Introduction
Les histoires de la musique délaissent volontiers les milieux de siècles; les années 1850 n'échappent pas à la règle et peu d'œuvres de l'époque se sont maintenues à notre répertoire. Pourquoi dès lors s'attarder sur des œuvres que le temps semble avoir condamnées ? Et pourquoi, de plus, le faire par le biais des journaux estudiantins et de personnages qui, de leur vivant, sont bien souvent restés dans l'ombre? C'est à cette double interrogation que le présent article tentera de répondre. Dans un premier temps, nous parcourrons les pages de critiques lyriques et instrumentales du Crocodile et de l'Uylenspiegel et tenterons de brosser l'atmosphère musicale de cette époque en nous attardant sur les activités du Théâtre Royal de la Monnaie (plus particulièrement sous la première direction de Théodore Letellier 1852-58). Dans un second temps, nous évoquerons les productions des deux principaux critiques crocodiliens : Léon Jouret alias Noël Jocastre ou Jonas et Félix Coveliers dit Bénédict ou Vrebos.
Si les comptes rendus musicaux sont discrets dans le Crocodile, ils prennent une place considérable dès les premiers numéros de l'Uylenspiegel; plus d'un cinquième de l'espace rédactionnel du journal leur est consacré (1) que ce soit à travers la Chronique musicale de Bénédict, les articles thématiques de Léon Jouret, les Cornets acoustiques ou les Zig-zags de Victor Hallaux, alias Victor Hovin. Dans cette littérature musicale, l'art lyrique se taille la part du lion (2) et comme aucune troupe bruxelloise de l’époque ne peut rivaliser en qualité et en légitimité avec le théâtre de la Monnaie (appelé Grand Théâtre), les spectacles de cette scène seront largement présents dans les chroniques des journaux qui nous intéressent (3).
Depuis le Révolution de 1830, la Monnaie est l'affaire de la Ville de Bruxelles; celle-ci en confie l'exploitation à un concessionnaire (4) et lui octroie un subside en échange de quoi le concessionnaire s'engage à respecter scrupuleusement un tatillon cahier des charges (5) « Les concessionnaires devront maintenir les deux théâtres à un rang élevé, tant sous le rapport de nombre et du talent des artistes que sous le rapport du luxe du spectacle. Ils devront faire représenter convenablement la comédie, la tragédie, le drame, le grand-opéra, l’opéra-comique, le ballet, le vaudeville et le mélodrame. Le grand théâtre sera consacré au grand opéra, à l’opéra-comique, à la tragédie, au drame […] Les concessionnaires devront rechercher dans les costumes l’exactitude historique et la vérité du style de chaque époque; ils ne pourront faire exécuter les décorations que par des artistes distingués. Les concessionnaires seront tenus de donner régulièrement cinq représentations par semaine (6) ». Tous les articles du cahier des charges sont rédigés en ce sens et la Commune s'emploie activement à faire respecter chaque point du contrat. En effet, les intérêts du concessionnaire sont souvent opposés à ceux de la ville car, si le concessionnaire reçoit des subsides publics (7), l'exploitation des spectacles est de sa seule responsabilité financière; aussi le directeur-concessionnaire sera-t-il constamment tenté de présenter les spectacles les moins onéreux et ayant le plus de chance d'attirer le public. Toutes ces tensions se focalisent sur la problématique des débuts.
Fig. 2 – Félicien Rops, Le baryton Carman dans le rôle de Guillaume Tell au théâtre de la Monnaie, caricature publiée dans l'Uylenspiegel de 1856. |
Nous avons peine à imaginer ce que pouvait être le premier mois d'exploitation théâtrale et son impitoyable rituel des débuts d'artistes. Le directeur a l'obligation de maintenir au complet une troupe de grand opéra et traductions, une d'opéra-comique et une de ballet; hélas pour lui, d'une part, les vedettes coûtent chers, d'autre part, les mauvais éléments font fuir le public; or, par le biais du système des débuts, le public doit entériner les choix de la direction et sa décision est sans appel. Le début est un « siège de Sébastopol des ténors au théâtre de la Monnaie […]. Moment où les moyens des artistes sont paralysés par l'émotion (8) ». Cette période houleuse passionne le public et la jeune critique musicale, l'artiste (comédien, chanteur ou danseur) doit se présenter dans son emploi (9) trois fois devant le public, celui-ci l'applaudit, le chute ou le siffle; à son troisième début, le commissaire de police attaché au théâtre constate la réussite ou l'échec de l'artiste et en avertit la Ville. Le concessionnaire doit accepter le verdict ainsi dressé.
Ce système n'est pas sans défaut, outre les nombreux tumultes dus aux avis contrastés du public, il arrive souvent qu'un artiste ne tienne pas ses promesses et qu'ayant franchi l'écueil des débuts - et dès lors il est assuré de clôturer la saison quoi qu'il arrive -, il témoigne de peu d'ardeur pour son art. Des troupes ainsi constituées peuvent s'avérer très faibles comme le constate la première chronique musicale du Crocodile : « Si nous avons omis, jusqu’à maintenant, de rendre compte des représentations du théâtre de la Monnaie, c’est que l’ennui nous en tenait soigneusement écarté. Mais quand du médiocre, on passe au détestable […] il nous faut dans l’intérêt de l’art et de la vérité protester contre un tel système, surtout lorsque par ses éloges la presse s’en fait le complaisant compère. […] Le public si facile à contenter se tait et commence même à chuter, bientôt il sifflera et rendra impossible la représentation du grand opéra […] Alors, Mlle Elmire pourra quitter le théâtre pour quelques années de conservatoire; Mme Didot ne désolera plus les oreilles de ceux qui se rappellent avoir entendu Mesdames Charton et Laborde dans le même emploi et sur la même scène; M. Mathieu, laissant reposer sa voix ne sera plus contraint de lancer des cris aigus pour triompher d’un tenace enrouement, ni de se mettre parfois au-dessus de l’orchestre pour ne pas éprouver l’humiliation de rester toujours au-dessous, M. Dobbels ira reprendre sa place sur un théâtre du quatrième ordre (10) ».
