De l’existence (ou non) du cinéma belge, entre norme et écart
Le cinéma belge existe-t-il ? Au vu du nombre de productions réalisées sur notre territoire chaque année, il semblerait que oui. S’il existe donc, quel est-il ? Inspirant les critiques et les théoriciens, nationaux et étrangers, l’identité du cinéma belge ne semble en effet pas se laisser si facilement définir. Ceux qui l’étudient préfèrent d’ailleurs aborder sa diversité plutôt que de chercher des lignes de rapprochements ou des éléments (thématiques, stylistiques) communs. Pour d’autres encore, il est tout simplement ‘inimaginable’ (1). Mais ne serait-il pas envisageable de trouver, dans ce paysage foisonnant et perpétuellement inventif, des indices récurrents ou des points de rencontre au-delà de croisements fortuits ?
Du cinéma ou des cinémas de Belgique
Les ouvrages sur le cinéma belge sont paradoxalement assez nombreux et l’ambition de certains, au fil des années, finit par se ressembler, voire se confondre. Dans Une Encyclopédie des cinémas de Belgique publié par Guy Jungblut, Patrick Leboutte et Dominique Païni en 1990 (et dont le titre précise d’emblée le caractère éclaté d’une pluralité de cinémas), l’idée d’engendrer une anthologie sélective est clairement énoncée. Il en va de même pour Le Cinéma Belge (édité sous la direction de Marianne Thys en 1999) ou encore le très récent Directory of World Cinema - Belgium édité par Jérémi Szaniawski et Marcelline Block ; les études qui se sont penchées sur notre cinéma tiennent de la collection de points de vue parcellaires qui s’additionnent pour obtenir un paysage fondamentalement fragmenté (2). A cela viennent s’ajouter de nombreux ouvrages, souvent monographiques, sur des cinéastes spécifiques, que ce soit Luc et Jean-Pierre Dardenne, Chantal Akerman, Marion Hansel, ou encore sur la nouvelle génération de cinéastes flamands (3). Suivant les traces de Paul Davay ou de Francis Bolen (4), seuls le Belge Frédéric Sojcher et l’Américain Philip Mosley, ont tenté l’expérience périlleuse de composer une véritable histoire de ce cinéma multiple et insensé (5). Au-delà de ces tentatives, Hadelin Trinon, en 1965, tranchait déjà le débat en écrivant : « Il n’y a pas de cinéma belge. Mais il y a des cinéastes belges. L’histoire du cinéma belge est donc l’histoire de quelques artistes », idée reprise quelques années plus tard, notamment par Patrick Leboutte qui expliquait en 1990 que ce cinéma révèle « autant d’attitudes et de stratégies individuelles qu’il y a pratiquement de cinéastes » (6). Pourtant, malgré tout, et comme l’écrit Dominique Païni, « Le cinéma belge, ça existe – Je l’ai rencontré ».
Définir la spécificité d’une cinématographie nationale est sans conteste une tâche extrêmement complexe, voire très souvent vouée à l’échec. Malgré l’impression indéniable de ressembler à Sisyphe, il est pourtant difficile de renoncer à ce projet d’emblée, sans avoir tenté de trouver des recoupements, des indices d’une cohérence ou d’une unité, qu’elle soit thématique, narrative ou stylistique. La vivacité du cinéma belge contemporain, quelles que soient les difficultés de sa production dans le Nord ou le Sud du pays, nous pousse vers cette réflexion; le succès et la reconnaissance de certaines œuvres offre un champ d’étude immensément riche et intrigant : des films pionniers de Chantal Akerman, dont l’incontournable Jeanne Dieleman, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), jusqu’aux films ‘palmés’ de Luc et Jean-Pierre Dardenne, Rosetta (1999) et L’enfant (2005), en passant par l’iconoclaste C’est arrivé près de chez vous (Remy Belvaux, André Bonzel & Benoit Poelvoorde, 1992) ou encore Rundskop de Michaël Roskam (2011) et The Broken Circle Breakdown (Felix Van Groeningen), tous deux nominés aux Oscars, l’un en 2012, l’autre cette année. Néanmoins, la diversité des œuvres produites, en termes de fiction, de documentaire ou de formats plus expérimentaux, pencherait plutôt vers l’impossibilité de trouver des dénominateurs communs à l’ensemble de ces productions.
