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Peinture - Epoque contemporaine - Belgique - Histoire de l'art Laura Neve René Magritte, Paul Delvaux et Jane Graverol sur les traces de Giorgio de Chirico
Amateur
Reporticle : 243 Version : 1 Rédaction : 17/04/2019 Publication : 15/05/2019

Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait de l'ouvrage Giorgio de Chirico, aux origines du surréalisme belge. Magritte, Delvaux, Graverol, Paris, Editions Mardaga, 2019.

Introduction

L’étrange sensation d’immobilisme, de silence et de temps d’arrêt qui émane de ces tableaux aux lumières spectrales devait subjuguer les protagonistes du Surréalisme qui, à leur tour, consultèrent les possibilités connues de la figuration des choses pour en dégager le message de l’insolite, du fantastique et du rêve.  (1)

Léon-Louis Sosset

Fig. 1 - Giorgio de Chirico, Portrait de Paul Guillaume, 1915, huile sur toile, 41 x 33 cm, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris
Photo Musée d’Art Moderne/Roger-Viollet - SABAM Belgium 2019Fermer
Fig. 1 - Giorgio de Chirico, Portrait de Paul Guillaume, 1915


La découverte de l’œuvre métaphysique de l’artiste italien Giorgio de Chirico par les avant-gardes est l’un des évènements marquants de l’histoire de l’art moderne. En 1910, son œuvre ne ressemble à aucune autre et révèle une approche picturale totalement nouvelle, qui bouleverse toute une génération d’artistes. Entre 1910 et 1918, de Chirico met en place un théâtre mental, un monde onirique, poétique, mystérieux et atemporel, en rupture avec le réel et sa logique. Ceci au profit d’une vision métaphysique questionnant le sens de l’existence (2). En 1911, il s’installe à Paris et rencontre, probablement en 1913, Guillaume Apollinaire, par l’intermédiaire duquel il fait la connaissance de celui qui fut son premier marchand et l’un des grands défenseurs de l’art moderne, Paul Guillaume, dont il peint le portrait en 1915 (fig. 01). De 1910 à 1915, naissent les principaux thèmes de l’œuvre de Chirico, qui reviennent tout au long de sa carrière, à l’instar de leitmotivs : les places d’Italie désertes et mystérieuses au temps suspendu où ne demeurent qu’architectures et statues antiques, les intérieurs métaphysiques peuplés d’objets sans rapport réciproque, les mannequins et automates, les thèmes mythologiques, … Sans le savoir, de Chirico pose alors les jalons de l’un des principaux courants du XXe siècle : le surréalisme. De Chirico est perçu par André Breton et ses condisciples comme le démiurge d’une « mythologie moderne », à qui ils ne pardonneront pas d’avoir, après une décennie, modifié la nature de son œuvre. L’influence de Chirico sur le surréalisme français, la relation d’amour-haine qui les lie et l’incompréhension dont elle est victime a longuement été débattue et ne fera pas l’objet de cet essai, pas plus que la réception à la fois controversée et sans limite de son travail à l’échelle de la scène artistique belge, où il expose à plusieurs reprises dès 1914 (3). Si ce sont ses premières œuvres qui furent à l’origine des révélations provoquées chez les trois figures majeures de la peinture surréaliste belge que sont René Magritte, Paul Delvaux et Jane Graverol, de Chirico demeurera pour eux un modèle inaltérable. À des époques néanmoins différentes, la découverte de son travail par ces trois artistes détermine l’évolution de leurs parcours vers le surréalisme, une histoire que nous tenterons de résumer. Si le choix s’est porté sur ces artistes pour constituer un dialogue avec l’œuvre de Chirico, c’est qu’ils s’inscrivent tous les trois, plus que tout autre ayant subi l’influence du peintre en Belgique, dans une filiation à la fois visuelle et thématique. Au départ de cette rencontre, chacun d’entre eux a développé une œuvre singulière, mais qui garde le souvenir de son père spirituel.

René Magritte ou le mystère de l’ordinaire

Fig. 2 - Giorgio de Chirico, Le chant d’amour, 1914, huile sur toile, 73 x 59 cm, Museum of Modern Art (MoMA), New York
Photo SABAM Belgium 2019Fermer
Fig. 2 - Giorgio de Chirico, Le chant d’amour, 1914

La date et les circonstances exactes de la découverte de l’œuvre de Chirico par Magritte restent une énigme irrésolue. C’est néanmoins probablement en 1924 que l’artiste rentre en contact avec une reproduction du Chant d’amour ((fig. 02), qu’il découvre en compagnie de Marcel Lecomte et/ou d’E.L.T. Mesens. « Lorsque j’ai vu pour la première fois la reproduction du tableau de Chirico Le Chant d’amour, ce fut un des moments les plus émouvants de ma vie : mes yeux ont vu la pensée pour la première fois » (4) raconte le peintre. Après s’être essayé à l’abstraction, au cubisme et au futurisme, Magritte découvre une peinture réellement à la hauteur de ses aspirations : « […] J’ai compris que j’avais enfin trouvé ce qu’il fallait peindre et je m’y suis tenu. Ma peinture n’a plus changé d’orientation…» (5) Sans chercher comme les cubistes et futuristes « une manière originale de peindre » (6), l’œuvre de Chirico obéissait à une approche du réel faisant fi de logique rationnelle. « Il est en effet le premier peintre qui ait pensé à faire parler la peinture d’autre chose que de peinture » (7) précise Magritte.

