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Art en général - Epoque contemporaine - Belgique - Histoire de l'art Joanna De Vos Jan Fabre. Facing Time. Time and face A mutual and multiple portrait
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Reporticle : 136 Version : 1 Rédaction : 14/03/2015 Publication : 17/06/2015

Face and time. Time and face. A mutual and multiple portrait

Les gens veulent immortaliser les temps forts de leur vie en faisant des portraits. Pour fixer le temps et le laisser en héritage, mais aussi pour se situer et se manifester. Les images d’une naissance, d’un anniversaire, d’une remise de diplôme, d’un mariage, d’un voyage inoubliable, les visages d’êtres chers en vie ou disparus reçoivent une place d’honneur. Elles sont autant de témoignages d’une existence, un legs du temps. L’homme aspire à donner un visage au temps, se former une image du temps ou le représenter afin de se rapporter à lui. Pour maîtriser le passé et l’avenir. Mais sans doute s’agit-il là d’une quête aussi vaine qu’utopique. Le visage s’imprime dans le temps comme sur une toile, ou alors est-ce le temps qui dessine le visage ? Facing time. Félicien Rops et Jan Fabre laissent la question ouverte. Les deux artistes belges se livrent au temps. Dans leurs oeuvres, mais aussi très explicitement dans leur double portrait qui annonce l’exposition de grande envergure à Namur (1). Pendant quelques mois, la ville accueille en effet deux hôtes appartenant à une tout autre époque. Deux artistes, l’un mort, l’autre vivant mais qui témoignent tous deux d’une grande vitalité et d’une grande vulnérabilité. Le présent texte qui accompagne l’exposition se veut une promenade dans le paysage impétueux de Jan Fabre, une tentative d’accéder à un univers dans lequel brille le feu sacré de Félicien Rops.

Fig. 1 – Jan Fabre, Hommage à Jacques Mesrine, 2011, cire, métal et granit, 55 x 50 x 60 cm. Collection particulière.
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Fig. 1 – Jan Fabre, Hommage à Jacques Mesrine, 2011, cire, métal et granit, 55 x 50 x 60 cm. Collection particulière.

Jan Fabre, lui, nous entraîne dans son propre manège du temps. Il accélère et décélère tour à tour et se pose à la fois en protagoniste, antagoniste, figurant et spectateur : une folle performance qui rend fou. Le nombre impressionnant d’autoportraits de l’artiste belge donne le tournis. Depuis plus de trente ans, il se constitue une tribu à la fois unique et universelle, imbattable et inexorable (2). Mais dès qu’on envisage ou tente de l’approcher, il change de physionomie ou vous échappe. Tangible et intangible comme un esprit ou comme son portrait à la tête difforme dotée de multiples visages.

Ce buste est un Hommage à Jacques Mesrine (2008-2011) [pp. 82, 155], l’incorrigible gangster qui, grâce à ses mille et un travestissements, a complètement décontenancé la police française. La dentition et les yeux permettent d’identifier Fabre, mais son vrai visage disparaît dès que le contexte change ce qu’il s’efforce de provoquer constamment. L’utilisation de cire évoque sa mobilité hors norme, les dents en acier chromé suggèrent qu’il fait preuve d’opiniâtreté, ses yeux fermés et son « nez-oreille » témoignent de son orientation vers le langage intérieur et son regard perçant se porte sur un horizon qui rime avec libération. Dans cet espace, Fabre se situe quelque part entre le passé, le présent et le futur. Tout comme L’Ange de la mort (1996-2002) [p. 32] et Lancelot (2004) [p. 63], il est à la fois omniprésent et omni-absent (3). Il condense le temps, il est l’homo faber qui laisse libre cours à son imagination, Fabr-ique et met en scène.

Fig. 2 – Félicien Rops, Lézard japonais, 1876, eau-forte et aquatinte sur papier, 25 x 32,3 cm. Musée Félicien Rops. Province de Namur, inv. PER E558.I.P.
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Fig. 2 – Félicien Rops, Lézard japonais, 1876, eau-forte et aquatinte sur papier, 25 x 32,3 cm.
Fig. 3 – Jan Fabre, Fantaisies-insectes-sculptures, 1976-1979, matériaux divers, 10 x 10 cm. Collection Angelos.
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Fig. 3 – Jan Fabre, Fantaisies-insectes-sculptures, 1976-1979, matériaux divers, 10 x 10 cm.

Dans Chapitres I – XVIII (2010) [pp. 68-81], ayant comme toujours une longueur d’avance, il s’est posé sur pas moins de dix-huit socles. Cette galerie d’autoportraits en bronze poli qui, grâce à l’application inédite d’un vernis pour avion, ne perdra rien de son éclat avec le temps, devrait logiquement permettre de saisir son identité. Or, rien n’est moins vrai. Élève humble, autorité présomptueuse, suiveur aux idées courtes, diablotin insolent, voyageur épris d’aventure, tyran perfide, tueur sanguinaire, égoïste inspiré, mythomane mégalomane, maniaque exalté, bouffon chevronné, pervers coriace, sauveur ovationné, élu dissolu, guerrier magique, rebelle fougueux, philosophe lucide, poltron hyperactif… Fabre est à la fois tout cela et rien de tout cela. Un portrait détruit l’autre, le même visage avec une autre coiffure, un autre regard et une autre pose remet en question le(s) portrait(s) précédent(s). Et quand on pense l’avoir attrapé par les cornes, les ramures ou les oreilles, il nous échappe comme un fou du volant ou un lapin pris de panique. Ces oeuvres se prêtent à d’innombrables interprétations, à d’innombrables identifications. Ce n’est donc pas parce qu’on dispose de plus d’autoportraits de Jan Fabre qu’on parvient à mieux le cerner. Chaque Chapitre montre l’intériorité qui littéralement grandit à l’extérieur. Un duel avec le temps et l’identité. À chaque âge, environnement et état d’esprit correspondent une physionomie et une attitude différente. Sous une influence réciproque, le psychisme et le physique se transforment en même temps. Fabre passe du jeune homme d’une vingtaine d’années à l’homme grisonnant. Il est doté d’oreilles ou de cornes grandes ou petites. Il a la tête tantôt relevée, tantôt baissée, la bouche ouverte ou fermée, il observe avec ou sans lunettes sur le nez... et à l’expression changeante de ses yeux, on voit changer le regard qu’il porte sur ce qui l’entoure.

Jan Fabre aime les têtes : observer les têtes, représenter les têtes, marcher sur les têtes et faire disparaître la sienne de manière têtue dans la masse. Adolescent, il a étudié les hommes et les animaux du zoo d’Anvers et a découvert entre eux des correspondances qui l’inspireront dans diverses expérimentations. Dans le sillage des théories sur la physiognomonie de Johann Caspar Lavater (1741-1801), des têtes de caractère du sculpteur Franz Xaver Messerschmidt (1736-1783) et des manuscrits de son aïeul, l’entomologiste Jean-Henri Fabre, il forgera une typologie révolutionnaire où l’homme et l’animal fusionnent.