Fig. 4 – Félicien Rops, Le baryton comique Borsary et la crinoline, caricature publiée dans l’Uylenspiegel de 1856. |
L'inverse est parfois vrai « M. Mirapelli qui s’était si fâcheusement annoncé dans Guillaume Tell et dans Robert le Diable ensuite, a semblé prendre à tâche de ne nous laisser que les regrets de sa résiliation... Le rôle de Raoul des Huguenots a été chanté par lui avec une puissance et un talent magnifique : - Si M. Mirapelli avait eu l’heureuse inspiration de choisir ce rôle pour son premier début, nul doute que l’impression favorable qu’il n’aurait pas manqué de produire, ne lui eût valu de la part du public une indulgence qui lui a totalement fait défaut dans Robert le Diable. Mlle de Jolly s’est comportée exactement comme M. Mirapelli (en fait elle a résilié trop vite dès les premiers chuts). Après quoi elle a chanté Marguerite des Huguenots avec un talent véritablement remarquable; - aussi les applaudissements ne lui ont-ils pas fait défaut (11) ».
Face à un public hostile, la direction ou les artistes peuvent compter sur des auditeurs enthousiastes et rémunérés prêts à redresser les situations les plus critiques. Cette claque - ou armée de Romains, ou chevalier du lustre (12) – incontournable sur les scènes parisiennes, se fait difficilement accepter à Bruxelles; ainsi, un abonné de la Monnaie se disant le reflet de la plupart des co-abonnés signe un billet dans le Crocodile « A cette représentation du Prophète, les chevaliers du lustre étaient au poste, donnant le signal des applaudissements et entraînant par leur exemple bon nombre de moutons de Panurge. Mais d’énergiques sifflets accueillirent les bravos de cette claque servile, soutien d’un ramassis de nullités sans vergogne (13) ». Suite aux nombreux incidents survenus lors des débuts, la Ville de Bruxelles a instauré en 1854 un système de vote secret destiné à ramener le calme, mais très vite ce système de jugement différé se montre d'une largesse extrême; « M. Toussaint […] a été d’une faiblesse telle, que le fameux scrutin, dû à l’imagination de nos édiles, lui a été contraire, chose inconnue jusqu’à ce jour. En effet, avec le système en question, chaque débutant pouvait se présenter sur notre scène lyrique avec la même assurance qu’un pénitent au confessionnal en temps de jubilé. - Admission d’une part, absolution de l’autre, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Eh bien, M. Toussaint a inauguré la majorité des non. - Il aurait donc, à ce compte, agi fort sagement en suivant le conseil de la presse, de se retirer avant d’avoir accompli les trois épreuves (14) ».
Fig. 5 – Félicien Rops, Le baryton Carman dans le rôle de Guillaume Tell au théâtre de la Monnaie, caricature publiée dans l’Uylenspiegel de 1856. |
Le cas d’Anna Delly amène la plus grande confusion, ayant été acceptée aux votes secrets, elle s'avère totalement insuffisante par la suite, ainsi dans les Mousquetaires, le public murmure, puis chute et enfin siffle et demande le régisseur. Au troisième acte il y a un tel vacarme que Monnier le régisseur apparaît, les abonnés lui demandent la résiliation de l'artiste, mais Mlle Delly refuse de résilier et exige de faire ses trois mois : « Voilà les heureux résultats de l’ingénieux système adopté par l’administration communale. Ainsi nous serons forcés de subir pendant trois mois une artiste qui n’a pas assez de dignité pour se retirer devant une réprobation aussi constante. […] et nous nous demandons vainement ce qui justifie cette intervention par trop fréquente de la police (15) ». « La manifestation faite lundi dernier par les abonnés, était parfaitement régulière; il nous semble donc qu’on eût pu se dispenser de faire apparaître solennellement, comme le deus ex machina, l’écharpe tricolore de M. le commissaire. Si la police doit avoir son mot à dire dans toutes ces questions qui ne la regardent pas, tant qu’il n’y a pas de désordre, il serait plus simple, pensons-nous, de faire débuter les artistes devant trois sergents de ville, dont le vote serait souverain et sans appel. […] Quoi qu’il en soit, les choses ne peuvent continuer de la sorte; avec deux chanteuses de la valeur de Mlle Delly et d’Hellens, la salle sera déserte chaque fois qu’on jouera l’opéra-comique. Ajoutez à cela que M. Aujac est gravement malade, que M. Ledent qui le remplace n’a rien tenu de ce qu’il promettait […] que Mlle Hilaire grasseye et minaude de plus en plus, que Mme Muller se contente de chanter pour le chef d’orchestre, que la seconde est toujours à venir, et vous pouvez juger de l’agrément qu’un pareil entourage procure aux autres artistes (16) ».
Certaines situations se clôturent par un procès; ainsi, un abonné de la Monnaie qui, selon « un officier de police assis dans la salle, et attaché spécialement à la personne de M. X*** (en fait Mlle d’Hellens) par la sollicitude municipale (17) », a chuté abusivement la chanteuse après qu’elle ait fait trois couacs retentissants dans la Muette, se voit assigné par la Commune devant les tribunaux, la défense (maître Veydt) « dans un plaidoyer caustique et chaleureux, s’est surtout attaché à condamner l’intervention de la police et de l’autorité municipale en matière artistique (18) ».
