Portrait de Georges Antoine
L’école de César Franck domina le paysage musical de la France au tournant des XIXe et XXe siècle – elle fut également particulièrement florissante dans une Belgique prospère qui donna le ton à tout l’univers symboliste européen. Deux destins tragiques marquèrent le monde franckiste belge : celui de Guillaume Lekeu et celui de Georges Antoine. Le premier meurt à 24 ans (en 1893) d’une typhoïde foudroyante laissant une des plus belles Sonates pour violon et piano du répertoire, l’autre mourra à 26 ans deux jours après l’armistice (le 13 novembre 1918), le corps et l’âme rongés par les boues des tranchées. Comme Lekeu, il laisse une remarquable Sonate pour violon et piano (1912), dont la maturité d’écriture surprend encore l’auditeur moderne. Durant les longues périodes de convalescence qu’il passa à l’arrière du front, Georges Antoine composa essentiellement des mélodies crépusculaires et publia en 1918 quelques réflexions sur la musique (ici reproduites) laissant apparaître qu’il aurait pu être l’un des principaux critiques musicaux de l’Entre-deux guerres.
Sylvain Dupuis rend ici hommage à celui qui fut son élève. La dimension belge voire wallonne de César Franck et de son école avait nourri quelques débats au début du siècle ; au sortir d’une guerre qui exacerba le sentiment nationaliste, la question prend en 1920 des accents particuliers.
Après avoir fait de son ensemble liégeois « La Legia », une référence en matière chorale, Sylvain Dupuis est amené à diriger les principaux orchestres symphoniques de la Belgique fin-de-siècle. En 1900, il est appelé par la nouvelle direction du Théâtre royal de la Monnaie de Bruxelles (Maurice Kufferath et Guillaume Guidé) à venir assumer la direction musicale de ce qui était l’une des premières scènes lyriques européennes. A cette direction, il poursuivit la tradition wagnérienne de la maison et fit créer des œuvres majeures du répertoire franckiste : L’étranger de Vincent d’Indy (1903) ou le Roi Arthus d’Ernest Chausson (1903). En 1911, il devient directeur du Conservatoire royal de Liège où il enseigna également l’écriture musicale. Comme compositeur et pédagogue, il s’inscrit dans le sillage de César Franck en y accentuant le caractère wagnérien de l’écriture.
Georges Antoine, discours prononcé en 1920 par Sylvain Dupuis (Bulletin de l’Académie royale de Belgique, classe des Beaux-arts, n°6-7, 1920, pp. 62-67).
Ceux qui comprennent la nature complexe des sentiments unissant le maitre au disciple, sentiments tout à la fois d'affection, d'orgueil en quelque sorte paternel, d'abnégation protectrice, ne douteront pas de mon émotion lorsque notre Directeur et Confrère Brunfaut me fit part de son intention de donner à la Classe des beaux-arts une audition du quatuor de Georges Antoine.
Grâce à cette touchante initiative, nous allons entendre l'œuvre couronnée en 1919 par l'Académie royale de Belgique, œuvre d'un jeune artiste, mort pour la Patrie, le 13 novembre 1918, deux jours après la signature de l'armistice. La magie des sons va nous transporter dans les sphères immatérielles et, pour quelques instants, nous versera l'oubli des tristesses accumulées durant les années de guerre, l'oubli aussi des rancœurs de l'heure présente et de nos inquiétudes devant l'avenir incertain.
Mais, toi, hélas ! tu ne seras pas auprès de nous; nous ne verrons pas ta belle physionomie sympathique, et nos regrets persisteront, de la disparition en pleine jeunesse d'un être admirablement doué.
Georges Antoine naquit à Liège le 28 avril 1892. Le 30 octobre 1902, il entrait au Conservatoire de sa ville natale, Dès ses débuts scolaires, on reconnut en lui des dons exceptionnels. Les professeurs admirèrent unanimement sa méthode dans le travail et pressentirent cette sensibilité frémissante à laquelle ses œuvres doivent leurs accents les plus purs et leur émotion.
Successivement il remporte les prix de solfège, de piano et d'harmonie, et se voit décerner le premier prix de musique de chambre après l'exécution d'une sonate de sa composition pour piano et violon; enfin, en 1913, un brillant premier prix de fugue.
Son enthousiasme au travail était soutenu, exalté par la foi qu'il avait dans son art, auquel il s'était donné comme on se donne à un grand amour.
Rien ne le détournait du but qu'il s'était assigné. Il s'y acharnait d'un effort incessant, élargissant à mesure son horizon par l'analyse des grandes œuvres musicales et par la lecture des ouvrages de littérature qui lui paraissaient les plus propres à enrichir ses sentiments.
Il se préparait sous ma direction, avec une ardeur fiévreuse, à affronter l'épreuve du grand concours de composition musicale (prix de Rome) lorsqu’éclata la tourmente.
Sans hésitation, malgré une santé délicate, il s'engagea, reprenant par ce geste, grand en sa simplicité, la place cédée à son frère en 1913 - Soutien de sa mère, veuve, Georges Antoine avait en effet accepté d'être remplacé par lui pour le service obligatoire d'un fils par famille. - Le brave garçon préjugeait trop de ses forces.
