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Musique - Epoque contemporaine - Belgique - Musicologie Roland Van der Hoeven Wagner à Bruxelles LES MISES EN SCENE WAGNERIENNES A BRUXELLES (1870-1914)
Reporticle : 22 Version : 1 Rédaction : 1998 Publication : 03/05/2012

Introduction

Un entretien avec Roland Van der Hoeven

La presse de cette fin de XIXe siècle ne tarit pas d’éloges sur la magnificence des créations wagnériennes de la Monnaie. Est-il possible, près d’un siècle après ces productions, de se faire une idée exacte de l’effet visuel produit sur la première scène francophone de l’époque ? C’est ce que nous tenterons d’analyser dans ce présent article. Après un bref survol des sources dont nous disposons, nous tenterons de retracer le statut au sein de la Monnaie des directeurs, régisseurs, metteurs en scène et décorateurs. Cela permettra d’aborder chronologiquement les mises en scène significatives des grandes créations wagnériennes bruxelloises et dégager ainsi le souffle novateur que la puissante ombre de Bayreuth insuffla à une scène jusque là entièrement soumise aux canons parisiens.

Les sources

Représentation de Lohengrin à Bruxelles (28 mars 1870)
Bruxelles, Archives de la VilleFermer
Représentation de Lohengrin

Au tournant de ce siècle, nous ne disposons pas encore d’images animées rendant fidèlement la teneur d’une production bruxelloise (1). Par contre quelques photographies d’époque ont vaillamment supporté le poids des ans. Ces documents, bien qu’ils soient le fruit de longues séances de poses, permettent d’imaginer la gestique — souvent emphatique — de tels ou telles interprètes, de plus ils fournissent des renseignements de première main sur la plantation des décors et nous font davantage regretter leur absence complète de polychromie. Deux photographes rattachés à la Monnaie — Géruset et Delahaye (2) — ont réalisé de nombreux clichés « pris sur le vif », hélas aucun de ceux-ci ne nous est parvenu. D’autres sources iconographiques viennent heureusement compléter ces documents : quelques esquisses de costumes, de décors, des schémas d’implantation et surtout des maquettes tridimensionnelles et colorées (3). Si nous pouvons ainsi recréer certains décors, ceux-ci resteraient désespérément inanimés sans le secours des sources écrites.

Les éditions françaises des œuvres de Wagner (partition d’orchestre, réduction chant et piano, livret) sont émaillées de précieuses didascalies dont l’origine est confuse. Tantôt elles reflètent fidèlement l’original allemand (lui-même issu soit de la main de Wagner, soit du régisseur de la création allemande), tantôt elles sont un descriptif des créations francophones) (4). Elles témoignent parfois d’une précision remarquable. La scène 3 de l’acte I de Lohengrin est ainsi décrite dans la traduction de Charles Nuitter (5)  : « La nacelle conduite par le cygne s’arrête au fond, au milieu de la scène. - Lohengrin est debout revêtu d’une armure d’argent, le casque en tête, le bouclier sur l’épaule, une petite trompe d’or au côté appuyé sur son épée ». Le descriptif de l’acte II, scène 2 de Parsifal est encore plus explicite :

Le jardin enchanté occupe toute la scène. Végétation tropicale. Splendeur florale luxuriante. Vers le fond, le jardin est limité par les créneaux du mur d’enceinte auquel s’adossent le château (de style arabe) et ses terrasses. Debout sur la muraille, Parsifal regarde avec étonnement dans le jardin. De tous côtés, d’abord du jardin, puis du château se précipitent en désordre, d’abord isolées, puis par groupes, de belles jeunes filles; elles sont vêtues de voiles délicatement colorés, jetés sur elles, comme si elles avaient été surprises dans leur sommeil (6).

Lucien Van Obbergh, Tannhauser En contemplant cette assemblée... polydor 566121, 1932

Quelques livrets de mise en scène ont été conservés. L’ambition première de la plupart des « metteurs en scène » du XIXe siècle est de rester le plus fidèle possible à la première de l’œuvre. Pour les aider dans cette tâche, les artisans d’une création ont consciencieusement noté, tableau par tableau, la mise en scène de référence. Ces documents ont parfois été édités et accompagnent dans ce cas le matériel d’orchestre. La plupart du temps, il s’agit de livrets accompagnés de croquis et d’annotations manuscrites que les régisseurs et metteurs en scène se transmettent pieusement (7). D’une précision souvent remarquable, ces annotations d’hommes de métiers omettent les conventions et les éléments «qui vont de soi», éléments qui, aujourd’hui, nous font cruellement défaut.

H. Evenepoel, Portrait de Richard Wagner, 1886
cliché IRPA M176966Fermer
H. Evenepoel, Portrait de Richard Wagner

À ses sources de premières mains, il faut ajouter les archives privées (correspondances des directeurs, des chefs d’orchestre, des traducteurs...) et les archives officielles reflétant, dans le cas de la Monnaie, les liens entre l’administration du théâtre et l’administration communale (s’y retrouvent des factures, des justificatifs, des plaintes d’abonnés, des rapports journaliers...). Enfin la presse, musicale ou quotidienne, constitue l’unique source émanant du public. Les critiques musicaux s’aventurent rarement dans les méandres compositionnels de la partition, aussi la plupart d’entre-eux se contentent de résumer le livret d’une création et d’en décrire les décors et costumes avant de terminer par des appréciations sur le jeu et la voix des interprètes. Dans quelques cas, ces billets sont illustrés de gravures. Rares sont les productions wagnériennes à nous avoir laissé tout l’éventail des sources précédemment énumérées aussi devrons-nous bien souvent nous contenter d’une vision lacunaire et ternie par l’absence d’indications d’éclairage (8).

