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Dessin - Peinture - Epoque contemporaine - Belgique - Histoire de l'art Philippe Picarelle Le peintre Albert Terken (1919 – 1992) Dessinateur et coloriste accompli
Amateur
Reporticle : 236 Version : 1 Rédaction : 19/01/2018 Publication : 25/09/2018

UN TALENT PRÉCOCE, UN PARCOURS SANS CONCESSION

Né en Australie, Albert Terken débarque en Belgique à l’âge de six ans. Déjà, il griffonne et crayonne à tout moment sur des bouts de papier. L’enfant est doué. Très vite, il s’inscrit à l’Institut des arts graphiques de Saint-Luc à Bruxelles, puis à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles. Il y obtient trois médailles d’or : en dessin, en peinture, en composition. Il y rencontre Maguy Hoebeke qui deviendra son épouse et la partenaire de toutes ses recherches et réalisations créatives. Albert Terken s’affranchira rapidement des canons esthétiques académiques, mais saura mettre à profit, durant toute sa carrière artistique et dans toutes les disciplines, l’excellence technique qu’il s’y est forgée. Il découvre le sud de la France, l’Espagne, l’Afrique. Il y dessine sans relâche et accumule croquis et notes qu’il traduira sur chevalet à son retour. Complices, un peu bohèmes, Maguy Hoebeke et Albert Terken explorent les campagnes plusieurs mois par an, de Flandre, Normandie et Bretagne jusqu’en Provence, d’Ardenne jusqu’aux Pyrénées. Ils y plantent leurs chevalets pour croquer sur le motif les mêmes paysages, les mêmes scènes, mais avec leur sensibilité propre. Après trente ans passés ensemble à Bruxelles, ils s’établissent à Lesve, un petit village de l’Entre-Sambre-et-Meuse. Ils y aménagent une grange en maison et atelier où ils continueront à cultiver leur créativité.         

Discret et solitaire, Albert Terken ne recherche pas les honneurs ni la fortune, trop soucieux de préserver son indépendance créative et hostile à toute concession. Il n’est toutefois en rien un artiste rejeté, rebelle, maudit. Aimé et apprécié, il surmontera son lot d’épreuves avec caractère et ferveur. Son inséparable vélo sera son exutoire. Sa palette sera progressivement plus contrastée, plus expressive, toujours rigoureuse et cohérente. A l’affût de l’étincelle, il n’aura de cesse de révéler la lumière, la beauté.

Albert Terken réalise plusieurs dizaines d’expositions personnelles : dans de nombreuses galeries d’art, dans divers centres culturels, à la Maison des Architectes de Bruxelles, à la Maison des Arts de Schaarbeek, à la Maison des Artistes d’Anderlecht, à Anvers, à Gand, à Courtrai, à Vresse-sur-Semois, à Arras, à Caen, au musée Molière à Paris.         

Il participe à de nombreuses expositions collectives.         

L’Etat et les communes d’Anderlecht et de Schaarbeek acquièrent plusieurs de ses œuvres.         

En 1979, un hommage lui est rendu par la Ville de Bruxelles à l’occasion du millénaire.         

En 1997, la Biennale d’Art International de Malte lui décerne un ‘Special Distinction Award’.         

Encore aujourd’hui, ses œuvres sont régulièrement exposées.         

Sa fille a en quelque sorte reproduit l’atelier de ses parents dans sa propre maison. On peut y découvrir des œuvres dans un environnement naturel, proche de celui de ses parents. Pour plus d’informations : https://sites.google.com/site/albertterken.

UN ARTISTE ÉCLECTIQUE

Albert Terken a exécuté plus d’un millier de toiles, dessins, aquarelles, lithographies. Beaucoup d’œuvres ont été vendues de la main à la main et n’ont pas été répertoriées. Une analyse de l’œuvre se fonde donc sur un corpus incomplet. Toutefois, comme l’artiste ne se limitait pas à un genre particulier, à une période particulière, les œuvres connues sont représentatives de l’ensemble de sa production, qui s’étale essentiellement de 1940 à 1980.         

