d’aspect schématique, esquissé avec un tracé souple. Il n’y a quasiment pas d’ombres. Par rapport à l’exécution picturale, le dessin présente quelques différences, dans la disposition du visage et des yeux notamment. Plusieurs œuvres appartiennent au même groupe, notamment le Saint Jean à Patmos de Berlin, le triptyque des Ermites de Venise et le Saint Antoine de Kansas City, récemment incorporé au catalogue de l’artiste.

    Grâce aux nouveaux documents techniques, on peut observer que le Saint Jean-Baptiste a été réalisé en deux étapes, avec deux pinceaux différents : un pour les figures et pour les fonds, un autre beaucoup plus fin, pour les visages et les plis. Dans la zone du commanditaire, seul le dessin du visage est visible, l’habit (55) obscur nous empêchant de voir la couche inférieure.

    Au moment d’appliquer les couleurs, on a laissé quelques zones de réserve, notamment pour la figure du commanditaire, dans le rouge du manteau du Baptiste, ce qui permet d’affirmer que cette figure faisait bien partie de la composition initiale. Toutefois, le processus créatif présente chez Bosch un caractère continu et variable. Le peintre s’autorise des modifications tant au niveau du dessin sous-jacent qu’à celui de l’exécution picturale. Il combine l’utilisation de réserves à des superpositions picturales et ce jusqu’au dernier moment.

    La palette utilisée est typique de l’artiste (56). La peinture a été appliquée en deux ou trois couches successives dont la densité et la fluidité diffèrent. En certaines occasions, l’artiste a posé de la peinture humide sur une couche sèche et en d’autres, de l’humide sur de l’humide, ceci pour obtenir des effets de transparence ou, au contraire, d’opacité. Souvent, il achevait son travail en profilant certains détails par des coups de pinceaux chargés de jaune de plomb et d’étain dans les lumières et de charbon dans les ombres. Parfois, il terminait avec un pinceau sec, de manière à produire un effet de texture. C’est le cas dans l’agneau et dans les rehauts rouges du visage du saint.

    La destination de l’oeuvre

    En 1943, Ludwig Von Baldass proposa de considérer le panneau Lázaro comme le volet gauche d’un triptyque dont le volet droit aurait été le Saint Jean à Patmos de la Gemäldegalerie de Berlin, lequel conserve son verso peint (57) (figg. 4, 5). Le revers du panneau madrilène, qui a été raboté, ne présente bien entendu aucune trace de peinture au revers. La thèse de Baldass a été reprise par María Dolores Fuster, qui a tenté de reconstituer l’hypothétique triptyque (58). Elle émet toutefois des doutes, au vu des résultats de la reflectographie.

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      Lors de l’exposition monographique organisée à Rotterdam en 2001, Jos Koldeweij a proposé que le Saint Jean-Baptiste méditant et le Saint Jean à Patmos auraient initialement fait partie du retable sculpté par Adriaen Van Wesel pour la Confrérie de Notre-Dame de l’église collégiale Saint-Jean de Bois-le-Duc (59). Les deux panneaux auraient constitué les volets supérieurs dudit retable. Cette théorie se base sur une série de chroniques et de documents attestant la participation de Bosch à la réalisation du nouveau retable.

      Nous émettons des doutes face à cette théorie. D’une part, on ignore les dimensions originales du panneau Lázaro. Nous ne savons pas non plus quand il a été modifié pour la première fois. Le fait qu’il a été raboté et parqueté empêche de déterminer si le revers a jamais été peint. Lázaro a fait raboter et parqueter la plupart de ses peintures sur bois, suivant le conseil de son restaurateur attitré José Alaminos. Toutes n’étaient certainement pas, à l’origine, des volets de triptyque. Par ailleurs, il faut relever que le Saint Jean-Baptiste a été exécuté avec un soin de miniaturiste qui semble inapproprié dans le cas d’une peinture destinée à être contemplée à plusieurs mètres de distance.