Wagner et wagnérisme à Bruxelles

Affiche de Tannhauser, création parisienne de mars 1861, Paris
Bibliothèque nationale (cliché RC- A53253).Fermer
Affiche de Tannhauser, création parisienne de mars

L'œuvre wagnérienne marque d'une empreinte profonde la plupart des mouvements fin de siècle qu’ils soient littéraires, picturaux ou musicaux. Depuis la chute de Tannhauser en 1861 à l’Opéra, les scènes parisiennes demeurent fermées aux opéras du maître allemand ; la défaite de Sedan et les propos arrogants que le maître de Bayreuth tiendra à l’encontre des Français porteront l’antiwagnérisme à son paroxysme. C’est grâce au théâtre royal de la Monnaie à Bruxelles que toute une génération d'artistes symbolistes et idéalistes francophones, tant belges que français, s'initiera à l'œuvre d'art total.

La Silhouette, 20 septembre 1891, portrait charge de Lohengrin, Paris
Bibliothèque nationale (cliché RC-A-82931)Fermer
La Silhouette, 20 septembre 1891, portrait charge de Lohengrin, Paris

Le tout Paris artistique se partage sur fond d’idéologie esthétiques et politiques : les tenants d’un art idéaliste détachés des contingences du moment (Charles Baudelaire, Théophile Gautier et sa fille Judith, Joséphin Péladan, Edouard Schuré…) et les militants qui veulent réduire l’esthétique wagnérienne à sa dimension nationaliste.

Le balai 14 septembre 1891, Lohengrin à l'Opéra de Paris
Bibliothèque nationale (cliché RC-A-22790)Fermer
Le balai 14 septembre 1891, Lohengrin à l'Opéra de Paris

À côté du pèlerinage à Bayreuth, celui à Bruxelles s'impose : Lohengrin (1870); Le vaisseau fantôme (1872), Tannhauser (1873); La Walkyrie (1887); Siegfried (1891); Tristan et Iseult (1894); L'or du Rhin (1898); Le crépuscule des dieux (1901); Parsifal (1914). Ainsi en peu de temps une véritable religion s'instaure avec ses livres sacrés (les traductions des écrits de Wagner), ses catéchismes (les commentaires d’Edmond Evenepoel, de Maurice Kufferath, de Georges Eeckhoud, de Max Waller, d’Octave Maus ou de Georges Khnopff), ses cérémonies (les soirées de la Monnaie, les concerts populaires, les concerts Ysaÿe) et ses grands prêtres (les chefs Joseph Dupont et Sylvain Dupuis, le ténor Ernest Van Dijck…) et ses grandes prêtresses (Rose Caron, Félia Litvinne…).

Avec les créations en français du répertoire wagnérien, le culte se célèbre au grand jour. Jules Destrée, alors jeune avocat, écrit dans son journal intime en mars 1887 : « La Walkyrie, à Bruxelles. (...) : ce sont presque toujours les mêmes, fanatisés par leur isolement, toutes des figures connues. (...) Quel symbole que la communion ! Il faut avoir vibré avec d'autres d'une même émotion d'art pour en comprendre toute la profondeur ».

Les opéras de Wagner font accéder la scène bruxelloise au rang de première scène européenne : cette institution s’adapte rapidement à son nouveau statut. C’est au niveau de la mise en espace qu’une profonde refonte s’opère, ouvrant ainsi le cadre de scène sur la modernité.


- Charles Baudelaire, Richard Wagner, 1861
- Fétis et Wagner

Le contexte

L’exploitation de la Monnaie au XIXe siècle suit le modèle français et repose sur un subtil mélange d’entreprise privée et de subvention. Depuis la révolution de 1830, la Monnaie est l'affaire de la Ville de Bruxelles. Celle-ci en confie l'exploitation à un concessionnaire et lui octroie un subside en échange de quoi le concessionnaire s'engage à respecter scrupuleusement un tâtillon cahier des charges. Bien que renouvelé à chaque concession après de longues discussions en conseil communal, ces cahiers de charges témoignent d’une remarquable continuité d’esprit. La ville insiste particulièrement sur le maintien et le renouvellement de son magasin de décors et de costumes. Le répertoire, constituant l’essentiel des représentations quotidiennes, doit pouvoir à tout moment disposer des toiles, accessoires, praticables et fermes conçus pour les dimensions spécifiques de scène bruxelloise. Voici ce qu’impose le cahier des charges adopté en séance du conseil communal du 28 janvier 1869 :

[Art. 8] Le concessionnaire devra affecter à l’entretien et au renouvellement des décors et des costumes un minimum de 25 000 francs par an, sous le contrôle du Collège (9). [...] La nomination du machiniste en chef devra être agréée par le Collège. [... Art. 13] On ne pourra donner, sans l’autorisation préalable et écrite du Collège, des représentations dans lesquelles il y aurait des feux d’artifice, des incendies ou des combats à armes à feu. [... Art. 17] Le concessionnaire ne pourra faire usage que des machines, décors, musique qui lui sont concédées par le présent cahier des charges, ou qu’il aura acquis [...] Tout le matériel, tous les objets mobiliers que le concessionnaire aura acquis ou fait confectionner, pendant la durée de la concession pour l’exploitation ou l’embellissement du théâtre, ou pour la facilité du service, appartiendront de plein droit et immédiatement à la Ville. [Art. 18] Il est défendu au concessionnaire de louer ou de prêter, sans l’autorisation préalable et écrite du Collège, aucun des objets, matériel, décors, machines, costumes, accessoires.

