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- - - Denis Laoureux Jean Delville dans la genèse du symbolisme (1887-1892) Texte extrait de Denis Laoureux (dir.), Jean Delville (1867-1953). Maître de l'idéal, Paris, Somogy, 2014, p. 40-61.
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Reporticle : 83 Version : 1 Rédaction : 01/01/2014 Publication : 13/02/2014

Avertissement

Ce reporticle est publié sans corpus iconographique selon la volonté d’un des ayants droits de Jean Delville. Pour une lecture comparée, voir : Denis Laoureux (dir.), Jean Delville (1867-1953). Maître de l'idéal, Paris, Somogy, 2014, p. 40-61.

Jean Delville dans la genèse du symbolisme (1887-1892)

Au sortir de sa formation, Delville doit s’intégrer dans un champ artistique en ébullition. Les possibilités d’exposition sont cependant limitées : soit les salons triennaux, soit ceux de l’Essor, soit ceux des XX organisés par Octave Maus, occupé à transformer une initiative d’artistes en événement mondain. Inconnu et sans assise familiale dans le milieu artistique, Delville n’a guère le choix : il se tourne vers l’Essor. Sa situation n’est pas isolée. Une jeune génération se met en place dans ce cercle ayant succédé à la Société libre des beaux-arts. Bien que vieillissant – il est fondé en 1876 –, ce cénacle est un lieu de sociabilité dont Delville va habilement tirer profit. Dès 1887, il présente des dessins remarqués, tapageurs même, mais qui ne parviennent pas à lui ouvrir les portes du salon des XX, où exposent pourtant certains anciens membres de l’Essor, et non des moindres : Fernand Khnopff, Henry de Groux et Jan Toorop. La revue L’Art moderne, qui est la tribune du cercle des XX, fait la sourde oreille au tintamarre provoqué par les tableaux de l’artiste et, jusqu’en 1892, elle n’évoquera Delville que pour ses écrits poétiques.

On le voit, se positionner dans ce contexte difficile est donc, pour un jeune artiste ambitieux, une opération complexe. Delville devra développer des stratégies de visibilité pour se construire une notoriété à un moment où l’accès au cercle des XX lui est visiblement barré. Les pages qui suivent voudraient analyser les stratégies liées au positionnement que Delville (se) cherche dans la genèse du symbolisme – c’est-à-dire, selon la chronologie interne à son œuvre, entre 1887, date de sa première participation aux salons de l’Essor, et 1892, année de fondation du cercle Pour l’art.

Se positionner en marge des XX

L’histoire de l’art a pris l’habitude d’associer la genèse du symbolisme en Belgique aux salons des XX organisés à Bruxelles entre 1883 et 1893 ainsi qu’à la revue L’Art moderne. Il faut dire que le cercle administré par Octave Maus et la revue fondée par Edmond Picard se sont imposés comme des lieux incontournables de l’esprit de rupture incarné par la naissance du symbolisme. Force est de constater que Delville brille par son absence au sein du corpus d’artistes attachés à l’esprit symboliste prenant corps dans les rangs des XX et dans les colonnes de L’Art moderne. De fait, entre 1887 et 1892, Delville est invisible aux yeux des critiques qui commentent l’actualité artistique dans L’Art moderne.

Dans l’état actuel des connaissances, il est difficile de donner une explication précise et documentée à cet état de fait. L’artiste aurait-il décliné une invitation ? Pour quelle(s) raison(s), le cas échéant ? La vague néo-impressionniste qui inonde les XX à partir de 1887 a-t-elle suscité, dans l’esprit du jeune Delville, une méfiance envers les initiatives de Maus ? On pourrait le penser. Mais alors, comment expliquer que l’artiste ait peint des paysages de facture pointilliste à ce moment ? Le peu d’attention réservé par L’Art moderne à Delville explique-t-il le manque d’intérêt de Maus à l’égard de ce jeune homme en début de carrière ? Toujours est-il que l’absence de Delville au sein des XX est d’autant plus remarquable que non seulement l’artiste est issu de l’Académie des beaux-arts de Bruxelles, qui est l’un des réseaux étroitement liés à la fondation des XX, mais qu’il a exposé, comme Khnopff, Toorop et de Groux, dans les salons de l’Essor et que son œuvre a pris autour de 1890 une orientation symboliste. Issue de sources littéraires et musicales, celle-ci ne se confond pas encore, à ce moment du moins, avec l’idéalisme théosophique qu’elle contribue toutefois à installer et qui s’épanouira progressivement au sein des Salons de la Rose+Croix (1892-1894), de Pour l’art (1892-1895), de l’exposition d’art idéographique de Kumris (1894) et des trois Gestes d’Art idéaliste (1896-1898) (1).