Si l’on choisit néanmoins d’adopter une lecture attentive, voire créative, en cherchant à façonner des réseaux signifiants entre des œuvres à priori incomparables, se dessine pourtant une perspective, si ce n’est commune, du moins récurrente, même sous des formes malléables et adaptables en fonction des époques, des courants et des réalisateurs. Contrairement à la conception de Trinon évoquée ci-dessus, Paul Davay épinglait ainsi un goût commun pour le pictural, le fantastique et la volonté documentaire (7) ; Trinon avait fini par tomber d’accord avec lui et avait rajouté encore deux notions essentielles - le sentiment d’exil et la quête d’identité. Plus récemment, Patrick Leboutte débusquait des lignes de conduite qui définissent le cinéma belge, sans le figer dans une définition restrictive : « Un cinéma dispersé, dissipé, qui ne doute de rien mais ose tout, se joue des frontières et pousse à l’échangisme avec les autres arts. Un cinéma obsédé par la question de l’espace et du territoire, travaillé par la pratique du détournement ou du découpage, où se laissent deviner en permanence les règles d’un jeu toujours fascinant entre la norme et l’écart, le centre et la périphérie » (8).
Norme, tension, écart, rupture…
Une des dernières idées énoncées par Leboutte, celle du ‘jeu toujours fascinant entre la norme et l’écart’, trouve en réalité ses racines quelques années auparavant, dans les propos d’André Delvaux. Ce dernier, dans un texte intitulé « Le récit et son public : norme, tension, écart, rupture… » paru en 1985 dans la Revue de l’Institut de Sociologie, se penche sur un des principes structurants de son cinéma – la notion de réalisme magique – qu’il cherche à délimiter de façon cinématographique, notamment vis-à-vis de courants littéraires préexistants (9). Etablissant l’écriture cinématographique comme un jeu sérieux, Delvaux s’interroge : « Le public aimant le jeu, qui est fait de risque, de surprise, d’attente déçue ou récompensée, de provocation calculée, jusqu’où ménagera-t-on la tension ? Jouera-t-on de l’écart par rapport aux normes implicites du langage ? En établissant soi-même le code de langage et de style dès les premières images et les premiers sons reçus par un spectateur tout disponible, où va se situer la rupture, le hors-la-loi du langage ? » (10). Survient alors cette idée d’écart. Ecart vis-à-vis d’une norme de langage cinématographique; de déplacement, de ‘perversion de l’effet de réel’ et dont il va jusqu’à chercher les moyens d’expression techniques qui lui permettent de se mettre en place. Il propose donc, pour jouer sur l’effet de réel et créer une tension, l’emploi privilégié de trois moyens cinématographiques : le trans-trav (une technique surtout utilisée dans les années 70), le plan séquence ou encore l’enchâssement des récits (induisant une mise en abyme). Dans l’utilisation de ces trois procédés, l’œuvre se met peu à peu en dérive vis-à-vis du droit fil qu’elle avait imposé au départ, entrant dans une zone d’indétermination, mais sans que jamais il n’y ait de rupture : « La magie est le couronnement - ou cauchemar - de la causalité, non sa contradiction (...). Nous sommes ici au centre du réalisme magique, dans l’écart même qui constitue son langage. On voit donc bien combien l’écart - et non la rupture qui nierait l’effet de réel en le détruisant - constitue, non une pointe expérimentale dans les récits de films, mais un mouvement fondamental, une lame de fond » (11). Delvaux va plus loin encore dans son raisonnement, l’expliquant au travers de cas de cinéastes internationaux, mais aussi, et surtout, belges. Apparaissent ainsi les noms, éparpillés au sein de l’histoire du cinéma, de Charles Dekeukeleire, Thierry Zéno, Roland Lethem, Chantal Akerman, Raoul Servais ou encore, bien évidemment, le sien, par le biais de L’homme au crâne rasé (1965).