Une grande partie du public – allant d’un tiers à la moitié des spectateurs - est constituée d'abonnés (19) : « On peut les diviser en trois catégories : 1. Ceux qui viennent au théâtre pour entendre de la musique. 2. Ceux, et ce n’est pas la classe la moins nombreuse, qui n’y viennent que par habitude, pour tromper la longueur de soirées dont ils ne savent que faire. Pour ceux-ci, le théâtre est une sorte de salon de conversation où les vides de la causerie sont remplis par de la musique. 3. Il y a enfin les jeunes et les vieux jeunes gens, qui ne viennent au théâtre que pour lorgner les actrices et les danseuses, et qui applaudissent invariablement toutes celles qui sont jolies, quel que soit d’ailleurs leur mérite, de même qu’ils sont systématiquement hostiles à celles dont les traits et la tournure n’ont pas le don de leur plaire. Dans l’acteur, ils ne cherchent que le comédien, sans s’inquiéter du chanteur (20) ». Parmi le public occasionnel, il y a vraisemblablement de nombreux étudiants (21), la Monnaie offrant à cette catégorie d'auditeurs turbulents des places de paradis ou de quatrièmes peu chères (22) et en suffisance. De plus, en reprenant la concession du Théâtre en 1856, Letellier accorde une réduction du prix des abonnements aux étudiants de l'Université, suivant ainsi l'exemple de ses collègues de Gand et Liège (23). Ceux-ci pourront applaudir le répertoire français de Grand Opéra, opéra-comique et ballet ainsi que les classiques de l'opéra italien.
Fig. 6 – Félicien Rops, Le ténor Wiart dans le rôle de Robert le diable au théâtre de la Monnaie, caricature publiée dans l’Uylenspiegel de 1856. |
Le système des débuts et ses contraintes d'emplois favorisent, en effet, une certaine sclérose du répertoire; le Crocodile dans son numéro 4 du 22 janvier 1854 constate que « Vendredi, la parodie de Guillaume-Tell a été si délicieusement bouffonne que ce n’était qu’un éclat de rire dans toute la salle. Au surplus, le répertoire est aussi usé que ses interprètes ». L'abandon de la comédie au profit exclusif de l'art lyrique n'a guère profité à ce dernier « Nos édiles ont supprimés la troupe de comédie-vaudeville-drame attaché au grand théâtre, et ont disposé du subside en faveur du grand opéra. Nous comprendrions cette suppression, si elle avait pour résultat de présenter au public des articles (sic) capables. Nous ne la comprenons pas, quand nous voyons notre municipale scène, occupée par une troupe aussi déplorable que celle de M. Letellier, il faut être doué d’une impudence rare, pour oser offrir une troupe d’opéra composée de MM. Mathieu et Dobbels, Mesd. Elmire et Didot (24) ». Les créations, largement tributaires des artistes en place, ont un goût de déjà entendu, la monotonie des livrets dus aux incontournables Scribe et de Saint-Georges n'invite pas à l'innovation. L'indigence des arguments littéraires est parfaitement illustrée par ce synopsis de l'Africaine « M. Meyerbeer fera représenter l’Africaine. Un tigre apprivoisé dansera dans le ballet et désignera la personne la plus amoureuse de la société. Cette révélation de l’animal sera intimement liée au drame dont elle précipitera l’action. Le cinquième acte représentera un fleuve, et les personnages chanteront en nageant. Ils seront tous noyés et le premier ténor sera englouti en rendant un dernier soupir en si naturel (25) ». Bénédict, se désole de la préparation indigeste qu’est le Muletier de Tolède ; « Nous plaignons bien sincèrement les artistes condamnés à chanter de si navrantes rapsodies, excepté toutefois Mlle Lemaire, à qui le Muletier a fourni une occasion nouvelle de se livrer à toute l’exaltation de sa gymnastique vocale, et à son penchant irrésistible pour la théorie des montagnes russes appliquées à l’art du chant (26) ». Juguarita n'est pas plus apprécié « Il faut plaindre les compositeurs condamnés à rendre viables de si rachitiques avortons. M. de Saint-Georges a écrit quelques livrets estimables; mais les derniers poèmes sortis de sa plume, tels que le Carillonneur, les Amours du Diable et Jaguarita, lui marquent une place définitive parmi ces talents invalides auxquels il est temps d’appliquer le procédé Grannal, pour leur conserver du moins un reste de réputation jadis méritée (27) ».
Fig. 7 – Félicien Rops, Le ténor Wiart retenu dans son armure, caricature publiée dans l’Uylenspiegel de 1856. |
Certaines créations sont imposées au directeur par le cahier des charges, il s'agit principalement d'œuvres belges sélectionnées par un comité de lecture et un comité musical; en fait ces comités sont constamment soumis à de multiples pressions communales et autres et n'acceptent que les ouvrages d'artistes confortablement installés dans les instances académiques « Ce que nous ne pouvons concevoir, c’est que le comité de lecture ait reçu Hermold le Normand par acclamation […] Je demande que pour sa punition il soit condamné à entendre huit jours durant l’œuvre qu’il a acclamée. De tout cela, une chose résulte à l’évidence, c’est que le comité de lecture est parfaitement inutile (28) ». L. Fontaine constate en 1862 qu'à l'exception d'un ballet d'Oscar Stoumon aucun ouvrage accepté par le comité de lecture n’a fait plus de trois représentations, « il ne sert absolument à rien si ce n’est à imposer aux directeurs de théâtre des ours qui font le vide dans leur caisse comme dans leur salle (29) ». Le critique de l'Uylenspiegel propose que le directeur soit libre de jouer des pièces indigènes si elles sont bonnes; mais le système actuelle où il suffit d’habiter « à Saint-Josse-ten-Noode ou à Ixelles, d’avoir fait une demi-douzaine de brabançonnes, et de publier de romans-feuilletons dans l’Etoile belge ou dans l’office de publicité (30) », ce système doit être abandonné de toute urgence.