Ce désintérêt pourrait ainsi expliquer, au moins partiellement, les imprécations que, dans ses écrits, Delville lance en direction des XX et de la revue de Picard (2). Il permet aussi, plus fondamentalement, d’envisager ses activités non plus seulement pour le contenu de l’esthétique qu’elles promeuvent, mais aussi pour la logique de leur positionnement dans le champ du symbolisme. Peintre, poète et essayiste, Delville est aussi un animateur d’art dans le sens où il gère des associations artistiques, organise des salons et assume la direction de revues. Il n’entend pas laisser le symbolisme se développer dans un espace – les XX et L’Art moderne – auquel il n’a visiblement pas accès. Le développement, à partir de 1892, d’une composante idéaliste au sein même du symbolisme répond, en partie au moins, à une volonté d’adopter un positionnement esthétique original, clair, discipliné et structuré.

On est enclin à penser que l’engagement de Delville pour la promotion de l’idéalisme, c’est-à-dire à partir de la fondation du groupe Pour l’art en 1892, résulte des relations entre les associations artistiques impliquées dans l’émergence du symbolisme, singulièrement l’Essor et les XX. Autrement dit, la création de Pour l’art, qui pose les bases structurelles de l’idéalisme, est aussi la réponse au problème du rapport de force entre les foyers symbolistes apparus en Belgique dans les années 1880. Après la dissolution de l’Essor en 1891 et face à l’indifférence des XX, Delville n’aura visiblement plus qu’une seule option : il doit forcer le chemin. Mais avant cela, il est indispensable pour lui, dans un premier temps, de se tailler un costume au sein de l’Essor. La contribution du jeune Delville à la genèse du symbolisme prend donc place dans un tout autre cadre que celui des XX. Maus semble surtout concerné par le positionnement international et la réussite commerciale du groupe qu’il administre. L’accueil d’une génération fraîchement émoulue ne semble pas prioritaire pour lui.

Il convient de souligner ici le rôle joué par l’Essor (3). C’est dans les salons de ce cercle que Delville trouve sa première tribune. Celle-ci n’est pas à l’origine tournée vers le symbolisme. L’Essor a d’ailleurs été créé non pas pour servir une mouvance précise, mais bien pour offrir un cadre expositionnel aux anciens élèves des Académies des beaux-arts (4). Il est d’abord, à ses débuts, la caisse de résonance d’une peinture réaliste moins tournée vers l’observation sociale que vers la célébration de la nature : le paysage, par ailleurs de plus en plus présent sur les cimaises des salons triennaux, s’impose alors en genre national. Certes, Delville souscrira à cette pratique du paysage… mais en y intégrant une musicalité de la palette qui le conduira vers la pratique du nocturne.

Sociabilités symbolistes

Le silence quasi total de L’Art moderne sur la peinture de Delville et le désintérêt des XX pour la mouvance qui prend corps autour de lui laissent forcément penser que l’émergence du symbolisme dans la Belgique de la seconde moitié des années 1880 passe par d’autres voies. L’Essor en est une. Il convient également de souligner le rôle médiatique joué par les revues dans le positionnement de Delville au sein du champ artistique belge.