Une contribution d’André Helbo, qui apparaît dans le même numéro de la Revue de l’Institut de Sociologie que le texte de Delvaux, prolonge mais repositionne aussi le débat autour de l’idée de belgitude (concept lancé par Pierre Mertens, Claude Javeau, Jacques Sojcher et Marc Quaghebeur comme une identité en creux) et de la problématique de l’identité dans une perspective d’abord littéraire puis cinématographique. Il explore ainsi la belgitude littéraire et sa spécificité esthétique : « La Belgique malgré tout manifeste clairement, par sa protestation, l’intention de substituer aux névroses culturelles plus ou moins dominantes un imaginaire de l’écriture connotant une autre (jeune ?) Belgique : l’écart, la différence, la marginalité, le défi y apparaissent comme des figures autonymiques » (12). A nouveau revient ce terme d’écart, mais aussi plus précisément de jeu entre la norme et l’écart, au travers cette fois de l’écriture et ce qu’il conçoit comme une contestation de la diégèse. A propos de Belle (1973), il cite Delvaux lui-même expliquant qu’il a d’abord cherché à « subvertir le réel et ensuite subvertir la différence traditionnelle que l’on fait entre le réel et l’imaginaire » (13). Une double contrainte surgit dès lors, entre des ambitions ; la volonté d’atteindre des valeurs universelles à partir du régional, une alternance entre autonomie et assimilation, « valence multipolaire du défi ».
Dans la perspective établie par Trinon et reprise par Païni, chaque période, voire chaque cinéaste, ou même chaque film (comme c’est le cas chez Delvaux), va se démarquer par son unicité et ainsi déterminer la forme de son propre écart, des origines au cinéma contemporain. L’identité d’une partie du cinéma belge s’engage ainsi dans la création de cet écart, la nature de l’écart surprenant le spectateur par son caractère inédit, lieu d’une échappatoire, une ouverture vers un imaginaire inexploré, dans le plus grand sérieux ou avec humour. Au vu de la pléthore d’exemples qui ont contribué à la mise en place de cette idée, ce qui suit ne peut donc bien évidemment qu’être une vision tronquée et subjective, voire très personnelle, de films et de séquences choisis, parcours encore une fois fragmentaire d’un cinéma de Belgique.
De Plateau à Toto
Ouvrons tout d’abord une parenthèse ontologique. Car, étrangement, cet écart entre réalisme et imaginaire semble faire partie des racines et de l’histoire même du cinéma belge, voire de son pré-cinéma. Celui-ci trouve ses origines, établies d’emblée dans le texte-référence de Delvaux, au sein de deux noms influents, égalitairement constitutifs des fondements de ce cinéma. L’influence de Joseph Plateau (1801-1883, physicien, mathématicien et professeur à l’Université de Gand) sur la conception du mouvement dans une phase pré-cinématographique, est indéniable. Célèbre pour ses recherches sur la persistance rétinienne, qui établit l’idée d’une image rémanente sur la rétine, il crée dans la foulée le Phénakistiscope (1832), jouet optique qui permet de ‘mettre en scène’ ses théories. Si Plateau incarne la face réaliste de l’illusion optique, le liégeois Etienne Gaspard Robert, plus connu sous son nom de scène Robertson (1764-1837, entre autres peintre, dessinateur, mécanicien, opticien), incarne quant à lui les prémisses imaginaires de notre cinéma (14). Créateur du Fantascope (1790), héritier de la lanterne magique, il est principalement reconnu pour ses mises en scène des tableaux fantasmagoriques; en projetant des dessins peints sur verre et en jouant sur des effets de fondus et de travellings, Robertson convoque les éléments d’univers occultes, fantômes, sorcières et diables qu’il fait apparaître sur les murs de théâtres ou d’endroits plus marginaux. Ces tableaux en mouvement multi-sensoriels, complétés de bruits (un instrument produit des sons de tonnerre, pluie, ouragan) et parfois même d’odeurs (l’encens est souvent utilisé), plongent les spectateurs dans un spectacle à la fois magique et terrifiant. Refermons la parenthèse.
