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Peinture - Sculpture - Epoque contemporaine - Belgique - Histoire de l'art Lucien Midavaine henriette calais (1863-1951) Itinéraire d'une artiste indépendante
Amateur
Reporticle : 203 Version : 1 Rédaction : 10/03/2017 Publication : 20/04/2017

Introduction

Dans l’étude de la construction des carrières des artistes femmes à la fin du XIXe siècle, Henriette Calais est une personnalité singulièrement intéressante. Figure d’indépendance, elle mène, entre 1885 et 1920, une carrière accomplie et aborde des styles et des techniques alors particulièrement fermés aux femmes. Si l’accès des femmes au cursus artistique est toujours compromis, la fin du XIXe siècle voit émerger plusieurs changements notables, en témoigne l’ouverture des différentes académies de Belgique à la gent féminine. Au-delà de la formation, la possibilité de se créer une sociabilité importante reste la condition sine qua non à la réussite d’une carrière artistique. En l’occurrence, c’est à peu près ce qu’il nous reste de Henriette Calais : les bribes d’un réseau. Depuis Le Progrès jusqu’à la Libre Esthétique, en passant par le Cercle des Femmes-Peintres et les Salons d’Art Idéaliste, on doit lui reconnaître une présence importante sur la scène belge. À défaut de pouvoir appréhender complètement une carrière encore méconnue, il convient de mettre à jour l’itinéraire de cette créatrice « libre » (1).

Situation familiale et formation

Henriette Joséphine Calais naît le 15 février 1863 à Vilvorde. Elle est le troisième et dernier enfant de Philippe Théodore Calais (1821-?) et de Joséphine-Henriette Van Lauretten (1824-1866). Théodore Calais est originaire de Flandre. Son père fut marchand de parapluies et lui-même exerçait la profession de libraire. Il épouse Joséphine-Henriette Van Lauretten à Bruxelles en 1853. La famille maternelle est clairement issue de la bourgeoisie et possède une certaine fortune. Dans les documents relatifs au mariage, les divers membres de la famille Van Lauretten sont renseignés comme « négociants » ou comme « propriétaires » (2). Calais semble donc issue d’une famille qui ne compte pas d’artistes. L’on sait la situation précaire dans laquelle se trouvent les jeunes filles désireuses d’être artistes sans être issues d’une lignée d’artistes ou sans en épouser un (3). Il est possible que son oncle, Hippolyte Cellier, ait pu encourager la vocation artistique d’Henriette Calais, voire lui fournir une première formation. En effet, dans son testament olographe, elle indique posséder des œuvres de son « oncle Cellier » (4). Ce dernier est repris comme « négociant » dans l’acte de mariage du couple Calais, ce qui indiquerait qu’il eut une pratique artistique dilettante.

À partir de 1885 – bien que la famille Calais réside à Bruxelles –, elle vit à Namur où elle commence à être active. Elle expose d’abord au salon du cercle Le Progrès. Fondé en 1881, Le Progrès était un cercle artistique et philanthropique qui organisait régulièrement diverses activités comprenant excursions, soirées musicales, conférences ainsi qu’un salon annuel (5). Il a parfois été écrit que Calais fut étudiante à l’Académie de Namur. Cette information est à rejeter. L’Académie de Namur n’a ouvert ses portes aux femmes qu’en 1900 et ces dernières n’y sont véritablement intégrées que timidement. Dans les premières années, il est même interdit aux étudiants masculins de leur adresser la parole, de peur que cela puisse les détourner de leur cursus artistique (6). Toujours est-il que Calais a probablement suivi des cours privés dans l’atelier d’un artiste qui enseignait à l’Académie de Namur, ce qui expliquerait la confusion (7). L’hypothèse d’une formation dans un atelier d’artiste est corroborée par la nécessité, pour les jeunes filles, de suivre des enseignements privés pour avoir une formation complète, les cours dispensés aux femmes en académie étant souvent insuffisants (8).