Fig. 3 - René Magritte, Le cinéma bleu, 1925, huile sur toile, 65 x 54 cm, Nahmad Collection
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Fig. 3 - René Magritte, Le cinéma bleu, 1925
Fig. 4 - René Magritte, La forêt, 1927, huile sur toile, 100 x 73 cm, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Liège / La Boverie, ©Ville de Liège
Photo Ville de Liège - Succession René Magritte – SABAM Belgium 2019Fermer
Fig. 4 - René Magritte, La forêt, 1927
Fig. 5 - René Magritte, Vous ne saurez jamais, 1925-1926, collage, aquarelle, fusain et crayon sur carton, 41 x 23,5 cm, Sammlung Moderne Kunst in der Pinakothek der Moderne, Munich
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Fig. 5 - René Magritte, Vous ne saurez jamais, 1925-1926

Magritte considère Le jockey perdu (1926) comme sa première toile reflétant considérablement cette nouvelle approche de la création. Cependant, la fin de l’année 1925 porte déjà les germes de cette influence bientôt capitale, ce dont témoigne notamment Le cinéma bleu ((fig. 03). De 1926 à 1928, l’incidence de Chirico sur le travail de Magritte est inestimable, et demeure fondamentale au moins jusqu’au début des années 1930. Celle-ci sera par la suite moins tangible, Magritte ayant entre-temps révélé toute son originalité et ayant développé, dès 1927, des réflexions sur le langage étrangères au travail de Chirico. Cependant, certaines caractéristiques majeures de sa peinture, empruntées à de Chirico entre 1925 et 1926, persistent tout au long de sa carrière, ainsi que certains thèmes. Cette profonde influence révèle de réelles affinités de pensées entre les deux peintres, et place Magritte comme l’un des principaux héritiers de Chirico (8). D’emblée, Magritte est marqué par le mystère et la poésie se dégageant des tableaux du maître Italien. « Il s’agit d’une nouvelle vision où le spectateur retrouve son isolement et entend le silence du monde » (9) ajoute-t-il. Suite à sa rencontre avec de Chirico, il se donne un objectif : produire « un effet poétique bouleversant » (10), qui puisse évoquer « le mystère du monde » (11). Magritte situe la poursuite de cet objectif précis entre 1925 et 1936 (12). De 1925 à 1930, cette recherche du mystère le conduit à l’élaboration d’un univers à l’ambiance inquiétante, à la frontière avec le macabre, à l’image de la toile La forêt ((fig. 04) Le souvenir du suicide de sa mère, survenu en 1912, le hantera par ailleurs tout au long de son existence, lui dictant de nombreux thèmes macabres. C’est également à cette époque qu’il peint des personnages sans visage dont les combinaisons sont directement inspirées du film de Louis Feuillade Fantômas, mais dont nul ne peut ignorer le rapprochement avec les mannequins et automates chers à de Chirico. Dans d’autres toiles, Magritte pousse plus loin encore la mutilation du corps humain. Cette vision du mannequin mi-homme, mi-statue, trouvée chez de Chirico, aura résonné dans l’imaginaire de Magritte à une époque où il peuplait ses affiches publicitaires, pour la maison de couture Norine, de mannequins de bois. De l’iconographie chiricienne découle ainsi les bilboquets, quilles et autres objets anthropomorphes, qui apparaissent dans l’œuvre de Magritte en 1926 et que le peintre conservera comme l’un de ses thèmes privilégiés ((fig. 05). Contrairement à de Chirico, le recours à ces thématiques témoigne néanmoins davantage de son intérêt pour le mystère que d’une vision déshumanisée de l’être humain à l’époque moderne. 

Fig. 6 - Giorgio de Chirico, Mobiliers dans la vallée, 1928, huile sur toile, 82 x 100 cm, Nahmad Collection
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Fig. 6 - Giorgio de Chirico, Mobiliers dans la vallée, 1928

La quête d’un mystère entre poésie, énigme et inquiétude guide les recherches de Magritte durant les premières années qui suivent sa découverte de Chirico et restent pour lui un élément fondamental de son univers pictural puisqu’il déclare en 1962 dans une lettre à Marcelle Lesceux : « La peinture peut être un divertissement plus ou moins passionnant. Mais si elle a une valeur plus grande, elle doit évoquer la seule valeur qui ne dépende pas d’une convention collective ou personnelle. Cette valeur unique appartient au mystère sans lequel le monde et la pensée n’existeraient pas. (Le mystère n’est pas à confondre avec une sorte de problème soluble ou insoluble, il n’est pas dans la nature du mystère d’être expliqué). Je conçois ma peinture comme étant la description de la pensée qui ne comprend exclusivement que des figures du monde visible, unies de telle sorte que le mystère est évoqué. » (13) De l’artiste italien, Magritte apprend aussi à outrepasser la logique cartésienne, tout en peignant des objets ordinaires par le biais du réalisme. De Chirico avait le premier fait l’expérience en peinture d’une notion déjà explorée en poésie par les poètes Lautréamont et Apollinaire qui se traduit par l’association fortuite d’objets familiers et/ou leur dépaysement hors de leur contexte initial, ceci procurant à la fois un choc poétique et une impression de malaise que Freud intitule « l’inquiétante étrangeté ». C’est précisément sur ce principe que repose le Chant d’amour, les intérieurs métaphysiques et la série des Mobiliers dans la vallée ((fig. 06) entamée par de Chirico dans les années 1920, procédé qui deviendra l’un des ingrédients fondamentaux de la peinture surréaliste et de celle de Magritte en particulier. Il s’agit pour lui d’un moyen « d’obliger les objets à devenir enfin sensationnels. » (14) C’est sous ce même postulat que Magritte se plaît, comme de Chirico, à jouer avec la confusion des espaces intérieurs (domestiques) et extérieurs (naturels). Dès les années 1930, le peintre s’attache également et plus particulièrement à créer un effet poétique à partir de l’affinité qu’il perçoit entre des objets en apparence étrangers.

