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- - - Laura Neve Delahaut engagé et visionnaire Vers une synthèse des arts
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Reporticle : 65 Version : 1 Rédaction : 02/08/2013 Publication : 09/09/2013

Vers une synthèse des arts

Dans le contexte d’optimisme qui caractérise les années d’après-guerre, nombreux sont les artistes qui caressent l’idée de lier l’art à la vie et de le rendre accessible au plus grand nombre. Ceci en l’intégrant dans l’espace public par l’art mural, ou simplement dans le quotidien de chacun, par l’intermédiaire de l’artisanat, du design ou de techniques de reproduction d’œuvres d’art à grande échelle. Cette démarche s’inscrit dans la continuité de mouvements tels que Arts and Crafts, le Bauhaus, De Stijl ou encore le constructivisme russe et répond à un désir des artistes d’assumer un rôle social en se manifestant en dehors des espaces privilégiés tels que les musées.

C’est dans cet esprit que le groupe Espace voit le jour en 1953, autour d’un manifeste (1) qui rassemble une trentaine d’artistes - dont Jo Delahaut -, artistes plasticiens, architectes, urbanistes, ingénieurs et critiques d’art réunis (2). Ensemble, ils préconisent et se battent pour « […] un Art qui s’inscrive avec décision dans l’Espace en répondant aux nécessités fonctionnelles et à tous les besoins de l’homme compris comme une réalité sociale » (3). Le manifeste prône une collaboration entre les différentes disciplines artistiques et particulièrement entre les muralistes et les architectes.

Fig. 1 – Jo Delahaut (1911-1992), Sans titre, ca. 1950. Huile sur métal, 94 x 40 cm (Collection privée).
Photo Sabam 2013.Close
Fig. 1 – Jo Delahaut (1911-1992), Sans titre. (Collection privée).
Fig. 2 – Jo Delahaut (1911-1992), Sans titre, 1961-1967. Huile sur bois, 52 x 36 cm. (Collection privée).
Photo Daniel Locus, Sabam 2013.Close
Fig. 2 – Jo Delahaut (1911-1992), Sans titre. (Collection privée).

Dans une démarche similaire, le manifeste du Spatialisme est signé en 1954 par Jo Delahaut, Pol Bury et les critiques Jean Séaux et K.-N. Elno (4). Le document apparaît comme une précision des attentes du groupe Espace, parce qu’une notion plastique y est alors imaginée, le « spatialisme », défini comme « […] une construction concertée de formes et de couleurs […] [qui] provoque une nouvelle expression plastique qui dépasse les notions de surface et d’espace telles qu’on a pu en faire jusqu’ici l’expérience » (5). Les signataires proposent ainsi de prendre en compte les notions de temps et de mouvement, qui apportent un dynamisme et une énergie particulière à la composition. Nous connaissons les préoccupations cinétiques de Pol Bury qui expose ses premiers plans mobiles en 1953 à la galerie Apollo à Bruxelles. Ceci aura probablement influencé Delahaut qui réalise, par exemple, dans les années 1950, quelques petites sculptures cinétiques en zinc, appelées « girouettes plastiques » (6) ((fig. 01). Il s’en lassera cependant rapidement (7). En effet, le mouvement n’intéresse Delahaut que de manière limitée, davantage dans un registre optique que cinétique. Toutefois, force est de constater chez lui, très tôt dans sa carrière, un intérêt pour la notion d’espace et pour la troisième dimension, qu’il interroge, dès 1950, notamment à l’aide de reliefs achromes ((fig. 02). Favorable aux jeux de lumière, le relief produit des ombres sur les cimaises qui suggèrent l’intégration de l’environnement comme une composante de l’œuvre. De manière plus radicale, au cours des années 1970, avec ses Ouverture[s] ((fig. 03), l’artiste fait du cadre d’un tableau le sujet unique de ses œuvres, colorant les tranches intérieures dans l’intention de projeter une ombre de couleur sur le mur d’accrochage qui fait dès lors partie intégrante du résultat créatif. Ces expériences l’amènent à pratiquer l’art de la sculpture, Delahaut réalisant dans un premier temps des poteaux de couleurs ((fig. 04) destinés à dynamiser et structurer l’espace (8), mais imaginant également d’autres projets de sculptures de tous types, tant domestiques que monumentales (fig.5 et 6).