Après cette formation à Namur, Henriette Calais entre à l’Académie de Bruxelles en 1889 – année de son ouverture aux femmes – alors qu’elle est âgée de 26 ans et expose déjà depuis plusieurs années. Elle y suit des cours de dessin et de peinture durant cinq ans (9). Par sa formation à l’Académie, elle fait partie de la première génération d’artistes femmes qui a eu accès à l’étude de modèles vivants et qui s’oriente plus volontiers vers la figuration humaine. Les femmes investissent des champs jusque-là interdits (10). Pendant cette période, elle continue d’exposer à Namur, notamment aux Expositions internationales et triennales des Beaux-Arts de Namur, version namuroise des Salons triennaux. Elle expose aussi régulièrement dans plusieurs autres grandes villes de Belgique et occasionnellement à l’étranger (11).

Henriette Calais symboliste

La situation délicate des femmes au sein du symbolisme a été brillamment mise en lumière par Charlotte Foucher-Zarmanian dans sa thèse de doctorat (12). Cet hermétisme du symbolisme à la gent féminine nous donne une idée des difficultés d’Henriette Calais à se faire accepter dans un courant qui dispense volontiers des idées misogynes. Les théories artistiques de la fin-de-siècle sont particulièrement clivantes ; si l’impressionnisme est un art du ressenti, le symbolisme est un art de l’intellect qui nécessite une totale compréhension du monde pour en donner une interprétation au spectateur. La femme – par son esprit simple – étant, au mieux, capable de reproduire ce qu’elle voit, doit se borner à un style impressionniste ou naturaliste dont le rejet est la base même du symbolisme. Dans le même ordre d’idées, le symbolisme rejette a priori des genres considérés comme plus adaptés aux femmes, tels que la nature-morte. Cette théorie répond aussi à des changements d’ordre pratique. Avec l’impressionnisme vient l’essor de la peinture en tube et du pleinairisme, qui facilitent et démocratisent fortement la pratique picturale. Il est donc beaucoup plus aisé pour les femmes de s’adonner à la peinture. Cette démocratisation est elle-même vue d’un mauvais œil par les tendances aristocratiques de certains cercles symbolistes. Cette situation a longtemps laissé penser que les femmes étaient simplement absentes du symbolisme, trop fermé pour qu’elles y participent. Les faits sont tout autres et les artistes femmes vont mettre en œuvre de multiples stratégies pour pouvoir exprimer leur créativité et légitimer leur œuvre, quitte à nier leur identité féminine (13).

Fig. 1 – Henriette Calais (1863-1951), Âmes solitaires, ca. 1895, aquarelle. Lieu inconnu.
Photo extraite du catalogue de l’Exposition internationale de Bruxelles de 1897.Fermer
Fig. 1 – Henriette Calais (1863-1951), Âmes solitaires, ca. 1895.

En ce qui concerne Henriette Calais, la tendance symboliste apparaît tôt dans son œuvre. Il faut ici se référer à l’iconographie des œuvres d’après leurs titres – souvent le seul témoignage restant de son travail. En 1892, au Cercle artistique et littéraire, elle expose une Sphinge et une œuvre intitulée de manière énigmatique Tourment. La même année, au Cercle des Femmes Peintres, elle expose à nouveau la Sphinge mais également Prière, en plus de deux portraits. En 1895, à l’Exposition internationale et triennale des Beaux-Arts de Namur, elle expose Elégie, mais aussi un dessin, Délivrance, une aquarelle intitulée Âmes Solitaires ((fig. 01), un pastel, Vision et également une aquarelle sur le thème mythologique des trois Moires. Ce bref aperçu incite déjà à constater l’appartenance de Calais à la mouvance symboliste.

En 1896, elle participe au premier Salon d’Art Idéaliste, organisé par Jean Delville (1867-1953). Ce dernier présente ses salons comme « analogues, si pas identiques, aux Salons de la Rose-Croix […] et au Mouvement Préraphaélite de Londres (14)  ». L’analogie est à nuancer puisque, contrairement à leurs homologues bruxellois, les Salons de la Rose-Croix étaient explicitement fermés aux femmes. Dans l’organe trimestriel de l’ordre, Joséphin Péladan écrivait : « Suivant la loi magique, aucune œuvre de femme ne sera jamais ni exposée ni exécutée par l’Ordre (15)  ». La réalité est bien différente puisqu’au cours de l’existence des salons rosicruciens, plusieurs femmes y ont exposé en utilisant un pseudonyme, le nom de leur mari ou sous leur seul nom de famille. C’est par exemple le cas de la Belge Hélène Cornette (1867-1957) qui expose sous le nom de « Cornette » au dernier salon rosicrucien, en 1897 (16).

