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- - - Anthony Spiegeler Un autre monde Exploration et expérimentation cinématographique en 1958
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Reporticle : 73 Version : 1 Rédaction : 24/09/2013 Publication : 22/10/2013

Un autre monde. Exploration et expérimentation cinématographique en 1958.

Fig. 1 – Internationale des artistes expérimentaux, papier à lettre, 1 f. blanc, Rouge et noir, recto, 13, 7 cm x 21, 7 cm. 1950. Reproduit dans l’ouvrage suivant : Cobra, 1948-1951, Paris, Editions Jean-Michel Place, 1980, n.p.
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Fig. 1 – Internationale des artistes expérimentaux, papier à lettre, 1950.

Le cinéma comme sujet d’expérimentation s’affirme pour le groupe Cobra à travers la perspective d’une mise en mouvement du rêve et le détournement des apparences (1). En ce sens, la revue éponyme du collectif consacrera, en 1949, un numéro spécial sur le cinéma au sein duquel les surréalistes-révolutionnaires (2) remettront en cause le principe de réalité. Ponctuellement, les diverses livraisons de la revue affirmeront l’intérêt porté par les membres du groupe au cinéma expérimental. Ces derniers y révèlent l’importance de la polysémie, défendent l’absence de limites imposées à l’imaginaire. L’année 1951 verra apparaître l’unique film issu de la période d’activité (1948-1951) : Perséphone. Cette œuvre collective dirigée par Luc Zangrie (de Heusch) réunit Pierre Alechinsky, André Souris, Jean Raine, Roland d’Ursel, Lucien Derois et Olivier Strebelle. Le collectif s’inspire de la magie des contes de fées, tente l’union de la mythologie, de l’onirisme et du réel (3). À ce jour, Perséphone semble être l’unique projet cinématographique ayant abouti. Toutefois, une kyrielle de scénarii aura été esquissée ; de multiples desseins expérimentaux dégagés de toutes contraintes stylistiques (4). Là où d’aucuns y voyaient un intellectualisme moderniste, Christian Dotremont, membre fondateur du groupe, prône une synthèse des arts (5). Dans cette voie, la pellicule comme support physique s’inscrit dans l’attente d’une interaction entre médiums artistiques, un lien entre mot et image.

Serge Vandercam, Henri Kessels, "Un autre monde", 1958.

À la fin des années 1950, les projets collectifs se multiplient. Parmi ceux-ci, notre objet d’étude : le film Un autre monde. Réalisé en 1958 (6) par Serge Vandercam et Henri Kessels, et pour lequel Christian Dotremont rédigea le commentaire écrit, le film renvoie au livre de Jean Ignace Gérard, dit Grandville. Accompagnée d’un texte écrit par Taxile Delord (1815-1877) et publié en 1844, son œuvre alterne les critiques, elle évoque les domaines sociétaux, politiques et scientifiques à l’aide de dessins et de jeux typographiques (7). L’illustrateur y joue de la complémentarité, anéantissant dans la foulée la supériorité d’un médium sur un autre, une caractéristique à rapprocher de « l’interspécialisme » de Cobra (8). Instant décisif où le travail du peintre et de l’écrivain s’assemblent dans une action véhémente. Partant de ce postulat, nous voudrions confronter l’œuvre de Grandville à l’hommage rendu cent-quinze années plus tard par Vandercam, Kessels et Dotremont. Il s'agit de placer le film dans son contexte en mettant en exergue la spécificité cinématographique de Cobra. L'exposition organisée en 2011 au Musée Félicien Rops à Namur, Un autre monde. J.- J. Grandville et les contemporains, ainsi que les publications liées à cet événement, constituent un point de départ incontournable pour notre propos. L’accès au Fonds Dotremont (9) a permis d'éclaircir l’élaboration du film, sa genèse ainsi que l’intérêt porté par le poète au cinéma. Enfin, cette étude prend appui sur les documents inédits découverts au cœur des archives de Serge Vandercam.

Le cinéma expérimental comme voie des métamorphoses

Fig. 2 – Projet pour une version néerlandophone d’un autre monde traduite par Hugo Claus, calque sur papier photographique, s.d. Nos recherches n’ont pas encore permis de retrouver ce film. Toutefois, nous avons pu mettre la main sur une version néerlandophone complète du scénario.
Photo Romain WillekensClose
Fig. 2 – Projet pour une version néerlandophone d’un autre monde traduite par Hugo Claus, calque sur papier photographique, s.d.