Ce qui importe, ce sont bien évidemment les variations multiples que prend cette représentation de l’écart. Dès les premiers longs-métrages belges, proposés (paradoxe typiquement belge) par le reporter et réalisateur français Alfred Machin (1877-1929), émissaire de la firme Pathé et chargé d’exploiter le premier studio de films en Belgique, l’écart s’incarne dans des séquences très ponctuelles. Nous ne prendrons ici qu’un seul exemple qui, malgré son côté anecdotique, résonne pourtant en écho dans notre cinéma depuis les années 10. Dans Maudite Soit la Guerre (1913), récit pacifiste précurseur sur la destruction d’une amitié entre un Belge et un Allemand à l’arrivée de la guerre, apparaît sur une piste d’avion où les soldats se préparent pour le conflit armé, le fantôme d’une jeune femme, image mentale et projetée de la femme aimée par le soldat pensif (
. Cette image-apparition, omniprésente dans le langage filmique des années 10 mais qui aura pourtant un impact jusqu’au cinéma contemporain, permet à la réalité du soldat et à l’imaginaire de sa pensée de coexister visuellement, dans le même plan, de façon à la fois naturelle et artificielle.Difficile ensuite de ne pas penser aux films surréalistes, dont trois opus dirigés par des artistes, cinéastes pour l’occasion, du légèrement non conventionnel La perle d’Henri d’Ursel (1929), à l’incontournable Monsieur Fantomas d’Ernest Moerman (1938), jusqu’au tardif et subversif Imitation du cinéma de Marcel Mariën (1959). Les trois films, malgré leurs différences de ton et d’esthétique évidentes, s’ancrent tous dans des décors naturels du paysage belge. Empruntant des chemins déjà proposés notamment par Luis Bunuel (dans Un Chien Andalou et L’âge d’or) tout en étant moins strictement surréaliste, La perle d’Henri d’Ursel (1929) allie une valeur documentaire (la ‘naissance’ de la perle découverte dans les plans d’ouverture du film) avec des expérimentations visuelles (influencées par Louis Feuillade ou Man Ray) et une fiction menée par des développements oniriques. Dix ans plus tard, Monsieur Fantomas (1938, Ernest Moerman) radicalise le surréalisme peu engagé de D’Ursel, en proposant une relecture du fameux personnage déjà repris par Magritte (
. Ici aussi, l’écart s’illustre visuellement ; le commissaire dans sa baignoire devant la mer du Nord, une porte érigée seule en plein milieu de la plage, et qui marque une frontière imaginaire entre dedans/dehors, une clé géante que les inspecteurs tentent de trouver, etc. Moerman joue avec l’écart entre le réalisme du paysage et le surréalisme des situations et des jeux de mots. Mariën vient ensuite compléter ce tableau avec une représentation complexe de l’écart, articulant son film sur un jeu de décalage constant et provoquant entre images et bande son.Des exemples moins explicites présentent des facettes tout aussi intéressantes. Comme l’avait souligné Delvaux dans son article, Charles De Keukeleire, connu en Belgique mais aussi de façon internationale pour ses courts-métrages expérimentaux, a également contribué à cette notion d’écart. Dans un moyen métrage intitulé Het Kwaade Oog/Le mauvais œil (1936) qui suit le parcours d’un homme que l’on croit affublé du mauvais œil et dont l’errance n’est en fait que le fruit d’une histoire d’amour tragique, il fait naître un écart entre une esthétique documentaire très clairement affichée, et un imaginaire qui renvoie à ses expérimentations plastiques. Le récit des amants maudits, expliquant la genèse de leur histoire d’amour, fait littéralement naître un imaginaire visuel du lac, au travers de surimpressions, d’images en négatif, de formes géométriques qui tranchent avec la représentation documentaire du paysage et des personnages (15).