Pourquoi dès lors se rendre à la Monnaie ? Principalement pour entendre quelques artistes exceptionnels qui font qu'épisodiquement Bruxelles possède une des meilleures scènes européennes. Grâce à Dobré et Carman, Guillaume Tell est une véritable solennité musicale (31), Wicart, de Depoitier et Barielle font pâlir de jalousie les plus prestigieuses troupes parisiennes et reçoivent les meilleurs voeux de Félicien Rops qui invente même un stratagème pour retenir le premier ténor de grand opéra à Bruxelles (32). Carman obtient l'insigne honneur d'accueillir M. Coremans de Jodoigne-Souveraine, vedette de l’Almanach d’Uylenspiegel, lors de sa visite à Bruxelles si explicitement rapportée par Rops (33). Vandenhaute « fait remonter la scène de la Monnaie au rang d’où elle était pendant si longtemps descendue (34) ». Toutes les faiblesses de livrets et les insuffisances de leurs collègues s'oublient par leur seule présence.
En définitive, malgré la concurrence chaque année plus vive, la Monnaie reste le lieu d'accueil privilégié des œuvres et des artistes dont Paris voire toute l'Europe parle. Alors que les troupes et l'orchestre de la Monnaie bénéficiaient des installations du Cirque Royal, Hector Berlioz y organise une audition de L’enfance du Christ, Le critique du Journal des Ébats témoigne de peu de sympathie envers son homologue des Débats et se dit surpris par l’orchestration et la monotonie de l’œuvre mais loue les interprètes (35). La chronique musicale de l'Uylenspiegel (n°17, 25 mai 1856) ouvre ses colonnes à une très longue analyse du livret du Trouvère de Verdi traduit par Emilien Paccini et n'y trouve qu'une sorte de soupe indigeste d’ouvrage de Hugo, Dumas et Soulié, « c’est à n’y rien comprendre » et la musique de Verdi est triviale « Il n’y a dans toute cette œuvre musicale rien qui approche de n’importe quelle partie de Jérusalem, de Nabucco ou même d’Ernani ». Le critique conclut en se demandant pourquoi cette œuvre a été applaudie à Rome, Milan, Naples; par contre il comprend parfaitement la froideur du public bruxellois. L'Uylenspiegel révisera son jugement à propos de la création des Vêpres siciliennes « Nous ne nous extasierons pas devant ces arquebuses allumées, cinquante ans avant l’invention de la poudre (acte IV, scène IV). Et pourtant c’était bien le moment de s’extasier; cinquante ans quel long feu ! Le sujet des Vêpres Siciliennes, flamand dans l’origine, pourrait être sans inconvénient russe ou chinois; il suffirait de changer les noms (36) », mais Bénédict d'ajouter qu'il est devenu admirateur de Verdi et surtout loue l’orchestre et les chœurs qui sont capables du meilleur comme hélas souvent du pire « L’administration a bien fait les choses; la mise ne scène est soignée, et sauf quelques incorrections faciles à faire disparaître, nous n’avons qu’à louer MM. Wicart, Carman et Depoitier […] Mlle Vanden Haute, malgré ses louables efforts, ne se maintient que difficilement à leur hauteur, et dans la Sicilienne, elle a échoué; ses moyens ont trahi sa bonne volonté ». La rubrique on dit (d’Ernest Lebloys), comme pour rappeler les incertitudes de la critique musicale, ironise sur les abonnés de la Monnaie qui sont incapables de se faire une opinion sur Verdi et termine son billet par ce constat d'un spectateur au café Félix « Figurez-vous qu’il y a dans cet opéra des Vêpres Siciliennes soixante-quatre marches (37) ». Après la reprise triomphale du Trouvère, Bénédict rejoint le clan des verdistes convaincus (38). D'autres ouvrages rallient ses suffrages : Martha de Von Flotow, La perle du Brésil de Félicien David ou encore Quentin Durward d'Auguste Gevaert.
Fig. 8 – Depoitier, basse chantante, dessin d’après une caricature de Rops publiée dans l’Uylenspiegel de 1856. |
Comme la plupart des journaux contemporains, le Crocodile ignore le premier concert de Richard Wagner à Bruxelles (39); par contre, l'Uylenspiegel donne un écho favorable au concert Wagner de mars 1857 où la marche de Tannhauser de Wagner est alors interprétée par la Grande Harmonie. Le 18 mars 1860, ce même journal prend sans nuance le parti de Wagner et dénonce violemment le procès préventif (Tannhauser sera créé en français à l'opéra de Paris le 13 mars 1861) (40) que fait à Wagner la presse parisienne et surtout la France musicale « ils ont des correspondants dans le monde entier, auxquels un mot d'ordre est donné, et qui obéissent, avec la précision automatique d'un caporal autrichien […] on écrit à la fois de Naples et de Vienne, de Bruxelles et de Madrid, de New-York et de Rio, de Londres et de Saint-Pétersbourg que l'opéra nouveau n'a ni mélodie, ni harmonie, ni force, ni grâce, ni couleur, ni saveur, ni rime, ni raison (41) ». Le critique bruxellois s'insurge surtout contre le parti pris de la France musicale qui, à l'occasion du concert Wagner du 24 mars 1860 à la Monnaie, n’encense que les compositeurs qu’elle édite et invite le public bruxellois à juger par lui-même de l’impartialité des articles du journal parisien.