Fig. 4 – Félicien Rops, Fantaisie japonaise, s.d., eau-forte, aquatinte et pointe sèche, 27,7 x 37,2 cm. Musée Félicien Rops, Province de Namur, inv. PER E606 2P.
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Fig. 4 – Félicien Rops, Fantaisie japonaise, s.d., eau-forte, aquatinte et pointe sèche, 27,7 x 37,2 cm.

Le jeune Fabre ne tarda donc pas à se mettre au travail dans les deux sanctuaires de son nouvel univers. Dans le premier – une tente baptisée Le Nez/Laboratoire du nez (1978-1979) – il donna naissance à d’étranges créatures inédites. Sous ses doigts et sa houlette, des insectes et des araignées, munis d’outils créés par l’homme et s’adonnant à des activités humaines, devinrent des Fantaisies-insectes-sculptures (1976-1979) [p. 85] : des créatures culte pourvues d’une extraordinaire immunité. À l’époque, il n’était pas encore capable de le formuler mais en fait il s’initiait déjà à la « convertibilité » et la « constructibilité » du temps et de l’identité dont il étudiait les principes alchimiques. Dans le second – son Atelier-abri – il expérimenta avec diverses matières premières, curieux de voir comment elles réagissent entre elles. Fort de ces expériences, Fabre choisit ses matériaux et médiums en toute connaissance de cause. Chez lui, le bronze, la cire, les élytres de scarabées, le stylo à bille Bic, l’encre Bic, le papier, le papier Cibachrome, le bois, la soie, le marbre, etc. se chargent invariablement de connotations physiques et spirituelles. Créer en détruisant, reproduisant, multipliant, transfigurant, métamorphosant... Autant d’années et d’oeuvres plus tard, Jan Fabre se moque encore de notions telles qu’originalité, authenticité, inviolabilité et qualité. Ses Chapitres et son Hommage à Jacques Mesrine ont, eux aussi, pour but de jouer avec la formation et le vécu de l’identité et de la vanité.

    2 images Diaporama

    Time to make up – a body of mind

    Fig. 7 – Jan Fabre, Des corps dans des corps, 1990, crayon HB et crayon de couleur sur papier photographique, 12,7 x 17,7 cm. Collection Kunstmuseum Basel, inv. 2004.1.18.
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    Fig. 7 – Jan Fabre, Des corps dans des corps, 1990, crayon HB et crayon de couleur sur papier photographique, 12,7 x 17,7 cm.
    Fig. 8 – Jan Fabre, Des corps dans des corps, 1990, crayon HB et crayon de couleur sur papier photographique, 12,7 x 17,7 cm. Collection Kunstmuseum Basel, inv. 2004.1.10
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    Fig. 8 – Jan Fabre, Des corps dans des corps, 1990, crayon HB et crayon de couleur sur papier photographique, 12,7 x 17,7 cm.
    Fig. 9 – Jan Fabre, Metis, 1987, stylo à bille Bix sur papier, 200 x 150 cm. Stedelijk Museum, Amsterdam, inv. 1987.1.0110.
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    Fig. 9 – Jan Fabre, Metis, 1987, stylo à bille Bix sur papier, 200 x 150 cm.

    La vie est une pièce de théâtre, un spectacle de marionnettes, un palais des glaces dans lequel tout un chacun est à la recherche d’une image (ou d’un reflet de soi) idéale. La question est de savoir comment le moi se voit, comment il voit les autres moi, comment les autres moi le voient et comment tous ces moi se regardent et s’écorchent entre eux. Nous sommes Des corps dans des corps (1990) [p. 91]. Dans cette série de dessins, Jan Fabre évoque ce qu’il faisait avec les poupées de ses soeurs : les désarticuler, intervertir leurs jambes et leurs bras, les amputer des mains et des pieds, les opérer, les martyriser. Mais en même temps, il y suggère que ses soeurs le traitaient comme leur marionnette de prédilection. Fasciné par l’idée de la métamorphose, Fabre adore se mettre dans la peau d’autrui et se déguiser. Dans la maison familiale, il montait et descendait les escaliers en dansant comme Fred Astaire (1979) [p. 173]. En tant que jeune artiste, il accepta volontiers que son amie Gerda se servît de lui comme d’un cobaye lors de ses exercices de maquillage et lui demanda de le transformer en Jules Verne, Jim Morrison, Jeanne d’Arc, Le Prince arabe des contes des Mille et une Nuits (1978) et Laurence Devriendt, son alter ego féminin (2004) [p. 61]. Jan Fabre interprète un jeu de rôles s’articulant autour de l’identité et celle de l’artiste en particulier. Au début, pour afficher son identité sur la scène du milieu artistique, il se déguisait en artiste : un jean, des chaussures pointues, un pardessus ou une veste en jean et un chapeau melon étaient les pièces maîtresses de ce costume. Lors de sa performance After Art (1980) dans les années 1980, il endossa la tenue de différents types d’artistes : une métaphore du processus difficile et du long chemin que cela implique de se positionner en tant qu’artiste. Chaque changement d’identité allait de pair avec un rituel consistant à se déshabiller, se purifier avec de la mousse à raser et s’asperger d’aftershave en guise de consécration. Lors de sa performance Art kept me out of Jail/Hommage à Jacques Mesrine au Louvre (2008), il engage un jeu de chat et de la souris avec le public – garde civile impitoyable – en faisant siens les dizaines de déguisements du célèbre gangster. Des déguisements qui oppressent et aveuglent, comme les dizaines de caméras et les flashs qui poursuivirent Jan Fabre à travers la galerie Daru, avant de perdre finalement sa trace au pied de la Victoire de Samothrace. Un acte symbolique riche de sens : l’ultime libération de l’identité qui se dissout dans toute une série de visages. Son déguisement en Laurence Devriendt épinglait également le regard superficiel que l’on porte sur l’artiste (en l’occurrence la femme artiste) et la superficialité des rapports qu’on entretient avec lui. Qui aurait pu penser que derrière la photo de Laurence Devriendt figurant sur la couverture d’un numéro du magazine Janus, se cachait Jan Fabre ? Et qu’il a participé à ce magazine sous le couvert d’un photographe polonais du nom de Janek Ammeneczyck ? Dans plusieurs numéros, on découvre à divers endroits trois portraits d’une même femme.

    Fig. 10 – Félicien Rops, Gabriel!, s.d., vernis mou, rehaussé au crayon rouge, 50,1 x 34,2 cm. Fédération Wallonie-Bruxelles, en dépôt au musée Félicien Rops. Province de Namur, inv. PER E796.1.CF.
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    Fig. 10 – Félicien Rops, Gabriel!, s.d., vernis mou, rehaussé au crayon rouge, 50,1 x 34,2 cm.