Fig. 7 - René Magritte, Portrait de Georgette au bilboquet, 1926, huile et crayon sur toile, incisions, 55 x 45 cm, legs de Madame Georgette Magritte en 1987, Centre Pompidou, Paris, Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle
Photo Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Christian Bahier / Philippe Migeat - Succession René Magritte – SABAM Belgium 2019Fermer
Fig. 7 - René Magritte, Portrait de Georgette au bilboquet, 1926
Fig. 8 - Giorgio de Chirico, Mélancolie hermétique, 1919, huile sur toile, 62 x 49,5 cm, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris
Photo Musée d’Art Moderne/Roger-Viollet - SABAM Belgium 2019Fermer
Fig. 8 - Giorgio de Chirico, Mélancolie hermétique, 1919

Sans qu’il ne soit révélateur de l’inconscient ni ne réponde au principe d’automatisme psychique tel que compris et prôné par Breton, l’onirisme est bien présent dans la peinture de Chirico. Bien qu’ils soient le fruit de compositions totalement réfléchies, les intérieurs métaphysiques qui jalonnent sa carrière se présentent comme le réceptacle d’images apparues en rêve, soumises à des voisinages insolites. Têtes sculptées, outils de mesure et tableaux sont parmi les objets les plus fréquemment représentés par de Chirico. Le thème du tableau dans le tableau tel qu’abordé par celui-ci, une iconographie qui remonte par ailleurs au XVe siècle, inspire maintes fois Magritte à partir de 1925. Pour José Vovelle, il « représente pour Magritte le point de départ d’une de ses plus fécondes réflexions sur l’image, à travers notamment la série des Condition Humaine (et des tableaux apparentés) qui vont de 1931 aux dernières années. » (15) À travers son œuvre, Magritte développe alors une réflexion sur le caractère fictif de l’image, remettant en cause la perception du réel et l’objectivité du langage. En 1926, dans une œuvre telle que Portrait de Georgette au bilboquet ((fig. 07), Magritte pose, dans une combinaison étrange, un tableau représentant son épouse à côté d’un bilboquet – qui semble dans le même temps entrer dans l’espace même du tableau – devant un fond noir inidentifiable, bordé d’un rideau ne couvrant pourtant aucune fenêtre (16). L’ambiance sombre et étrange de cette toile rappelle les premiers intérieurs métaphysiques de Chirico, tel que Mélancolie hermétique ((fig. 08). Une œuvre comme La belle captive ((fig. 09), que Magritte réalise en 1965, témoigne de la persistance d’un thème en même temps qu’elle révèle une évolution significative de l’œuvre de l’artiste et de son émancipation vis-à-vis de la peinture de son maître. Magritte joue alors sans détour avec la représentation de l’image, ce que la toile de 1926 présageait. Dans La belle Captive, la boule posée sur le sol rappelle quant à elle la boule verte sur un plan incliné du Chant d’amour, qui apparaît chez Magritte en 1926 déjà, et qui lui inspire ensuite le motif récurrent du grelot. Le peintre belge ne s’en cache d’ailleurs pas dans les différentes versions de La Mémoire, qui constituent de véritables hommages à de Chirico.

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    Fig. 10 - Giorgio de Chirico, Les muses inquiétantes, 1918, huile sur toile, 97 x 66 cm, collection privée
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    Fig. 10 - Giorgio de Chirico, Les muses inquiétantes, 1918
    Fig. 11 - Giorgio de Chirico, L’incertitude du poète, 1913, huile sur toile, 106 x 94 cm, Tate : acheté avec l’aide du Fonds Art (Fonds Eugene Cremetti), du leg Carroll Donner, des Amis de la Tate Gallery et du public en 1985
    Photo Tate, London 2018 - SABAM Belgium 2019Fermer
    Fig. 11 - Giorgio de Chirico, L’incertitude du poète, 1913

    Dans sa peinture, les références directes au peintre sont multiples, à commencer par les œuvres qu’il intitule d’après celles de Chirico : Chant d’amour, Le duo, Les deux sœurs, … Dans cette dernière, les deux têtes sculptées évoquent les mannequins de Chirico dont l’une, qui a les yeux clos, fait référence au Cerveau de l’enfant, une toile également peinte par de Chirico. Cette image de la statue aux yeux fermés réapparaît l’année suivante dans l’œuvre de Magritte Il ne parle pas. Outre ceux déjà évoqués, nombreux sont les motifs que le peintre semble emprunter à de Chirico. Le gant du Chant d’amour revient notamment à plusieurs reprises, de même que le plancher incliné à la perspective accélérée trouvé dans Les muses inquiétantes (fig. 10), les tours, les cheminées ou encore les deux petits personnages discutant au fond de certaines toiles... L’œuvre Quand l’heure sonnera présente quant à elle un buste antique décapité dont la ressemblance est criante avec celui figurant dans L’incertitude du poète (fig. 11). En effet, le thème des têtes de marbre et statues en plâtre prend très certainement également racine chez de Chirico. Dans La durée poignardée, le clin d’œil à de Chirico est établi avec humour, lorsque l’artiste déplace l’horloge et le train apparaissant dans La conquête du philosophe d’une ville vers un intérieur domestique. Outre les motifs iconographiques, Magritte hérite de Chirico d’une nouvelle conception de la peinture qui ne le quittera plus. Son approche de l’espace et l’utilisation qu’il fait de la perspective sera également à jamais modifiée par la rencontre avec l’artiste italien, qui lui transmet son goût pour la mise en scène, qu’il saura néanmoins réinventer. La découverte de Chirico lui révèle avant tout la primauté de l’idée sur celle de l’image ; sa peinture acquiert dès lors une fonction cognitive. À l’inverse de Delvaux et Graverol, Magritte partage avec de Chirico un intérêt marqué pour la philosophie moderne, de Nietzsche notamment, ce qui participe à la portée significativement métaphysique de son œuvre, qui questionne les vérités établies.