Si la question wagnérienne est vue par nos yeux contemporains comme essentielle, force est de constater que le public des années 1860 accorde peu d’intérêt à la matière et que globalement il ne se presse pas aux concerts instrumentaux. Les abonnés de la Monnaie par contre ne rateraient pour rien au monde les divertissements chorégraphiques. Le concessionnaire doit en effet disposer d'une troupe complète de ballet cet « Ustensile de propreté que l’on exécute à l’opéra. - Comme il sert à nettoyer le parquet, c’est là qu’on est le mieux placé pour le voir. Prétexte sous lequel des dames, vêtues très haut par le bas et très bas par le haut, exhibent aux regards, des jambes et des accessoires de poitrines, en proportion plus que raisonnable. Empire où règnent la ouate astucieuse et le perfide coton. - Royaume de l’illusion et du trompe-l’œil. Triomphe du chimérique et du maillot. Si l’innocence des enfants au maillot est devenue proverbiale, en revanche l’innocence des demoiselles en maillots l’est devenue beaucoup moins (42) ». L'Uylenspiegel prend part à la querelle qui oppose les mégistes et les guichardistes (les étoiles de la troupe), « Avec la meilleure volonté du monde, nous ne saurions admirer les pas nobles dansés par les premiers sujets et principalement par Mlle Guichard […]. La danse sérieuse et les cabrioles des acrobates sont séparées par des limites qui nous voudrions bien ne pas voir franchir par les artistes de notre corps de ballet (43) ». Les danseurs ne sont pas non plus épargnés : « J’allais oublier de parler des Naufragés [L’île des singes ou Les naufragés, ballet en un acte de Ch. Tourey…], cette arlequinade nouvelle avec variation d’ophicléide, où M. Ruby obtient un si grand succès de dislocation. Je vous raconterais bien ce que c’est, mais il vaut mieux que vous alliez voir. Vous rirez, je vous le promets (44) ». D'autres jugements sont sans appel « Mlle Lamoureux a été outrageusement sifflée à son second début qu’elle tentait malgré la direction […]. Mlle Lamoureux ne danse pas, elle marche en levant très haut les jambes - et sans mesure (45) ». Pourtant la jeune danseuse « a en elle ce qui constitue, pour la majorité du public, une bonne moitié du talent d’une danseuse : la jeunesse, la grâce et la beauté (46) » et Bénédict de conclure son article ainsi : « La musique de ballet est tout aussi indigeste que les performances de l’orchestre dirigé par Tourey ».
L'Uylenspiegel affectionne le comique de répétition et parmi ses bêtes noires figurent en bonne place l'orchestre de la Monnaie - et surtout sa fameuse clarinette-basse fantôme et son timbalier infernal. Cette clarinette-basse brille par son absence; en effet, après l'incendie qui ravagea le théâtre le 21 janvier 1854 « seule de tant d’autres, elle ne fut point remplacée. Tous les instruments, depuis le modeste triangle jusqu’aux contrebasses ventrues, ont été renouvelés. La clarinette-basse seule attend encore sa résurrection. Moins heureuse que le phénix, elle ne renaît point de ses cendres (47) ». Cette absence permet à Bénédict de témoigner de réelles connaissances musicales en dénonçant le procédé qui consiste à remplacer cet instrument par une simple clarinette qui joue, de fait, à l'octave supérieure et dénature ainsi la démarche harmonique des passages orchestraux. En mai 1856, le journal ira jusqu'à lancer une souscription pour l'achat de l'instrument. Mais avec ou sans clarinette basse, l'orchestre est souvent d'une indigence consternante; « Chaque soir, il semble que les violons, les cuivres et surtout les timbales, cherchent à gagner le prix de ce steeple-chase instrumental dont la cacophonie est le but. Jusqu’ici l’avantage est incontestablement aux timbales [… quant aux chœurs] jamais enfants de chœur de villages n’ont chanté plus faux que les nonnes du Domino noir (48) ». Car s'il s'avère un habile compositeur - on lui doit, notamment l’opéra comique en un acte Château en loterie -, le timbalier est incapable de se servir de son instrument « Le timbalier Fastré est une véritable plaie (49) ».
A partir de la quatrième année d’Uylenspiegel (février 1859), les chroniques musicales se font plus rares; celles-ci sont plus souvent signées Noël Jocastre, seule la période des débuts est détaillée par Bénédict. Contrairement à ce dernier, Léon Jouret dit Noël Jocastre (dit aussi Jonas) est un Crocodile de la première heure (50). On le retrouve parmi les Joyeux dès 1847, il vient alors de sortir du Conservatoire de Bruxelles où il fréquenta les cours de solfège, d'orgue, de violoncelle et de composition. Il occupe tout naturellement dans cette société la place de maître de musique et y fait entendre ses premières mélodies (51). Comme musicien de la Société, membre des Crocodiles et collaborateur de l'Uylenspiegel, Jouret doit fournir un certain nombre des musiques de circonstances notamment pour les bals.
Le bal connaît un regain d'intérêt depuis la révolution de 1830 (52). Ils constituent pour la Monnaie une ressource financière qui bien souvent sauve la saison. Le cahier des charges du 31 Mars 1847 (IP 2917) prévoit que les concessionnaires « pourront donner des bals masqués et travestis, dans les deux théâtres, depuis le 31 décembre jusques et y compris le mardi gras, ainsi que les premiers et quatrièmes dimanches de carême ». Leur ampleur incite la Ville de Bruxelles à promulguer un règlement les concernant (22 juin 1852). Par ailleurs, la Ville organise sur ses propres deniers de grands bals lors des fêtes commémorant l'indépendance et autres circonstances (53).