    La même femme, mais animée de trois affects différents. Ces photos respirent le suspense : il s’est clairement passé quelque chose, mais on ignore quoi au juste. À bien y regarder, on détecte une sorte d’ivresse... mais rien ne laisse soupçonner qu’en fait, face à l’objectif de Fabre, chacune de ces femmes s’est masturbée et a joui avant de sombrer dans un état de béatitude léthargique [p. 44]. « Regardez bien (qui je suis). » Est-ce cela que les portraits de la tribu de Fabre veulent dire ? Quel effet un changement de biotope, de genre, de nom, de tenue vestimentaire, de maquillage, d’affect et d’attitude a-t-il sur le physique et l’identité ? Le moi se déploie dans le temps. Le moi change en permanence et est pluriel. Le moi est un processus difficile et douloureux, physiquement et mentalement sensible.

    Se déguiser, se transformer, jouer un jeu de rôles permet de se rapprocher du temps et de soi-même, mais cela ne suffit pas. Se découvrir et se réinventer demande une énorme persévérance, de la volonté et du caractère, un savoir-faire éclairé et une bonne dose de créativité et de frivolité. Est-ce là le message que les masques de diables de Fabre, ses échines masquées et hautes en couleur, ses queues irisées et son ver de terre tortueux veulent faire passer ? Reproduire et répéter à l’infini, pas à l’identique mais dans l’esprit de Fred Astaire. Le danseur américain a en effet appris à Fabre à quel point il est important de répéter de manière disciplinée. D’exercer le corps jusqu’à l’épuisement afin d’acquérir une totale liberté de mouvement.

    « Observer » est la clef de lecture du langage corporel. Observer dans le sens de prendre le temps de regarder, mais aussi de regarder avec les yeux de quelqu’un qui a une fonction de représentation : un représentant comme Fabre dans la peau de Janek Ammeneczyck (très librement traduit du polonais « Jan l’Observateur » ou plus littéralement « Jan Ahmaismaintenantjevois ») ou celle d’autres personnages comme l’Ange de la mort de son texte homonyme (1996) (4).

    « Moi ? Moi ? Moi ? Je suis sans intérêt. Je ne suis pas en quête. Tout le monde est en quête ! De quoi ? De sa propre identité ? [il rit] De ce moi authentique ? [il rit] Qui me prendra sous sa protection pour que j’échappe à ce que je suis ? Pour que j’échappe à ce que je fais ? Peut-être la présence des autres me protège-t-elle de la violence qui est en moi ? », déclame l’Ange de la mort qui n’est autre que Jan Fabre (et nous tous). « Je ne t’abandonnerai pas à ton sort car je suis un agent de l’humanité et du tribunal céleste », dit plus avant l’intervieweur diabolique en s’adressant à l’ange (5).

    Fabre vit entre plusieurs zones temporelles, tout comme l’Ange de la mort, un « agent qui agit en toute autonomie au nom d’un autre ». Un agent / représentant / observateur, un intermédiaire qui a un plus large champ de vision et de manoeuvre. Fabre est les deux : l’ange et le démon.

    Dans ses oeuvres, Fabre brosse la typologie d’une espèce, la typologie de la nature humaine. Le sérieux et l’ironie avec lesquels il se caractérise et à la fois se relativise sont évocateurs d’un narcissisme impersonnel. Un miroir magnétique du moi en tant que moi-même, du moi en tant qu’alter ego et du moi en tant qu’Elkerlyc, c’est-à-dire tout un chacun. Réaliser des portraits et donner des visages résultent d’une curiosité fondamentale envers l’autre et de l’envie de comprendre ses agissements et ses pensées, autrement dit d’un besoin d’une véritable communication et connexion.

    Le magazine Janus (1999-2005) [p. 61] fut fondé à la fin des années 1990 par un Jan Fabre en quête perpétuelle d’interactions. Il était un clin d’oeil aux magazines créés par Marcel Duchamp (Rongwrong, 1917) et Andy Warhol (Inter/VIEW, 1969), tous deux à l’origine de la tradition des interviews d’artistes.

    Le magazine de Warhol portait le titre mûrement réfléchi d’Interview trahissant le fait que pour lui, interviewer, c’est engager un dialogue avec l’âme, se regarder dans les yeux et regarder de manière interactive, élargir son champ de vision en échangeant divers points de vue. Sa Factory à Manhattan était le théâtre d’innombrables interviews qui, aujourd’hui encore, donnent une image de l’époque. Être omniprésent tout en demeurant impénétrable, comme les autoportraits de Warhol reproduits à l’infini.

    Sur la couverture de chaque numéro de Janus figurait le portrait de la personnalité à laquelle le numéro était dédié. Le magazine réunissait des têtes pensantes : celles de philosophes, académiciens, hommes de science, artistes, chorégraphes… de libres-penseurs sur la même longueur d’ondes, qui renoncent à toute méthodologie scientifique rigide au profit d’une exploration basée sur des expérimentations et d’une AHA-Erlebnis ou révélation soudaine résultant d’un émerveillement.

    Regarder et penser sont des actes physiques en ce sens qu’ils impliquent un mouvement vers l’extérieur, un bond de l’imagination. Comme les dix-huit Chapitres qui sont une métaphore de l’opiniâtreté avec laquelle l’artiste cherche sans relâche. Ou la flexibilité de la perception et de l’« être », symbolisée par la cire du buste Hommage à Jacques Mesrine. Le magazine Janus est un hommage à une manière révolutionnaire de penser et d’explorer, à un progrès généralisé induit par la curiosité, à une imagination débridée et à la synergie de différentes disciplines. Se pencher ensemble sur un sujet, prendre le temps de s’écouter et de se regarder, d’échanger des acquis.

    Fig. 11 – Jan Fabre, La métamorphose a peur de la mort, 1987, stylo à bille Bic sur papier, 200 x 150 cm, Stedelijk Museum, Amsterdam, inv. 2456.
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    Fig. 11 – Jan Fabre, La métamorphose a peur de la mort, 1987, stylo à bille Bic sur papier, 200 x 150 cm.

    Le magazine repose sur le principe de la consilience : un terme étrenné par le philosophe William Whewell (6) pour désigner une sorte de saut de savoir, lié par les faits et la théorie empirique, par-dessus les différentes disciplines et visant à créer une base commune d’explication. Ce terme a été repris par l’entomologiste, biologiste et philosophe américain Edward O. Wilson (7) avec qui Fabre a tourné Is the brain the most sexy part of the body ? (2007) : un film dans lequel les deux hommes parlent de l’effet spirale de l’art, de la science et, implicitement, de la spiritualité. Jan Fabre se dit être un artiste de la consilience : il cherche, explore et préserve en tout l’alliance universelle. Son talisman est : « Janus, le dieu aux deux visages opposés, omniprésent et énigmatique ; il regarde à la fois en avant avant et en arrière, vers le passé et le futur, vers des mondes tant intérieurs qu’extérieurs ; il voit toute chose des deux côtés. Janus est le dieu de tout commencement (8). » Agir de manière ambitieuse et penser de manière éclairée. Est-ce également cela que symboli-sent la Vanitas boussole (2011) [pp. 7, 68-81] et la Vanitas chandelier (2011) [pp. 68-81] de Fabre ? Toute direction n’est que temporaire. Toute compréhension n’est que temporaire, car la révélation réside dans une perpétuelle remise en question et réinvention de soi. Mais comment mettre cela en pratique sans se renier ? Comment composer avec un temps et une identité à ce point cyclopéens et complexes qu’ils sont causes de disparité, d’angoisse et de désespoir ? Comment tenir bon dans ce temps contradictoire qui balance en permanence entre recevoir et perdre, entre trop et trop peu, et de ce fait, empêche de s’orienter ?