Aux Salons d’Art Idéaliste, la situation est différente et c’est sous son vrai nom que Calais expose. Il en va de même pour Alice Eckermans (17) qui y expose une œuvre. Hélène De Rudder (1869-1962) participe au salon en même temps que son mari, Isidore De Rudder. Elle y expose cinq panneaux brodés. Henriette Calais semble s’y faire remarquer très positivement, du moins par la presse acquise à l’idéalisme. Dans la revue L’Art Idéaliste, que Delville fait paraître en parallèle à ses Salons, elle est évoquée immédiatement après lui :

« Les œuvres capitales étaient assurément celles de M. Jean Delville (Orphée – à Dodone – Parsifal) qui s’oriente de plus en plus vers le Beau, en affirmant un souci – rare et d’autant plus louable – de la forme et du style. […] C’est le même souci qui attire l’attention sur les Ames solitaires et sur la Fontaine d’amour de Mlle H. Calais, à laquelle nous signalerons quelques notes de couleur discordantes (18). »

Elle participe ensuite au deuxième Salon d’Art Idéaliste. Delville ayant obtenu le soutien d’Edmond Picard, ce salon est d’une ampleur bien supérieure au précédent et se déroule à la Maison d’Art. Cette fois, Louise Danse (1867-1948) y expose également. En 1899, Ray Nyst lui consacre un article élogieux dans la Revue Mauve (19). La même année, elle est invitée à exposer au Salon d'art religieux de Durendal, l’un des plus grands rassemblements d’artistes symbolistes organisé en Belgique (20). Calais semble donc très bien installée dans le mouvement idéaliste et avoir gagné la reconnaissance de ses pairs symbolistes. Néanmoins, au-delà même de la question sexiste – toujours bien présente – certaines critiques sont nettement plus négatives. Octave Maus écrit dans L’Art Moderne :

« Il y a de jolies pages, lumineuses et fines, dans l'envoi de Mlle Calais, qu'on souhaiterait voir s'affranchir du mystico-symbolisme dont les excentricités de la Rose-Croix ont propagé, il y a quelque quinze ans, les funestes doctrines. […] Combien la jeune artiste est plus intéressante et plus émouvante quand […] elle se borne à décrire, en des paysages exquis, les sensations que lui fait éprouver la nature (21)  ! »

Si l’on peut considérer que la critique est peut-être plus négative vis-à-vis du symbolisme lui-même que vis-à-vis d’Henriette Calais, on y perçoit malgré tout le poids d’un refus que les femmes fassent preuve d’une quelconque forme d’intellectualisme en souhaitant qu’elle se limite à « décrire ses sensations ».

Henriette Calais sur la scène belge : réseau et réception

Le réseau que se créée l’artiste au fur et à mesure de sa carrière est difficile à appréhender, faute de sources. Néanmoins, on devine une proximité avec certains artistes avec qui elle expose régulièrement. L’on peut déjà citer Delville. Celui-ci quitte l’Académie de Bruxelles avant que Calais n’y entre et ne devient professeur que plusieurs années après ‘Henriette Calais soit elle-même diplômée. C’est donc en dehors de l’Académie que la rencontre s’est faite. Jean-François Portaels (1818-1895) semble avoir été un modèle important pour Calais (22). Il était directeur de l’Académie durant ses études. On peut également citer le couple De Rudder avec qui elle expose à plusieurs reprises. En 1899, elle organise une exposition au Cercle Artistique en compagnie d’Alice Eckermans – qui exposera également au Salon de Durendal – et d’Edmond Van Hove. En 1903, elle participe à une seconde exposition de groupe au Cercle artistique et littéraire, cette fois en compagnie de Servais Detilleux et Franz Gailliard. Elle expose également aux expositions du Cercle des Femmes Peintres et sera proche de La Libre Esthétique dès les premières années du XXe siècle.