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    Fig. 7 – Unité d’habitations Ieder Zijn Huis, Evere (1954-1960) – architecte Willy Van Der Meeren – céramique de Jo Delahaut, 1960 (hall sud).
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    Fig. 7 – Unité d’habitations Ieder Zijn Huis, Evere, 1960.

    Les recherches spatiales auxquelles Delahaut se consacre le conduisent, dès le milieu des années 1950, à explorer la surface murale. Son intérêt pour le monumental et l’intégration de l’art à l’architecture se marque de plus en plus au fil de sa carrière. Le support mural répond en effet parfaitement aux attentes de l’artiste qui par ce moyen espère améliorer le cadre de vie des citoyens. Il investit ainsi des lieux à forte fréquentation tels que les écoles, les complexes sportifs, les logements sociaux ou les stations de métro. Parmi ceux-ci, Delahaut privilégie les logements sociaux car ils accueillent spécifiquement le public qu’il cherche à toucher. Entre 1956 et 1960, il collabore dès lors de manière régulière à ce type de projet avec les architectes Victor Bourgeois et les groupes E.G.A.U. (9) et L’Équerre (10). L’architecture fonctionnaliste des immeubles construits dans ce contexte s’accorde par ailleurs parfaitement à l’esthétique dépouillée et géométrique de son travail. En 1956, l’artiste réalise sa première œuvre murale, aujourd’hui détruite, au sein d’un ensemble de cent vingt habitations sociales conçu par Victor Bourgeois et situé au Foyer Montagnard de Montigny-sur-Sambre. Delahaut et Bourgeois partagent des ambitions d’intégration de l’art à l’architecture ainsi qu’une fascination pour la couleur (11), qu’ils considèrent comme un matériau à part entière et dont ils vantent les qualités lors de l’exposition Couleur-Matériau présentée au cabinet d’art Horemans à Anvers en 1953. Delahaut conçoit également une œuvre pour le site de Droixhe, logement social construit dans la région de Liège entre 1951 et 1970 par les architectes du groupe E.G.A.U. et achève une œuvre mi-peinture, mi-céramique dans l’immeuble de logement sociaux de la société coopérative Ieder Zijn Huis bâti à Evere par les architectes Willy Van der Meeren et Léon Palm entre 1954 et 1960.

    L’artiste, qui s’est fortement intéressé à la question de l’éducation artistique, estime que l’enfant doit être en contact avec des œuvres d’art dès son plus jeune âge car il s’agit d’un apport primordial à une sensibilisation postérieure. Cette préoccupation le conduit à intégrer ses œuvres aux établissements scolaires de l’enseignement général. Ainsi, en 1960, il orne le préau intérieur de  l’Athénée royal de Pont-à-Celles réalisé par Gaston Brunfaut d’une œuvre murale en céramique. Le hall d’entrée de l’école Clair Vivre à Evere accueille également un relief en bois peint de sa main. Delahaut n’intervient pas seulement dans les écoles primaires mais aussi sur les campus universitaires. À la fin des années 1980, l’Université de Liège travaille à rendre son cadre de vie plus agréable et crée pour ce faire un musée, le Musée en Plein Air du Sart-Tilman, qui met à la disposition des étudiants une riche collection d’œuvres contemporaines. Afin de procurer un cadre agréable et stimulant aux étudiants, une série d’artistes contribuent au projet dont Jo Delahaut, Léon Wuidar, Pierre Alechinsky, Serge Vandercam, Tapta et Rik Wouters.