Le bal rythme la vie d'un Crocodile et il doit y consacrer toute son énergie et ses ressources. Février (dit Carnavalaire dans le calendrier crocodilien) et juillet (dit Cancanidor) sont entièrement consacrés à la danse « Je ne dirai rien de neuf en avançant que le carnaval est pour l'étudiant un échantillon des félicités paradisiaques; seulement, il a un bien vilain côté : il coûte énormément cher (54) ». En été « le Crocodile, vêtu d'une façon qui fait le plus grand honneur à la simplicité de ses goûts, prend son envol vers l'un des nombreux bals qui enserrent Bruxelles dans une ceinture d'harmonie. - Le Prado, Le Casino d'été, le Morain, le Chasseur, le Maison blanche, le Champs d'asile, la Lampe, sont tour à tour les scènes sur lesquelles il se livre aux plus périlleux exercices de la chorégraphie transcendante […]. Les représentants de la morale publique eux-mêmes applaudissent à la chorégraphie du Crocodile, à cette danse simple, d'un caractère naïf, primitif, biblique, - par laquelle celle du roi David elle-même aurait été totalement éclipsée […]. Mais, pour être modeste, la danse du Crocodile n'en est pas moins extrêmement vive; et comme il fait fort chaud, après un ou deux quadrilles, le Crocodile caninement altéré prend un ou plusieurs grogs […], hélas ! il n'arrive que trop souvent que le but est dépassé, - et alors Dieu sait ce que l'artiste chorégraphe édite en fait de pas inconnus (55) ». Mais durant ces périodes, le point d'orgue des chorégies crocodiliennes reste le bal des Crocodiles annoncé à grands renforts de presse. Les programmes sont des plus alléchants - et des plus fantaisistes – « un orchestre de cent cinquante musicien [sic], mû par la vapeur, avec accompagnement de machine infernale exécutera (notamment) La déchéance dramatique ou l’aspect des théâtres, ballet de situation […]. Par indisposition de Grétry, la direction de l’orchestre sera confiée pour cette fois seulement à Musard (56) ». Musard de l'Opéra de Paris ! quand ce n'est pas Paganini ! et le Crocodile d'ajouter « Meyerbeer ne sait plus fermer l’oeil, tant cette préférence lui cause de jalousie (57) ». Toutes ces célébrités parisiennes s'étant désistées, il faut s'adresser aux gloires belges mais « M. Sacré ne s’étant pas reconnu digne de le [= l’orchestre] diriger, nous nous sommes adressés à une personne encore plus sacrée, sainte Cécile qui a gracieusement promis de conduire tous les morceaux, excepté toutefois les Varsovianas, il paraît que cette danse lui pelle le ventre (58) ». En définitive, les bals de la Concorde au Grand sablon ou les bals champêtres sont vraisemblablement dirigés par Léon Jouret qui compose quelques pièces de circonstance. Nous avons ainsi conservé un Pot-pourri (24 juillet 1848), Les Borinske, Polka turque pour orchestre (1852) La Joyeuse (redowa pour piano, dédiée à Caroline Decoster), Le quadrille des Joyeux pour piano et parties séparées d’orchestre (avril 1849), Aïssa (polka pour piano) et une Polka turque dédiée à Van Laethem. L'analyse des parties séparées laisse apparaître un effectif orchestral non négligeable d'une cinquantaine de musiciens (59).
Fig. 10 – Léon Jouret, compositeur, dessin d’après une caricature de Rops publiée dans l’Uylenspiegel de 1856. |
D'autres événements méritent un commentaire musical; les excursions aux alentours de la capitale se font en chansons et sont «immortalisées» au retour par des évocations pour piano, citons L’excursion (1847) pour chœur à 4 voix paroles d'Alfred Guillaume dont le premier couplet débute ainsi : « Marchons au pas, laissons l’orgueil et l’insolence en partage à l’humanité, loin des cités que l’on s’élance en répétant fraternité », La chanson du départ (idem), Rallie à Maulde et à Saint Amand, valse pour piano (septembre 1855). La Chanson à boire (avant 1850) ou l'hymne à La bière (juin 1853) n'ont, pour leur part, pas besoin de circonstances particulières pour être entonnées et sont vraisemblablement rentrées dans le répertoire de la Société Vocale d'Ixelles où brillent les voix du compositeur, de De Coster, de De Schampheleer et d'autres (60).
Cette bouillante activité au sein des Joyeux amène tout naturellement Jouret à collaborer au journal des Crocodiles et ensuite à l'Uylenspiegel où il signe Noël Jocastre, un portrait-charge de Rops le surnomme Jonas, pseudonyme qu'on retrouve dans un canular du journal, Tisserand faisant croire au lecteur que Madame Voiron, la nouvelle première chanteuse de la Monnaie serait en fait Noël Jocastre travesti (61). S'il mène une carrière active comme critique musical, Jouret ne délaisse pas pour autant la composition. C'est en tant que mélodiste qu'il se fait connaître du monde musical. Sa première mélodie date de 1846 (Voeux du mousse, paroles d’Emile de Bouran), rapidement il aborde le répertoire romantique français et met en musique les vers de Victor Hugo (La pauvre fleur, orné d'une phrase frontispice de Berlioz), Théophile Gautier (La chanson du pêcheur, La dernière feuille, Tristesse), Jules de Réssiguier (L’empressement, On dit, mon ange dédié à Marie Cabel, chanteuse à la Monnaie), Arsène Houssaye (L’étoile), Alfred de Musset (Le lever), Gérard de Nerval (Chanson espagnole), ou encore Théodore de Banville (La chanson de ma mie). Les auteurs belges ne sont pas négligés : Victor Lefèbvre (La chanson des papillons, Boléro, Berceuse dédiée à Félix Bovie) ou Van Hasselt, ce poète qui « pose du papier transparent sur les vers de M. Victor Hugo, et puis se laisse aller à son inspiration (62) » (Chanson de chasse). D'autres auteurs, plus proches des Joyeux, lui fournissent également quelques textes, citons; Alfred Guillaume (Le Sylphe) ou Louis Danhaive (L’exilé avril 1852, dédié à V. Hugo).