      En outre, le registre supérieur d’un retable de la fin du Moyen Âge n’accueille normalement pas la représentation de donateurs. Ceux-ci occupaient habituellement la partie inférieure de l’ensemble. La partie supérieure était réservée au monde céleste.

      En définitive, il n’y a jusqu’à présent aucune certitude quant à la destination originale du tableau. Énigmatique autant que précieuse, cette pièce constitue sans doute un des apports les plus importants qu’ait fait Lázaro au patrimoine espagnol.

      Iconographie

      Fig. 6 – Jérôme Bosch (atelier de), Vision de Tondal, détrempe et huile sur panneau, 54 x 72 cm. Madrid, Museo Lázaro Galdiano, MLG 2892.
      Photo : MLGFermer
      Fig. 6 – Jérôme Bosch (atelier de), Vision de Tondal. Madrid, Museo Lázaro Galdiano.

      En bas à gauche, une inscription nous livre la clef du tableau : Visio Tondaly (sic), la Vision de Tondal (fig. 06). Il s’agit d’un texte religieux rédigé au XIIe siècle à Ratisbonne par un moine irlandais du nom de Marcus. Celui-ci rapporte le récit d’un certain Tondalus, un chevalier irlandais qui, durant un songe de trois jours, va voyager dans l’Autre Monde. À son réveil, bouleversé par ce qu’il y a vu, il décide de changer de vie et de devenir moine. L’ouvrage a connu un grand succès. Au XVe siècle, il y en eut non moins de 43 éditions imprimées en quinze langues différentes. L’une d’elles parut d’ailleurs à Bois-le-Duc en 1484. La Getty Foundation conserve en outre un manuscrit de la Vision de Tondal achevé en 1475 et illustré par Simon Marmion. Le texte était certainement connu de Bosch, vu qu’il s’en est inspiré pour peindre certaines scènes dans ses œuvres les plus importantes, comme le Chariot de foin ou le Jardin des délices. À propos de ces deux triptyques, Nigel Palmer (60) fait remarquer que Bosch n’opérait nullement une transposition littérale du texte. Au contraire, il le combine avec d’autres récits et crée ainsi sa propre interprétation.

      Le livre de Marcus réunit tous les types de pécheurs. En revanche, dans le panneau de la collection Lázaro, l’accent est mis sur les sept péchés mortels ou capitaux et sur leur châtiment. C’est là un thème récurrent chez Bosch et dans son entourage. Néanmoins, on peut affirmer que l’histoire de Tondal constitue bien le cadre de référence de l’œuvre ainsi que la source de certains détails.

      Le peintre, conscient des difficultés qu’éprouverait le spectateur à comprendre le contenu de la composition, a dû estimer nécessaire de la mettre en relation de manière explicite avec une source écrite. C’est ce qui explique le titre qui figure en contrebas : Visio Tondaly. L’insertion de texte dans les images est une pratique maintes fois attestée chez Bosch. C’est ainsi que le Jardin des délices, l’Extraction de la pierre de folie ou la table des Sept Péchés capitaux comportent des légendes explicatives. Par cette pratique, Bosch s’inscrit dans la tradition horatienne de l’ « Ut pictura poesis ».

      L’interprétation des sources

      « Que voit-il, Jérôme Bosch, ton œil étonné ? Pourquoi cette pâleur sur ton visage ? Vois-tu peut-être devant toi les Lémures et les spectres volants de l'Erèbe ? Ou pourrait-on croire que tu as visité les demeures de l'implacable Pluton et les profondeurs du Tartare, si bien ta dextre a su peindre tout ce que cachent les entrailles de l'Averne »  (61).

      Une grande tête surgit au centre de la scène, comme un homme-montagne. Au sommet de cette tête, on aperçoit une représentation du péché originel, avec la figure d’Adam. Il est accompagné de trois figures fantastiques relevant du règne animal : un singe, un poisson ouvrant la bouche avec ses propres mains et une chouette qui frappe Adam avec des verges. Deux arbres sortent des oreilles de la grande tête. À ces arbres est suspendu un grand tissu blanc qui rappelle le pagne du Christ. Le motif ferait allusion à la rédemption du péché par la mort de Jésus.