Si ces quelques jalons semblent indiquer une carrière fonctionnelle, Henriette Calais ne se verra pourtant pas épargnée par la critique dure réservée aux femmes. Par exemple, pour le dernier Salon d’Art Idéaliste, L’Art Moderne publie :

« Dans la moitié la plus récente, un triptyque de Mlle Calais, dont un volet, Vers la Lumière, avait été exposé précédemment à la Maison d'Art. La Fontaine d'amour et Ames solitaires répètent, sans y ajouter d'intérêt, la première page de la jeune artiste. Peinture de sentiment et d'inexpérience (23). »

Si L’Art Moderne est régulièrement peu tendre avec les artistes qui gravitent autour de Delville, la critique est ici adaptée à une artiste femme. Il s’agit de la renvoyer à sa condition supposée d’être de sentiments. En 1899, elle expose une série de panneaux décoratifs intitulée Les Heures à laquelle L’Art Moderne consacre, cette fois, un article aussi mystique qu’élogieux (24). Cette série semble faire partie des chefs-d’œuvre d’Henriette Calais. Elle est aujourd’hui considérée comme perdue mais l’inventaire des œuvres du testament de l’artiste indique que « le travail exécuté se trouve à Ansin (25) (France) chez M. Mestroit » (26).

Fig. 2 – Henriette Calais (1863-1951), maquette de La Fontaine d’Amour, 1912, plâtre. Lieu inconnu (détruit ?).
Photo extraite des archives personnelles d’Albert Guislain (1890-1969). Bruxelles, Archives générales du Royaume, I 296, n° 2640.Fermer
Fig. 2 – Henriette Calais (1863-1951), maquette de La Fontaine d’Amour, 1912.

A l’occasion de l’exposition des femmes peintres au Cercle artistique et littéraire en 1906, Sander Pierron signe un article très intéressant. Si Calais est avant tout peintre, elle pratique régulièrement la sculpture. Or, la sculpture est un art qu’on estime alors très peu adapté aux femmes (27). Rappelons par ailleurs qu’Henriette Calais n’a pas étudié la sculpture à l’Académie, uniquement le dessin et la peinture. À travers Pierron s’exprime tout le mépris pour la « pratique féminine » de la sculpture : la sculpture nécessite « avant tout de la fermeté et aussi de l'endurance. » et n’est « point fait pour les femmes » (28). Cela illustre aussi le cercle vicieux qui est mis en place autour de la sculpture. Cette discipline étant estimée inadaptée aux femmes, il leur est dès lors difficile d’obtenir une bonne formation. Cette absence de formation correcte se faisant parfois sentir dans la qualité des œuvres, elle est aussitôt brandie comme la preuve de l’incapacité des femmes à sculpter. Cependant, un rapide coup d’œil à la maquette de La Fontaine d’Amour d’Henriette Calais ((fig. 02) – seul témoignage connu de sa pratique sculpturale – nous montre que la sculptrice est loin d’une pratique de dilettante.

Fig. 3 – Henriette Calais (1863-1951), Alléluia, 1893, huile sur toile, 57x71 cm, signé en bas à gauche « H. Calais ».
Photo Collection Ville de Dinant.Fermer
Fig. 3 – Henriette Calais (1863-1951), Alléluia, 1893. Collection Ville de Dinant.

À partir de 1903, elle participe chaque année au vernissage de La Libre Esthétique, ce qui fait d’elle une figure non-négligeable de la vie artistique bruxelloise. Dans ces années-là, elle expose beaucoup : aux Salons triennaux, au Cercle artistique, à nouveau à Namur et à l’Exposition universelle de Saint-Louis, en 1904. Son tableau Midi est acquis par l’Etat (29). Sa toile Alléluia ((fig. 03) rejoindra plus tard les collections publiques belges. En 1912, elle expose, au Salon de Printemps, un groupe de sculptures intitulé La Fontaine d’Amour. Il semble que ce soit un travail comparable à celui de La Porte de l’Enfer d'Auguste Rodin. En effet, cette œuvre a occupé Henriette Calais pendant de longues années et elle en a plusieurs fois exposé des fragments. La chronologie des expositions est difficile puisqu’une autre œuvre de Calais – un triptyque peint décoratif – porte le même titre. Deux motifs de la sculpture ont certainement été présentés à l’Exposition universelle et internationale de Bruxelles en 1910. Le projet était initialement destiné au parc Josaphat, à Schaerbeek, où se trouve la source qui donne son titre à l’œuvre, mais il n’a pas abouti. L’œuvre reçoit d’excellentes critiques, notamment de L’Art Moderne (30) et même de la part de Pierron dans L’Indépendance Belge (31).