    Fig. 12 - René Magritte, Le psychologue, 1948, crayon, aquarelle et gouache or sur papier, 40 x 32,8 cm, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles
    Photo Succession René Magritte – SABAM Belgium 2019Fermer
    Fig. 12 - René Magritte, Le psychologue, 1948

    En 1943, Magritte entame sa « période Renoir », ou ce qu’il appelle « le surréalisme en plein soleil », au cours de laquelle il se fait le porte-parole d’un surréalisme qu’il veut l’expression du plaisir dans un pays en guerre. À cette époque, sa palette est proche de celle de Renoir – bien que l’utilisation des couleurs soit totalement arbitraire – et sa technique rejoint celle des impressionnistes. Dans cet exercice, Magritte fait également référence à d’autres peintres du passé, notamment Ingres et Rubens. Selon l’artiste, si la manière est différente, il s’emploie toujours à évoquer le mystère existentiel, mais sous le signe de l’optimisme. En complète contradiction avec le programme de Breton, la nouvelle voie empruntée par Magritte fait l’objet de critiques acerbes de la part du clan surréaliste. Cette évolution est comparée à celle de Chirico qui, en 1919, prône le retour à la tradition et une peinture qui rend hommage aux grands maîtres. La comparaison est facile pour Paul-Gustave Van Hecke : « […] Magritte, entêté, buté, accroché à ses erreurs (et horreurs!) actuelles, tiendra à exposer […] ses œuvres récentes. Hélas, de plus en plus, son cas ressemble à celui de Chirico et sa suite de chevaux et gladiateurs quoique ces derniers Magritte soient encore bien plus mauvais. […] Quel drame, nom de Dieu! » (17) La fidélité de Magritte envers de Chirico, qui a depuis longtemps été banni des cercles surréalistes, est prétexte supplémentaire à une querelle avec Breton, qui dans une lettre de 1946 le menace ni plus ni moins : « […] je vous ferai souvenir de ce qu’il est advenu de Chirico, à partir de l’instant où pour des raisons après tout peut-être aussi valables que les vôtres, il est sorti délibérément de son époque nocturne – ou onirique, comme vous voudrez. C’est assez plaisant : ne se flattait-il pas, lui d’avoir dérobé le secret de Raphaël dont il copiait les fonds à Vierge que veux-tu. Un jour, il a cru sortir à l’air libre. Enfin, on respirait. Et je te campe deux chevaux piaffant d’aise. […] Je vous le dis sans crainte, à vous qui avez su tant de fois “trouver du nouveau” et le rendre sensible. » (18) Accusation à laquelle Magritte, malgré tout peu content de subir un sort similaire, répond : « En comparant ceci aux intentions de Chirico, il y a ressemblance où Chirico voulait sortir d’une époque révolue, il y a totale différence là où Chirico faisait appel aux joies délaissées de la peinture italienne, revenant à l’école au lieu de faire l’école buissonnière. » (19) À cette querelle sans fin avec Breton, succède la « période vache », qui constitue pour sa part une véritable provocation de Magritte à l’égard du surréalisme parisien bien-pensant. En 1948, comme une réponse aux accusations dont il est victime, Magritte peint Le psychologue (fig. 12), qui semble faire directement référence aux gladiateurs tant décriés de Chirico. Même après la réconciliation avec Breton, ne reniant jamais son maître à penser, le 31 décembre 1952 Magritte écrit à de Chirico (20), qui lui répond après avoir vu l’exposition du peintre à la Galleria dell’Obelisco à Rome : « Cher Monsieur et Collègue, / Excusez-moi si je réponds avec tant de retard à votre aimable lettre du 31 décembre dernier. J’ai été voir votre intéressante exposition et je vous en félicite. Vos tableaux contiennent beaucoup d’esprit et ne sont pas désagréables à regarder comme le sont beaucoup de peintures de ce genre qu’on appelle surréaliste. Monsieur Del Corso m’a dit que prochainement vous viendrez à Rome. J’espère, en cette occasion, de vous connaître personnellement. / Avec mes meilleures salutations, / Votre Giorgio de Chirico. » (21) Une rencontre malheureusement manquée avec celui qui, seul avec Max Ernst, bénéficiait d’une telle admiration de la part de Magritte : « Il n’y a que deux peintres que j’estime : Chirico et Max Ernst ! » (22)

    L’immuable réalité poétique de Paul Delvaux

    Fig. 13 - Giorgio de Chirico, La mélancolie d’une belle journée, 1913, huile sur toile, 69,5 x 86,5 cm, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles © SABAM Belgium 2019
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    Fig. 13 - Giorgio de Chirico, La mélancolie d’une belle journée, 1913
    Fig. 14 - Paul Delvaux, Palais en ruines, 1935, huile sur toile, 70 x 90 cm, collection privée en dépôt au Musée d’Ixelles, Bruxelles
    Photo Foundation Paul Delvaux, Sint-Idesbald - SABAM Belgium 2019Fermer
    Fig. 14 - Paul Delvaux, Palais en ruines, 1935