Inséparable, le duo Kessels – Vandercam réalisa en 1954 un premier film : Pêcheurs flamands dans la tempête. Trois ans plus tard et sous l’initiative d’André Falck, les deux hommes achèvent un essai sur la Turquie pour l’émission Exploration du monde (10) . Impulsé la même année par André Degée, directeur de la section Cinéma de la Télévision Belge (émissions françaises), Un autre monde s’inscrit dans la continuité de leurs pratiques. Appréciant les travaux des deux cinéastes, Degée leur proposa de réaliser un court-métrage portant sur l’œuvre de Grandville (11). Ce dernier insuffla dans la première partie du XIXe siècle un profond questionnement sur les théories du rêve et de l’imagination. Il joue sur les métamorphoses, les transformations et le détournement de l’image, crée de nombreux mondes. L’homme expérimente. Empruntant un chemin identique, Vandercam et Kessels posent un premier scénario. La réalisation commence en 1958 mais rapidement le découpage perd sens. C’est à cet instant qu’intervient Dotremont. Divisant son temps entre la Belgique et le Danemark (12), le poète devint l’épicentre des actions collectives. Habitué aux projets cinématographiques, Dotremont avait contribué, dans le cadre du Surréalisme-révolutionnaire, à L’Orange (13) et à Perséphone. En 1957, il écrit le commentaire de Calligraphie Japonaise, un film de Pierre Alechinsky. L’année suivante, il enchaîne les sessions artistiques organisées autour de l’imaginaire des Fagnes avec Serge Vandercam. Rien d’étonnant dans ce contexte à ce que les deux cinéastes trouvent en Dotremont un allié substantiel. La musique du film sera, quant à elle, produite par Jacques Calonne. Membre de Cobra, l’artiste et musicien belge avait co-signé en 1957, avec Vandercam, un manifeste Contre le style (14) . Calonne entretenait également, depuis plusieurs années, une correspondance soutenue avec Dotremont (15). Un autre monde marquera les premiers essais du musicien avec le cinéma (16).

Fig. 3 – Découpage du film Un autre monde, calque sur papier photographique, s.d. (Collection privée)
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Fig. 3 – Découpage du film Un autre monde, calque sur papier photographique, s.d. (Collection privée)
Fig. 4 – Découpage du film Un autre monde, calque sur papier photographique, s.d. (Collection privée)
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Fig. 4 – Découpage du film Un autre monde, calque sur papier photographique, s.d. (Collection privée)

Le scénario du film répond à l’œuvre originale de Grandville. La musique, le rêve, la politique, la théologie mais aussi les arts plastiques et littéraires en sont les thèmes récurrents. Ils surgissent ici par références et là par résonances. De nombreux échos au livre de 1844 se dévoilent sous le filtre du détournement et de l’ironie. Dès les premières minutes, Un autre monde révèle un paysage abscons. Par des effets de cadrage et de mouvements sur les illustrations de Grandville, les cinéastes font appel à l’imaginaire. Le commentaire, lu par Paul Roland, présente Robert Macaire, un personnage d’inspiration théâtrale condamnant les affabulations des industriels du XIXe siècle (17). Enclin à de nouvelles découvertes, le protagoniste décide de quitter l’univers du Grand Jongleur pour explorer une planète étrange, lieu des arts et monde des Réels : « Je réfléchis, seuls les grands moyens merveilleux dits aussi moyens inconnus pouvaient me porter à destination » (18). Sur place, il découvre des musiciens, des écrivains, des peintres, des sculpteurs, des politiciens, mais également des Grands et des Petits (19). Il devient narrateur de ses observations et part en quête des « véritables métamorphoses » (20). Cyclique, le commentaire de Dotremont se découpe en trois parties. Dans la première section, les arts sont présentés à l’honneur. Macaire y découvre les expressions musicales et plastiques des Réels. Un premier intertexte s’immisce dans le film, on peut y lire : « Concert Mécanico-Métronomique. Instrumental, vocal et phénoménal » (21). Partant des lithographies originales, les cinéastes cadrent les titres et jeux typographiques de l’illustrateur. Ils passent des différences à la connexité. En ce sens, mot et image apparaissent comme les catalyseurs d’une dérive expérimentale menant le spectateur au centre d’un monde fluctuant. La musique de Calonne emprunte le même chemin. Accompagnant le commentaire, le bruit des gestes et des instruments se joint au film avec un sens intentionnel du désordre.