      Fig. 7 – Jérôme Bosch (atelier de), Vision de Tondal (détail), détrempe et huile sur panneau, 54 x 72 cm. Madrid, Museo Lázaro Galdiano, MLG 2892.
      Photo : MLGFermer
      Fig. 7 – Jérôme Bosch (atelier de), Vision de Tondal (détail). Madrid, Museo Lázaro Galdiano.

      Des rats noirs, symbole médiéval de la luxure, sortent des oreilles et des orbites brillantes des yeux du gigantesque visage (fig. 07). Ils représentent vraisemblablement les tentations qui pénètrent en nous par les sens. Des pièces de monnaie, qui renvoient à l’Avarice, tombent du nez du monstre dans ce que l’on peut considérer comme une image de la Luxure, inspirée par le texte de Marcus : des nonnes et des moines se baignant dans une grande cuve remplie de vin (fig. 08). Ils sont accompagnés par un arbalétrier et par un cadavre, seule figure vêtue. Ces figures ne sont pas sans rappeler les danses macabres médiévales, ces images où toutes les classes de la société sont confrontées à la mort sous la forme de squelettes animés. De telles images avaient pour but de rappeler aux vivants leur condition mortelle et leur vulnérabilité face aux péchés.

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        La grande tête associée à l’Avarice semble résulter de la fusion de deux récits irlandais : la Vision de Tondal et le Voyage de saint Brandan. Ils ont tous les deux fait l’objet de multiples éditions imprimées, qui ont profondément marqué l’imaginaire populaire.

        Dans le chapitre XIII de la Vision de Tondal  (62), en faisant référence aux punitions qui attendent les avaricieux, Marcus décrit la rencontre du chevalier avec Achéron (63), présenté comme « une horrible bête, si grande que l’âme du chevalier n’avait même jamais vu de montagne de telle taille… Sa gorge était capable d’engloutir dix mille hommes armés et à cheval ». Dans le tableau, l’artiste évoque la grande gorge par la cuve où se baignent les luxurieux. Quant au corps du dragon, comparé dans le texte-source à une montagne, il a été pourvu par le peintre d’une peau écailleuse de couleur verte qui, selon Eduardo Barba, s’inspirerait de la fleur de houblon.

        Dans le Voyage de saint Brandan, nous pouvons lire qu’après un voyage de neuf jours, le saint ermite eut l’occasion de discuter sur la plage avec la tête coupée d’un bandit païen, un géant qui détruisait les bateaux des pêcheurs. Brandan proposa à l’immense tête de la ramener à la vie, pour peu que le géant acceptât de changer de conduite et de devenir un bon chrétien. Le géant refusa, craignant, dans une nouvelle vie, de retomber dans ses erreurs. Cet épisode occupe une place importante dans la version néerlandaise du Voyage de saint Brandan, connue grâce à un manuscrit de ca 1400 conservé à Stuttgart (64). L’idée du repentir se trouve au centre du récit.

        Le peintre fait manifestement référence à deux textes connus de son temps pour en tirer une leçon morale propre. Comme le note Roger Marijnissen, Bosch avait un rapport extrêmement créatif vis-à-vis des sources littéraires et une grande capacité de synthèse (65). Dans son œuvre, on ne trouve jamais de transpositions littérales, mais toujours une interprétation personnelle. Nous ne connaissons pas la version ou les versions de la Vision de Tondal que Bosch a pu avoir entre ses mains. Il est établi qu’une Visio Tnugdali a été imprimée à Bois-le-Duc en 1484, deux ans après celle d’Anvers, mais l’unique exemplaire conservé a été détruit par un incendie en 1914 (66). Bosch a pu connaître une autre édition, publiée à Strasbourg vers 1500. Elle était illustrée.