On le sait, les revues constituent un lieu de sociabilité majeur dans la culture fin de siècle. La Jeune Belgique a la primauté de s’être intéressée aux travaux du jeune Delville. Il faut dire que la critique d’art a été confiée, de 1887 à 1889, à Jules Destrée. Ce dernier cédera la place en 1890 à Jacques Arnoux et à Albert Arnay, eux-mêmes remplacés par Grégoire Le Roy en 1891. Arnay et Le Roy rendront compte eux aussi des contributions de Delville aux salons de l’Essor, dans des termes toutefois nettement moins laudatifs que leur prédécesseur : Destrée est le premier à voir dans les dessins du jeune Delville la production d’un artiste talentueux maniant le crayon avec une « facilité prodigieuse (5)  ». L’article qu’il lui consacre fait notamment écho au « scandale facile » suscité en 1888 par La Mère : l’œuvre, connue aujourd’hui par l’illustration figurant dans le catalogue de l’exposition, représente une scène d’accouchement montrant une femme tordue par la douleur. Destrée rappelle également que Delville « a débuté l’année précédente [en 1887] avec des toiles tapageuses destinées à forcer l’attention (6)  ». On ne peut s’empêcher de voir dans le succès de scandale provoqué par des « toiles tapageuses » une manière pour Delville de se singulariser au sein d’un cercle, mais aussi de gagner, par ce biais, un surcroît de visibilité d’autant plus indispensable et difficile à obtenir que, à la fin des années 1880, on l’a dit, les possibilités d’exposition ne sont pas légion.

C’est dans La Wallonie, créée en 1886 par Albert Mockel et dont la ligne éditoriale se pose clairement en faveur du symbolisme émergeant, que Delville publie ses premiers textes poétiques, en 1888 ainsi qu’en 1889. La Wallonie est une tribune déterminante. Elle se joint à La Jeune Belgique pour former un espace médiatique offrant à l’artiste une alternative à L’Art moderne. Sans entrer dans le détail de la bibliographie de Delville, on pourrait dire que cette connexion entre l’Essor et ces revues peut apparaître comme l’origine d’un fonctionnement que le peintre adoptera dans les années 1890 : un groupe et des expositions d’une part, une revue offrant, d’autre part, un support médiatique et théorique. Le cercle Pour l’art trouvera ainsi un organe de presse dans Le Mouvement littéraire (1892-1894), fondé et animé par Ray Nyst, tandis que la revue L’Art idéaliste (1897-1898), créée et dirigée par Delville sous le pseudonyme d’Élie Mégor, offre un relais aux trois Gestes d’Art idéaliste.

En plus des associations artistiques et des revues, il faut citer le rôle joué par les ateliers d’artistes. Ceux-ci constituent des lieux de sociabilité d’autant plus importants qu’ils transcendent généralement le périmètre limité d’un cercle artistique. En cela, ils comptent dans la nécessité pour un artiste de se positionner dans le champ culturel à l’aide d’un réseau. Ainsi, les ateliers de Charles Van der Stappen et de Constantin Meunier, que Delville fréquente, sont des points de ralliement pour des artistes que les salons triennaux rebutent. Les réseaux, les acteurs, les coteries se croisent dans cet espace privé indépendamment des querelles de chapelle. Ceci permet de comprendre, par exemple, pourquoi Delville peut lancer des invectives en direction de L’Art moderne tout en entretenant avec l’un des fondateurs de cette revue, Edmond Picard, des relations suffisamment cordiales pour organiser, en 1898, une des trois Gestes d’Art idéaliste dans la Maison d’Art.

Dans le milieu bruxellois, ces espaces privés forment en outre le cadre idéal pour l’audition de la musique de chambre, alors démunie de salles de concerts appropriées. Richard Wagner figure également au programme des concerts donnés dans des ateliers d’artistes, où s’installe un public trié sur le volet ; en février 1886, par exemple, l’Essor donne un concert dont le programme comprend des extraits musicaux issus des opéras de Wagner (7). Plusieurs des premières œuvres de Delville portent la marque d’une sensibilité tournée vers la musique, singulièrement celle du maître allemand. Le peintre en rend compte dans une lettre qu’il adresse en novembre 1895 à Charles Buls, alors bourgmestre de Bruxelles : « L’apparition d’un génie spiritualiste comme Wagner et [celle] d’un autre génie encore incompris – Péladan – sont les symptômes indéniables de la renaissance spiritualiste. Le xixe siècle ne sera pas le siècle de Zola, mais celui de Wagner, un idéaliste (8)  ! »