    « Toute existence un jour prend fin et derrière chaque masque s’abrite un vide révélateur avant un nouveau début. Je suis le survivant qui possède la connaissance d’un secret qui voudrait être déchiffré mais finalement ne semble être que le secret de quelqu’un qui se fuit lui-même et cherche l’oubli en se perdant dans la foule. Je veux m’oublier moi-même (et danser dans le bleu). (9)  »

    Jan Fabre découvre de la beauté dans l’échec tout en continuant sur sa lancée. Il est L’artiste qui tente de dompter son propre cerveau (2007) : une sculpture qui symbolise l’ardeur avec laquelle l’homme entreprenant dompte et enjambe le temps.

    The mastery of time

    Fig. 12 – Jan Fabre, Mon cerveau, ma sorcière, 2014, silicone, pigment, textile, cire et métal, 30 x 23 x 32 cm. Collection Linda et Guy Pieters, Sint-Martens-Latem.
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    Fig. 12 – Jan Fabre, Mon cerveau, ma sorcière, 2014, silicone, pigment, textile, cire et métal, 30 x 23 x 32 cm.

    Selon Jan Fabre, l’artiste est la conscience de son temps (10). Dans le buste Hommage à Jacques Mesrine, il se prend littéralement par le bout du nez et sur un de ses visages, il le remplace par une oreille. Il montre ici explicitement ce qui, depuis des années, s’inscrit comme un fil rouge dans l’ensemble de ses oeuvres : écoutez avec les yeux (11), regardez avec les oreilles... utilisez tous vos sens et surtout déréglez-les (12). La sculpture est une métaphore du rollercoaster sur lequel Fabre entraîne le spectateur à faire des loopings dans un gigantesque univers aux innombrables facettes. Fabre suggère-t-il qu’il est impossible de voir et de cerner tout et tout le monde ? Probablement. L’absence d’un point focal unique est également typique de ses productions théâtrales complexes où sur la scène il se passe tellement de choses au même moment que le spectateur a l’impression de manquer d’yeux.

    Fig. 13 – Félicien Rops, La petite sorcière, s.d., crayon, crayon de couleur et gouache, 12 x 17,5 cm. Collection particulière.
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    Fig. 13 – Félicien Rops, La petite sorcière, s.d., crayon, crayon de couleur et gouache, 12 x 17,5 cm.

    Fabre recherche sciemment à déconcerter l’oeil. C’est notamment le cas dans ses dessins au Bic bleu où des milliers de lignes enchevêtrées vivent leur propre vie. Le dessin et le temps vibrent et résonnent et s’animent ainsi mutuellement. Le dessin devient tridimensionnel. Il est à la fois une composition, une partition, une sculpture, un espace autonome. Il est – comme l’artiste le dit dans l’intitulé d’un dessin de 1987 – une « matérialisation du langage » : le langage du temps rendu visible et audible. Comment est-ce que cela fonctionne dans la pratique ? Comment devons-nous composer avec le temps et l’espace dans cette immensité bleue ? Jan Fabre la décrit comme étant un vacuum déconcertant qui, pour qui le voit ou veut le voir, révèle un nouveau début. Il crée des micro-univers qui sont autant d’exercices scientifiques de simplexité et de complicité. Comme l’Interview de l’homme qui voit [p. 154] qui nous apprend certaines choses, mais en même temps nous fait perdre notre latin. Ce modèle de pensée sous la forme d’une toile de fond avec des pyramides évoque le mythe de la sphinge qui posait une énigme aux passants et les étranglait s’ils ne parvenaient pas à la résoudre. Fabre a remplacé la sphinge par une mante religieuse : un choix d’autant plus surprenant qu’il l’a placée devant un micro. Le silence et le vide sont aussi silencieux et inertes que tonitruants et expressifs.

    Le temps est une broderie, le fruit d’un travail manuel intrinsèquement impénétrable. Elle ne s’anime que temporairement quand on la touche. Comme les énormes pans de soie bleus de Fabre (1987-1992) qui sont l’oeuvre de plusieurs mains et n’existent que grâce à la concentration du spectateur. Son cycle de l’Heure Bleue est un enregistrement du temps manuel de la création et de l’évaluation du degré de vitalité du regard (13).

    Fig. 14 – Jan Fabre, Biccloth, 1979, encre Bic sur textile, 80 x 64,5 cm, Collection M HKA, Anvers, inv. S0371.
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    Fig. 14 – Jan Fabre, Biccloth, 1979, encre Bic sur textile, 80 x 64,5 cm.

    Le temps est un caractère qui a une voix, un timbre et un rythme et se plaît à mettre l’homme à dure épreuve. Une épreuve que – à en croire le docteur Fabre – nous pouvons surmonter avec nos sens et notre sensibilité. Dans les années 1980, il a prescrit des oreilles, une bouche et des yeux comme remèdes à qui le souhaitait. Cela se passa lors de sa performance Mouth-Eye-Ear Doctor (Will Doctor Fabre cure you ?, 1980), au cours de laquelle il balança au public des yeux, des oreilles et des bouches du balcon de la galerie Workshop 77. Déjà à l’époque, il faisait ainsi allusion à l’exacerbation de la conscience grâce à la sollicitation et à l’exploitation de tous les sens. Fabre a, semble-t-il, une prédilection pour les oreilles. Dès le début de sa carrière, il a créé d’innombrables oeuvres dans lesquelles l’oreille occupe une place en tant que forme ou symbole. Dans les variations sur ce thème, le limaçon sensitif laisse une trace gluante de sa fascination pour l’énigme impénétrable qu’est la vie. Les plaques de verre crayonnées au Bic bleu, dotées d’une découpe en forme d’oreille ou d’une oreille en haut relief, évoquent quant à elles une vision diffuse et une écoute transparente (1988). Le Guerrier flamand (Le Guerrier du désespoir) (1996), le Chapitre aux oreilles d’âne [p. 9] et celui aux oreilles de géant flamand sont autant d’autoportraits dans lesquels Fabre s’est affublé de grandes oreilles. Ils s’inscrivent dans le cadre de sa tribu et sont à ce titre une personnification de l’artiste, de L’homme qui dirige les étoiles (2015) [pp. 24-27], le chef d’orchestre virtuose de son univers frénétique.