    Delahaut s’illustre également à plusieurs reprises dans des lieux populaires tels que les centres sportifs et les piscines publiques. En 1968, il est appelé à travailler dans une salle omnisports située à Evere, sa commune de résidence. En 1987 enfin, il réalise une mosaïque en céramique pour la piscine du Palais des Sports de Butgenbach. Parmi ses œuvres murales, Rythmes bruxellois est incontestablement la plus célèbre, exécutée en 1975 dans le métro de la capitale, un autre lieu typiquement fréquenté par une large couche de la population. Pour cette œuvre comme pour les autres, Delahaut s’appuie sur le pouvoir d’expression des formes et des couleurs et sur l’impact qu’elles peuvent avoir sur l’inconscient de l’individu dans sa vie de tous les jours.

    Un rêve de production à grande échelle

    Cette volonté de rendre l’art accessible s’est également manifestée ponctuellement par la revalorisation de l’artisanat et par l’exploitation des possibilités du « multiple ». La sérigraphie est à cet égard le médium privilégié par l’artiste. Cette démarche se situe idéalement dans la lignée des deux manifestes du Spatialisme et du groupe Espace, co-signés par Delahaut. Ces textes défendent l’idée d’un art qui participe à la vie quotidienne, par le biais de l’urbanisme d’abord, mais aussi par celui des objets du quotidien. Les signataires récusent la hiérarchie des arts et la notion d’arts dits « majeurs », bataille qui en Belgique trouve son origine avec les XX et la Libre Esthétique. Les deux manifestes engagent les artistes à tirer parti de l’évolution des outils industriels. Certains d’entre eux feront ainsi des tentatives de production à grande échelle, dans l’intention de rendre la possession d’une œuvre d’art aussi facile que d’écouter un morceau de musique ou de lire un livre (12). L’enjeu est assurément de réduire l’écart social et culturel qui sépare l’artiste du grand public, « […] de manière à faire disparaître toutes les spéculations arbitraires qui en font une jouissance réservée à une classe minoritaire de la société […] » (13). Dans ses écrits personnels, Delahaut propose, pour travailler « […] à la conception d’œuvres multipliables » (14), de faire largement appel à la machine et de reléguer les traditions artisanales pour faire de l’œuvre un bien de consommation (15).

    Delahaut compte également parmi les membres de l’a.s.b.l. Formes nouvelles (16), structure active de 1950 à 1960 qui, animée par son vice-président Marcel-Louis Baugniet, est mue par la volonté de « […] promouvoir en Belgique, le renouveau de l’équipement et du décor du logis » (17). L’association fait appel à une large diversité de techniques et rassemble majoritairement des peintres, des décorateurs et des architectes. Les principes de l’association ne sont pas sans rappeler ceux du Bauhaus et du « fonctionnalisme » (18). Formes nouvelles se positionne ainsi comme intermédiaire entre les artistes et les industriels, afin de soutenir la production à grande échelle d’objets de qualité à des prix démocratiques. Espérant familiariser un public nouveau aux arts décoratifs et au mobilier contemporain, le collectif propose sa production à l’occasion de nombreuses expositions. Leur succès n’est pas des moindres puisqu’en 1955, l’association compte plus de quatre cent membres.

    Philippe Roberts-Jones, Jo Delahaut et la pratique de l’écrit.

    Outre ces expériences, Delahaut réalise, plus tardivement et à titre personnel, des objets décoratifs. Il crée ainsi, pour ne citer que quelques exemples, des tapis, des bijoux en argent ((fig. 08), des foulards ((fig. 09), des céramiques (fig. 10) et de nombreuses reliures. Il conçoit également des petits « multiples » en aluminium produits en une dizaine d’exemplaires. Les sérigraphies sont, quant à elles, généralement tirées à la centaine. À certaines occasions, Delahaut reproduit un de ses propres tableaux en sérigraphie(fig. 11) qui est la copie exacte d’un tableau datant de 1951 et s’intitulant Scréa, à la différence près qu’il en inverse le sens de lecture. "> (19) (fig. 10), ou inversement, s’inspire d’une sérigraphie pour la réalisation d’une toile, faisant de la sérigraphie un élément à part entière de son œuvre. Cette technique a l’avantage de pouvoir être produite en grande quantité, ce qui diminue son coût de production. Fidèle à son projet, il a l’idée d’en vendre aux ouvriers en s’introduisant dans les usines. Leur prix est dérisoire : cent francs belges l’unité (20). En dépit des efforts consentis, cette tentative se  termine sur un constat d’échec (21)  :

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      « Les ouvriers, cela ne les intéresse pas. Si j’avais apporté des petites vierges en craie ou des histoires comme ça – oui, c’était bien, parce que c’est cela qu’ils avaient vu dans les musées et qu’ils auraient aimé avoir chez eux – mais non, ils ne comprenaient pas, cela ne les intéressait d’aucune manière » (22).