Décor de la création de La Walkyrie, Acte I, Théâtre royal de la Monnaie, 1887, photo prise vers 1930
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Décor de la création de La Walkyrie, Acte I, Théâtre royal de la Monnaie

Le directeur se voit ainsi dans l’obligation d’utiliser et réutiliser des éléments de décors conçus pour le répertoire du grand opéra des années 1830 (10). Si une partie de son subside doit obligatoirement être consacrée aux décors préexistants, aucune aide financière n’est destinée à l’élaboration de décors neufs. Ces derniers sont pourtant indispensables à la bonne exploitation d’un théâtre lyrique. Le cahier des charges s’avère plus lâche en ce qui concerne le nombre de créations par an. Elles sont pourtant réclamées par le public et surtout par une presse toujours critique; car le répertoire, même joué dans les meilleures conditions, finit inévitablement par lasser le plus fidèle des abonnés. Une création réussie peut sauver une saison théâtrale et des décors et costumes neufs contribuent largement au succès de cette entreprise (11). Le directeur se trouve donc constamment tiraillé entre le désir de rentabiliser de vieux décors au risque de faire fuir le public et la crainte d’investir dans un nouveau matériel (qu’il devra céder à la ville) n’offrant aucune certitude de succès.

Les exigences esthétiques de la ville sont contenues dans un seul article, issu des exigences formelles du grand opéra historique parisien : « [Art. 23] Le concessionnaire devra maintenir le théâtre à un rang élevé, tant sous le rapport du nombre et du talent des artistes que sous le rapport du luxe de la mise en scène [...]. Le concessionnaire devra rechercher, dans les costumes, l’exactitude historique et la vérité du style de chaque époque; il ne pourra faire exécuter les décors que par des artistes distingués ». Cette dernière clause aiguise les commentaires acerbes des critiques musicaux prompts à dénoncer tout anachronisme si infime soit-il. Jules Brunfaut, abonné à la Monnaie et directeur de la Société archéologique de Bruxelles, exige en 1889 une précision archéologique rigoureuse dans les décors et les costumes. Par une lettre ouverte au Conseil communal, il dénonce les errements de la direction de la Monnaie où la Flandre du Xe siècle de Richilde (12) est rendue par des éléments allemands du XIIIe siècle, où l'Anvers du Xe siècle de Lohengrin est remplacée par une vue de Saint-Trophime d'Arles (XIIe siècle), « La palme d'honneur revient aux dames d'honneur d'Elsa qui sont arrivées, au deuxième acte en toilette de soirée fin XIXe (13)  ». Des voix — minoritaires — s’élèvent ça et là pour dénoncer cette « tyrannie » historique soulignant qu’il existe « un degré d’exactitude au delà duquel la mise en scène deviendrait non seulement antithéâtrale, mais même antiartistique (14)  ». Maurice Kufferath souligne dans ses écrits théoriques la pertinence de distinguer vérité dramatique et vérité historique (15). Alors qu’il préside aux destinées de la Monnaie dès 1900, il ne pourra lutter contre les habitudes de service si bien qu’en 1914 encore, le responsable du magasin de costumes classera consciencieusement son matériel par siècle : Préhistoire (Alceste, Ariane, La Tétralogie, La flûte enchantée), Ve siècle (Sigurd, Le roi d’Ys, Tristan et Isolde), Xe siècle (Lohengrin), XIIIe siècle (Tannhäuser), XVIe siècle (La Basoche, Faust, Hamlet, Les huguenots, Les maîtres-chanteurs de Nuremberg, Pelléas et Mélisande)...  (16)

Louis Richard, Wagner, Lohengrin, Prince merci, Columbia RFX 29, 1928

Plusieurs personnes interfèrent dans le choix des décors, des costumes et de la mise en scène. Le compositeur ou son porte-parole (17) tentent d’imposer leurs conceptions souvent plus onéreuses que celles proposées par la direction. Le concessionnaire doit également ménager les prérogatives du régisseur, du chef machiniste, du décorateur ou encore des premiers rôles peu disposés à modifier une attitude qui a eu du succès. Les chœurs sont encore moins dociles, les choristes font presque tous les mêmes gestes au même moment. Il est vrai que, depuis l’indépendance belge, les militaires jouissent de conditions d’abonnement très avantageuses en échange de quoi les garnisons casernées à Bruxelles, mettent quotidiennement des soldats à la disposition du régisseur, ceux-ci se mêlant aux choristes renforcent les effets de foules mais diminuent d’autant la liberté de mouvement (18).

Le régisseur occupe une place centrale dans la production d’une œuvre « Alter ego, bras droit, chef d’état-major, du directeur; toujours vu d’un mauvais œil par les camarades sur lesquels il a une certaine autorité et un devoir de contrôle. C’est lui qui fait le tableau, surveille les répétitions, constate les retards et les absences, vérifie la mise en scène, les accessoires appelle au théâtre, frappe les trois coups (19)  ». « Le régisseur chargé de la mise en scène reçoit le nom de metteur en scène (20)  ». Cette distinction n’a rien de stricte, les tableaux de troupes et registres du personnel de la Monnaie ne mentionnent que des régisseurs, régisseurs en second et régisseurs généraux tandis que les affiches et la presse font systématiquement référence aux metteurs en scène (21). Les décorateurs ne sont pas incorporés dans le personnel de la Monnaie, ce sont des ateliers indépendants fournissant à la commande des toiles peintes selon les desiderata de la direction. Leurs prestations sont payées au mètre carré (selon le motif) et doivent bien souvent être le reflet des décors (parisiens ou allemands) de la création d’une œuvre. Il n’est pas rare que les différents tableaux d’un même opéra soient exécutés par des ateliers concurrents. Il est plus fréquent encore de réutiliser des toiles de productions antérieures — une partie des Amours du diable de Grisar servira à la création du Vaisseau fantôme — pour peu que le cadre chronologique soit respecté (22).

Indépendamment des personnes, toute mise en scène doit tenir compte des impératifs architecturaux — appareillage, dimension de la scène, nombre de trappillons, de costières, de dessous (23) — et des contraintes de service. La scène bruxelloise offre des spectacles quotidiens (le dimanche, il peut y avoir deux représentations, l’une en matinée, l’autre en soirée) ce qui empêche d’avoir plus de deux productions différentes dans les locaux. À cela s’ajoutent les exigences du service des pompiers, imposant l’amiantage de la plupart des toiles et interdisant toute pyrotechnie. Enfin, chaque responsable de poste doit se soumettre aux règlements communaux des théâtres et aux impératifs horaires régissant les heures de fermeture et la durée des entractes.