A l’instar de ses positions théoriques, la filmographie d’André Delvaux va également proposer un ensemble de pistes toujours renouvelées vis-à-vis de la représentation de l’écart. Dès son premier film, De man die zijn haar kort liet knippen/L’homme au crâne rasé (1965), adaptation du roman de Johan Daisne, Delvaux rend trouble le rapport à une réalité pourtant minutieusement orchestrée. Le film s’ouvre ainsi sur un plan du personnage principal, Govert Miereveld (avocat et enseignant tombé amoureux d’une de ses étudiantes, Fran) endormi et rêvant de la jeune fille qui apparaît telle une vision furtive dans des plans très courts. Si le réveil semble clair, le spectateur finira par douter à plusieurs reprises du caractère réel de ce qui se déroule sous ses yeux. Les moyens cinématographiques ne sont pas étrangers à ce trouble ; l’utilisation du très gros plan dans la séquence chez le coiffeur, celle de très longs plans fixes dans la scène de l’autopsie à laquelle assiste Govert et qui marque sans aucun doute un des points de rupture du récit et de la santé mentale du personnage, participent à écarter la représentation d’un rapport univoque à la réalité. La dernière partie du film intensifie encore cet écart, laissant le spectateur incapable de trancher sur le meurtre commis ou non par le professeur tourmenté. Le deuxième film de Delvaux, lui aussi adapté d’un roman de Daisne, Un soir un train (1968), représente également un exemple emblématique dans la filmographie de Delvaux en ce qui concerne cette mise en scène de la norme et de l’écart. Dans ce récit d’un couple en crise (Yves Montand/Mathias et Anouk Aimée/Anne) qui ne parvient plus à communiquer, avec comme paysage le contexte explosif des manifestations universitaires à Louvain en 1968, l’écart s’inscrit dans un montage visuel et sonore minutieusement construit par Delvaux. Lors d’un voyage en train, le cinéaste imagine une séquence complexe où le présent (le voyage en train) et le passé (à la fois la visite à Londres, mais aussi des séquences d’un bonheur passé où le couple s’enlace dans un bois) coexistent, tant au niveau de l’image que du son ; dans un tissu sonore et visuel extrêmement complexe, Delvaux passe d’une temporalité à l’autre, nous plongeant dans une foison de moments jusqu’au retentissement d’une alarme aux néons rouges et au réveil de Mathias, qui ne peut que constater l’absence d’Anne. L’écart s’est produit – il ne reste plus au spectateur qu’à tenter de se situer face à ce nouveau langage.
On le voit dans cet exemple, il s’agit donc d’abord et avant tout d’explorer les possibilités du langage cinématographique. Si Delvaux opte ici pour un montage complexe ainsi que pour un chevauchement sonore ou visuel, le plan séquence, les mouvements de caméra, la surimpression sont autant d’autres possibilités qui peuvent participer à la création de l’écart. Ainsi, Jacques Brel, devenu cinéaste dans les années 70, trouve dans des mouvements de caméra épiques un moyen visuel dans lequel ancrer l’écart, que ce soit dans Franz (1971) ou Le Far West (1973). Dans le premier, l’envolée lyrique de la caméra s’effectue dans la séquence de la plage, quand Léon (Brel) et Léonie (Barbara) célèbrent leur amour en s’évadant, debout, dans une calèche et sur la musique d’un orgue de barbarie inopinément présent dans le décor ; dans le deuxième, c’est dès le plan d’ouverture du générique que la caméra tournoie pour suivre le héros (Brel lui-même) qui évolue, au ralenti, dans des paysages de western, alors qu’il chante « J’arrive ». Dans ce dernier exemple, l’écart surgit alors que l’on fait finalement face à Brel, en plan rapproché, qui nous regarde via la caméra et chante « J’arrive, bien sûr j’arrive. N’ai-je jamais rien fait d’autre que d’arriver »… avant de tendre son chapeau comme pour mendier, devant un supermarché, créant un décalage absolu dans les gestes et l’environnement avec les premiers plans du film. Dans les deux exemples, l’ampleur du mouvement s’accompagne, comme une évidence, d’une poussée musicale qui semble permettre à la caméra de prendre son envol.
Dans l’idée d’un héritage évident et revendiqué du cinéma de Delvaux, le célèbre Toto le héros (1991) de Jaco Van Dormael joue lui aussi sur un équilibre subtil entre l’univers sonore (et plus particulièrement musical) et un montage très découpé pour engendrer l’écart. Dans ce film basé sur le récit de Thomas, homme obsédé par le fait qu’il aurait été échangé à sa naissance avec son voisin d’en face qui lui aurait ainsi ‘volé sa vie’, l’exemple le plus emblématique est sans aucun doute celui de la séquence de l’anniversaire de Thomas pendant laquelle son père mime le célèbre ‘Boum’ de Charles Trenet (fig. 3& 4), faisant même ‘danser’ (ou du moins se balancer en rythme) les tulipes qui poussent dans le jardin familial. Dans ce cas précis, c’est le son, et plus particulièrement la chanson, qui entraîne l’écart et permet aux fleurs de se mettre à danser, autant dans l’esprit de Thomas (que l’on voit à sa fenêtre, en arrière-plan des tulipes) que dans les yeux du spectateur.