      Mais optimiste, Delahaut déclare :

      « Déjà nous pouvons prédire que lorsque notre civilisation aura trouvé son équilibre, lorsque les esprits auront créé leur unité, de grandes et surprenantes choses s’accompliront. Un nouveau monde de formes et de couleurs est en gestation. Notre rôle, aujourd’hui, est d’en préparer les conditions objectives » (23).

      Enseignant, il se rend compte que le problème ne se limite pas à l’inaction des autorités en matière de promotion d’art mais tient également à un manque de compréhension et d’intérêt du public à l’égard de la discipline artistique. Il attribue une partie des difficultés rencontrées à l’indifférence d’un public non initié suite à la carence d’un enseignement artistique hérité du passé. Il va dès lors s’investir dans le problème de l’éducation artistique dans l’espoir de rapprocher l’art et le public.

      L’enseignement artistique, instrument d’une conscience

      De 1936 à 1963, Delahaut est professeur de dessin à l’Athénée Fernand Blum de Schaerbeek. Ensuite, de 1963 à 1976, il enseigne l’initiation esthétique à l’Institut national supérieur des Arts du Spectacle et la peinture monumentale à l’École nationale supérieure des Arts Visuels de La Cambre. Son engagement perpétuel dans ce domaine s’explique par l’importance du rôle qu’il accorde à l’enseignement artistique. Il est convaincu que ce dernier doit occuper une place essentielle dans la formation que propose l’enseignement général, puisque c’est lui qui permettra à l’étudiant d’apprécier l’art et d’y être naturellement sensibilisé. Delahaut fait donc de l’enseignement une de ses priorités. Il estime que la discipline artistique devrait être enseignée dès l’enfance et tout au long de la scolarité, ce qui contribuerait à la formation d’êtres sensibles, créatifs, complets et équilibrés. À ses yeux, tout enfant devrait bénéficier d’un enseignement artistique soutenu et, de préférence, spécialement axé sur les œuvres de contemporains, plus actuelles et répondant davantage à la sensibilité et à l’esprit des jeunes. De la sorte, non seulement chacun serait plus épanoui mais l’artiste profiterait également d’une extension de son audience (24). À l’entendre,

      « Si l’on veut que l’art cesse d’être un objet de luxe, au seul usage de quelques privilégiés, il faut que l’école jette la base pratique de l’éducation esthétique afin que l’art résolve ou atténue l’antagonisme qui pourrait s’élever entre l’individu et la société » (25).