Aux tableaux littéraires peints au fil des années 1890 s’ajoute ainsi une peinture d’inspiration wagnérienne qui conduit Delville à donner à sa palette, et donc à la lumière de ses tableaux, une connotation musicale. Celle-ci le préoccupe très tôt, comme en témoigne le dessin Tristan et Yseult, conçu en 1887 au départ d’une double réception où la dernière scène de l’opéra de Wagner Tristan et Isolde se croise avec celle d’Axël de Villiers de L’Isle-Adam (9). Non exposé à l’Essor, Tristan et Yseult est un dessin fondateur dans la recherche d’une iconologie où la référence musicale se trouve liée à l’expression de la lumière pour évoquer une extase spirituelle. Cette musicalisation de la couleur charge la peinture de Delville d’une dimension synesthésique que ne désavouerait pas Joséphin Péladan, et qui trouvera son aboutissement dans le poème symphonique Prométhée ou le poème du feu que le compositeur russe Alexandre Scriabine écrit en 1909-1910 à partir du Prométhée peint par Delville en 1907.

Delville au fil des salons (1887-1891)

Delville expose pour la première fois à l’Essor en 1887, parmi quarante-deux exposants et deux cent vingt-six pièces. Il envoie huit œuvres (10), parmi lesquelles deux paysages dont les titres, Lassitude et Nocturne, traduisent une orientation vers le symbolisme. Suggestifs, mélancoliques, ces paysages sont des états d’âme qui découlent d’une vision introspective étrangère au réalisme issu de la Société libre des beaux-arts. Toutefois, c’est le tableau La Jeune Fille en jaune – aujourd’hui égaré – qui attire l’attention de la critique. Delville présente également Cachaprès agonisant, une lithographie figurant le héros d’un roman qui a défrayé la chronique lors de sa sortie de presse en 1881, Un mâle de Camille Lemonnier, dont il a fait la connaissance par l’intermédiaire de Julien Dillens. La mise en scène en 1886 d’une version dramaturgique d’Un mâle au théâtre du Parc explique peut-être pourquoi, à ce moment, plusieurs peintres, dont de Groux et Delville, se saisissent du personnage de Lemonnier. Enfin, suivant l’exemple de Léon Frédéric, chef de file du naturalisme et figure forte de l’Essor, Delville expose La Terre. Reproduit dans le catalogue de l’Essor, ce tableau est aujourd’hui perdu, mais on en conserve une esquisse ainsi qu'un dessin préparatoire. Dans ce dernier, l’exactitude anatomique, la maîtrise des nuances tonales du noir, la précision des traits de crayon dans le rendu des détails sont l’expression d’une qualité de métier. Cette science du dessin est mise au service d’une célébration de la figure du paysan enraciné dans sa terre. Ceci relie Delville aux tableaux dans lesquels Constantin Meunier met en scène des ouvriers anoblis par la force de leur travail. Mais l’esquisse de La Terre est également proche des dessins réalisés en 1887 par Meunier pour l’illustration du roman Le Mort de Lemonnier. Les mains noueuses, les corps puissants pliés par une force invisible, la fusion de l’homme à la nature qui, elle, ne le trahit pas sont des éléments situant le jeune Delville dans la sphère de ces deux hommes. En revanche, il s’abstient visiblement d’envoyer Tristan et Yseult, qui l’aurait situé dans une veine musicale et littéraire étrangère à cette iconographie de la vie des humbles que plusieurs artistes développent à ce moment.

Delville se rapproche davantage encore de Meunier lorsqu’il se rend dans les usines Cockerill, à Seraing, pour les besoins d’une vaste fresque picturale qu’il intitule La Coulée d’acier. Et l’artiste de confier dans un document autobiographique : « Je passais des journées et des nuits dans les usines Cockerill pour y dessiner et peindre le monde farouche des hommes au travail dans le hall fantastique de la coulée d’acier. J’avais l’idée d’exécuter une vaste toile pour laquelle je faisais des croquis, des dessins, des esquisses, et que je n’ai d’ailleurs jamais réalisée (11)  ». Les esquisses conservées montrent que Delville reprend à Meunier l’héroïsation de l’ouvrier métamorphosé par la grandeur de son travail en une sorte de Prométhée de l’industrie. L’artiste ne s’engagera cependant pas davantage dans cette voie de l’art social. Et pour cause, écrit-il, « un seul Constantin Meunier suffit à la gloire de l’école belge (12)  ».