Un vent de reforme venant des contrées germaniques

Deux sources germaniques vont bouleverser les habitudes de mise en scène théâtrale : les représentations de la compagnie des Meininger et les compte-rendus des représentations de Bayreuth. La troupe du Duc Georg II von Meiningen se produit à la Monnaie en juin et juillet 1888 dans des œuvres de Shakespeare et Schiller. Leur succès est mitigé, par contre, la presse (24) s'enthousiasme pour la nouveauté de la mise en scène soulignant le réalisme historique jamais atteint auparavant, une utilisation dynamique du décor, le refus du vedettariat, la vraisemblance des mouvements de foule et les effets de lumière. Certaines de ces innovations viennent de Bayreuth et se sont répandues dans toutes les contrées germaniques. Wagner, depuis les malencontreuses mises en scènes munichoises de L'or du Rhin (1869) supervise lui-même les répétitions, retrouvant là une tâche qu’il exerçait à ses débuts d’artiste. Il imposera à Bayreuth l'obscurité de la salle, la dissimulation de l'orchestre et la recherche constante de ce que Kufferath appelle « l'illusion de la réalité (25)  ». L'exégète belge la caractérise par l'homogénéité des décors et des acteurs, la généralisation et la fluidité des changements à vue afin d'éviter le hiatus du baisser de rideau, l'emploi de vapeurs et de voiles occultants, la variété des éclairages notamment de biais et d'arrière scène, l'expressivité des jeux d'ombres et des projections lumineuses et, enfin, le recours aux machineries complexes (panorama déroulant, tapis glissant...). Les productions de Bayreuth sont largement commentées (26) et constituent la référence incontournable à l’aune de laquelle toute création bruxelloise est mesurée. Tout ce qui se fait outre Rhin bénéficie d’une aura certaine :

Décor de la création de Parsifal, Théâtre royal de la Monnaie, 1914, photo de la création (Parsifal et les filles fleurs)
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Décor de la création de Parsifal, Théâtre royal de la Monnaie

Nous avons toujours, en deçà du Rhin [...] l'impression d'un concours entre les artistes. C'est à qui se fera valoir davantage, mettra son personnage au premier plan, tirera à lui la couverture [...] et de son côté le chef d'orchestre s’efforce de faire admirer la sonorité, l'éclat, la puissance de ses instrumentistes, tandis que les électriciens inondent de projections les costumes neufs et les décors fraîchement peints ou récemment retapés qui sont l'orgueil de la direction. Cela rappelle le rasta qui ôte ses gants pour faire miroiter ses bagues. Cette sensation, les théâtres d'Allemagne ne nous la donnent jamais (27).

L’autorité du verbe wagnérien ne sera que tardivement contesté « Wagner, grand poète et formidable musicien, était un bien pauvre metteur en scène. On s’étonne de l’esprit traditionnel d’un tel réformateur et du mauvais goût, de la lourdeur, de la puérilité dont il faisait preuve dans certaines réalisations scéniques. Son Fafner, par exemple, est parfaitement ridicule (28)  ».

Wagner et les Evenepoel

Paul Verlaine, Une loge au théâtre de la Monnaie (Lohengrin), dessin à la plume
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Paul Verlaine, Une loge au théâtre de la Monnaie (Lohengrin)

De 1870 à 1900, Bruxelles vivra à l’heure wagnérienne. Edmond Evenepoel consacra en 1891 une importante monographie au sujet, retraçant l’influence de Richard Wagner sur la peinture et la littérature belge de l’époque. Il y détaille les nouvelles complicités esthétiques que noueront les artistes bruxellois et parisiens sous l’égide de Bayreuth.

Archive Wagner et Evenepoel

Rien d’étonnant dès lors à voir le fils de ce dernier, le peintre Henry Evenepoel, réaliser des variations sur le portrait de Wagner et des wagnériens.

    3 images Diaporama

    Les productions bruxelloises

    Les trois premières créations wagnériennes de la Monnaie s’inscrivent dans la lignée des productions du grand opéra de Meyerbeer ou Halévy, elles sont largement tributaires des modèles parisiens même dans le cas du Vaisseau fantôme (1872) qui ne sera créé à Paris qu’en 1897 (29). Les livrets de mises en scène circulent entre les deux capitales francophones. Deux d’entre-eux, conservés à la bibliothèque de l’Opéra, dressent un tableau vivant de la création bruxelloise de Tannhäuser. La scène 4 du premier acte est ainsi décrite :

    3 piqueurs conduisant chacun un cheval sellé entrent. Ils vont jusqu'à la 3ème coulisse vers le côté jardin. Un suivant à pied avec faucon (choriste extra) le porte de la main gauche. Un conducteur de meute tient 3 chiens de chasse à une corde : 2 batteurs (choristes). Ils se groupent tous côté jardin (à droite de la montagne). 2 fauconniers à cheval chacun un faucon sur la main gauche (30).

    Au piu mosso. Fanfare dans la coulisse de gauche. Entrée des piqueurs et sonneurs de cor (gauche au fond) qui viennent se placer les premiers à droite devant la croix, les autres à gauche. Après la dernière note chantée et pendant que les invités entrent venant du fon [sic] à gauche, suivis des chevaux et des chiens (31).