      Pour cette raison, l’art devrait être reconnu comme un bien de première nécessité et non comme un produit de luxe. C’est également à cette fin, nous l’avons dit, que l’artiste habille de ses œuvres une série d’établissements scolaires. Plus précisément, Delahaut critique les rouages de l’enseignement et propose une méthode d’apprentissage alternative qu’il développe dans un essai intitulé Le dessin à l’école. Contribution à l’école nouvelle des principes d’éducation plastique, et qui est distribué dans les écoles au moment où l’artiste enseigne à l’Athénée Fernand Blum de Schaerbeek. Il y affirme que l’éducation artistique, quand elle existe, est trop académique, trop rigide et nécessite une « […] révision totale de ses méthodes et de ses programmes » (26). Selon lui, l’enseignement ne devrait pas suivre une seule et unique méthode mais devrait au contraire s’adapter au milieu et à la culture des écoliers. Delahaut s’insurge contre la tendance à imposer aux élèves des règles qu’aucun artiste véritable ne respecterait, des règles de perspective dont le rapport avec le monde réel et notre mode de pensée est ténu. On a depuis longtemps fait croire aux élèves qu’il est indispensable de savoir reproduire la réalité, mais le peintre a la conviction que ce principe consiste à étouffer les facultés créatrices de l’enfant au lieu de stimuler son imagination. En effet, comment un élève qui a appris à suivre les règles de perspective et à reproduire avec mimétisme un modèle arriverait-il à cerner les qualités d’artistes tels que Matisse ou Cézanne ? Tenter de représenter le réel est selon lui voué à l’échec, celui-ci étant multiple et arbitraire. Le réel vu par nos yeux n’est pas le même que celui perçu par notre esprit ou encore celui expliqué par la science. Enfin, ce qui est beau dans la nature n’est pas forcément beau en art et inversement. « […] C’est l’esprit qui doit changer : la nature n’est pas une religion et la perspective n’est pas une méthode unique » (27) conclut Delahaut. Il propose ainsi que l’enseignement mette davantage l’accent sur l’imagination et l’intuition.

      Lui-même Docteur en Histoire de l’Art, il insiste également sur l’importance de bénéficier d’une formation théorique d’histoire de l’art complète et englobant les œuvres contemporaines, ce que les écoles négligent fortement. De surcroît, les professeurs devraient, pense-t-il, outre leurs qualités pédagogiques, intégrer des notions de psychologie. Chaque stade de l’enfance est essentiel et correspond à un besoin différent qu’il faut ménager. L’âge le plus problématique est celui de la puberté, où l’enfant perd confiance en lui. C’est à ce moment précis qu’il faut l’encourager. Or c’est là que l’éducation artistique s’arrête dans les écoles. Le manque d’encouragement fréquent de la part des parents devrait, dit-il, être pallié par l’école. Il convient alors d’adopter une approche plus adaptée à l’adolescence. Delahaut suggère ainsi de varier les techniques (modelage, poterie, etc.), afin que chaque adolescent puisse se retrouver dans l’une d’entre elles.

      Delahaut rappelle que « le but imposé au pédagogue est de tenir éveillées les ressources intérieures de l’enfant et son désir de créativité. Cet apprentissage de la création préparera son efficience future » (28). En effet, c’est aussi le rôle de l’enseignement général de « […] développer chez l’enfant un sens critique plus constructif et plus vrai, tout en suscitant une curiosité et un goût des choses de l’art qu’il conservera pour la vie » (29). Soucieux d’offrir à l’étudiant l’accès à toutes les voies possibles et de l’aider à trouver son propre chemin, Delahaut écarte les théories dogmatiques de l’histoire de l’art. Il affirme à ce propos : « Je n’ai jamais essayé d’enseigner la peinture. Mais j’essaie d’aider ceux qui sont peintres à se trouver et à assumer leur condition de peintre » (30). Ses revendications seront partiellement entendues puisqu’à la fin de sa carrière d’enseignant, Delahaut est sollicité par le Ministère de l’Éducation afin de rédiger un bilan sur l’enseignement dans les académies.

      Les formes et les couleurs, lumières de l’âme

      Fig. 12 – Jo Delahaut (1911-1992), Élan mécanique, 1955. Huile sur toile, 130 x 80 cm. (Collection privée).
      Photo Béatrice Powis de Tenbossche, Sabam 2013.Close
      Fig. 12 – Jo Delahaut (1911-1992), Élan mécanique. (Collection privée).