La collaboration de Jouret avec Charles De Coster mérite d'être détaillée. Jouret entretient avec lui des liens privilégiés que le temps n'estompera pas comme en témoigne la correspondance échangée par les deux artistes (63) ou par Jouret et Caroline De Coster, la sœur de l'écrivain. En janvier 1850, il compose la musique de scène de Camille, comédie de Charles De Coster dont il subsiste une mélodie Guitare (64). En 1864 Jouret met en musique un hymne de circonstance Les blancs bonnets de Sambre et Meuse, chœur à 4 voix que De Coster a écrit pour le Royal Club Nautique de Sambre et Meuse où le poète et Rops déploient une intense activité (65). Un projet plus ambitieux ne semble pas avoir abouti; un opéra en deux actes Les frères de la Bonne trogne d’après la Légende de Charles de Coster dont on possède de maigres esquisses de 1881 et 1889. Le projet est pourtant bien antérieur (66), on y retrouve même l'adaptation d'une des premières mélodies de Jouret (la Chanson de novembre paroles de Charles Fournel).
Comme tout compositeur du XIXe siècle, Jouret rêve de scène. Sa formation au conservatoire le mène naturellement à préparer le Prix de Rome mais ce projet n'aboutit pas (67). Le 23 mai 1854, Jouret achève son premier opéra-comique Mort, ou marié (68) qui a vraisemblablement eu le privilège d'une lecture auprès des Joyeux. Il récidive avec la musique de scène d'Agnès, vaudeville d'Alfred Guillaume joué à la Société d'Harmonie d'Ixelles (69). Achevé en janvier 1856, Brignola ou le fou de Venise (70), grand-opéra en 3 actes paroles de t’Serclaes et Vandermolen (deux Joyeux), est une œuvre plus aboutie. Cette pièce parodie le grand répertoire de la Monnaie (le ballet est issu du Juif errant et de Robert le diable, le troisième acte est repris du Prophète) et conte une histoire d’amours contrariées dans une fantaisiste Venise des doges. Les noms des principaux protagonistes donnent le ton de l'ensemble : Cucumetto (chef des brigands), Tripardo (Prince aventurier) Troufignardo (Doge de Venise), Smerlap (écuyer de Cucumetto), Brignolla (fille du Doge), Zoffco (héraut d’arme), Crevantti (bâtard du Doge), Kriekenstientje (danseur). L'œuvre sera créée le 24 janvier 1856 à la Société des Joyeux, une mélodie issue de l'œuvre sera éditée et ornée d'une gravure de Rops (71). Quentin Metsys (72) écrit en collaboration avec Bénédict est plus ambitieux et s'inscrit dans la lignée des œuvres à sujets patriotiques. L’action se passe en 1470 à Anvers, la prose de Covelier se mêle aux passages rimés de Gautier, de Van Hasselt (Aubade), de Théodore de Banville et d’Henri Delmotte. Réitérant la collaboration avec Bénédict, Le tricorne enchanté (73) obtient un réel succès; l'opéra est représenté pour le première fois au théâtre du Cercle artistique et littéraire de Bruxelles le samedi 11 mars 1868 et bénéficie du talent des artistes les plus appréciés au Théâtre Royal de la Monnaie à savoir Jamet (basse), Jourdan (ténor), Riquier-Delaunay (baryton), Girardot (trial), Danièle (première chanteuse) Dumaistre (Dugazon), l’œuvre sera reprise en 1873 avec Mengal, Jourdan, Riquier-Delaunay, Guérin, Mlle Issac et Réty-Favre. Il est vrai qu'à cette époque Léon Jouret, tenace abonné de la scène bruxelloise (il y occupe la stalle 11), est devenu un critique musical écouté et influent. Parallèlement à l'Uylenspiegel, il occupe occasionnellement la tribune musicale de l'Étoile belge. C'est à ce titre qu'il compte parmi les premiers fervents wagnériens bruxellois, son article du 2 avril 1860 ne tarit pas d'éloges sur le compositeur du Vaisseau fantôme : « M. Wagner se présente comme renversant tout, il bouleverse, écrase et révolutionne; une armée jeune veut combattre avec lui, mais l'inexpérience ou la hardiesse de ses soldats vient compromettre le succès du chef […] en sortira-t-il vainqueur ? - Il faut le reconnaître, si l'on a compté ses défaites, on peut déjà inscrire ses victoires; en Allemagne, sa cause gagne sans cesse du terrain; en France, rien n'est décidé, mais Tannhauser combattra bientôt pour lui; en Belgique, M. Wagner est entré avec les allures d'un conquérant. Celui qui nierait le succès de ses deux concerts à Bruxelles ne serait pas de bonne foi […] L'introduction de Lohengrin est, sans contredit, dans la partition de M. Wagner, le morceau le plus complet que nous ayons entendu […] C'est un tableau mystique admirable pour les musiciens, et compris par tous les artistes ». On retrouvera d’ailleurs Jouret dans les coulisses de la création en langue française du Vaisseau fantôme (La Monnaie, 6 avril 1872), à la fois comme lobbyiste wagnérien auprès de la direction et comme répétiteur des chœurs (74).