A l’exception de quelques réalisations académiques, anecdotiques et de convenance, l’œuvre témoigne d’une grande cohérence d’intention et de qualité d’exécution. Le reporticle en propose quelques exemples regroupés par genre. Le site internet dédié présente une plus large sélection de ses œuvres.

Les portraits

Par leur sobriété, justesse et équilibre, ils vont à l’essentiel. Ils dévoilent la personnalité et la vie intérieure du personnage.         

Le portrait de l’acteur Michel Simon est un portrait en buste, la tête, les épaules et la poitrine de trois-quarts. Le fond neutre, mais riche de nuances, met en valeur l’individualité du sujet, sa calme réserve, soulignée par des ombres vertes et bleues du plus bel effet.         

Le portrait en pied d’un prince berbère est d’une tout autre facture. Il figure le calme distingué et racé du personnage par des teintes claires, sobres, tout en nuances de blanc. Des traits verticaux élégants, nobles, des aplats terre et sable orangé, confèrent au portrait un grand équilibre.

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    Les clowns, les gens du cirque, Don Quichotte

    A la manière de James Ensor, Albert Terken saisit des personnages fantasques dans des situations cocasses, voire grotesques. Ses tableaux de Don Quichotte se rattachent à cette veine, proche de l’expressionnisme.         

    Sous son sourire espiègle et son œil facétieux, un clown révèle beaucoup d’humanité. Les couleurs vives se détachent avec force du fond noir opaque. La pâte épaisse ajoute à la force expressive du tableau.         

    Dans la ‘Chute de cheval’, Albert Terken capte le mouvement par de violents contrastes de couleurs et des obliques hardies. Le coup de pinceau est vif, l’empâtement donne relief et vie à la scène bouffonne. La justesse et la force expressive du désarçonnement, saisi sur le vif, témoignent d’une parfaite connaissance de l’anatomie du cheval et de ses comportements que l’artiste a longuement étudiés.         

    Dans la lumière oblique d’un contre-jour irréel et des camaïeux bleus oniriques, se détache un Don Quichotte étriqué, paré de rouge et d’une épée saugrenue. Il semble sortir de sa propre imagination, plonger dans ses mirages de papier et tourner le dos à ses chimères.

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      Les marines

      De Honfleur à Roquebrune, Albert Terken a peint de nombreuses marines. Elles se composent de strates horizontales d’épaisseurs inégales, dans une large palette de couleurs soigneusement recherchées et agencées. Certaines vues sont panoramiques, d’autres resserrées sur quelques motifs. Pas de dramatisation gratuite, pas d’imitation, mais une expression franche, intense.

      La vue sur une mer qui se retire à la lumière tombante présente un fort contraste entre les rouges et bleus vineux du premier plan et les grands aplats tout en nuances des plans supérieurs, tendus comme des voiles, inquiètes ou incertaines.         

      Une épaisse matière, enveloppée de chaleur et richement travaillée en multiples teintes et intensités, berce trois petites embarcations au pied d’un embarcadère. Une ombre rouge, un trait lilas titillent subtilement la scène indolente, observée du dessus.

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        Les scènes et les compositions

        Certaines toiles n’ont pas été réalisées sur le motif, en plein air, mais ont fait l’objet d’une plus ou moins longue étude et recherche de composition et de formes en atelier, les éléments étant travaillés séparément puis assemblés, dans un souci de rigueur et d’harmonie. L’orchestre est l’une d’elles. Justesse des proportions, des rapports entre les personnages, association élaborée des couleurs baignées dans une aura de verts éthérés.

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          Plusieurs toiles d’Albert Terken expriment le mouvement : des courses et spectacles équestres (notamment les fantasias africaines), des corridas, des danses espagnoles, des scènes cyclistes dont il était un fervent et talentueux adepte. Elles ne sont pas traitées sur le mode réaliste et se situent fort loin des revendications futuristes. Pour lui, le mouvement, c’est l’énergie et la lumière qui prennent corps sous son couteau et ses pinceaux, comme dans la célèbre équation.

          Les œuvres mystiques recherchent plus l’effet et la dramatisation, notamment par des cadrages plus audacieux, des vues plongeantes, des compositions en cercle hardies, mais aussi par l’expression d’émotions fortes.