Pour le salon de 1888, Delville envoie onze pièces (13), dont Vesprée automnale et Étude d’aurore, qui confirment son goût pour les éclairages brouillant la vision. Il expose surtout un fragment achevé d’un triptyque à venir : une scène d’accouchement intitulée La Mère. C’est le premier succès de scandale. Dans son compte rendu, Jules Destrée réserve ce tableau aux « amateurs d’excentricités ». La Mère « choque par son caractère gynécologique (14)  », lit-on sous la plume de Max Waller. Victor Rousseau se rappellera, plusieurs décennies plus tard, à quel point ce tableau avait fait parler de lui dans la presse (15). Cette approche de l’iconographie où la mère et l’enfance sont liées à la souffrance, voire à la mort, caractérise la série des « mères éplorées » que George Minne commence en 1886 et à laquelle Delville fait allusion dans sa lithographie Les Aveugles (1891), que lui inspire la pièce homonyme de Maurice Maeterlinck.

Également exposés en 1888, L’Enfant malade (1886) et L’Affamé (1887) ouvrent une voie qui trouvera un aboutissement deux ans plus tard avec la série Les Las-d’aller et L’Enterrement d’un enfant. La représentation de ces deux enfants mal en point s’inscrit dans un contexte marqué par une dépression économique dont le sommet est atteint en 1886. Les grèves entraînées par cette situation de crise s’ajoutent au sentiment d’injustice ressenti par un prolétariat affamé. Un climat de révolte sociale s’installe. Il embrase le bassin industriel liégeois en mars 1886 avant d’allumer l’ensemble du monde ouvrier wallon. La répression brutale et meurtrière, le 27 mars 1886, de grévistes miséreux manifestant le ventre vide dans la région de Charleroi va marquer les esprits. Plusieurs jeunes artistes actifs à ce moment se montrent particulièrement sensibles au mal social qui mine le prolétariat. Leurs thèmes iconographiques enregistrent et évoquent ce désespoir des humbles. Un critique de La Société nouvelle constatait dès 1885 une « tendance chez les jeunes peintres de l’Essor : étudier la vie, la vie des pauvres […], la douleur des humbles (16)  ». La tendance se confirme. Mais les artistes ne se contentent plus d’un simple constat. De Groux, Toorop, Delville, mais aussi Degouve de Nuncques, Laermans et Minne sont portés par une vague d’empathie qui débouche sur des représentations caractérisées par une forte expressivité, comme s’il s’agissait pour eux de traduire la brutalité tragique du progrès dans la déformation violente des corps. Le symbolisme s’énonce d’emblée comme l’expression d’une crise politique et générationnelle qui trouve une métaphore plastique dans la figure de l’enfant blessé. Les torsions douloureuses que Minne inflige à son Petit Blessé (1889) et que Maeterlinck fait subir à ceux qu’il plonge dans ses Serres chaudes (1889) font écho aux contorsions qui déforment le corps décharné de L’Enfant malade de Delville.

La rencontre avec Joséphin Péladan, qui aurait eu lieu en 1888, quand Delville séjourne à Paris (17), et la présence de l’auteur du Vice suprême dans les colonnes des revues littéraires et artistiques belges à partir de 1885 n’ont donc pas d’effet immédiat sur les choix opérés par le jeune artiste dans les pièces qu’il expose. En 1889, Delville présente, une fois encore, l’ensemble le plus consistant des exposants : trois dessins et quinze tableaux (18), parmi lesquels plusieurs paysages ainsi qu’un fragment d’une immense composition, Le Cycle de la passion (Divine comédie), rebaptisée Le Cycle passionnel (Divine Comédie) lors du salon de l’année suivante. Par leur titre, nombre de tableaux hélas aujourd’hui égarés, comme Les Rayons du matin, Nuit lunaire, Crépuscule, Crépuscule lunaire, Nocturne, Soir de spleen, inscrivent Delville dans la pratique du nocturne, qui se développe au départ de la peinture de Whistler. Dans un schéma symboliste, représenter est une opération qui entend davantage faire apparaître ce qui échappe à l’intelligence et se dérobe au regard. D’où l’intérêt de Delville pour les lumières hésitantes du monde de la nuit. Le nocturne correspond à la sensibilité de l’artiste pour des lumières d’entre-deux, comme la lune, le brouillard, l’aube ou le crépuscule. Il s’agit là de lumières qui voilent le contour des choses pour donner à l’image une qualité de mystère. C’est ce glissement de la représentation des apparences du monde visible vers l’apparition de l’inconnu que le nocturne va contribuer à opérer dans les schémas esthétiques de la fin de siècle.