    Jan Fabre s’est très tôt rendu compte que le temps est maniable et ce, à la suite de deux périodes de coma et des expériences qu’il a menées dans Le Nez/Laboratoire du nez (1978-1979). Il avait entouré ce territoire nocturne de panneaux de signalisation blanc et rouge fluorescents sur lesquels figuraient les différents sens. Il a ainsi transformé les traditionnels panneaux d’interdiction en des panneaux de commandement et n’a laissé pénétrer dans cette enceinte que les personnes affirmant en leur âme et conscience leur bonne foi. Dans la réalité de tous les jours, nous n’apprenons pas quelle est la capacité de nos sens et nous ne l’exploitons pas pleinement. Dans son Nez/Laboratoire du nez, Jan Fabre étudia des mouches, moustiques, vers de terre, araignées et autres insectes figurant parmi les plus petites créatures qui soient et fut fasciné par leur force cinétique. Il y découvrit également la magie de la feuille vierge qui s’anime lorsqu’on y suit un insecte à la trace avec un crayon, stylo à bille ou pinceau trempé dans de l’encre (1986-1993). À force d’observer, d’expérimenter et de métamorphoser, il se rendit compte que le temps est non seulement maniable mais aussi convertible. L’artiste-chercheur Fabre inversa les proportions et devint le metteur en scène de son propre temps.

    À coup de mots et d’images, Jan Fabre parle de l’élargissement des formes de conscience mentales et corporelles qui sommeillent en nous. « S’obliger à être lent » et « s’obliger à savourer lentement », comme les Escargots lécheurs (1978-1993) [p. 156]. Un modèle de pensée dans lequel de longues langues suspendues à une petite branche dominent trois escargots qui lèchent le paysage : une mise en garde contre la déliquescence du temps et une réaction consistant à lécher la plaie d’une fragilité blessée ? Jan Fabre a appris à prendre le temps, à freiner son rythme effréné. Après deux épisodes comateux, il a un étrange rapport au temps, comme s’il vivait dans un « temps d’emprunt », à un stade post mortem de la vie.

    À la fin des années 1970, Jan Fabre déguisé en limace s’est exhibé avec, sur le corps, des escargots aux couleurs du drapeau belge et coiffés d’une couronne (Window Performance, 1977). Son but : épingler l’indolence et la léthargie de la Belgique et de ses artistes, sommeillant à ses yeux sous une épaisse couche de poussière culturelle et, pendant les sept heures que durait cette performance, nettoyer son pays de cette lenteur et de cette mesquinerie. Ses Serpillières Bic, avec lesquelles il a lavé symboliquement le sol de la Maison Jordaens aménagée en musée en vue d’y installer quelque chose d’inédit, allaient dans le même sens. Après coup, ces deux performances peuvent aussi être vues comme un nettoyage de ses propres « excès de vitesse » puisqu’avec le recul – peu après, il a vécu un an aux États-Unis, littéralement de l’autre côté du temps – il s’est mis à apprécier la créativité, la stratification, le caractère subversif et la beauté de la Belgique. Sur une des serpillières, Fabre a écrit « Belgiese kunst is uitwrinbaar [sic] » (« L’art belge est essorable ») (1979) [p. 102]. Lent et efficace comme un escargot, l’artiste est capable de laisser derrière lui une trace durable.

    « Que doit-on faire de sa bouche quand on ne parle pas ? L’ouvrir ! Que doit-on faire de sa langue quand on ne parle pas ? Goûter ! Lécher la vie. Manger ce qui est capable de voler et de grimper. Jouir de son silence. Savourer ! (14)  »

    Si l’on prend conscience que le temps est sensible, spatial, matériel et donc tangible, cela signifie qu’il est maniable. Le temps est manuel et manipulable, il est une construction en chantier. La Falsification de la fête secrète parle de la détermination de l’être humain et de sa faculté à dépasser ses limites. Cette oeuvre consiste en trois séries de petits dessins au prime abord anodins. Mais les apparences sont trompeuses. Il n’y a pour ainsi dire pas moyen de faire une distinction, premièrement, entre les dessins originaux et ceux qui sont une reproduction et, deuxièmement, entre les parties de la photo en noir et blanc sous-jacente qui ont été crayonnées au Bic et celles qui, tout au contraire, ont été laissées apparentes. Jan Fabre falsifie l’histoire de la falsification. Les oeuvres de la première et de la troisième série font penser à des photos de guerre manipulées [pp. 104, 207, 209]. Il y attire l’attention non seulement sur la construction de l’histoire. En optant pour un cadre baroque, il critique aussi la bêtise d’une société basée sur la cupidité et l’ostentation, qui se conforme à elle-même et s’autoconforte. Les faits et gestes de la bourgeoisie sont du théâtre de la plus belle eau. Ces deux séries ont été réalisées pour l’installation in situ où les petits dessins sont accrochés aux fondations de la maison bourgeoise. Chaque dessin est, au niveau de son message, une bombe dans un emballage doré qui aveugle et d’un rouge velouté qui flatte les sens.

    Fig. 15 – Jan Fabre, La falsification de la fête secrète III (fumée et feu), 2005, stylo à bille Bic sur papier photographique, cadre doré, passe-partout de velours rouge, dimensions diverses. Collection Angelos.
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    Fig. 15 – Jan Fabre, La falsification de la fête secrète III (fumée et feu), 2005, stylo à bille Bic sur papier photographique, cadre doré, passe-partout de velours rouge, dimensions diverses.
    Fig. 16 – Jan Fabre, La falsification de la fête secrète III (fumée et feu), 2005, stylo à bille Bic sur papier photographique, cadre doré, passe-partout de velours rouge, dimensions diverses. Collection Angelos.
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    Fig. 16 – Jan Fabre, La falsification de la fête secrète III (fumée et feu), 2005, stylo à bille Bic sur papier photographique, cadre doré, passe-partout de velours rouge, dimensions diverses.

    La deuxième série de la Falsification montre l’autre côté : une normalité sans issue, qui est tout aussi stupide. Un encadrement en chêne d’une grande simplicité ajoute au dépouillement du cadre dans lequel naissent les angoisses. Angoisses (1993-1995) [pp. 46, 49-51, 106, 212, 214] parle de la souffrance des gens qui ne trouvent pas leur place dans la société et qui, par manque de courage, se réfugient dans l’obscurité et l’obscénité de l’extase, qui trouvent une consolation passagère dans le miroir brisé de l’ivresse, de la drogue, de l’orgie, du voyeurisme, de la prostitution, etc. L’homme serait-il lâche, coupable ou régi par un despotisme sexuel comme les dessins avec un « Fabre tattoo » semblent l’insinuer ? Dans La Falsification de la fête secrète, Fabre nous invite à la victoire de la fête secrète, autrement dit à la victoire de la mort. Les trois séries se penchent sur l’étourdissement et la consolidation induits par la mise en scène et sur les effets d’une culture de l’image – l’opium du peuple – administrée à forte dose ou dont on est soudain sevré. Seul celui qui se pose des questions et regarde au-delà des choses peut falsifier la mort. La Mort dans la mort [p. 214]. La vie dans la vie. Laisser le corps astral s’échapper du corps physique, renaître comme le phénix, dérailler, prendre une autre route... Faire confiance au temps et lui concéder d’innombrables visages, est-cela que Fabre suggère ? Fabre dit comment on peut composer avec le temps et l’identité, un binôme qui donne bien du fil à retordre et vous met constamment à dure épreuve. Il montre que le temps est susceptible d’être façonné. Il l’étire, le démasque, le fait sortir de ses joints tout en le délimitant. Le territoire de Jan Fabre est la nuit où il baigne dans l’heure bleue.