Fig. 11 – Félicien Rops, Le comédien Victor Prilleux, caricature publiée dans l’Uylenspiegel de 1856. |
Les critiques musicales du Crocodile et de l'Uylenspiegel donnent un bon aperçu des activités musicales de leur époque; comme ses confrères de la presse dite sérieuse, Bénédict s'attarde surtout sur les interprètes et le cérémonial des débuts d'artistes. L'Uylenspiegel, fidèle à son esprit frondeur, dénoncera rapidement les failles du système des concessions et les interventions intempestives de la Ville de Bruxelles en matière lyrique. Ce n'est donc pas par hasard qu'aux vacances de directions, le journal publie son propre cahier des charges de la Monnaie. Ainsi dans le numéro 16 du 17 mai 1857 (75), Bénédict dénonce l’absurdité du système de vote pour les débuts, il rejette également l'idée d'un scrutin réservé aux abonnés, ou le retour aux sifflets et applaudissements, par contre, il propose que les nouveaux artistes soient soumis à un mois de débuts où ils joueront le plus souvent possible; après ce mois il y aurait une épreuve unique d’admission telle que le prévoit l’ordonnance du 26 août 1854, avant cette décision toute manifestation d’hostilité sera interdite. La révision du Cahier des charges du Théâtre Royal de la Monnaie de 1862 a droit à un tiré à part (76). Léon Fontaine propose que le concessionnaire soit libre de gérer son institution comme il l’entend sans rendre de compte de la constitution de sa troupe ni des emplois et doit pouvoir se soustraire à la tyrannie des débuts. Dans la foulée, il supprime les places réservées à la police. Dans son article 23, Fontaine veut renforcer les contrôles sur l’exigence de l’exactitude historique et la vérité du style de chaque époque. L'article 29 supprime le comité de lecture qui n’a jamais proposé de pièces se maintenant au répertoire et propose par contre que le gouvernement octroie une somme de 120.000 francs pour l’organisation d’une exposition annuelle des œuvres inédites de littérature et de musique. L'article 33 du vrai cahier des charges interdit au concessionnaire de faire entrer des personnes gratuitement avant l’ouverture; c’est, en fait, un moyen d’interdire la claque, cette mesure s'avérant inefficace, Fontaine propose que le concessionnaire puisse introduire des Romains à ses risques et périls, il revoie ensuite le prix des places et augmente d’un franc les places « de luxe où l’on vient pour se faire voir » ; il veut également supprimer le parquet militaire et demande l’exclusion de femmes du parterre « parce qu’il s’y commet des actes shocking […de plus ] les crinolines tiennent beaucoup de place ». Enfin, il constate que la commune verse un subside de 80.000 francs et la liste civile 20.000 francs, Fontaine envisage soit de supprimer tout subside mais alors de laisser entière liberté au directeur, soit de maintenir les 80.000 francs mais d’obliger la liste civile à payer 60.000 francs car le nombre d’entrées de faveur dont bénéficie la cour est largement supérieur au 20.000 francs proposés.
Dans le même esprit, l'Uylenspiegel critique le système d'examens du Conservatoire Royal de Bruxelles ou encore les librettistes protégés par les autorités gouvernementales et communales (notamment Oppelt). L'exactitude historique des mises en scènes à la Monnaie est un thème de prédilection des commentateurs de l'Uylenspiegel. Déjà le Crocodile (n°40 du 7 octobre 1853) s'interroge à propos de la Fille du régiment sur « la vérité historique des costumes (du XVIIIe siècle) alors que l’action se passe au début XIXe siècle ». Dans Jérusalem où l’orchestre et les chœurs ont été en dessous de tout « Nous ne serions pas fâché de savoir ce que viennent faire dans le cortège des Croisés les six Arabes rangés au fond du théâtre. Les fils du Prophète n’ont jamais, que nous sachions, mêlé leur burnous blancs aux armures des Européens (77) ». Cette recherche de l'authenticité se retrouve dans le bannissement sans appel des coupures et ajouts contre nature : « la reprise du Pré-aux-Clercs a laissé beaucoup à désirer sous plusieurs rapports. La mise en scène était fort négligée; la mascarade du second acte se composait de trois ou quatre malheureux masques […] qui faisaient la plus piteuse figure du monde [… et Bénédict se demande] à quel propos on avait jugé convenable d’intercaler dans le ballet l’aragonaise du Domino noir. Si cet heureux accouplement d’Hérold et d’Auber n’est qu’un essai, nous espérons qu’il n’aura qu’une seule édition (78) ». Toutes ces critiques ont pour but de hisser la première scène bruxelloise au plus haut niveau européen, d'éviter « ses vocalises qui sentent la province (79) », et de ne pas rougir face aux scènes parisiennes. Ce nationalisme latent se retrouve dans le soutien constant des chroniqueurs de l'Uylenspiegel aux artistes belges nonobstant les incuries des comités de lecture. C'est dans cette même optique qu'il faut replacer les premiers essais d'ethnomusicologie de Léon Jouret. Alors que son collègue De Coster redonne vie aux légendes du terroir, Jouret sillonne son pays d'Ath dès 1851, notant minutieusement toutes les mélodies qu'il y rencontre. Toute sa vie il travaillera à ce recueil de Chansons d'Ath dont il publiera une partie en 1868. Les harmonisations de ces mélodies pourraient prêter à la critique mais la démarche demeure fondamentalement neuve pour l'époque (80).
Il est injuste de laisser les années 1850-60 dans l'oubli, toutes les œuvres musicales de cette époque ne méritent sans doute pas les feux de nos scènes actuelles, les critiques de l'Uylenpiegel ou du Crocodile ne se sont pas toujours avérées pertinentes mais leurs appréciations de Verdi ou Wagner n'ont pas manqué d'acuité. Les réformes prônées dans la gestion et le fonctionnement de la Monnaie ont souvent été reprises dans les faits. Certains thèmes crocodiliens tels que l'accueil des exilés anti-bonapartistes, la critique de l'impérialisme français, voire même la fierté nationale, peuvent nous apparaître désuets, par contre l'enthousiasme, la sincérité, l'esprit frondeur et novateur de cette première jeune Belgique nous interpellent encore aujourd’hui.