    Si Paul Delvaux est pour la première fois en contact avec l’œuvre de Chirico en 1926 ou 1927 à l’occasion d’une exposition à Paris, ce n’est qu’en 1934, lorsqu’il visite l’exposition surréaliste Minotaure au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, qu’il prend réellement conscience de son importance, soit dix ans plus tard que Magritte. Jusque-là sous l’influence de l’expressionnisme flamand, Delvaux tombe alors en admiration devant tout un pan de l’art moderne, qu’il ne connaît pratiquement pas. Parmi les œuvres de Dali, Ernst, Magritte, Miró, Tanguy, Man Ray…, ce sont celles de Chirico qui provoquent chez lui un choc sans précédent : « J’ai été influencé par tous ces peintres que j’admirais beaucoup, mais ils ne me satisfaisaient pas complètement. Il y avait autre chose que je voulais trouver ; je ne savais pas encore exactement ce que cela pouvait être. C’est alors que j’ai découvert Giorgio De Chirico qui, lui, tout à coup, m’a mis sur ma voie. » (23) « J’ai découvert […], grâce à lui, que la peinture n’était pas uniquement de la peinture. C’est aussi de la poésie » (24) précise-t-il. À cette exposition, huit œuvres de Chirico sont exposées : Le cerveau de l’enfant, Le départ du poète, Le duo, Intérieur métaphysique, La surprise, La promenade du philosophe, Le salut de l’ami lointain et Melanconia. L’année suivante, Mélancolie d’une belle journée (fig. 13) figurait à L’exposition surréaliste présentée dans la salle d’exposition de La Louvière, une œuvre qui laissa un souvenir particulièrement marquant à Delvaux, aujourd’hui conservée aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Dans les semaines qui suivent cette découverte, Delvaux peint une dizaine d’aquarelles où il pose les bases d’un univers personnel. En 1935, il signe sa première toile d’inspiration surréaliste : Palais en ruines (fig. 14), caractérisée par l’ambiance désertique, silencieuse et hors du temps chère à de Chirico. L’architecture et la statuaire classique qui prendront dès lors une importance capitale dans l’œuvre de Delvaux rappellent également de Chirico, ainsi que les ombres portées que dessinent les sculptures sur le sol des places d’Italie. À l’instar de Magritte, ce qui touche le plus Delvaux, c’est la poésie et le mystère qu’il perçoit dans l’œuvre du maître, et particulièrement dans la série des places d’Italie. « Ce […] qui m’a marqué, déclare Delvaux, c’est essentiellement le mystère des rues désertes, les ombres, le soleil, ce chaud soleil d’Italie qui baigne les rues au couchant et la statue représentant une femme couchée, immobile, toute seule, au milieu de la place. Les ombres qui s’allongent sur le sol. Il y a là une poésie du silence extraordinaire. Il n’y a personne, les objets parlent, ils sont là. »  (25)

    En 1935, Delvaux s’approprie ainsi ce climat poétique et mystérieux des places d’Italie, mais aussi la juxtaposition d’objets sans lien réciproque et leur dépaysement observés dans les intérieurs métaphysiques : « […] je me suis rendu compte que la composition d’un sujet devient plus intense, si je la transpose avec des éléments hétérogènes. Je me suis donc inspiré de cette atmosphère peinte par De Chirico ; il employait des couleurs chaudes, moi, j’ai fait la même chose avec du gris… Je suis un homme du Nord ! » (26) Delvaux compose dès lors l’iconographie de son univers pictural avec ce qui l’intrigue ou le passionne depuis l’enfance : la femme, le train, le squelette, l’Antiquité, Jules Verne… Sous l’impulsion de Chirico, il transgresse la logique rationnelle pour faire place à l’insolite et mélange des objets, des personnages et des éléments de décors appartenant à des réalités et des époques différentes. Modernité et classicisme ne font plus qu’un dans la peinture des deux artistes. Dans le sillage de Chirico, les paysages aux larges perspectives qui apparaissent sous les pinceaux de Delvaux se figent, atteignent une réalité atemporelle dictée par la mise en scène. Au même titre que les mannequins de Chirico à mi-chemin entre l’homme et l’objet ou que ses personnages et archéologues sans visage dont les corps s’entremêlent aux ruines antiques, les femmes peintes par Delvaux ressemblent à des sculptures de marbre se confondant avec l’architecture. Si dans les toiles de l’artiste, les femmes et leur nudité, pour qui Delvaux éprouve une véritable fascination, sont au cœur de l’attention, elles souffrent également d’une incommunicabilité et d’une infinie solitude. Les femmes aux visages identiques et aux expressions impassibles qui occupent les toiles de l’artiste belge n’ont, pas plus que les mannequins, droit à la parole : elles sont les actrices muettes d’un théâtre onirique, suspendu, immuable…

    Fig. 15 - Paul Delvaux, L’escalier, 1946, huile sur panneau, 122 x 152,5 cm, Musée des Beaux-Arts, Gand
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    Fig. 15 - Paul Delvaux, L’escalier, 1946