        Si nous continuons de parcourir le tableau, nous découvrons sur la droite, sous une sorte de casque dont la bordure est couverte de grenouilles, la représentation des châtiments associés à la Colère et à la Gourmandise. Un personnage diabolique force un damné à boire, un autre démon transperce un second damné d’une épée (fig. 09). À leurs pieds gisent des corps démembrés.

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          Au-dessus du casque se trouve un lit, dans lequel un homme est couché. L’homme est assailli par divers reptiles et devant lui, un personnage cadavérique ouvre le rideau, lui désignant l’Enfer du doigt. La scène semble représenter (le châtiment de) la Paresse, selon une iconographie fréquente chez Bosch. Elle apparaît dans les Sept Péchés capitaux du Prado et dans la Mort de l'Avare de la Samuel H. Kress Collection de Washington.

          Sur le flanc droit de l’homme-montagne, on aperçoit une dame âgée qui semble porter un masque mortuaire (fig. 10). Elle présente un miroir à une jeune fille au visage mélancolique, nue et assise sur un sol vert, qui refuse de s’y regarder. L’image est associée à l’Orgueil, elle se répète dans un grand nombre de danses macabres.

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            Enfin, dans une sorte de grotte, on peut distinguer deux figures nues étendues. Associées à un serpent, elles représentent probablement Adam et Ève, expulsés du Paradis terrestre pour avoir succombé au péché de l’Envie. Leurs âmes sont torturées par des chiens. Cette image est connue sous différentes variantes, comme celle qui apparaît dans le Jardin des délices du Prado.

            Composition de l’espace

            Dans le tableau, la composition met en place un espace, dans lequel la perspective est un moyen comme un autre mis au service de la narration. La tête de l’homme-montagne se détache sur un horizon curviligne, permettant au peintre d’opposer deux représentations antagonistes, à gauche et à droite, relevant de l’eschatologie : le Ciel et l’Enfer. Quant au Purgatoire, il occupe le reste du tableau. C’est le lieu des punitions temporaires, sur la durée de laquelle les descendants des défunts peuvent influer par leurs prières.

            Les représentations de l’Enfer chez Bosch, peut-être inspirées par l’incendie qui toucha Bois-le-Duc pendant son enfance, sont très caractéristiques de cet artiste, comme l’avait déjà remarqué le Père Sigüenza. Elles durent avoir un grand succès, à en juger par les répétitions qu’elles ont suscitées. La peinture du Musée Lázaro comporte ce qui semble être la représentation d’une ville incendiée devant laquelle se découpent des figures sombres. À leurs pieds surgit une mer de feu qui brûle les âmes. L’image remet en mémoire la description de Marcus (67).

            Le ciel, sur la gauche, pourrait également évoquer le récit de Marcus. Ce dernier parle d’un espace divisé par cinq murs d’or et d’ivoire, entre lesquels surgit l’arbre de l’Église (68). Dans ce grand arbre se développe l’une de ces formes sphériques typiques de Bosch, dont on observe de nombreux exemples dans le Jardin des délices. À l’intérieur de la sphère, un personnage masculin attise le feu, à l’instar de Prométhée, le dépositaire du feu des dieux (fig. 11). Une seconde figure, qui pourrait être Pandore, l’accompagne, enrichissant ainsi d’une référence classique le message chrétien implicite du tableau.

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              Dans l’espace central, on voit différentes scènes évoquant les péchés capitaux. Enfin, la partie inférieure du tableau sert à introduire le voyage initiatique de Tondal. Son esprit est guidé par un ange, mais aussi par des démons. Au milieu du premier plan, on remarque une figure assise sur un dé. Le trois est bien visible : l’allusion à la triade Enfer-Paradis-Purgatoire est manifeste.

              Motifs récurrents de l’iconographie de Bosch

              Faisant référence aux peintures moralisantes et ‘macaroniques’ de Bosch, José de Sigüenza écrivait : « Bosch met toujours dans ce type de peintures du feu et une chouette. Par le premier de ces motifs, il nous fait comprendre qu’il est important d’avoir en mémoire le feu éternel […]. Et par le second, il nous indique qu’il réalise ses peintures avec soin et attention et que c’est avec attention qu’il convient de les regarder … »  (69). Ces deux éléments, le feu et la chouette, se retrouvent dans la Vision de Tondaly.