En 1890, la contribution de Delville se limite à quatre pièces (19). Ce nombre restreint suppose une subtilité dans la sélection des œuvres envoyées. Le vaste Cycle passionnel – toile détruite en 1914 – est au centre de l’attention. La stratégie de visibilité change : l’énormité du format compense et explique la réduction du nombre de tableaux. Perçu comme une influence immédiate d’Antoine Wiertz et de Jef Lambeaux, Le Cycle passionnel vaut aussi à Delville d’être comparé au peintre flamand Jean Quellin, auteur d’une monumentale Piscine de Bethsaïde (20). En réalité, il est la transposition picturale de L’Enfer de Dante. La réception du poète italien dans le symbolisme belge est un élément encore peu connu. Il y a ici un impact possible de La Porte de l’Enfer, dont Rodin expose à Paris des fragments avec succès en 1889. Quoi qu’il en soit, le sujet serait issu du cinquième chant : il pourrait s’agir du supplice des luxurieux passant dans le second cercle. Delville traduit ce passage sous la forme d’un groupe d’une trentaine de corps entrelacés sur un fond rougeâtre. Il reste une photographie et des esquisses laissant apparaître ce fond incandescent. Si Le Cycle passionnel ne passe pas inaperçu, en revanche, l’originalité de Delville est remise en cause. La Jeune Belgique voit cette œuvre comme une copie du relief des Passions humaines de Lambeaux, tandis que La Revue blanche en fait un pastiche des toiles de Wiertz (21). Pour Edgar Baes, de La Revue belge, ce tableau est l’expression du rôle de messie que s’attribue le peintre (22).

On pourrait croire que Le Cycle passionnel marque une prise de distance à l’égard du réalisme social des premiers salons. Et pourtant, curieusement, Delville expose également Les Las-d’aller. Est-ce fortuit ? Sans doute pas. En effet, Le Cycle passionnel transpose dans un monde coupé de références historiques les mêmes tourments que ceux qui, dans un registre réaliste, déchirent Les Las-d’aller. Si Delville expose ces deux œuvres en apparence très différentes, c’est bien parce qu’elles sont les deux faces d’une même pièce. En somme, avec Le Cycle passionnel, il ouvre une voie plus littéraire tout en veillant à ne pas se désavouer. Du reste, l’origine des Las-d’aller est également littéraire : elle se trouve dans les Impressions cruelles que Georges Eekhoud publie dans La Jeune Belgique en 1885-1886 (23).

Le salon de 1891 est conçu comme une exposition rétrospective. Son catalogue rappelle d’ailleurs que l’Essor a été créé en 1876 par dix-neuf peintres et que vingt et une expositions ont été organisées. Celles-ci ont eu lieu en marge des XX sans pour autant bénéficier du même succès ni présenter la même ambition internationale. Pour ce salon rétrospectif, Delville conçoit deux séries de pièces (24). Le premier ensemble présente quatre œuvres déjà montrées, comme Les Las-d’aller. Mais il envoie également dix-neuf pièces inédites, parmi lesquelles se trouvent des tableaux traduisant une orientation symboliste qui lui vaudront une réputation de « Péladan de la peinture (25)  » engagé dans un « symbolisme ésotérique (26) » : La Symbolisation de la chair et de l’esprit, Le Christ au jardin des Oliviers, un frontispice pour le quatrième chant des Chants de Maldoror et Le Masque de la Mort-Rouge inspiré d’Edgar Poe.

La découverte des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont et la publication en octobre 1885 d’extraits de ce livre dans La Jeune Belgique trouvent un écho auprès de la génération de poètes symbolistes (27). De leur côté, Léon Dardenne et Jean Delville en font la matière de frontispices exposés à l’Essor en 1887 pour le premier et en 1891 pour le second. Delville reprend même un extrait des Chants de Maldoror en exergue à son poème « Âmes lasses » issu des Horizons hantés, qu’il publie en 1892. Cette orientation littéraire se confirme avec La Mort d’Orphée, inspirée des Géorgiques de Virgile. Le Crime dominant le monde, une toile détruite peu après pour des raisons de technologie picturale, célèbre quant à elle la victoire du mal dans un esprit proche de Félicien Rops et des peintures d’inspiration baudelairienne qu’Eugène Laermans conçoit à la fin des années 1880. Cet envoi est perçu comme la confirmation d’une orientation tournée vers un symbolisme hermétique. Delville est encouragé dans cette voie par une frange de la critique (28). La fusion entre symbolisme et occultisme trace désormais, pour lui, la voie à suivre.