Fig. 5 – Capture d’image réalisée sur base du découpage du film Un autre monde, 2013.
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Fig. 5 – Capture d’image réalisée sur base du découpage du film Un autre monde, 2013.
Fig. 6 – Serge Vandercam (1924-2005) et Christian Dotremont (1922-1979), Les Livres d’un jour, 1959, encre de chine sur papier. (Collection privée)
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Fig. 6 – Serge Vandercam (1924-2005) et Christian Dotremont (1922-1979), Les Livres d’un jour, 1959. (Collection privée)

La deuxième partie du film renvoie aux arts plastiques et littéraires. En quête d’une écriture libérée, Dotremont prône une interaction entre mot et image : « Les Réels ont imaginé un autre art muet ou plutôt sont parvenus à combiner langage et silence en fixant sur des feuilles de très petits objets plastiques dits lettres qui forment des tableaux dits textes » (22). Cette attirance pour le syncrétisme artistique est intéressante car elle renvoie d’emblée à l’esprit des œuvres collectives « Cobra ». De même, les travaux réalisés pendant l’été 1958 entre Vandercam et Dotremont posaient l’amorce d’une plasticité de l’écriture (23). Ces différentes recherches trouveront leur aboutissement en 1962 avec la création du logogramme (24) . Développé par Dotremont, celui-ci confère à l’écriture son automatisme pictural, affirme l’autonomie du mot au cœur de l’image. Comme le livre de Grandville, Un autre monde anéantit la dominance d’une pratique sur une autre. Dotremont y questionne le statut de l’artiste. L’homme de lettres y est présenté en perdition. Il se trouve face à un avenir incertain que seule l’imagination promet de libérer. Peu à peu, un jeu subtil de mise en abyme se met en place. Le poète écrit sur sa propre condition. Le va-et-vient entre monde réel et monde fantastique évoque un univers introspectif alternant critique et onirisme. Il oscille entre le vrai et le faux. Dans le livre, le rêve était une arme pour tourner la société en dérision. Le scénario faisait voyager le lecteur à travers des lieux fantaisistes et irréels. Ici, la tendance est inversée. Dotremont, Vandercam et Kessels investissent l’être humain dans ses limites physiques ; il est question du monde terrestre. C’est le décalage entre l’explorateur passager et le Réel investi qui permet l’ironie sur la condition humaine. Dans Un autre monde, les arts offrent aux Réels la stabilité tandis que le rêve les libère de leur fatalité.

La troisième partie du commentaire met en exergue un déséquilibre, un regard acerbe sur la politique de la planète des arts. Les investigations de Robert Macaire le mènent face au dualisme complexe des Grands et des Petits. Rapidement, il en révèle l’instabilité politique : « Il ne se passe guère de jours sans que s’opposent les petites forces et les grandes forces… Les Réels préfèrent finalement laisser telle quelle la nature et s’ébattre dans ses multiplicités, ses croisements et ses classifications » (25). Le monologue du film renvoie à la critique sociale de Grandville. Poursuivant un objectif commun, Dotremont joue sur les contrastes. Il ira jusqu’à parler de classes et de supériorité. Le commentaire présente l’aliénation du monde et l’absurdité de ses situations. Les intertextes renforcent ce propos :

« Les Grands et les Petits.

Sans les Grands, il n’y aurait point de Petits.

Sans les Petits, que deviendraient les Grands.

Un Petit. » (26)

Fig. 7 – Capture d’image réalisée sur base du découpage du film Un autre monde, 2013.
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Fig. 7 – Capture d’image réalisée sur base du découpage du film Un autre monde, 2013.

Une analogie entre monstres et créatures terrestres permet de glisser de l’analyse politique au rêve. Toujours en quête des métamorphoses, Macaire divulgue les limites physiques des Réels. Incapables de véritables transformations ceux-ci étaient réduits à faire semblant à « être, sans être » (27). Ses observations ajournées, le héros quitte l’univers des Réels pour son onirique « patrie du nuage ». Hanté par ce voyage, il touche à son apothéose : les métamorphoses. La nostalgie de ce cycle d’explorations l’imprégnant de la beauté des multiples expressions de ce monde ; la continuité du rêve, à l’instar de l’expression artistique, lui ouvre les portes de l’infinie contemplation.