              Fig. 12 – Jérôme Bosch (atelier de), Vision de Tondal (détail), détrempe et huile sur panneau, 54 x 72 cm. Madrid, Museo Lázaro Galdiano, MLG 2892.
              Photo : MLGFermer
              Fig. 12 – Jérôme Bosch (atelier de), Vision de Tondal (détail). Madrid, Museo Lázaro Galdiano.

              La partie inférieure du tableau, allusive au voyage visionnaire, est remplie de figures typiques de l’iconographie de Bosch. Felipe de Guevara nommait « grilli » ces personnages chimériques aux attitudes étranges, qui composent le monde symbolique de l’artiste (70). Bien qu’hérités des marges des manuscrits médiévaux, ces personnages présentent une telle singularité qu’ils sont immédiatement reconnaissables comme boschiens. Ainsi, en bas du tableau, on aperçoit un personnage à cheval sur un oiseau géant (fig. 12). Un autre individu joue d’une flûte qui s’est développée à partir de son propre museau (fig. 13). Des chiens démoniaques mordent Adam et Ève. Un serpent, à peine esquissé au moyen d’une ligne brillante et de touches de jaune de plomb, les guette. Des chats géants remplissent de boisson ou transpercent ceux qui se sont rendus coupables des péchés de Gourmandise ou de Colère. Des dragons contemplent le bassin dans lequel surnagent les luxurieux et des grenouilles marquent le lieu de souffrance des irascibles.

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                On rencontre des figures monstrueuses similaires, mais pas identiques, dans la Tentation de saint Antoine de Lisbonne ou dans le Jardin des délices et le Chariot de foin du Prado. Les points de contact avec le Jugement dernier de Vienne sont également nombreux. Il ne s’agit pas de reprises, mais bien plutôt d’idées comparables, développées en accord avec un même répertoire symbolique et les mêmes sources littéraires.

                Fig. 14 – Jérôme Bosch (atelier de), Vision de Tondal (détail), détrempe et huile sur panneau, 54 x 72 cm. Madrid, Museo Lázaro Galdiano, MLG 2892.
                Photo : MLGFermer
                Fig. 14 – Jérôme Bosch (atelier de), Vision de Tondal (détail). Madrid, Museo Lázaro Galdiano.

                Les personnages réels, les âmes des pécheurs, les anges et le chevalier Tondal lui-même (fig. 14) se retrouvent aussi dans l’œuvre de Bosch. Les figures humaines présentent une physionomie très particulière, les visages ont toujours quelque chose d’ingénu et de caricatural (figg. 15, 16). L’artiste simplifie les traits pour obtenir une forte expressivité. Dans ces visages composés avec un savoir-faire de miniaturiste, les lumières sont indiquées par des coups de pinceau très précis. Ils sont situés au même endroit dans les œuvres autographes de Bosch. Le contour des corps reflète également la manière boschienne : le trait présente d’un côté des tons sépia et de l’autre des tons jaune clair obtenus à partir d’étain. Le canon des figures est un peu plus trapu que dans le Jardin des délices mais similaire à celui utilisé dans le Jugement dernier de Vienne et dans les Sept Péchés capitaux du Prado.

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                  Les anges aux ailes de papillon ou en forme de flammes et le motif de la cruche, des dés, des couteaux et des bucranes rapprochent également le panneau Lázaro des œuvres certaines de Bosch. D’autres similitudes peuvent être notées dans la représentation de l’eau. On observe de fines lignes blanches, comme s’il s’agissait de vaguelettes. Elles ne sont pas tout à fait parallèles à l’horizon, mais légèrement inclinées. La formule se retrouve dans le triptyque déjà cité de Venise. On signalera aussi l’aspect de feuillage en écailles de la cape de l’homme-montagne. La formule revient à plusieurs reprises dans les paysages architecturaux du Jardin des délices.