Dirigé sur Anvers, il fit la campagne de l'Yser, y devint très malade, fut réformé après avoir été soigné à Saint-Malo, retourna au front, puis, définitivement reconnu inapte au service de campagne, put travailler par intermittences. Il revenait avec l'armée victorieuse, quand, victime de la terrible guerre, il mourut à l'hôpital de Bruges. Il est inhumé dans le cimetière de la paisible cité flamande, où sa mère éplorée va fréquemment fleurir sa tombe. « Si loin de Liège, hélas! » me disait-elle hier encore, tout en larmes.
Néanmoins il reste parmi nous par le souvenir et l'affection, et aussi par ses œuvres, qui survivront à son trop court passage ici -bas.
La liste des compositions de Georges Antoine, classées soigneusement par lui dans un cahier de notes, s'arrête à l'opus 13, chiffre fatidique. Ce sont :
I. Les Sirènes, double chœur pour voix mixtes (1910).
II. Deux mélodies, poésie de Verlaine (1912).
III. Sonate en la bémol pour piano et violon (1912).
IV.a. Deux Pastiches, chant-piano, poésie de Charles d'Orléans (1912).
IV.b. Trois mélodies : Poésie de Verlaine (1913). Poésie de Baudelaire (1914). Poésie d'A. Samain (1915).
V. Concerto en sol mineur pour piano et orchestre (1914).
VI. Quatuor en ré mineur pour violon, alto, violoncelle et piano, dont le manuscrit (1916) porte : « A ceux de Liège qui ont voulu défendre notre vieille cité wallonne, j'offre ces pages où j'ai tâché de chanter un peu de notre rêve, de notre enthousiasme et de nos tristesses. »
VII. Cinq petits poèmes (Tristan Klingsor) (1916).
VIII. Vendanges de 1914, pour voix de soprano et orchestre, poème de Paul Fort (1916).
IX. Veillée d'armes, poème pour orchestre, que j'exécutai le 15 novembre 1919 au Conservatoire royal de Musique de Liège (1917).
X. Wallonie, pour chant et piano, poème de Marcel Paquot (1917).
Les opus XI, XII et XIII son restés à l'état de projet, sous les titres suivants :
XI. Danses, suite pour piano.
XII. Poèmes de la joie d'aimer, suivis d'un Noël pour chant et piano.
XIII. Swanda, fantaisie pour orchestre.
Outre ses œuvres musicales, notre jeune artiste liégeois fit paraitre plusieurs articles dans les «Cahiers», revue mensuelle de littérature et d'art, publiée au front pour la défense et l'illustration de la langue française en Belgique. En voici quelques extraits parus en janvier 1919, hélas ! un mois et demi après sa mort; ils vous feront entrevoir la nature ouverte de ce noble cœur, en vous dévoilant ses rêves enthousiastes et confiants :
« Déjà le soldat flamand entend vibrer les cloches des beffrois de sa terre natale, et le Wallon, rêvant au printemps prochain, s'émerveille à la lumière des Ardennes fleuries où il promènera son bonheur entre deux haies de grillons. Nous connaîtrons les pleurs de joie après les larmes douloureuses; et tandis que l'industrie relèvera nos foyers désolés, notre art rebâtira le temple de beauté dévasté par la guerre, où nos cœurs chanteront leurs deuils, leurs joies et leurs amours ».
« Il n'y a pas que la musique de jadis et de naguère, il y a celle qui va naître. Dans quels bosquets, vierges encore, fera-t-elle entendre la voix de ses mésanges et de ses rossignols ? Les jeunes gens qui reviennent de la guerre avec le souvenir de la mort qui rôde et hurle; ceux dont la santé a été touchée et qui n'ont conquis leur jeune force que grâce à leur énergie morale; ceux qui ont dit lutter sous le joug de l'envahisseur contre la faim, le désespoir; tous ceux qui ont dû dresser fièrement leurs âmes devant les menaces de l’asservissement, toute cette jeunesse meurtrie et frémissante ne peut avoir gardé l'âme fatiguée et mollement ironique qui était de mode avant la tourmente ».
« Poètes, peintres et musiciens, nous sommes en possession d'outils d'une finesse merveilleuse que nous léguèrent les étranges chercheurs qui nous précédèrent ».
« Nos âmes ferventes qui furent penchées si longtemps sur la vérité douloureuse des choses, nos cœurs plus aimants si longtemps sevrés de leurs plus chères amours, toutes les forces secrètes vont se réveiller au grand soleil de la délivrance pour chanter au vent l'hymne de notre jeunesse ressuscitée et la nostalgie infinie des âmes qui se vouent à la recherche de l'impossible beauté ».
Je m'arrête, ne voulant pas retarder plus longtemps l'audition de l'œuvre forte d'un musicien enlevé à la fleur de l'âge, au moment où il pouvait, par son art, honorer la Belgique, pour laquelle il donna généreusement sa vie !