    Au-delà d’une vision poétique de la peinture, Delvaux partage avec de Chirico un intérêt pour l’univers fantastique de Jules Verne, pour le monde ferroviaire, ainsi que pour la mythologie et l’Antiquité. Leur affection pour ces sujets témoigne également de leur rapport singulier au temps. Le souvenir de son père ingénieur des chemins de fer marque de Chirico, dont un train à la présence incongrue occupe fréquemment le fond de ses places d’Italie. Pour Delvaux, le train qu’il prenait enfant prend la forme d’une obsession, au même titre que l’Antiquité gréco-romaine (27). La période antique et ses mythes font pour les deux artistes l’objet d’une passion sans borne entretenue depuis l’enfance, qui sous-tend l’entièreté de leurs œuvres. Les lectures que Delvaux fait de l’Iliade et l’Odyssée nourrissent à jamais son imaginaire, envahi par le souvenir de batailles antiques et d’épisodes mythologiques. Les voyages que l’artiste effectue en 1938 et 1939 en Italie et en 1956 en Grèce viennent ensuite préciser les décors architecturaux qui occupent ses toiles depuis le milieu des années 1930. Les arcades, arcs de triomphe, palais Renaissance, ruines et statues antiques rappellent les décors de Chirico, dominés par un même climat de désolation et de mélancolie, à la fois poétique et désincarné ; une combinaison dont est notamment issue L’escalier (fig. 15). Pour les deux artistes, le mythe, qu’ils réinterprètent, constitue une alternative à la réalité quotidienne, en même temps qu’il leur offre un répertoire symbolique leur permettant de poser des questions fondamentales. « L’esprit de De Chirico était si imprégné de mythes grecs que le réel et l’irréel n’avaient pas pour lui de limites précises. » (28) explique l’épouse de Chirico. Delvaux et son maître partagent une nostalgie du passé, qui chez Delvaux correspond davantage à une échappatoire à la réalité visible, tandis que chez de Chirico il s’agit d’un réel rejet de son époque. Dans le Chant d’amour comme dans L’incertitude du poète, ce dernier associe certes des éléments hybrides, mais confronte aussi deux réalités antagonistes : le monde (de l’art) antique au monde moderne (marqué par la science et l’importation de l’exotisme…).

    Fig. 16 - Paul Delvaux, Nocturnes, 1939, huile sur bois, 94 x 123 cm, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles
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    Fig. 16 - Paul Delvaux, Nocturnes, 1939
    Fig. 17 - Anonyme français, École de Fontainebleau, Gabrielle d’Estrées et une de ses soeurs, ca 1594, huile sur panneau, Musée du Louvre, Paris
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    Fig. 17 - Anonyme français, École de Fontainebleau, Gabrielle d’Estrées et une de ses soeurs, ca 1594, huile sur panneau, Musée du Louvre, Paris

    Le respect que les deux artistes éprouvent à l’égard de la culture classique va de pair avec l’admiration qu’ils portent aux peintres anciens, de Titien à Rubens, en passant par Ingres et Poussin. Au contraire de la majorité des surréalistes, Delvaux et de Chirico accordent beaucoup d’importance au savoir-faire de l’artiste, au rendu fidèle des matières et à l’harmonie formelle. Dès 1919, face à la « décadence » de l’art moderne, de Chirico invoque la volonté de retrouver une peinture à la hauteur de l’art classique. Delvaux fait lui aussi régulièrement référence à la tradition picturale dans ses œuvres. Nocturnes (fig. 16) est l’un des exemples les plus frappants, tant il rappelle le tableau maniériste de l’École de Fontainebleau Gabrielle d’Estrées et une de ses sœurs (fig. 17). Nombreuses sont d’ailleurs les œuvres où les gestes précieux et les tenues apprêtées des modèles féminins évoquent l’attitude maniériste. Au-delà de l’aspect visuel, le maniérisme rejoint la préoccupation des artistes d’atteindre une réalité supérieure détachée des contingences de la vie matérielle moderne. Delvaux revisite également le thème maintes fois exploité par le passé de la Vénus endormie. Si dans L’Âge de fer (fig. 18), la pose couchée de la femme nue rappelle autant Titien et Giorgione que sa coiffe, les œuvres de Lucas Cranach, le caractère absurde du décor dans lequel elle se trouve campée inscrit instantanément le tableau dans le champ du surréalisme. Le thème de la Vénus endormie rappelle d’ailleurs celui d’Ariane, l’une des figures mythologiques de prédilection de l’artiste italien. De toute évidence, les œuvres que de Chirico réalise au cours de sa période classique sont également dotées de qualités étranges. Sont particulièrement extravagants les autoportraits pompeux des années 1940, mais aussi les natures mortes aux proportions totalement bousculées ainsi que les gladiateurs aux visages monstrueux.

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      Fig. 19 - Paul Delvaux, lettre de Paul Delvaux à Giorgio de Chirico, 4 juin 1975, encre sur papier, 27,5 x 21,3 cm, Fondazione Giorgio e Isa de Chirico, Rome
      Photo Foundation Paul Delvaux, Sint-Idesbald - SABAM Belgium 2019Fermer
      Fig. 19 - Paul Delvaux, lettre de Paul Delvaux à Giorgio de Chirico, 4 juin 1975