L’art d’être vu

Il ressort des cinq derniers salons de l’Essor que Delville possède un sens inné des tactiques multiples et variées à mettre en œuvre pour être vu au sein d’une manifestation collective. Il faut dire que les salons triennaux n’ont plus guère d’incidence significative dans le système marchand-critique qui se met progressivement en place en Belgique avec la Société libre des beaux-arts. Actif hors du monde académique et ne disposant pas encore de réseau, le jeune Delville doit développer une stratégie d’émergence qui implique, notamment et forcément, le recours à des actions menées en vue de se construire une visibilité ou, mieux encore, une identité picturale qui facilitera le travail de la critique.

D’une part, il occupe massivement les cimaises, que ce soit par des envois quantitativement supérieurs à tous les autres exposants ou par le gigantisme du format du Cycle passionnel. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il doit être difficile voire impossible pour un visiteur de faire l’impasse sur la présence de Delville (29). D’autre part, l’artiste recourt à la présentation d’un travail fragmenté, laissant entendre que ce qui est exposé est un détail d’un ensemble plus vaste appelant une exposition à venir. Le spectateur est préparé, en somme. C’est le mode opératoire appliqué pour Le Cycle passionnel, présenté d’abord de façon fragmentée en 1889 avant d’apparaître de manière éclatante et monumentale en 1890. Ensuite, on est enclin à voir dans l’effet de spectacularisation lié à la nature de certaines pièces – l’iconographie dans le cas de La Mère et le format pour Le Cycle passionnel – une tactique visant à faire converger les regards vers un seul nom. En témoigne un critique qui se demande, au sujet des tableaux envoyés par Delville en mars 1887 : « Pourquoi viser l’ébahissement (30) ? » Enfin, on peut dire que le jeune artiste finira, en 1891, par opérer un recentrage esthétique en faveur d’un symbolisme d’inspiration littéraire – Poe, Dante, Maeterlinck, Lautréamont, Villiers de L’Isle-Adam – et musicale – Wagner – au terme d’un parcours qui a pourtant commencé de manière floue. Son passage de l’Essor à Pour l’art lui permettra de préciser sa position.

Ces stratégies de visibilité s’inscrivent dans un contexte général de redéfinition de l’exposition d’art, et plus particulièrement de l’accrochage au sein des salons. Les membres de la Société libre des beaux-arts ont alors déjà opéré une distinction entre une exposition, qui rassemble un corpus cohérent et sélectionné par l’artiste lui-même, et un salon, alors vu comme une accumulation massive et désordonnée résultant des choix d’une commission de sélection partiale, et où la rampe, c’est-à-dire l’espace situé à hauteur des yeux, s’impose comme le lieu à conquérir (31). Il s’agit désormais, pour ceux que les salons triennaux n’attirent pas, de penser l’accrochage de leur envoi en termes d’image globale : les tableaux, présentés de manière appropriée et non hiérarchique, se répondent en vue de tisser la trame d’un récit que la critique d’art, prise en charge par des hommes de lettres, ne manquera pas par ailleurs de transposer dans le champ de l’écriture.

De l’Essor à Pour l’art (1891-1892)

Au sortir de sa dernière participation à l’Essor, Delville segmente le champ du symbolisme pour resserrer sa propre peinture sur une zone étroite et spécifique, celle de l’idéalisme. Et l’artiste de confier dans son Curriculum vitæ, écrit tardivement, en 1944 : « C’est donc aux salons de Pour l’art qu’en réalité je pus commencer à donner libre cours à ma tendance vers un idéalisme et un symbolisme pictural (32). » La Symbolisation de la chair et de l’esprit, exposée en 1891, ouvre la voie à L’Idole de la perversité, présentée au premier salon de Pour l’art, qui se tient en novembre 1892 au Musée moderne (33).