Notes

NuméroNote
1Tract-manifeste publié par le groupe du Surréalisme-révolutionnaire in Cobra, 1949, n°3, n. p.
2Le Surréalisme-révolutionnaire est la contribution belge au groupe Cobra. Il a été créé en 1947 par Dotremont afin de lier expérimentation surréaliste et engagement politique.
3De Haas (P.), « Cobra et le cinéma », in Une encyclopédie des cinémas de Belgique, Paris, Yellow now, 1990, p. 66.
4Comme le révèle une lettre écrite par Dotremont à Constant : « J’ai acheté à Paris un petit film sur la vie des scaphandriers et je suis occupé à le couper, à y ajouter des vues de vos tableaux et des tableaux danois ainsi que des textes tels que Le Scaphandrier ». Pour un complément d’information, le lecteur consultera le document suivant : Christian Dotremont, Lettre à Constant, s.l., 13 novembre 1948. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, Fonds Dotremont, CDMA 02600/0004/002.
5Loc.cit.
6Primé la même année au Festival du Film d’Art d’Anvers.
7Voir la contribution de Ségolène Le Men dans le présent dossier.
8 Concept développé dans l’article suivant : Dotremont (Christian), « Cobra, qu’est-ce que c’est ? », repris in Cobra, 1948-1951, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1980.
9Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, Fonds Dotremont.
10Ce film permet à Vandercam un retour à ses origines. Le voyage donnera naissance à une série de toiles conviant énigme et lyrisme, la série des Manteaux.
11Davay (Paul), « Un autre monde » in Écran du séminaire des arts, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 24 mars 1959, n. p. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, Fonds Dotremont, CDMA 02600/0003/003.
12 Christian Dotremont, Lettre à Jacques Calonne, Copenhague, 15 septembre 1958. Bruxelles, Archives et Musées de la Littérature, Fonds Dotremont, CDMA 02600/0012.
13Initié au sein du Surréalisme-révolutionnaire, ce film ne verra jamais le jour.
14De nombreux artistes participent à la manifestation collective du groupe italien Arte Nucleare qui se tenait à Milan du 12 au 30 octobre 1957. Quelques jours avant l’exposition, le groupe consacre l’adhésion de nouveaux membres et publie un manifeste Contre le style. Enrico Baj en rédige le texte et prône un passage des formes désintégrées à la forme organique. De l’atome à l’anti-style, la cause attire des artistes issus de nombreux pays. Arman, Bemporad, Gianni Bertini, Jacques Calonne, Stanley Chapmans, Mario Colucci, Sergio Dangelo, Enrico de Miceli, Reinhoud D’Haese, Wout Hoeboer, Hundertwasser, Yves Klein, Théodore Koenig, Piero Manzoni, Nando, Joseph Noiret, Arnaldo Pomodoro, Gio pomodoro, Pierre Restany, Saura, Ettore Sordini, Serge Vandercam et Angelo Verga sont du nombre. À contrario des revendications situationnistes, ces artistes affirment l’onirisme et la permanence de l’image. Ils entendent dépasser l’ultime convention : le style. Sur les liens de Cobra avec l'avant-garde italienne, voir Laoureux (Denis), Cobra e l'Italie, Milan, Electa, 2010.
15 De nombreuses lettres issues de cette correspondance sont consultables dans le Fonds Dotremont, CDMA 02600.
16Davay, op.cit., n. p.
17Voir la contribution de Ségolène Le Men dans le présent dossier.
18Commentaire retranscrit du film.
19Davay, op.cit., n. p.
20Commentaire retranscrit du film.
21Grandville, Un autre monde, Paris, Fournier, 1844, p.18.
22Davay, op.cit., n. p.
23Laoureux (Denis), « Serge Vandercam et Christian Dotremont. Un imaginaire des profondeurs de la terre », in Boues. Oeuvres partagées. Serge Vandercam – Christian Dotremont, Milan, Galleria San Carlo, 2010, p. 25-26.
24Pour un complément d’information voir Draguet (Michel) (dir.), Christian Dotremont. Les développements de l’œil, Paris, Hazan, 2004.
25Commentaire retranscrit du film.
26Grandville, Un autre monde, Paris, Fournier, 1844, p. 157.
27Loc. cit.