      La sensibilisation à l’art abstrait figure indubitablement parmi les priorités pédagogiques de Delahaut. C’est précisément la voie empruntée par l’artiste dès 1945, qui s’inscrit comme le pionnier de sa revalorisation sur la scène artistique belge de l’après-guerre. L’abstraction comme moyen d’expression mais pas n’importe laquelle : une abstraction construite qui va à l’encontre de l’abstraction lyrique et spontanée (fig. 12). Delahaut occupe ainsi le statut de chef de file et de principal théoricien de cette tendance dite froide de l’abstraction, à laquelle il restera à jamais fidèle et qu’il défendra par le biais de cercles artistiques et de publications tout au long de sa carrière. Art abstrait (1952), Art abstrait-Formes (1956), Art construit (1960), Geoform (1966), MESURES art international (1988) sont autant de cercles d’art et de revues dont Delahaut est l’initiateur. Le peintre fait ainsi figure de modèle pour plusieurs générations d’artistes abstraits géométriques encore actifs aujourd’hui, qui revendiquent son héritage. Cette orientation esthétique n’est certainement pas sans fondement, l’artiste considérant ce moyen d’expression comme le plus représentatif du monde moderne et le plus adapté pour poursuivre son objectif altruiste qui consiste à rendre l’art accessible à tous.

      Fig. 13 – Jo Delahaut (1911-1992), Ode n°1, 1986. Acrylique et huile sur toile, 92 x 73 cm. (Collection privée).
      Photo Daniel Locus, Sabam 2013.Close
      Fig. 13 – Jo Delahaut (1911-1992), Ode n°1. (Collection privée).

      En effet, la non-figuration, comme la conçoit Delahaut, n’est pas élitiste, ni intellectualisée, mais concrète, faisant appel aux sens. Dès la rencontre avec l’œuvre de l’artiste, l’importance qui est accordée à la couleur, qu’il baptise « lumière de l’âme » (31), percute. Ceci lui procure un caractère profondément sensoriel. Delahaut est un coloriste qui éprouve un plaisir charnel à l’agencement de plans colorés. Au fil de sa carrière, la couleur acquiert une autonomie propre. Dans les années 1980, la série des « carrés » témoigne particulièrement de cette évolution (fig. 13), l’artiste privilégiant alors une composition élémentaire et répétitive réduite à la simple juxtaposition de carrés de couleurs pures. Delahaut peint avec rigueur, au hasard il préfère un calcul intelligent mais il entend indéniablement susciter une émotion forte chez l’amateur d’art, accessible à tout un chacun sans connaissances préalables nécessaires. Les œuvres de Delahaut sont donc vouées autant au plaisir immédiat qu’aux spéculations intellectuelles. Mais à l’inverse de l’abstraction gestuelle, ce n’est ni par son tempérament ni par son humeur - qu’il essaye au contraire de dissimuler au maximum - qu’il espère y arriver, mais bien par l’intermédiaire d’un langage plastique fait de formes et de couleurs qui, dotées d’une importante charge émotive, lui semblent les moyens les plus efficaces (32). L’abstraction n’apparaît pas à Delahaut comme une fin en soi mais a contrario comme un moyen d’éveiller les mécanismes de l’activité spirituelle du spectateur, de toucher « […] les ressorts inexpliqués de la conscience, pour provoquer certaines déflagrations des facultés intellectuelles, pour atteindre en profondeur les stimuli de l’esprit » (33).

      Plus ambitieux encore, avec son vocabulaire rigoureux et mesuré, Delahaut « […] vise à ordonner le chaos qui résulte de la vie frénétique que nous menons et dans lequel se développent sentiments, pensées et tout ce qui échappe au contrôle de la conscience » (34). Il ne cherche pas à susciter des sentiments « bruts » ou fugitifs mais plutôt à permettre au spectateur d’accéder à l’apaisement et à la méditation :

      « […] Dans un monde agité et tout en superficie, l’homme a besoin non pas d’œuvres d’animation qui le secouent encore davantage, mais bien d’œuvres de méditation toutes de repos et de recueillement » (35).

      Fig. 14 – Jo Delahaut (1911-1992), Méditation, 1981. Huile sur toile, 72 x 92 cm, (Collection privée).
      Photo Daniel Locus, Sabam 2013.Close
      Fig. 14 – Jo Delahaut (1911-1992), Méditation. (Collection privée).
      Fig. 15 – Jo Delahaut (1911-1992), Hors Limite, 1960. Huile sur toile, 164 x 114 cm. (Collection privée).
      Photo Luc Schrobiltgen, Sabam 2013.Close
      Fig. 15 – Jo Delahaut (1911-1992), Hors Limite. (Collection privée).