      L’art de Delvaux se situe comme celui de Chirico entre classicisme et modernisme. Bien que Delvaux partage avec le surréalisme hérité de Chirico une série de caractéristiques au cœur de son vocabulaire pictural et qu’il expose parfois sous l’étiquette surréaliste, il ne fut pas, au même titre que Magritte, un surréaliste convaincu. Il se tient à l’écart des cercles surréalistes et ne se reconnaît pas dans les revendications théoriques et politiques du mouvement. Delvaux n’est pas l’intellectuel qu’est Magritte, qui attribue une valeur subversive à son travail destiné à questionner les conventions et les habitudes mentales. Bien plus que le caractère métaphysique de l’œuvre de Chirico, c’est la dimension poétique de sa peinture qui intéresse Delvaux. En 1975, ce dernier eut la chance que Magritte n’eut pas de faire la connaissance de Chirico à l’occasion d’une exposition du peintre italien à la galerie Petit à Paris. Suite à cette rencontre, l’artiste belge lui écrit une lettre personnelle, où il exprime sa reconnaissance envers celui qui a eu sur lui une influence « si décisive » (fig. 19). Onze ans plus tard, Delvaux se rend au vernissage de l’exposition de Chirico à la galerie Isy Brachot à Bruxelles (29), espérant bien voir cette chance renouvelée. Magritte était entre-temps décédé. Malade, de Chirico ne se déplacera malheureusement pas pour l’évènement. Convié à nouveau par Isy Brachot, il se rendra bien à Bruxelles cette année-là, mais à l’occasion d’une sorte de finissage organisé en petit comité. Il semblerait que ses dernières visites à Bruxelles remontaient à 1928 et 1931, à l’occasion de deux expositions personnelles simultanées aux galeries Le Centaure et L’Époque organisées par Mesens et Van Hecke, et ensuite pour répondre à une invitation du célèbre collectionneur René Gaffé. L’exposition de 1976 à la galerie Brachot est la dernière exposition personnelle du peintre avant son décès, survenu deux ans plus tard.

      Jane Graverol à la recherche d’un passé indéfinissable

      Giorgio de Chirico n’eut pas la même importance pour Jane Graverol que pour Magritte et Delvaux. Néanmoins, nombreuses sont les œuvres de l’artiste qui évoquent de Chirico, lui qui fit figure de modèle pour plusieurs générations d’artistes surréalistes. Née une décennie après Delvaux et Magritte, Graverol ne fait son entrée dans le groupe surréaliste qu’à la fin des années 1940, bien que son travail témoigne dès la fin des années 1930 de ses affinités avec le courant. L’un de ses premiers contacts avec le mouvement remonte à 1936, lorsqu’elle rencontre E.L.T. Mesens à Paris. En 1949, Graverol fait la connaissance de Louis Scutenaire, Camille Goemans, Marcel Lecomte et René Magritte et en 1953, elle rencontre Marcel Mariën, avec qui elle entretiendra une liaison amoureuse d’une dizaine d’années. Si elle ne se lie avec les surréalistes que vingt-cinq ans après l’émergence du mouvement, elle sera rapidement impliquée dans les activités du groupe belge. En 1952, elle fonde avec André Blavier la revue Temps mêlés à Verviers et avec Mariën et Paul Nougé, elle anime dès 1954 Les Lèvres nues, autre revue défendant avec ardeur les engagements révolutionnaires du surréalisme. Sa rencontre sans doute assez tardive avec le travail de Chirico ne semble pas avoir eu la même valeur de révélation que pour Magritte et Delvaux. Si elle se réfère moins à la peinture de Chirico, c’est aussi qu’elle écrit beaucoup moins sur son propre travail. Le détail de cette influence fut en outre peu étudiée par les historiens, simplement parce que la littérature sur l’œuvre de Graverol est de loin insuffisante. De Magritte, elle subira une influence fréquemment soulignée par la critique, mais selon ses propos, la rencontre avec de Chirico, dont Magritte est l’héritier, fut plus déterminante encore puisque lorsque José Vovelle l’interroge sur ses influences, elle répond : « Pour Magritte, je dois être sincère et avouer que la première exposition que je vis de lui se situait dans une petite salle du Palais des Beaux-Arts. Je ne fus frappée que par des lions qui me hérissaient, parce qu’ils étaient l’exacte représentation du Lion belge, mascotte des militaires et des épiciers, emblème parfaitement ridicule du pays ; en ce temps-là je n’ai pu faire la démarcation nécessaire et l’"influence" fut nulle. Toute mon admiration pour Magritte naquit seulement par la suite. Pour Chirico, la compréhension fut directe. » (30) Dès les années 1950, la presse qui commente ses expositions la compare à Magritte, mais aussi à de Chirico, que l’on mentionne comme son peintre préféré (31), ou comme un artiste pour qui elle aurait eu « le coup de foudre » (32). Il a, dit-on, « planté ce décor aux colonnes austères » (33) désormais associé à la jeune artiste belge. Le travail de Graverol n’a pas la dimension conceptuelle et philosophique du travail de Chirico dont hérita Magritte. Plus résolument poétique, davantage ancré dans un univers onirique et surnaturel, il est également empreint d’un climat symboliste dans lequel baigne l’enfance de l’artiste au contact de la peinture de son père. Toutefois, son œuvre partage avec celle de Magritte et de Delvaux une série de caractéristiques issues de l’univers chiricien, du moins au cours des premières années de sa carrière.

      Fig. 20 - Jane Graverol, Le cortège d’Orphée, 1948, huile sur toile,70 x 50 cm, Inv. 16.629, collection de la Fédération Wallonie- Bruxelles
      Photo Luc Schrobiltgen - SABAM Belgium 2019Fermer
      Fig. 20 - Jane Graverol, Le cortège d’Orphée, 1948

      L’élévation d’objets ordinaires vers une réalité poétique et extraordinaire est l’un des premiers points de comparaison. Par le biais d’une technique aussi lisse et réaliste que celle de Chirico, Graverol bouleverse les perceptions du réel, initiant des sentiments répondant tant au domaine de l’étrange qu’à celui de la poésie. Elle associe également ces objets quotidiens à des éléments fantasmagoriques, ou enfin les extrait de leur contexte habituel pour leur attribuer une nouvelle fonction, tel que dans Le cortège d’Orphée (fig. 20). Si le caractère surnaturel de cette toile est plus marqué que celui émanant de la série des Mobiliers dans la vallée de Chirico, l’analogie visuelle entre les œuvres est aussi forte que le sentiment d’étrangeté leur est commun. Deuxièmes métaphores (fig. 21) s’inscrit dans un registre similaire. Outre le recours aux associations incongrues, à l’instar de Chirico, l’artiste joue sur la rencontre de deux espaces contraires, l’intérieur et l’extérieur (fig. 22). Cette même idée prévaut dans La nouvelle mélancolie (fig. 23) – la toile enferme contre nature un oiseau à la taille disproportionnée observant son pendant dans une cage – qui fait écho au tableau de Chirico intitulé Le retour d’Ulysse (fig. 24), où la chambre d’un homme contient à elle seule toute l’étendue d’une épopée maritime.