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      (K)Night time is my time

      Fig. 19 – Mettet. Château de Thozée, carte postale, 1925, 8,7 x 13,6 cm. Musée Félicien Rops, Province de Namur.
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      Fig. 19 – Mettet. Château de Thozée, carte postale, 1925, 8,7 x 13,6 cm.
      Fig. 20 – Jan Fabre, Trivoli, 1990, stylo à bille Bic sur sérigraphie, 23,3 x 17,7 cm. Collection Angelos.
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      Fig. 20 – Jan Fabre, Trivoli, 1990, stylo à bille Bic sur sérigraphie, 23,3 x 17,7 cm.

      Jan Fabre vit à l’heure « romantique » d’Octavio Paz. L’écrivain, diplomate et poète mexicain, utilisait cet adjectif pour qualifier une existence au cours de laquelle on obéit uniquement à son horloge interne et sans se laisser gouverner par des règles et lois imposées de l’extérieur. Pour Jan Fabre, elle est plus que romantique. Il s’agit d’une ultime forme d’avant-gardisme – le vrai – qui, selon lui, est induit par la passion et se développe là où il se crée un espace libre physique et mental. C’est demeurer fidèle au temps tel qu’on l’a imaginé. « J’ai l’intention de ne pas laisser tomber les bras et de m’adouber chevalier ». Est-ce là la promesse que le jeune Fabre a faite et a tenue ? S’agit-il de l’époque romantique à laquelle il fait allusion en crayonnant au Bic bleu le château Tivoli à Malines (1990) [p. 109] ou en se retirant au château de Wolfskerke [p. 110-111] situé au sommet d’une colline de 110 mètres dans le cadre idyllique des Ardennes flamandes (1997) ? Les photos en couleur crayonnées au stylo à bille montrent l’intérieur et les extérieurs de ce lieu qu’il affectionne tout particulièrement. L’allée crayonnée en bleu représente La Voie de l’art et La Voie de la beauté (15).

      Fig. 21 – Jan Fabre, Château de Wolfskerke, 1997, stylo à bille Bic sur photographie en couleur, 10,5 x 15 cm. Collection Angelos.
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      Fig. 21 – Jan Fabre, Château de Wolfskerke, 1997, stylo à bille Bic sur photographie en couleur, 10,5 x 15 cm.

      Le bleu du ciel et des vitraux de la chapelle suggère une quête de spiritualité. Le bleu des murs extérieurs du château et les murs bleus du salon sont des toiles sur lesquelles il laisse libre cours à ses rêves et son imagination. Mais il a aussi crayonné un autre salon au Bic rouge pour marquer son irréductibilité : « Frapper jusqu’à ce qu’on disparaisse et qu’il ne reste que du sang », tel qu’il l’a écrit avec son propre sang sur l’un des dessins de Mes gouttes de sang, mes empreintes de sang (1978-1982). L’artiste va loin dans la création et la protection de son univers. Des châteaux en Espagne, des châteaux en papier, des châteaux oniriques et un château réel... Jan Fabre vit loyalement et royalement comme Lancelot dans un formidable conte de fées [p. 63]. Vivons-nous dans l’illusion ? Qu’importe ! Ce qui compte, c’est faire preuve d’une foi romantique, une foi qui déplace des montagnes – ou du moins leur donne la couleur de l’imagination mystique. Comme les photos de montagnes célèbres, telles le Malung La au Tibet, le Muttler en Suisse, et les monts Everest, Nuptse et Lohtse dans l’Himalaya, dont Fabre a crayonné les sommets au Bic bleu (Sommets, 1989) [p. 59]. Un projet utopique qui, un jour peut-être, deviendra réalité. Référez-vous aux dessins et modèles de pensée de lui-même sur le dos d’une tortue géante, réalisés avant qu’il ne mette le cap sur l’oracle de l’horizon qui s’offre à lui sur la plage de Nieuport et de partir à la recherche d’Utopia, Searching for Utopia [pp. 18, 20-21].

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        Le territoire de prédilection de Fabre est la nuit, une zone où il est seul et où il bâtit sa maison. C’est dans La Maison de J.F., une boîte à images en métal, qu’il a clamé haut et fort : « J’ai choisi le domaine de la douleur et de l’ombre, comme d’autres choisissent celui de la lumière et de l’amoncellement de matière. Je ne travaille pas dans l’étendue de n’importe quel domaine. Je travaille dans la seule durée. » La nuit n’est pas noire. Quand elle tombe, elle se drape d’une multitude de nuances de bleu, comme on peut le voir dans le film du projet Tivoli.

        Dans le calme et le silence luit la lumière de la nuit : la lumière du rêve, de la fantaisie et de l’espoir. L’heure bleue qui doit son nom à Jean-Henri Fabre, annonce l’aube brumeuse d’une nouvelle vie désarmante. La profondeur et la puissance du bleu aux reflets verts scintillants donnent la mesure d’une immersion naturelle. Un jeu de lumière comme celui créé par les élytres de scarabées bijoux avec lesquels Fabre « peint » et dont la couleur change en fonction de l’angle de vision ou de l’intérêt qu’on lui porte. La magie – ou est-ce la stratégie ? – de la vie est de donner une leçon d’attention.

        Fig. 27 – Félicien Rops, William Lesly, 1874, encre et crayon, 23 x 16 cm. Collection Ronny & Jessy Van de Velde, Berchem.
        Photo Musée Provincial Félicien RopsFermer
        Fig. 27 – Félicien Rops, William Lesly, 1874, encre et crayon, 23 x 16 cm.

        C’est pendant la nuit que Fabre est le plus créatif. La nuit est son temps libre, elle lui permet de laisser libre cours à son imagination sans être importuné par quiconque, de se perdre dans le labyrinthe de la nuit, dans un miroir vide sans point de repère ni indication de temps. Elle est une zone où il peut confier en toute quiétude ses pensées et ses idées sur le papier. Une zone de rencontre où l’on se questionne, où l’on se bat avec soi-même, mais d’une manière positive, constructive et créative, sans se faire mal. Dans le dessin Jan Fabre se bat avec Jan Fabre (1997), il prépare le ring en vue de sa rencontre avec Ilya Kabakov : une performance dans la cave et sur le toit-terrasse de l’artiste moscovite, une rencontre privée entre une mouche russe et un scarabée flamand qui ne parlent pas la même langue, mais parviennent à communiquer entre eux grâce au langage de l’art, une langue spontanée dans laquelle ils se transmettent à voix basse les secrets de l’art (A Meeting/Vstrecha, 1997).