          Les dessins et aquarelles

          Avec dépouillement et économie de moyens, les dessins d’Albert Terken atteignent une grande perfection. Son trait, réalisé souvent à main levée, est juste, sûr, vigoureux, rapide, instinctif, jamais repris. Il va à l’essentiel et excelle dans tous les sujets : visages, nus, chevaux, bateaux, églises…

          Les aquarelles sont fraîches, pures, délicates, d’une expression moins tendue que les huiles.

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            Les paysages

            Les paysages représentent près des deux-tiers des tableaux d’Albert Terken. Au fil de ses voyages et excursions, il a saisi sur le vif des centaines de vallons, vergers, vignes, forêts, villages… Il n’en faisait pas une photographie, il en dégageait l’essence, la force vitale, la beauté pure, à renfort de couleurs, tantôt subtiles tantôt vives, voire violentes, d’associations parfois étonnantes, toujours franches et consistantes. Les compositions sont généralement ouvertes et les vues amples, mais certaines sont, au contraire, resserrées, denses, compactes. Les toiles se sont progressivement faites plus expressives, plus abstraites.

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              L’ŒUVRE PEINT D’ALBERT TERKEN : ANALYSE

              L’analyse qui suit concerne essentiellement la peinture de paysage.

              La spontanéité apparente des œuvres est en réalité le fruit d’une analyse systématique et d’un travail rigoureux sur les formes, les couleurs, les correspondances, les agencements. Cette recherche, tantôt pondérée, tantôt explosive, est toujours au service de la rigueur, de la justesse, de la sincérité.

              Un aplat de couleur riche, intense, opaque, notamment vert-jaune ou vert chartreuse, mais aussi cerise ou ocre, occupe souvent le premier plan et constitue un socle puissant sur lequel se construit le tableau. Le plan intermédiaire porte des motifs peu nombreux, simples, pittoresques, élégants. L’arrière-plan présente une variété de teintes subtilement travaillées qui apportent une profonde cohérence au tableau et en libèrent la force et l’éclat.

              Pour déployer ses paysages, Albert Terken privilégie le format rectangulaire horizontal, dans un rapport côté long / côté court de 1,2.         

              La composition est généralement ouverte, mais certaines toiles présentent un cadrage serré qui intensifie le sujet par le rejet de tout détail, de toute anecdote. En focalisant le regard sur l’essentiel, Albert Terken réalise en quelque sorte une litote picturale : en réduisant le champ, il en accroît la force expressive. Cette concentration s’accompagne d’une géométrisation de la composition et par là même tend vers l’abstraction.         

              Les formes émergent de la juxtaposition de taches de couleurs, complémentaires ou contrastées. Comme les expressionnistes allemands, Albert Terken voit les ombres en couleur. Ombres et lumières ont la même intensité. Elles apportent lisibilité, volume et cohérence aux tableaux.         

              La profondeur ne s’obtient pas par dégradés, mais par associations de couleurs, notamment celles de l’arrière-plan, riches, variées, parfois surprenantes et hardies, toujours remarquables d’expression, de variété et de justesse.         

              Le point de vision est généralement légèrement surélevé, mais certaines compositions sont au contraire en contre-plongée et d’autres frontales, surtout si le cadrage est serré.         

              Dessinateur de grand talent, le peintre Albert Terken se révèle un exceptionnel coloriste, dont la liberté d’expression a quelquefois déconcerté la critique. Ses couleurs intenses, appliquées en couches épaisses et par coups de pinceaux vigoureux, accentuent les formes et l’expression. Il ose les explosions de couleurs et les associations fortes, mais sa palette peut aussi se révéler d’une subtile retenue et douceur.         

              Il use beaucoup des couleurs tertiaires : l’ocre, le vermillon, le pourpre, le vert chartreuse, le turquoise, l’indigo, qu’il nuance par ajouts de couleurs proches. Il n’utilise pas le noir. Pour rendre une couleur plus dense, il lui ajoute sa couleur complémentaire. En revanche, le blanc lui permet de moduler les saturations et d’obtenir des tons légers et subtils.         