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        La poésie, qui a tant marqué les amoureux de Chirico, est indéniablement le maître mot de l’œuvre de Graverol. Toutefois, l’énigmatique, le mystère et l’étrangeté caractérisent également son travail, du moins jusque dans les années 1960. Celui-ci partage en outre avec la peinture de Chirico un caractère théâtral assumé, ainsi qu’une dimension atemporelle. Il est chargé en symboliques, comme l’est celui de Chirico. La mythologie constitue à cet égard pour les deux artistes une imagerie d’une infinie richesse, autrement dit il est l’un des moyens leur permettant d’appréhender la réalité à travers l’allégorie. De la même façon que dans l’œuvre de Chirico le passé antique prend le pas sur le monde moderne, rêves et réalité se confondent dans l’imaginaire de Graverol : « […] j’ai toujours vécu une double existence, le rêve profondément mêlé à ce qu’on appelle la réalité quotidienne. » (34) Dans sa peinture, le mythe est intrinsèquement lié à cette réalité rêvée qui submerge son imaginaire : « […] au début de mes études de dessin je passais tout mon temps de liberté au ”Musée des Plâtres” de Bruxelles ; je vivais parmi les œuvres de Kalamis, Myron, le ”divin” Phidias, Praxitèle et d’autres ; ce monde de statues était mon univers d’alors : c’était les hommes et les femmes que j’aimais et leur mythologie m’était familière. » (35)

        De même que pour de Chirico, le mythe est pour Graverol prétexte à l’exploration des relations humaines et leurs contradictions, qu’incarnent dans ses peintures les figures de Circé, Lorelei ou encore Sappho, devenant le support de réflexions morales et existentielles. Ces dernières sont également marquées par des angoisses et souvenirs d’enfance, dont les réminiscences sont tout aussi présentes dans l’œuvre de Chirico. Comme chez celui-ci, les personnages féminins de la peinture de Graverol sont placés sous le signe de la dualité : la clarté et les ténèbres, la douceur et la sévérité, l’érotisme et la monstruosité de créatures sans visage... La fascination de Graverol pour l’Antiquité et ses mythes, qu’elle nourrit de ses lectures des Métamorphoses d’Ovide, la conduira sur les ruines antiques, suite à l’obtention d’une bourse de voyage pour la Grèce que lui octroie le Ministère de l’Éducation nationale et de la Culture en 1961: « […] Arrivé [sic] le quatrième jour au Pirée après avoir passé dans la nuit le canal de Corinthe que je vis à mon retour, je fis une première escale d’une demi- journée, assez pour avoir la grande émotion de mon voyage. Je montais immédiatement à Athènes et d’une colline voisine face à l’Acropole je découvris l’ensemble. Je pus faire le vide, m’isoler malgré les visiteurs m’entourant, tous les mots que je pourrais écrire ne seraient que vaine littérature, cette sensation de la survie d’une pensée, d’un équilibre de l’esprit, de la souveraineté qui se dégage des proportions de ces marbres et de ces pierres, m’émurent au point que les larmes coulèrent de mon visage. » (36) Et Graverol de déclarer : « Pour moi le surreal[isme] est mon évasion du monde – c’est la recherche d’un passé indéfinissable vers l’inf[ini] que nous cherchons follement sans l’atteindre – et la vision des choses établies et qui pourraient ne pas être – qui pourrait être autre et que le commun des mortels ne peut imaginer. » (37) Cette déclaration n’est pas sans rappeler les théories de Chirico, qui pense avoir eu, dans le sillage de Nietzsche, l’intuition d’une vision affranchie de la réalité tangible, dont il peut désormais évoquer la part de mystère et d’inattendu.

        Magritte, Delvaux et Graverol perçoivent dans l’œuvre visionnaire de Chirico une approche libérée vis-à-vis de la représentation du réel, capable de créer une poésie visuelle et de susciter des émotions au-delà de l’apparence des choses. Loin d’être son imitation, les œuvres des trois artistes belges s’inscrivent néanmoins dans sa filiation picturale. Ces « rêves éveillés » et images dépassant les carcans du réel sont peints avec une technique réaliste – ce qui participe au sentiment de malaise et d’étrangeté qu’elles peuvent procurer – et ne font pas de place au hasard, à l’inverse du principe de libération du contrôle de la raison défendu par Breton. Que ces œuvres aient chacune leurs spécificités et leurs propres contextes d’apparition témoigne plus particulièrement encore de l’impact considérable, sur le plan international, de l’œuvre métaphysique de Chirico, qui se mesure jusque sur la création contemporaine. Sa plus profonde originalité est d’avoir appréhendé le monde, selon les mots de Paolo Baldacci, « non pas en tant qu’objet à reproduire, mais en tant que sens à interpréter. » (38)