    La description du ballet initial est tout aussi éloquente :

    Louis Richard, Wagner, Tannhauser O douce étoile columbia D 14209, 1928

    4 Nymphes (du ballet) entourent ce groupe [= Tannhäuser + Vénus]. Sur les pics du rocher, derrière sont rangées 4 Nymphes, une paire d'amoureux. 2 Nymphes et 1 paire d'amoureux sont en haut du rocher. Au levant côté cour sont une paire d'amoureux et un peu plus en arrière également une autre paire idem (ballet). Au fond dans la partie la plus proche du lac, trois figurantes en baigneuses, derrière celles-ci 8 choristes également en Nayades. 12 Bacchantes (du ballet) venant très vivement de la coulisse 3ème plan côté cour se joignent aux Nymphes et Bacchantes déjà en scène et dont la danse, à partir de ce moment devient toujours plus vive. Les voix des sirènes éclatent au loin derrière la coulisse jardin avec accompagnement de musique. Cela interrompt un instant la danse qui ensuite reprend vivement. 8 Nymphes vont tout en haut des rochers côté jardin et y restent et changent de groupes encore quelque temps pendant la scène qui suit [...] des nuages sortent de terre et cachent en partie le fond de la scène. [...] Toutes les danseuses et choristes s'en vont par petit groupe et lentement (32).

    La création de triomphale de Tannhäuser incite le directeur Campo-Casso à programmer l’œuvre pour la saison suivante. Il refait pour l‘occasion une partie du décor de l’acte II (33), quelques éléments de cette production serviront à l’obscure Vision d’Harry (créé à la Monnaie le 25 décembre 1877), ballet en deux tableaux, musique de Balthazar Florence. Un autre livret parisien permet indirectement de visualiser la reprise bruxelloise de Lohengrin (1878) : « Les quatre trompettes ont leurs instruments recouverts de petits drapeaux en drap d'or, l'aigle en drap noir, ceci pour cacher la forme de la trompette à piston. À moins que l'on ne fasse faire chez Mr Mahillon à Bruxelles, les grandes trompettes en ut comme cela a été fait à la seconde reprise au théâtre royal de la Monnaie (34)  », suit un petit schéma de la disposition des trompettes en étoile autour du héraut. Il y a deux nacelles pour le cygne, une en carton sur voliges qui traverse le fond du théâtre et l’autre fonctionnelle avec Lohengrin dedans. Il faut voir là une des nombreuses initiatives de mises en scène tentant de contourner l’incohérence perspective résultant de la présence d’éléments au lointain sur une toile en trompe-l’œil.

    Décor de la création de La Walkyrie, Acte II, Théâtre royal de la Monnaie, 1887, photo prise vers 1930
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    Décor de la création de La Walkyrie, Acte II

    La direction de Dupont et Lapissida concentre toute son énergie à la création francophone de La Walkyrie. Les problèmes soulevés par la mise en scène de cette deuxième journée de La Tétralogie sont considérables, l’œuvre exige une ménagerie avec un ours (acte I), un dragon et un oiseau (acte II), un cheval (acte III). Rendre la chevauchée des Walkyries est une gageure que même Bayreuth n’a pu totalement relever. Quant aux flammes devant encercler Brunnhilde au dernier acte, elles feraient frémir le plus placide des pompiers de service.

    Paul Franz, Wagner, Siegfried, Gammophone 4323, 1914

    Alexandre Lapissida se rend à Dresde afin d’étudier la mise en scène de l’oeuvre imitant en cela Stoumon et Calabrési qui s’étaient rendus deux ans plus tôt à Londres pour analyser les mises en scène des Maîtres-chanteurs de Nuremberg dirigés par Hans Richter (35). Lapissida profitera de son séjour en Allemagne et en Autriche pour commander de nouveaux instruments wagnériens ainsi que des appareils de projection (36). Les décors, selon la coutume, alternent matériel neuf et réemploi (37). Le livret de mise en scène du directeur de la Monnaie détaille les jeux de lumières, jusque là omis par les autres livrets wagnériens conservés. Ainsi à l'acte I, scène 1 :

    Décor de la création de La Walkyrie, Acte III, Théâtre royal de la Monnaie, 1887, photo prise vers 1930
    Collection particulièreFermer
    Décor de la création de La Walkyrie, Acte III

    Lumière électrique j [aune] de G [auche] 1er pl. tombant, éclairant sur la forge pour simuler la vacillation des flammes. au fond en rouge [... scène 2] la lumière rouge du fond disparaît et le fond devient sombre. [... Acte II] On entend Brunnhilde dans la coulisse [...] Brunnhilde avec son cheval à gauche en haut puis disparaît au 3ème plan à G en bas [...] lorsque Brunnhilde a aperçu Fricka, elle interrompt son chant. Elle conduit son cheval dans une grotte [...] l'expérience nous a démontré qu'il est dangereux de faire descendre des chevaux sur des praticables. [... Acte III, scène 1] La figuration des Walküre est fait optiquement, le bruit des sabots des chevaux ne produit pas bon effet [... Final] Au moment où Wotan se trouve sur le rocher, lumière électrique rouge du 5 en haut, tombe sur lui et dure jusqu'au moment où il disparaît [...] des flammes sortent de la terre. Milieu, puis se traînent peu à peu de Dr et de G vers le devant de la scène. 5 portées. Vapeur, lumière rouge de tous les côtés. 8 portées. Final et rideau (38).

    La généralisation de l’électricité marque cette production. Apparu en 1846 sur les scènes parisiennes (39), l’emploi de l’électricité au théâtre reste anecdotique jusqu’à l’invention par Edison de la lampe à incandescence (1879). Le 27 mai 1887, Dupont et Lapissida signalent à la ville de Bruxelles qu’après l’incendie de l’Opéra-comique à Paris, il devient urgent d’envisager le remplacement de l’éclairage au gaz de la scène par un éclairage électrique soulignant que la Monnaie possède deux générateurs et une machine à vapeur qui pourraient fournir la force nécessaire (40). En juin 1887, la ville pourvoit à l’éclairage électrique de la scène, des dessous et des cintres (41), rapidement suivi par l’installation de l’électricité dans la salle (42). La modernisation du matériel d’éclairage permet de projeter les clichés de Géruzet (voir supra) lors de la chevauchée des Walkyries.