        Une vie qui éclot et la vie en général sont vulnérables. Et certainement celle de l’artiste qui, de par sa position solitaire, est attaqué en permanence. Jan Fabre se montre en Homme gluau (1990) ou en Joker dans la rue de l’Ommeganck (1997) [p. 150]. Ou il s’arme d’un heaume, d’une armure, d’une épée… et se défend toujours en brandissant des mots et des images.

        Toute invention ou conception exige isolement et protection, comme un bébé qui grandit dans la chaleur de l’utérus, les limbes de la vie. Au fil des ans, Jan Fabre s’est créé divers microtopia, des endroits isolés du monde extérieur, propices à l’introspection ou à l’étude de l’anima mundi. Tout a commencé sous sa tente-laboratoire et dans son atelier-abri, mais cela s’est également passé dans sa chambre ou dans une chambre d’hôtel où, dans des séries de dessins s’échelonnant sur plusieurs années, il a étudié son corps en tant que paysage-mystère fait de sang, de larmes, de sperme, d’urine et autres sécrétions.

        Fig. 28 – Jan Fabre, L'Homme gluau, 1990, stylo à bille Bic sur papier, 200 x 160 cm. Collection Keteleer-de Nève.
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        Fig. 28 – Jan Fabre, L'Homme gluau, 1990, stylo à bille Bic sur papier, 200 x 160 cm.

        Jan Fabre déplace les limites de son univers et le délimite avant tout dans ses dessins et son Journal de nuit dans lesquels il consigne et digère tout ce qu’il n’a pas pu formuler pendant la journée. De préférence assis dans son bain, en écrivant sur l’eau [pp. 248-253]. Par le biais du dessin, tout est possible. Selon lui, le dessin permet de transformer un carré en un tapis volant en une seconde à peine. Il y a le dessin pour le dessin, le dessin pour étudier le médium en soi (comme les grands dessins au Bic bleu qui deviennent des sculptures autonomes), le dessin comme avant-projet d’une oeuvre d’art ou d’une scène théâtrale. Mais il y a aussi les dessins d’études entomologiques et toiles du corps pour étudier par exemple ses propres sécrétions corporelles. Parmi ces derniers figurent les Dessins de larmes de Fabre (2000-2006) [p. 205] : une sorte de journal intime dans lequel, auprès de chaque dessin, il a indiqué la date et l’endroit où il a pleuré (Anvers, Avignon, Hanovre, Maurice...), le type de larmes et leur cause (larmes d’émotion à l’écoute d’une musique ou à la vue d’une oeuvre qui va droit au coeur ; larmes d’irritation par de la fumée, des oignons qu’on épluche, un manque de sommeil ; larmes de chagrin dues à une réflexion ou à des problèmes relationnels d’ordre privé), ainsi que la date à laquelle et le lieu où il a terminé le dessin (Amsterdam, Anvers...). À l’arrière-plan, il a chaque fois dessiné un château dont la légende a un rapport avec le type de larmes.

        Fig. 29 – Jan Fabre, Sperme du perroquet, 1989-2000, crayon HB et sperme sur papier, 29,7 x 21 cm. Collection particulière.
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        Fig. 29 – Jan Fabre, Sperme du perroquet, 1989-2000, crayon HB et sperme sur papier, 29,7 x 21 cm.
        Fig. 30 – Jan Fabre, Sperme du perroquet, 1989-2000, crayon HB et sperme sur papier, 29,7 x 21 cm. Collection particulière.
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        Fig. 30 – Jan Fabre, Sperme du perroquet, 1989-2000, crayon HB et sperme sur papier, 29,7 x 21 cm.

        Ses dessins de sperme sont un autre projet s’inscrivant dans le cadre de son étude des sécrétions corporelles. La série s’intitule Sperme du perroquet (1989-2000) [pp. 114-115] et évoque Moi, perroquet nain, je ne me répète jamais (2006). Ce minuscule autoportrait se rapproche peut-être le plus de l’essence de l’artiste. Chaque spermatozoïde est une forte tête. Il est le détonateur d’un projectile qui ricoche sous différentes formes. Le sperme est en effet aussi létal que générateur. Les visages de diables qui apparaissent dans les spermatozoïdes de Fabre rappellent qu’ils sont des projectiles vecteurs de sida dans les prisons. Mais ils évoquent aussi la course biologique impitoyable à la vie et à la mort et la formation d’une planète explosive. Le spermatozoïde nous rappelle notre finitude ; il est un memento mori qui est en même temps capable d’émerger de l’eau sous la forme d’une figure moïsienne. La semence a pour mission de libérer de la mort. Le préservatif exclusif pour perroquets limite le clonage et incite à se ressourcer et se réinventer. Autant les dessins de larmes sont un registre de la genèse des différents types de larmes, autant les dessins de sperme sont un testament expérimental de la réciprocité et polymorphie de la vie. Les dessins de Fabre, ses boîtes à images, châteaux, modèles de pensée, laboratoires, ateliers-abris, chambres, lits, baignoires… jusqu’aux plus petites cellules du corps sont autant de refuges, de cocons d’expertise, de nids où se développent de nouvelles vies. Hocus Pocus de l’hortus conclusus et de l’hortus/corpus... Fabre dessine le Plan de ma forêt (1999) [p. 57]. La teneur de ce dessin réalisé avec son sang et l’encadrement pourvu d’un petit auvent symbolisent la protection de l’image que l’artiste s’est forgée et qui évolue en permanence : les fondations de son corps, les racines de son cerveau à l’image d’un arbre généalogique exclusif dans une forêt protégée. On dirait la carte d’une bataille, une nature morte vivante, tout comme son installation Dieux grecs dans un paysage corporel. Cet îlot de globules-guerriers, semé de tortues et de crânes en verre bleuté ou d’un blanc osseux, et au-dessus duquel pendent des entrailles également en verre, représente-t-il les émotions profondes qui modifient le paysage corporel ? Les dieux grecs de Fabre sont les tortues de son enfance et autres créatures apparentées qui peuplaient son territoire. Pour Fabre, la tortue est une pierre d’oracle vivante, l’incarnation de la sagesse et le guide d’une existence nomade [p. 117].

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          Renoncer au confort du connu pour découvrir des horizons inconnus que l’on peut atteindre un jour ou ne jamais atteindre. Jan Fabre opte pour le pays de tous les possibles et suit l’exemple de ses tortues Janneke et Mieke qui vainquent leur complexe identitaire à coup d’inventivité. Il se souvient de leur Tragédie grecque (2010) [pp. 68-81] : des deux tomates fraîches qu’il leur avait donné à manger mais qu’elles ne parvenaient pas à saisir en raison de leur peau trop lisse. Mais il se souvient surtout de leur ingéniosité : afin de remédier au problème, les tortues avaient poussé la tomate dans un coin et après avoir pris un certain recul, elles s’étaient ruées sur elle, tête la première, pour en meurtrir la peau et pouvoir ainsi la manger. La Victoire grecque (2010) [pp. 68-81] : percer pour accéder à une autre dimension.