Il convient de nuancer le point de vue linéaire, entretenu par la critique de l’époque et par Delville lui-même, selon lequel la naissance étincelante de l’idéalisme, incarnée par la fondation de Pour l’art, serait le fruit d’une scission entre réalistes et symbolistes au sein de l’Essor. Cette scission est généralement avancée pour expliquer l’implosion de ce cercle et la constitution de Pour l’art par un groupe de « dissidents » regroupés autour de la personne de Delville. Ce dernier assurera en 1944 avoir provoqué cette rupture avec plusieurs autres membres suite au rejet du symbolisme par Julien Dillens, le président de l’Essor (34). Le dépouillement du catalogue de la première exposition de Pour l’art montre qu’en réalité Delville a emporté avec lui ceux qui étaient en recherche d’un lieu où exposer, comme les frères Dierickx, Adolphe Jean Hamesse, Georges Fichefet, Léon Dardenne et bien d’autres encore. L’implosion de l’Essor n’est pas le résultat d’une divergence esthétique entre membres. Sinon, comment expliquer la présence, dans Pour l’art, de Hamesse et de Dardenne ? Essoufflé par quinze années de salons, lié aux Académies et donc tributaire de figures émergentes, privé d’une ligne esthétique claire, ne disposant d’aucune tribune médiatique propre, l’Essor n’a jamais vraiment pu rivaliser avec le cercle des XX, qui lui est contemporain. Edgar Baes sonne l’hallali en 1890 : « Les sociétés de jeunes vieillissent et leur peinture s’en ressent (35)  ». La dissolution du cercle s’explique donc moins par une scission entre réalistes et symbolistes qu’elle ne découle d’un décalage entre un fonctionnement hérité des années 1870 et la réalité du champ artistique des années 1890. En somme, l’Essor n’est plus en phase avec son époque. Delville a beau se détourner des XX au profit des Salons de la Rose+Croix, il n’en demeure pas moins que le cercle de Maus est un modèle systémique efficace : un groupe structuré, un secrétaire pour assurer la logistique, un corps de doctrine, des expositions, un organe de presse, un groupe de tête fait de membres fondateurs qui invitent des artistes locaux et internationaux.

C’est pourquoi, parmi les trente exposants prenant place en 1892 au salon de Pour l’art, vingt peintres – Delville inclus – proviennent de l’Essor (36). Peu d’entre eux peuvent être qualifiés de symbolistes et encore moins d’idéalistes. Ce premier salon est éclectique : des peintres d’histoire côtoient des paysagistes dans un même événement où, finalement, les symbolistes pourraient passer inaperçus sans la contribution d’artistes extérieurs à l’Essor comme Félicien Rops. Ce dernier se limitera à un envoi et ne manquera pas de se gausser des tentatives de son cadet : « Delville a un tas de tableaux qui singent le génie. C’est mal peint & laid (37). » Comme Maus, Delville entend donner à son cercle une dimension internationale, invitant essentiellement des peintres français ayant exposé chez Péladan. Citons Auguste Rodin, qui a décliné l’invitation mais est néanmoins présent par le biais d’une pièce prêtée par un tiers, Maurice Chabas, Louis Chalon, Alexandre Séon, et des membres de la colonie de Pont-Aven comme Charles Filiger, Jan Verkade, Paul Sérusier. Il faut ajouter Albert Trachsel et Carlos Schwabe. Gustave Moreau et Pierre Puvis de Chavannes ont été sollicités en vain.

La présence de ce contingent extérieur à l’Essor permet à Delville de préciser le positionnement qu’il souhaite pour son cercle : « Alors que l’héritage baudelairien s’estompe, l’ésotérisme s’impose pour modèle. L’artiste se voit en “grand initié" (38) ». Delville se centre sur l’idéalisme, qui fait de l’artiste un Orphée visionnaire et de la peinture l’icône d’une liturgie occulte. Un vent de renouveau souffle dans une certaine critique d’art. Déjà dans l’envoi de Delville au dernier salon de l’Essor, Baes voit « le germe d’un art nouveau (39) ». Pour Jules Du Jardin, « l’époque des tâtonnements est passée. Nous marchons vers des horizons nouveaux sûrement sortis de nos cogitations cérébrales (40) ». Cette marche n’aura rien d’un long fleuve tranquille et les « horizons nouveaux » annoncés se révéleront hantés.