Apparition, disparition, tension
Qu’a donc retenu le cinéma contemporain de ces exemples ‘classiques’ (et pourtant si différents) de l’écart ? Une leçon évidente est sans aucun doute que l’écart, dans ses représentations variables, remet en question bien des frontières, y compris, celle en apparence définitive entre la vie et la mort. C’était déjà le cas dans Un soir un train, puisque la longue errance de Mathias, après l’accident, se révèle finalement une balade dans l’entre-deux, un no man’s land indéterminé, avant de se confronter au corps de Anne. La danse de la mort (‘tötendanz’ – (16). C’est la même jeune femme, figure angélique de la mort, qui sert de transition entre les deux mondes. Ainsi, si les images-apparitions des années 10 ont disparu en tant que telles, elles continuent pourtant à trouver de nombreux prolongements, la représentation de l’écart s’adaptant aux modifications esthétiques de chaque décennie.
, dans laquelle s’engagent Val et la jeune femme blonde au buffet de la gare, est un indice supplémentaire de cette dimensionDans Le mur (1999), Alain Berliner crée l’écart au travers d’un récit (partiellement) surréaliste où les protagonistes belges se réveillent, au tournant de l’an 2000, dans un pays coupé en deux par un mur en béton bâti dans la nuit. Mais l’écart concerne plus particulièrement son personnage principal, Albert, qui tient des dialogues révélateurs et constructifs avec son père pourtant décédé. Plus encore, Berliner joue aussi sur des variations de l’écart ; d’une danse rêvée avec une jolie jeune fille, jusqu’à la fin du film où les personnages se retrouvent, dans un mouvement magique (car seule la magie peut opérer ce franchissement, cette transgression physique et psychologique), de l’autre côté du mur. L’univers mental ainsi est très souvent sollicité, comme dans Dust de Marion Hansel (1985). Dans cette adaptation de l’auteur sud-africain J.M. Coetzee, le spectateur est confronté à la représentation de l’univers mental de Magda (Jane Birkin en vieille fille isolée qui vit dans la domination de son père au milieu du bush), et doit trancher entre les versions possibles d’un récit réel ou imaginaire. Si dans certaines scènes, la différence entre la réalité et le fantasme est clairement établie (comme lorsque Magda voit ses poignets traverser la vitre, hypothèse contredite quelques secondes plus tard par un plan où la vitre et les mains de la jeune femme sont intactes) (fig. 6 &7), le film s’engage progressivement vers une indétermination, un brouillage des frontières où le son (notamment celui, entêtant, des grillons) joue un rôle trouble. Le meurtre du père est-il réel ou non, rien n’est assuré ou confirmé, surtout pas le dernier plan du film qui réunit père et fille dans un regard caméra ambigu.
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Notons que, contrairement aux films de Delvaux ou des surréalistes qui jouaient sur un effet prolongé de l’écart vis-à-vis de la norme, ces films distillent des variations souvent au travers d’une seule séquence ou de quelques séquences proposées avec parcimonie. Si le générique d’ouverture de Vinyan (Fabrice du Welz, 2008), récit d’un couple en perdition qui cherche désespérément leur fils disparu dans un tsunami, crée un trouble évident, c’est surtout une séquence en particulier qui établit l’écart. Du Welz part du réel de la vidéo (enregistrement de la réalité où l’on distingue à peine un enfant au polo rouge, écho de l’enfant disparu) pour s’engager dans une image fantasmatique et mentale – celle de la mère qui retrouve enfin son enfant dans cet entre-deux, puis de la pluie rouge, qui crée définitivement l’écart. Des exemples plus récents encore prolongent cet ancrage de l’image-apparition, au travers notamment du retour de personnages disparus. Quel que soit le côté de la frontière linguistique à partir duquel on s’exprime, les exemples fusent, créant un écho inattendu qui unit les deux communautés au-delà des langues et des cultures. Dans The Broken Circle Breakdown (2012), Felix Van Groeningen choisit de clôturer son quatrième film (après le très apprécié De helaasheid der dingen en 2009) basé sur la pièce de théâtre de Johan Heldenbergh et Mieke Dobbels, sur la coexistence du corps sans vie d’Elise et de son double fantomatique (et pourtant très réaliste) qui erre dans les couloirs de l’hôpital, témoin privilégié du chagrin de Didier, son mari (fig.8, 9, 10). L’écart s’opère ici