                  Étude technique

                  La restauration du tableau en 2016 a révélé une qualité d’exécution insoupçonnée. La surface picturale originelle était recouverte par de nombreux surpeints et par une épaisse couche de vernis oxydé. Une étude complète du tableau fut menée à bien : une photographie dans l’ultra-violet (fig. 17), une radiographie (fig. 18), une réflectographie dans l’infrarouge (fig. 19), des analyses chimiques et stratigraphiques sont venues compléter l’examen dendrochronologique de 2001.

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                    Voici les principaux résultats obtenus.

                    L’étude dendrochronologie donne pour les deux planches de chêne un terminus a quo probable vers 1479 (71). Ceci suggère que le tableau a dû être réalisé du vivant même de Bosch et permet d’écarter l’idée d’une imitation boschienne due à un suiveur du XVIe siècle, comme on le pensait jusqu’à présent.

                    En collaboration avec l’Institut du Patrimoine historique espagnol, les pigments ont été analysés. La palette utilisée est celle que l’on observe habituellement dans les œuvres de Bosch : céruse - blanc de plomb, calcite, laque rouge, terre rouge, azurite naturelle, jaune de plomb et d'étain, vert de gris, résinate, terre ocre et charbon ...

                    L’étude stratigraphique a mis en évidence une préparation de sulfate de calcium riche en calcolithes, sur laquelle a été posée une couche d’impression blanche, grise, rose ou bleue selon la scène représentée. La couleur contient un liant à base d’huile avec un peu d’œuf. Elle a été appliquée par couches planes, nuancées au moyen de glacis qui malheureusement ont parfois disparu.

                    On retrouve la même technique dans les tableaux de Bosch conservés au Prado. En particulier, l’usage d’une couche d’impression colorée rosée ou bleutée est attesté dans les médaillons latéraux de la Table des Péchés capitaux. De même, une laque rouge avec une base de garance et de tanin a été identifiée dans le triptyque de l’Adoration des Rois.

                    Le dessin sous-jacent, présentant un caractère d’esquisse et de nombreuses lignes verticales, est réalisé au pinceau, comme c’est souvent le cas dans l’œuvre de Bosch. Le tracé est similaire dans le triptyque des Ermites de Venise et dans certains personnages du Chariot de foin.

                    L’image radiographique est également en conformité avec ce que l’on observe dans la production autographe de Bosch. On relèvera en particulier le processus créatif permanent. L’artiste part d’une idée générale de sa composition. Après l’avoir mise en place, il la précise, la modifie et l’enrichit progressivement. La radiographie met en évidence une répartition inégale des couches picturales, lesquelles trahissent des changements successifs de conception.

                    L’artiste travaille souvent avec une détrempe grasse qu’il applique avec des pinceaux très fins pour obtenir les lumières et pour préciser certains gestes. Tout cela fait bien partie de la manière de procéder de Bosch.

                    Histoire et attribution de l’œuvre

                    En 1914, Paul Lafond considérait la vision de Tondal comme un « curieux amalgame de morceaux disparates empruntés à diverses compositions de Jérôme Bosch et de ses imitateurs »  (72). En 1926, Lázaro la publie comme une œuvre autographe, au même titre que la Méditation de Saint Jean-Baptiste. Friedländer accueillera de manière positive cette dernière, mais pas la Vision de Tondal. Dans la littérature postérieure, celle-ci apparaît comme l’œuvre d’un imitateur plus ou moins proche.

                    En 1937, Tolnay inclut dans son catalogue monographique de Bosch une Visio Tondaly conservée alors dans la collection Nicolaas Beets à Amsterdam, une œuvre très similaire à celle de la collection Lázaro (73) (fig. 20). Il suggère d’attribuer la version Beets à l’auteur du triptyque du Jugement dernier de Bruges, considéré aujourd’hui comme étant une des œuvres autographes les plus importantes de Bosch.