      Agressé par toutes les images de la ville et ses bruits, l’individu a besoin de formes simples et apaisantes lui permettant un moment d’arrêt dans sa course ou lui apportant la sérénité une fois rentré chez lui. Delahaut rassemble ses efforts pour permettre à l’esprit de se débarrasser du superficiel, y compris de la réalité quotidienne, et pour le stimuler, le mettre dans un état d’intériorisation où la sensibilité le pousse au rêve, à la poésie et à la méditation. Cet état méditatif, qui donne son nom à une toile en 1981 (fig. 14), doit être « […] pour chacun une impulsion vers le meilleur de soi-même, un retour vers son équilibre intérieur […] » (36). Afin qu’une œuvre invite à la méditation, il faut qu’elle inspire sérénité et apaisement, et c’est dans la pureté des formes et des couleurs que, d’après l’artiste, elle puise ces qualités. C’est dans ce but que Delahaut épure, à partir des années 1960, progressivement son langage, comme en témoigne Hors Limite (fig. 15). Il privilégie alors le rapport contrasté de quelques couleurs franches et les grandes entités colorées, invitant le spectateur à s’abandonner dans la couleur.

      De toute évidence, Delahaut s’est assigné une tâche : tenter de répondre aux besoins émotifs de l’être humain. Et de déclarer : « Je n’essaie pas de créer une œuvre pour elle-même, mais pour permettre à celui qui la contemple de se créer à travers elle » (37). Cette puissante citation suffit à résumer sa pensée : un homme généreux et désireux de contribuer au bien-être d’autrui. Peintre, artisan, pédagogue, homme de lettres, historien de l’art et poète, Delahaut est sans conteste l’une des personnalités phares de l’abstraction belge du XXe siècle dont l’envergure n’est à ce jour pas encore suffisamment soulignée.

      Notes

      NuméroNote
      1V. Bourgeois, G. Dedoyard, L. de Koninck, e.a., « Manifeste du Groupe Espace en Belgique » [1953], cité d’après : J. Delahaut, Écrits, réunis par Claude Goormans et Philippe Roberts-Jones, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2003, p.151-153.
      2Le groupe rassemble les membres suivants : Jo Delahaut, Victor Bourgeois, Georges Dedoyard, L. de Koninck, Léon Stynen, Willy Anthoons, Arnold Bagon, Anne Bonnet, Gaston Bertrand, Maurits Bilcke, Rennaat Braem, Charles Carlier, Robert-Louis Delevoy, Charles De Maeyer, André de Poerck, Josse Franssen, Corneille Hannoset, Jean Iwens, Jean Séaux, Francine-Claire Legrand, Claude Laurens, Hyacinthe Lhoest, Rudolph Meerbergen, Marc Mendelson, Antoine Mortier, Jules Mozin, Roger Thirion, Willy Van der Meeren et Louis Van Lint.
      3V. Bourgeois, G. Dedoyard, L. de Koninck, e.a., op.cit., p.152.
      4P. Bury, J. Delahaut, K.N. Elno, J. Séaux, « Le Spatialisme » [1954], in : J. Delahaut, Écrits, op.cit., p.149-151.
      5Ibid., p.150.
      6J. Delahaut in : I. Lebeer, « Entretien avec Jo Delahaut…où il est question de grand art et d’un petit cheval » [1982], cité d’après : J. Delahaut, Écrits, op.cit., p.185.
      7Selon les propos de Delahaut, in I. Lebeer, op.cit., p.185.
      8Ibid., p.189.
      9Actif principalement dans la région de Liège entre 1950 et 1992, le groupe est composé des architectes Charles Carlier, Hyacinthe Lhoest et Jules Mozin.
      10Agence liégeoise d’architecture et d’urbanisme moderniste fondée en 1935.
      11L’architecte développe ses théories sur le sujet dans le suivant ouvrage : V. Bourgeois, L’Architecte et son espace, Bruxelles, Éditions Art et Technique, (Coll. Sept Arts), 1952.