              Ses toiles sont gorgées de lumière, de vie, de force. L’éclairage est varié, tantôt zénithal, uniforme, apaisant, tantôt direct, frontal. Il recourt à l’éclairage latéral et au contre-jour pour renforcer les effets de volume, de profondeur, et pour intensifier une atmosphère.         

              Sa technique est assurée, parfaitement maîtrisée. Il pose les couleurs fermement, généreusement. Il ose les contrastes violents, au couteau, au pinceau, en traits puissants. Les aplats richement colorés donnent du relief à la matière, les empâtements accrochent la lumière, les traits de pinceau vigoureux libèrent les couleurs vives et rythment les compositions. La densité des surfaces peintes masque entièrement l’enduit de fond et la trame.         

              Albert Terken, artiste et artisan, apportait le plus grand soin aux aspects matériels : il apprêtait ses toiles de lin texturées et grenues avec un enduit clair, les montait sur châssis, préparait ses couleurs avec ses propres pigments et de l’huile d’œillette, il réalisait souvent lui-même l’encadrement.

              AU CONFLUENT DES COURANTS DU XXe SIÈCLE ?

              Loin des cénacles et des théories, étranger aux modes et à la chasse aux honneurs, Albert Terken est un artiste de terrain, un dessinateur à l’affût des moindres formes, expressions, mouvements, un coloriste dans l’âme. Il ne se rattache pas à une école particulière. Sa peinture figurative se situe au confluent des courants qui marquent la scène artistique du début du XXe siècle et qui imprègnent la création artistique jusque bien après le milieu du siècle.         

              Impressionniste ? Les impressionnistes ne veulent pas représenter la réalité, l’espace, les formes par un agencement de lumières et d’ombres. Ils visent à reproduire leurs propres sensations visuelles, fugaces, par touches rapides, fragmentées et teintes claires. Albert Terken ne reproduit pas, n’imite pas. Il peint lui aussi en plein air et recherche lui aussi l’intensité lumineuse, mais il ne procède pas par touches ou dégradés. Il révèle l’énergie vitale par la combinaison de taches de couleurs, complémentaires ou contrastées.         

              Fauve ? Les fauves refusent la représentation naturaliste et la vérité optique. Leur palette n’est ni symbolique, ni imitative, le choix des couleurs répond à une recherche d’harmonie intrinsèque au tableau. Albert Terken transcende la réalité par l’agencement de surfaces intensément colorées, des choix et des associations de couleurs saturées. Pour certains critiques de son époque, il est à la limite de l’audace, mais une limite qu’il ne franchit pas.         

              Expressionniste ? Les expressionnistes européens visent à exprimer leurs émotions, notamment l’inquiétude humaine, en déformant la réalité par des formes et des couleurs violentes. Albert Terken peut pousser la couleur et la lumière à l’extrême. Son trait peut se faire intense et puissant, mais, loin des angoisses et des obsessions, ses toiles dégagent toujours justesse et cohérence.

              Comme l’observe Claire Leblanc, conservatrice du Musée d’Ixelles, dans une monographie ‘Art belge, entre rêves et réalités’, publiée chez Koregos le 13.02.2015, « en Belgique, (…) les recherches esthétiques accordent une place capitale à la matérialité de la peinture et à la primauté de la logique interne de la composition. La valorisation (…) de l’expression individuelle rencontre un terreau particulièrement fertile en Belgique, terre d’individualités plus que de courants ».

              UNE QUÊTE EXISTENTIELLE DE LA BEAUTÉ

              Peintre résolument figuratif, Albert Terken fait émerger des paysages, des scènes, des personnages qui accrochent et allument son œil, une beauté intense, existentielle – sa vérité. Ses toiles ne sont pas des miroirs, ni des fenêtres sur le monde.         

              Sa peinture transcende le sujet et l’observation. Le tableau est sa propre réalité, il ne reproduit rien, ne raconte rien, il est et il invite le spectateur à y puiser la force qui l’a animé.         

              C’est peut-être pour cette raison que la figure de Don Quichotte a inspiré plusieurs de ses œuvres – l’homme qui ne veut pas voir le monde tel qu'il est, l’homme qui va jusqu’au bout de sa quête de perfection, comme s’il brûlait d’un feu nécessaire. Une chimère ? Les tableaux d’Albert Terken sont bien réels.