dans la tension entre le personnage d’Elise, présent mais déjà absent, devant lequel passe Didier ; puis dans l’enchaînement des plans – Elise qui suit Didier, s’assied à ses côtés, regarde son propre corps puis lui chuchote quelques mots à l’oreille avant de s’éloigner. Pas de fantasmagorie ici mais une coexistence possible, tout comme dans Kid de Fien Troch où la mère morte réapparaît devant les yeux de son plus jeune fils dans un halo de lumière au cœur de la forêt, prolongeant des apparitions qui existent déjà dans ses deux premiers films, En andere zijn geluk (2005) et Unspoken (2008). Un plan suffit parfois à créer d’emblée l’écart et à générer un flou entre le réel et l’imaginaire. Le plan d’ouverture d’Ultranova (Bouli Lanneers, 2004), montrant une voiture renversée sur le toit et un personnage à ses côtés regardant l’horizon (Dimitri, un être silencieux laissant planer un mystère sur son identité et qui vend des maisons clés en main), provoque un léger écart, entre une captation de la réalité et la création d’un espace imaginaire ; ce sentiment semble engendré par la simple présence de la voiture renversée, mais aussi par le fait que ce plan, sans explication, sans motivation, ouvre le film et qu’il joue sur une certaine durée. L’étrangeté naît alors… tout comme dans Komma (2006) de Martine Doyen où les plans d’ouverture créent indéniablement l’écart ; choisissant une série de très gros plans synesthésiques sur le corps d’un homme nu (l’iconique Arno Hintjens), nous voyons ce dernier se lever et sortir de la morgue où il était enfermé. Dans une adaptation de l’univers extrêmement noir de l’écrivain Herman Brusselmans où un écrivain célèbre ostendais devient le batteur d’un groupe composé de trois handicapés dans le but de les manipuler et de trouver de la matière pour son prochain livre, Koen Mortier ouvre Ex-drummer (2007) sur les actions reprises à l’envers de ses personnages principaux, puis surprend en insérant un plan où l’un de ses personnages se tient debout ‘au plafond’.
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Danse, burlesque et poésie
Beaucoup de films jouent donc sur une idée d’image mentale projetée (un être absent qui revit, non en tant que fantôme mais bien comme un être qui partage le quotidien, discute, échange – d’où cette question essentielle de la communication impossible dans le paysage belge) mais pas uniquement. Le grotesque ou le poétique peuvent également s’exprimer dans ces créations de l’écart, jouant sur ce que Patrick Leboutte désignait sous l’idée d’échangisme avec les autres arts. Dans son premier et à ce jour unique long-métrage, Any Way the Wind Blows (2003), Tom Barman, le très charismatique chanteur du groupe Deus, réalise un film choral où se croisent une série de personnages dans sa ville natale d’Anvers, et propose là encore une variation inattendue ; l’écart est incarné par un personnage mystérieux, omniprésent et imposant une empreinte musicale à la ville - ‘The Windman’ (Sam Louwyck). Apparaissant dès le générique
, il provoque, par le mouvement et la danse, un décalage subtil et inattendu dans une représentation réaliste d’un univers urbain. D’autres choisissent d’établir l’écart au travers de l’ensemble du film, comme le tandem Abel et Gordon, au travers de leur esthétique burlesque et colorée. Une séquence de Rumba (Dominique Abel, Fiona Gordon & B. Remy, 2008) frappe néanmoins plus particulièrement les esprits. A la suite d’un accident de voiture rocambolesque, l’un devient amnésique, et l’autre se retrouve paralysée, leur amour et leur partenariat dans la danse s’évanouissant dans cette nouvelle configuration. Dans un plan fixe, alors que les personnages se tournent le dos et ne savent plus comment communiquer, leurs ombres projetées sur le mur s’engagent dans une danse passionnée où leurs corps se mêlent et leur amour s’extériorise . Dans ces quelques exemples comme dans d’autres, l’idée d’écart soulève bien évidemment de multiples questions, essentielles dans l’élaboration du cinéma belge et de son visage complexe; celle des frontières et des territoires, de la communication (qui gère la transition entre réel et imaginaire) ou de l’identité. Marque d’une marginalité qui rend le cinéma belge unique, espérons que ces surgissements improbables d’écarts susciteront encore longtemps l’imagination des cinéastes. Car leur enjeu est clair : il s’agit d’y réinventer à chaque fois le cinéma.2 images | Diaporama |