Dernières années et succession

Après la Première Guerre, la carrière d’Henriette Calais semble pratiquement à l’arrêt. Néanmoins, elle est nommée Chevalier de l’Ordre de Léopold en 1920 (32). En 1922, elle emménage rue Martin Lindekens, à Woluwe-Saint-Pierre, où elle restera jusqu’à sa mort. À partir de 1930, elle se fait inscrire dans l’annuaire des Beaux-Arts où sont recensées toutes les adresses des artistes de Belgique. Dans les dernières années de sa vie, elle propose, par l’intermédiaire de son avocat, un projet de sculpture, La Fontaine d’Amour, à la commune de Woluwe-Saint-Pierre. Celle-ci semble intéressée mais rien de concret n’en émerge (33). Elle décide alors d’inclure cette œuvre dans son testament en laissant de l’argent pour qu’elle soit fondue. Certaines sources émettent un doute sur la date de sa mort. Un bulletin communal de la Ville de Bruxelles confirme qu’il s’agit du 13 septembre 1951, alors qu’elle est âgée de 88 ans (34).

La succession d’Henriette Calais est particulièrement intéressante. Déjà abordée dans un mémoire partiellement consacré à l’artiste en 2006 (35), il convient de faire une brève mise à jour de la question. À sa mort, Calais lègue une grande partie de ses biens à la commune de Woluwe-Saint-Pierre. Elle fait elle-même l’inventaire des biens, en précisant : « Il m’est impossible de noter tout… on retrouvera encore bien des choses dans les coins » (36). Ceux-ci comprenaient notamment de nombreux tableaux, dessins, aquarelles, sculptures et photographies de ses œuvres ainsi que les meubles de son atelier, des gravures anciennes, dont une de Jacques Callot et une eau-forte de Gauguin. Le legs comprenait aussi des papiers personnels ainsi que son journal intime dont elle espère « qu’il intéressera peut-être quelqu’un un jour » (37). Elle souhaitait que ce legs puisse servir de base à la création d’un musée communal « en reconstituant un peu le milieu dans lequel j’ai vécu, travaillé et souffert » (38).

En 1958, la commune fait réaliser une expertise de l’ensemble des biens. Celle-ci conclut qu’il n’y a là « aucune pièce de qualité » (39). Le conseil communal du 11 janvier 1958 décide à l’unanimité de tout vendre. La vente est organisée via la galerie Nova. Le contenu précis de la vente pourrait être traçable via les documents de la galerie, qui a fait faillite en 1993. Cependant, il faut s’interroger sur ce qu’il est advenu des biens invendables : lettres, documents personnels et journal intime. Après des recherches approfondies, il apparaît que plus aucun document n’est en possession de la commune de Woluwe-Saint-Pierre. Néanmoins, le testament ayant été réalisé plusieurs années avant la mort d’Henriette Calais, il est possible que certains biens devant initialement faire partie de la succession ne soient jamais parvenus à la commune. Si ce n’est pas le cas, ces documents ont été soit déplacés sans qu’il y ait de trace écrite, soit simplement jetés.

Fig. 4 – Charles Verhasselt (1902-1993) d’après Henriette Calais (1963-1951), Les Fiançailles, 1962, pierre. Woluwe-Saint-Pierre, Rue du Général Longueville.
Photo Direction des Monuments et des Sites.Fermer
Fig. 4 – Charles Verhasselt (1902-1993) d’après Henriette Calais (1963-1951), Les Fiançailles, 1962.