    René Maison, Wagner, La Walkyrie, Plus d'hiver, Odéon 123502, 1931

    À Bayreuth, et au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, où la Valkyrie fut montée avec un grand luxe, les différentes phases de la chevauchée étaient représentées par projections électriques. Sur le rideau assombri, les objectifs envoyaient les figures de Valkyries, réservées en blanc, sur des verres noircis. Les projections apparaissaient en clair, sur un fond monté ; elles étaient d’ailleurs beaucoup plus petites que nature. C’était une image, qui passait plus ou moins régulièrement, car avec le grandissement des objectifs, la moindre saccade prend une exagération qui nuit souvent à l’effet [...] l’incendie final s’opérait au moyen de tuyaux de gaz, ourlant, pour ainsi dire, les profils des décors, doublés eux-mêmes de tôle : ces tuyaux étaient percés de trous irréguliers et s’enflammaient au signal de Wotan, en livrant passage à des jets plus ou moins développés. Au dernier plan, un immense cylindre plein de lycopode, et mis en communication avec un soufflet de forgeron, lançait la poudre impalpable au travers d’une traînée de gaz, ce qui produisait une nappe intermittente de flammes, selon les poussées communiquées au soufflet. Des feux de Bengale, à tous les plans, s’allumaient en même temps. (43).

    Début mars 1887, lors de la répétition générale, le gaz et la poudre de Lycopode utilisés pour produire les flammes autour de Brunnhilde ont mis le feu à une partie du décor, l’incendie a pu être très rapidement maîtrisé. Les flammes qui clôturent cette scène devaient être supprimées à la demande expresse de la ville, il est en dernier ressort autorisé au grand dam du conservateur du matériel, Van Steene, qui constate que « ce feu a, du reste plutôt l'air de venir de dessous des rochers, que d'un feu qui fait le tour du rocher, comme l'indique le livret ». Le dispositif doit être atténué et Dupont constate amèrement le 19 mars qu'il « en est résulté, comme il fallait s'y attendre, la suppression entière de l'effet scénique, la progression de l'orchestre n'étant plus expliquée et légitimée (44)  ». La technique d'éclairage, trop sommaire, ne permet pas de lumières dégressives, l'emploi de la pyrotechnie est peu efficace et dangereux, les miroirs paraboliques équipant les lampes électriques éblouissent fréquemment les spectateurs. « La descente et le relèvement des nuées de gazes légères qui doivent voiler en partie le combat de Hounding et de Siegmund ont — par suite d'une manœuvre inhabile s'ajoutant aux défectuosités de l'éclairage — entièrement gâché presque chaque soir le bel effet scénique établi par le régisseur général (45)  ». La reprise de l’œuvre par Stoumon et Calabrési fera pire encore : « Dans son ensemble, l’exécution est, de beaucoup, inférieure à celle de 1887. Les décors sont lamentablement fripés, les "trucs" ratent l'un après l'autre, l'orchestre est mou, inexpressif. Les fameux chevaux de bois sur lesquels galopent les Walkyries font sur leurs rails un bruit de train en marche. L'incendie final est d'une brutalité d'effet destructive d'illusion (46)  ». La seconde direction de Stoumon et Calabrési entretient le répertoire wagnérien; en 1892, la direction remet à neuf les décors de Lohengrin (47), la reprise de Tannhäuser en février 1896 laisse sceptique une partie de la presse :

    Au théâtre de la Monnaie, Tannhäuser est apparu mardi [= 11 février 1896] comme une bonne pièce brillante et bruyante, moyen-âgeuse au sens romantique, complètement dépouillée de mysticisme; une bonne pièce normale et de chagrin tranquille, de catastrophes bourgeoises, où s'agitent et défilent des pèlerins bien nourris, des chevaliers pompeux, débonnaires et réjouis, même en leurs gesticulatoires colères, sur une musique jouée et chantée en rythmes allègres par des choeurs, méthodiques, paisibles et satisfaits, aux unités rougeaudes, bien membrées et prises, aux instants tragiques, d'une animation de kermesse flamande. Ah ! ce n'est pas ça, non ce n'est pas ça ! [...] Et les costumes ! Pourquoi, comme ailleurs, ne pas les faire revêtir à la répétition générale ? Afin, dit-on, d'éviter les interminables et chicanières réclamations des artistes, spécialement de ces dames, jamais contentes. Mais vaut-il mieux exposer une cantatrice telle que Mme Raunay à paraître, comme ce fut le cas au deuxième acte, attifée de manière qu'elle semblait avoir un embonpoint contradictoire avec son rôle virginal, et que la sveltesse de sa taille était détruite ? [...] Wagner a, en général, été chanté à Bruxelles dans des conditions qui mettent notre théâtre au-dessus de la plupart de ceux qui ont tenté la même entreprise. Spécialement, à l'Opéra de Paris, c'est pire : n'est-ce pas là que les choristes qui font les pèlerins refusent de chanter en descendant les praticables, de telle sorte que, partant pour la Ville sainte, on les voit remonter vers la Wartburg; il est vrai que tout chemin mène à Rome. Mais ce qui se fait à Bruxelles n'est pas assez ! Nous avons des ressources qui devraient être mieux employées. Le milieu artistique où nous sommes est de premier ordre. Les chanteurs, l'orchestre, les auxiliaires sont bons et réceptifs. MM. Stoumon et Calabrési devraient davantage les rendre attentifs au côté psychique des œuvres (48).

    Cette direction s’illustrera pourtant en offrant à Bruxelles les créations françaises de Siegfried, de Tristan et Iseult et de L’or du Rhin. Malgré la présence d’un machiniste expert venu spécialement de Bavière, cette dernière œuvre amène dans la presse quelques déceptions d’autant plus marquées que la version concert de L’or du Rhin avait permis à tout un chacun d’imaginer des trésors de mise en scène qu’aucune concrétisation ne pourrait jamais rendre.

    le théâtre nous montre une caverne vide, où s'opèrent, à grand renfort de jets de vapeur et de trappes, la disparition d'Alberich et ses transformations en serpent et en crapaud. Oh ! ce malencontreux serpent ! Et ce crapaud ! Comment ne pas voir qu'ils sont ridicules ! La musique hallucinante seule a le pouvoir magique de vous faire croire à cette fantasmagorie, de la rendre imposante : les machinistes ne peuvent pas (49).