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                      La version Beets (74) est très proche de celle de la collection Lázaro. L’une et l’autre donnent toutefois une image très différente du personnage de Tondal. Dans le panneau Beets, il apparaît comme un prince revêtu d’hermine et d’un manteau, alors dans celui du Musée Lázaro Galdiano, il est représenté simplement comme un noble ou un bourgeois. Ce même flottement quant à l’identité sociale de Tondal se retrouve lorsque l’on confronte les versions littéraires françaises et néerlandaises de la Vision (75).

                      Dans la version de la collection Beets, le ciel détaillé et l’arbre de l’Église, si caractéristiques de Bosch, ont disparu.

                      Une autre version encore se trouve au Denver Art Museum, où elle est présentée sous le titre The Vision of Tundale (ID: 1948.37) (fig. 21). Elle rappelle la composition du Musée Lázaro Galdiano, mais sous une forme beaucoup plus naïve. C’est une œuvre plus tardive, due à un imitateur de Bosch, comme le précise le catalogue du musée. Elle se signale par une iconographie plus simple. La référence à la Vision de Tondal est rendue explicite par une inscription apposée dans l’angle inférieur droit du tableau, sous la forme d’un cartellino en trompe-l’œil (visio todaly) (fig. 22). Certaines coïncidences avec des motifs présents dans la version Lázaro suggèrent l’existence d’un modèle commun.

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                        Ce modèle a pu connaître une grande diffusion. On en trouve des échos dans des œuvres postérieures à Bosch, comme celle de la collection J. Pani à Mexico City, attribuée à Jan Wellens de Cock, ou celle mise aux enchères par la Maison Sotheby’s à Londres en 2017. Dues à des imitateurs, il s’agit de productions tardives que l’on peut aisément différencier de la version Lázaro.

                        Les archives de la Confrérie de Notre-Dame à Bois-le-Duc démontrent que l’artiste avait des collaborateurs, même si nous en ignorons les noms. En 1503-1504, on apprend (fol. 19 IV) que : « les assistants de Jheronimus avaient peint trois blasons » pour trois éminents frères jurés de la confrérie (76). Il est donc évident que Bosch disposait d’un atelier indépendant de celui dirigé par son frère Goessen.

                        La chronologie de l’atelier de Bosch et l’attribution d’œuvres déterminées demeure encore de nos jours un sujet de désaccord parmi les chercheurs. Le thème fut abordé par Frédéric Elsig en 2004 (77) et il a été traité à nouveau dans les catalogues du BRCP et de l’exposition du Musée du Prado en 2016. Il n’y a aucun doute que cet atelier existait. Pilar Silva affirme même qu’il « devait compter des assistants, des disciples et au moins quelques collaborateurs, qui ne devaient pas toujours être les mêmes et qui, sur la base de modèles et des consignes reçues, réalisaient des œuvres avec ou sans la participation de l’artiste »  (78).

                        Les études iconographiques et techniques réalisées sur la Vision de Tondal du Musée Lázaro Galdiano nous donnent à croire qu’il s’agit d’une œuvre de l’atelier de Bosch. Qu’il nous soit permis de résumer les arguments qui plaident en faveur de cette conclusion. La dendrochronologie situe le tableau entre 1474 et 1485, comme date possible d’exécution. La thématique représentée, les sources employées et la synthèse qui en a été réalisée sont propres à Bosch, tout comme le répertoire iconographique, le traitement de l’espace et la position des figures. En outre, tous les matériaux utilisés et la façon de les appliquer, la facture, le dessin sous-jacent et l’image radiographique sont conformes à ce que l’on observe dans les œuvres de Bosch et de son atelier.

                        C’est pourquoi nous attribuons à l’atelier de Bosch le tableau, sans écarter la possibilité que le maître ait pu y intervenir.