La succession n’a cependant pas été complètement vaine. Comme Henriette Calais n’avait pu faire ériger La Fontaine d’Amour de son vivant, elle laisse de l’argent et souhaite via testament que l’œuvre soit fondue et placée quelque part à Woluwe-Saint-Pierre. La commune estime l’argent laissé insuffisant pour réaliser tout le groupe. Il est alors décidé de n’en réaliser qu’une partie mais de fondre la maquette en bronze. À nouveau, les fonds sont insuffisants (40). L’avocat propose alors de restaurer et de teinter la maquette couleur bronze afin qu’elle puisse être exposée, estimant que cela suffira à respecter les dernières volontés de Calais (41). L’idée ne se concrétisera pas. La maquette a donc été conservée par la commune au moins jusqu’en 1962, lorsque la succession fut bouclée, et probablement jetée par la suite. Finalement, seule une partie du groupe, Les Fiançailles, sera réalisée en pierre par le sculpteur Charles Verhasselt (1902-1993) en 1962 ((fig. 04) d’après le modèle grandeur d’exécution laissé par Calais. La sculpture se trouve encore aujourd’hui à l’intersection de l’avenue Général de Longueville et de l’avenue Jules César.

Par son testament, Henriette Calais souhaite également l’instauration de deux prix. Un prix « Anna-Théodore Calais » – du nom de sa sœur – pour les étudiantes du Cours supérieur de l’École de Musique. Le prix est remis pour la première fois en 1960 (42). Un second est destiné aux étudiantes de l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles.

Conclusion : le prix de l’indépendance ?

Le déroulement de sa succession, entre 1951 et 1962, est révélateur du peu d’intérêt qu’on accorde à Henriette Calais, même morte récemment. Plus généralement, il est étonnant qu’elle soit tombée dans un oubli si profond malgré une carrière accomplie et le fait qu’elle ait elle-même œuvré pour sa mémoire à travers son legs. Simple victime de la malchance ? Il est vrai que si un groupe sculpté de quatorze figures en bronze signé de son nom trônait dans le Parc Josaphat, l’intérêt pour l’artiste aurait été tout autre. Mais la situation de Calais dépasse ce constat. Il est clair que le statut de créatrice « libre » de Henriette Calais, son appartenance aux courants symbolistes et sa pratique de la sculpture ne l’ont pas empêchée de réaliser une carrière bien remplie – loin s’en faut. Si les critiques sont rudes, les artistes femmes mettent en place suffisamment de stratégies et de moyens alternatifs, pour se sociabiliser, pour exposer, pour être reconnues. À la vue de nos recherches, il semble que cette autonomie ait surtout posé problème à la mémoire de l’artiste. En poursuivant cette idée, on pourrait imputer son anonymat posthume à cette situation d’indépendance vis-à-vis d’une quelconque figure masculine. C’est ce que semble indiquer la comparaison avec des artistes similaires – de la même génération et évoluant dans des milieux communs. La notoriété relative d’Alix d’Anethan (1848-1921) serait moindre si la presse parisienne ne s’était pas prononcée sur sa contiguïté – aussi bien esthétique que personnelle – avec Puvis de Chavannes (43). De même, il est certain qu’Hélène De Rudder a mieux vaincu l’épreuve du temps grâce à son couple avec un autre artiste. Calais vient donc confirmer que les créatrices « libres » existent abondamment et qu’elles réussissent à être présentes sur toutes les scènes, même celles qui peuvent sembler impénétrables aux femmes, comme les Salons de la Rose-Croix. La figure d’Henriette Calais vient aussi ponctuer ce constat d’un triste rappel. Pour ces femmes indépendantes, la réussite est un travail acharné de tous les instants et leur reconnaissance en tant qu’artiste semble ne perdurer que le temps où elles peuvent la faire exister elles-mêmes.

Notes

NuméroNote
1Berger (Émilie), « Les créatrices “libres” : faire carrière sans père ni mari artiste », in Femmes artistes. Les peintresses en Belgique (1880-1914), Namur, Musée Félicien Rops, 22 octobre 2016 - 29 janvier 2017, p. 67‑81.