    La première fois que nous l'[= L'or du Rhin] entendîmes, au Conservatoire [en février 1895], l'effet en fût très profond. Aucune réalisation scénique. On ne savait de quoi il était question que par un prudent et révérencieux résumé. On complétait par l'imagination. [...] À la première interprétation scénique, on comprit un peu mieux la réalité ; et il fallut en rabattre : loin d'ajouter à l'impression première, ce qu'on voyait la diminuait étrangement. [...] Le rêve se dissipe encore plus (50).

    Lorsque Kufferath et Guidé prennent en main la destinée de la Monnaie, ils portent en eux tous les espoirs des wagnériens les plus fervents. Pourtant le système d’exploitation de théâtre n’a que peu varié depuis la création de Lohengrin. La personnalité de Maurice Kufferath illustre l’impossibilité de concilier le culte exclusif de Bayreuth et la gestion quotidienne d’une grande scène lyrique; bien souvent l’intransigeant wagnérien du Guide musical s’effacera devant le très pragmatique directeur de la Monnaie. L’une des premières requêtes que la nouvelle administration adresse à la ville sera de pouvoir supprimer toutes les restrictions liées au réemploi du matériel et des décors antérieurs à 1870 (51).

    La reprise de Lohengrin en 1901 est ainsi commentée par Bazoef, personnage tout droit issu du monde des revues et des parodies, et qui se fait fort d’apprécier les représentations de la Monnaie en un parlé bruxellois des plus savoureux : « Ah bien, à la première acte, i sont tous gereieunis dedans l’ile de bois de la Cambre pour une fêt chapetter. Les porte-drapouies de les chocheteies i z’ont des espèces de tifowettes comme cartels, et le persident d’honneur, qu’il joue roi de carreau, il est assize sur un fautteul au pied d’un n’hêtre. De l’aute coteie i n’a deuie crapules, un gringalet appleie Quelle-Rare-Moule, et une géanne qu’elle se nomme Ord-Trou. Ces deux wallebak i z’ont jureie de chabernaqueie une grosse femme de la kermesse, la grosse Eliza, qu’elle aime à se promeneie en chemise, avec le corset en dessous. Heureusement que Lomme-n’en-Grains i n’est là tout près. Et quansque Eliza i n’appeliont : « Au secours ! Au secours ! » et que pas un de ces sales bougres qu’i n’étiont là i bouge, lui i n’arrive sur une barquette avec un grand canard devant (dans l’temps, quansqu’on aviont pas cor le tommobile of le vilo, les stoeffers on se promeniont comme ça sur le bois de la Cambre) (52)  ». Si la direction Kufferath - Guidé se contente de racheter à un théâtre parisien les costume de Tristan et Iseult lors de la reprise de l’œuvre en octobre 1900 (53), elle ne lésinera sur aucun moyen pour la création du Crépuscule des dieux. Ces décors ont coûté aux gérants 21 812,72 fr. soit près du double du subside royal annuel alloué à la Monnaie, ce qui n’empêchera pas quelques incidents lors des répétitions, notamment le 28 avril 1901 où le panorama du dernier tableau « n’a pas su se dérouler complètement. Il s’est déchiré. On s’est servi du rideau d’horizon de l’Africaine (54)  ». La création de l’œuvre amène son lot de commentaires désabusés reprenant la plupart des réserves émises lors de la création de L’or du Rhin :

    Que nous importe [...] que, dans le Crépuscule des Dieux, où l’élément décoratif tient une place si grande, on nous montre [...] le Rhin roulant des eaux d’azur sous un ciel gris de plomb ? [...] La splendeur musical nous emplit les oreilles, hypnotise notre esprit et, comme disait le maître [= Wagner] « nous enlève nos lunettes » [...] L’imagination du spectateur pourrait à la rigueur, et parfois même avec avantage, suppléer à l’absence d’action, quand les réalisations sont insuffisantes ou impossibles; parfois même, il arrive que les dieux et les demi-dieux de l’Anneau perdent considérablement de leur prestige à être incarnés devant nos yeux en simples acteurs (55).

    Un effort tout particulier sera consacré à la modernisation de l’appareillage. Le 20 juillet 1901, Kufferath demande à l'échevin des beaux-arts de débloquer un budget afin d'acheter des machines qui permettent « des effets de panoramas qui se font aujourd'hui dans tous les théâtres de premier rang; une machine destinée à réaliser au moyen de tulles ou gazes évoluant horizontalement des effets de disolving view dont le théâtre de Bayreuth tire un si grand parti », il envisage également l’achat d'un appareil « à projection pour nuage dont M. Suppli à fait le dessin (56)  ». Kufferath décrit à ce même échevin ses projets de reprise de Tannhäuser dont les décors « ont besoin d'une réfection très sérieuse. Ces décors datent de 1873 quelques uns sont en bon état et peuvent encore servir (1er et 3e acte) moyennant quelques retouches [...] Quant au 2e acte, il est à refaire entièrement à neuf. Le décor de 1873 est gothique alors qu'il faudrait un décor roman » : ainsi, vingt années de productions symbolistes n’ont pu ébranler la sempiternelle quête historiciste. La nouvelle mise en scène de Tannhäuser laisse le conservateur du matériel perplexe notamment la scène des bacchantes dans la grotte de Vénus « au lieu des costumes voluptueusement riches, on a fait des costumes [...] en tulle ordinaire qui n'ont pas de valeur pour les inscrire à l'inventaire [... il déplore également qu'on ait] supprimé l'effet de la cascade du fond de la grotte fantastique (57)  ». Cette remarque amène l'échevin à ironiser, en se référant à Offenbach, « En quoi cela nous regarde-t-il ? [...] La cascade semblait une allusion trop personnelle à Vénus ! ». La reprise de Siegfried en 1903 n’a pas réussi malgré les efforts déployés pour la mise en scène :