                        Il existe trois versions presque identiques de cette image, au Musée des Beaux-Arts de Valence, au Monastère de l’Escorial et au Musée Lázaro Galdiano (fig. 23). Comme nous l’avons déjà indiqué, cette dernière provient du couvent des Carmélites déchaussées de Salamanque et fut considérée par Gómez Moreno comme une « répétition » d’après Bosch (79). Le lien avec le Couronnement d’épines autographe appartenant à la National Gallery de Londres est incontestable. Bien qu’un personnage ait été ajouté aux bourreaux, la composition d’ensemble du panneau londonien demeure reconnaissable. Le format a toutefois été amplifié.

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                          Dans le panneau Lázaro, l’implication de l’humanité entière dans la Passion du Christ apparaît en toute clarté. Le message œcuménique présente un caractère transhistorique et englobe d’une certaine manière tous les peuples de la Terre. Le Sénat et le Peuple Romain sont représentés par l’acronyme SPQR (fig. 24), le Saint-Empire romain germanique par le médaillon orné de l’aigle bicéphale, le Peuple juif à travers le personnage qui tient un bâton décoré de l’effigie de Moïse portant les tables de la Loi. Certains auteurs ont suggéré que le personnage se trouvant derrière le Juif serait un autoportrait.

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                            À l’occasion de l’anniversaire de la mort de Bosch, le tableau a été restauré et quelques examens de laboratoire ont pu être effectués : une dendrochronologie a été réalisée par le Musée du Prado et une réflectographie par le BRCP (fig. 25). La restauration dans les ateliers du Prado (80) a permis de freiner le processus de détérioration dû à un parquetage réalisé probablement dans les années 1950. Elle a en outre mis en évidence la grande qualité esthétique du tableau, occultée par une couche épaisse de vernis très oxydé. Celle-ci a été retirée, le chromatisme franc et riche du tableau a pu ainsi être retrouvé.

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                              La documentation technique nous apporte de nouveaux éléments mais aussi de nouvelles interrogations. La réflectographie dans l’infrarouge a dévoilé un dessin sous-jacent dans lequel on décèle l’usage d’un calque dont les points ont été repassés au pinceau. À l’évidence, nous nous trouvons en présence d’une copie réalisée par transfert.

                              On observe de grandes similitudes entre l’exemplaire Lázaro et celui du Musée des Beaux-Arts de Valence, qui a appartenu à Doña Mencía de Mendoza, troisième épouse du duc Henri III de Nassau (81). La dendrochronologie indique que des cinq planches horizontales qui composent le panneau MLG, la plus récente est celle qui porte le numéro V. L’arbre dont elle provient a pu être abattu dès 1479. Pour la peinture elle-même, la date d’exécution la plus précoce serait 1508, la plus probable à partir de 1514. Il en résulte que la version Lázaro est la plus ancienne des trois. Selon les informations fournies par la dendrochronologie, celle de Valence a pu être peinte à partir de 1519, celle de l’Escorial à partir de 1529 (82).

                              Ces données ouvrent de nouvelles voies aux chercheurs, même si elles ne convergent pas toutes dans la même direction. Aucune des trois versions ne peut être considérée comme autographe. C’est ce que démontrent clairement le format monumental des figures, la technique d’exécution et le dessin sous-jacent. Pourtant, on ne peut que relever la haute qualité de ces trois versions et tenter de mieux comprendre les liens qui les unissent. Elles mettent en évidence le haut niveau technique atteint par les imitateurs de Bosch. Ceux-ci ne se limitèrent pas à copier et à paraphraser ses œuvres les plus bizarres.

                              La prédilection de Lázaro pour le peintre de Bois-le-Duc, qu’il considérait sans aucun doute, lui aussi, comme un artiste national, lui a permis de rassembler une collection représentative. Chacun des genres boschiens définis par José de Sigüenza est illustré. En outre, la collection englobe une œuvre autographe, une production d’atelier et une imitation ancienne. C’est là un ensemble que nul autre collectionneur espagnol ou étranger n’a pu réunir et qui, grâce à la générosité de Lázaro, complète aujourd’hui le riche patrimoine boschien de l’Espagne.