    Décor de la création de Parsifal, Acte 1, tableau 1, Théâtre royal de la Monnaie, 1914, photo de la création
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    Décor de la création de Parsifal, Acte 1, tableau 1

    Les décors ont été faits exprès (58). Il y a une nouvelle caverne, d’aspect grandiose, avec une forge qui fonctionne bien, un soufflet qui marche en mesure, un baquet d’où la vapeur sort au moment où l’on y plonge le fer rouge et des étincelles électriques qui jaillissent sous le marteau; détails minuscules mais qui sont toujours difficiles à réussir et qui, s’ils viennent à manquer, tombent tout de suite dans le ridicule. Il y a encore une forêt accidentée et sauvage à souhait, avec ses blocs de rochers parmi les arbres, sa grotte ouverte dans la paroi abrupte; et dans cette forêt un monstre bien apprivoisé, un doudou aux yeux flamboyants qui fume et casse sa pipe à propos et qui se bat bravement (59).

    Maquette originale du décor de la création de Parsifal, Acte 1, tableau 2, Théâtre royal de la Monnaie, 1914
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    Maquette originale du décor de la création de Parsifal, Acte 1, tableau 2

    Le statut de Parsifal déclenche une saine émulation entre les différentes scènes européennes. Bruxelles, forte de sa tradition wagnérienne, tient à confirmer son rang. Le défi est de taille, comment rendre en trois dimensions la scène finale du premier acte où Gurnemanz dit au héros : « Mon fils, l'espace, ici, s'égale au temps (60)  » ? Le 16 juillet 1913, les directeurs de la Monnaie demandent à la ville une subvention spéciale pour pouvoir monter Parsifal. Ils soulignent les efforts qu’ils déploieront à cette occasion (engagement d’Otto Lohse et de Hensel, renforcement des choeurs). Ils ont envoyé Jean Delescluze en Espagne afin qu’il puisse voir Montserrat et souhaite que cette production « soutienne victorieusement la comparaison avec celle des plus grandes scènes qui la monteront l’année prochaine (61)  ». Ce subside servirait d’une part à acheter deux cloches (62) qui viendront compléter le jeu acquis vers 1880, d’autre part à compléter les machineries et payer les prestations de l’ingénieur du théâtre de Bayreuth qui supervise cette production. Les améliorations de la machinerie consisteront à remplacer le panorama mouvant du premier plan par trois nouveaux panoramas en tulle se déroulant à des vitesses différentes et d’éviter ainsi qu’ils ne s’enroulent « les uns sur les autres, ce qui provoque de longs entr’actes (63)  ». Bien que l’utilisation du panorama déroulant remonte à 1825 (64), les aménagements de Bruxelles doivent être suffisamment conséquents pour que la presse unanime s’extasie devant la nouveauté du procédé. La saison 1913-14 s’achève sur le triomphe du héros chaste et pur sur les forces du mal, nul ne se doutait alors que la direction Kufferath-Guidé s’achèverait cette année là.

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    Affiche originale de la création bruxelloise, 1914
    Paul Franz, Wagner, Parsifal, Mes yeux volent le calice, Gammophone 032303, 1914

    De la création de Lohengrin (1870 ) à celle de Parsifal (1914), les mises en scène de la Monnaie restent tributaires des exigences de la ville exprimées dans un immuable cahier des charges. S’il favorise la confection de nouveaux décors et costumes qui viendront enrichir le magasin communal, il limite singulièrement les modalités de confection de ceux-ci. Les contraintes architecturales et techniques ainsi que le spectre de la vérité historique, hérité du grand opéra romantique parisien, paralysent toutes velléités d’initiative de la part des costumiers et décorateurs. L’éclatement de la fonction de metteur en scène répartie entre les compositeurs, directeurs, régisseurs et chefs de services renforce également le poids de la tradition. Les idées wagnériennes, réelles ou supposées, rendront ces conventions nées vers 1830 de plus en plus désuètes et il sera aisé pour la presse de l’époque de relever, à travers le prisme de Bayreuth, toutes les incohérences de mise en scène des créations wagnériennes. Personne toutefois ne remettra en cause les fondements mêmes de ces productions : la plantation strictement horizontale des décors, l’immuable emploi des cintres, châssis et toiles de fonds... « [...] dans le cas de Wagner, il serait permis de s’attendre à des résultats allant plus loin que le remplacement des rideaux de gaze par des filets de ficelle [...] et aussi à un pas plus audacieux vers le décor plastique que ce tronc d’arbre dont les feuillages doivent encore et toujours être représentés par des bouts de toile étendus sur des filets [...] Pour réaliser tout cela [= les filles du Rhin qui nagent, les métamorphoses d’Alberic, la vision des Walkyries...] Wagner se contente de la scène traditionnelle d’opéra avec des toiles de fond, des coulisses découpées, avec le cintre et les dessous, ainsi que des lanternes magiques primitives. [...] À aucun endroit de ses écrits théoriques Wagner ne se révolte contre les moyens techniques du théâtre de son temps; bien au contraire, il s’enthousiasme sans équivoque (65)  ». Dans ce cadre limité par les conventions, les créations de la Monnaie amènent leur lot d’innovations. L’éclairage profite des derniers progrès techniques, les machineries s’affinent, certains tableaux s’enrichissent de nuages de vapeur, d’autres de projections photographiques... Plus qu’une remise en question des canons de mise en scène romantique, le courant wagnérien offrira à ceux-ci leurs ultimes développements. Il faudra attendre l’entre-deux guerres pour remettre en question l’essence même de cette mise en scène romantique. Cette période, riche des enseignements de Appia, Meyerhold, Stanislavsky et des ballets russes, sera toutefois sensible à la qualité des décors d’avant guerre et n’hésitera pas à réutiliser ceux-ci dans de nombreuses reprises wagnériennes.

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