          Fabre opte pour une vie dans laquelle il est son propre maître et il continue à avancer, le regard sur l’infini, comme ses tortues. Ou en roulant son problème comme le bousier roule sa pelote fécale – Le Scarabée sacré (2011) [pp. 218-225] – et discutant avec ses compagnons de route. Dans le film-performance The Problem (Homage to Dietmar Kamper, 2001), trois bousiers divins – Peter Sloterdijk, Dietmar Kamper et Jan Fabre – s’avancent les uns vers les autres en roulant chacun leur boule qu’ils prennent plaisir à faire grossir. Chaque coeur a sa peine, chaque maison a sa croix, mais connexion rime avec réflexion et progression.

          Passage I-II-III (1993-1995) [p. 157] est une installation composée de trois sculptures en carapaces de scarabées représentant un microscope, une croix et un urinoir. Elles incarnent l’extase libératrice de formules expérimentales déviantes, d’un esprit ludique et d’une invention créative. Les microtopia de Fabre, ses habitants et ses objets de recherche montrent le théâtre tragicomique de l’existence dans tous ses excès : une quête frétillante, fébrile, hallucinante, carnavalesque, sombre et jubilatoire... Un autre monde qu’il donne à découvrir dans des séries de dessins tels que Feast of little friends (1977-1979) et La Fourmi belge de Binche (1979) [p. 119]... Je vois, je vois ce que tu (ne) vois (pas) !?

          Fig. 34 – Félicien Rops, La Foire aux Amours, 1885, crayon et aquarelle sur papier, 27 x 20,5 cm. Musée Félicien Rops. Province de Namur, inv. D51.
          Photo Musée Provincial Félicien RopsFermer
          Fig. 34 – Félicien Rops, La Foire aux Amours, 1885, crayon et aquarelle sur papier, 27 x 20,5 cm.

          Fabre est un mystique contemporain qui est en permanence à la recherche de l’invisible. J’aime mon impuissance (2002), avoue-t-il sur un dessin représentant deux jambes cuirassées, détachées du corps mais remuant malgré tout. Jan Fabre est « un chevalier du désespoir » et « un guerrier de la beauté ». Et lorsqu’il disparaîtra pour de bon, il restera de petits corps en bronze faisant office de reliques. Chacun de ces petits bronzes réunis sous le titre de Chalcosoma (2006-2012) [pp. 68-81] représente les idéaux de l’univers fabrien et est à ce titre un indicateur de direction. Ce corpus symbolise l’art et l’artiste qui défient le temps. Fabre, l’Ange de la mort, est voué à l’immortalité, tout comme Andy Warhol, qui était d’une blancheur cadavérique, est voué à survivre ad aeternam à travers les diverses reproductions hautes en couleur de son autoportrait. Fabre reste donc debout et aux aguets. Et même lorsqu’il tombera pour de bon, son épée, son armure, son heaume et ses nombreux masques témoigneront de son univers et de son temps. Les masques/heaumes offrent une protection lors d’un combat aussi bien physique que spirituel. Ils maintiennent en vie l’âme de ceux qui les ont portés antérieurement et nécessitent l’usage du « troisième oeil » en raison de l’inhibition intrinsèque de la « vue normale ». Le Masque du pouvoir de Fabre (2012) [pp. 68-81], le masque de l’aigle, le masque du regard anobli. Son troisième oeil qui négocie avec l’autre réalité : la réalité sacrale (16).

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            Sacred time. Time heals all wounds

            Jan Fabre crée son propre temps en faisant don de lui-même et fait dans ses oeuvres plusieurs professions de foi. Le sang coule. Il coule même à flot. Il est le sang qui bénit, consacre et oint son art. « Je suis sang », déclare-t-il en 2001 dans un texte qui, la même année, donnera lieu à une pièce de théâtre (17) et, entretemps, lui inspirera également sa performance en solo Sanguis/Mantis (2001) (18).

            Sanguis/Mantis avait les allures d’une cérémonie de plus de cinq heures, jalonnée de plusieurs stations comme le calvaire du Christ. À chaque station, Jan Fabre enfermé dans une armure pesant des tonnes dessinait avec son sang prélevé par une infirmière, son engagement solennel envers l’art. Cet exercice le plongea progressivement dans une extase et il tomba même malade à force de respirer la rouille qui, sous l’effet de son haleine, s’était formée à l’intérieur du heaume. L’artiste qui s’empoisonne et se libère. L’artiste qui sur l’un des feuillets de son manifeste a écrit « On ne s’habitue pas à l’art » (2001) et renouvelle le sacrement de son art, la consécration du don de son sang qui coule comme un fil rouge dans ses oeuvres.

            À la fin des années 1970, il réalise ses premiers dessins avec son sang lors de performances privées. Mon corps, mon sang, mon paysage (1978) et Mes gouttes de sang, mes empreintes de sang (1978-1982) marquent le début de sa mission sacrée : étudier et libérer le corps. Dans son Journal de nuit, il écrit : « Je voudrais faire subir des tortures à mon corps. Faire souffrir mon corps. Faire mourir mon corps. Faire ressusciter mon corps. Afin de pouvoir, à travers ce processus de mort et de renaissance, détacher mon corps de la réalité et en faire don à l’art (19). »

            Fig. 40 – Félicien Rops, Le Pendu à la cloche, 1869, eau-forte sur papier, 24,2 x 16 cm. Musée Félicien Rops. Province de Namur, inv. PER E482.
            Photo Musée Provincial Félicien RopsFermer
            Fig. 40 – Félicien Rops, Le Pendu à la cloche, 1869, eau-forte sur papier, 24,2 x 16 cm.
            Fig. 41 – Jan Fabre, Autoportrait du pendu, 1999, sang sur papier, 42 x 30 x 8 cm. Collection Fondation Raimunda Muñoz Ortega, Mula (Espagne).
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            Fig. 41 – Jan Fabre, Autoportrait du pendu, 1999, sang sur papier, 42 x 30 x 8 cm.

            En 1978, l’artiste s’est dessiné le corps transpercé de couteaux, les mains tranchées et le sang giclant comme une fontaine de ses poignets. Bref, à moitié mort, mais avec le masque rieur d’un chirurgien. Cet autoportrait exprime-t-il sa conviction que le temps guérit toutes les blessures ? Vingt ans plus tard, il est encore, sinon plus un serviteur de l’art. En 1999, Le Pendu du nom de Jan Emiel Constant Fabre donne lieu à une nouvelle déclaration rédigée avec son sang : « Glorieux martyr du serviteur de l’art. Martyr, né près d’Anvers, de cruels et habiles hérétiques surgis d’une forêt l’ont, lui le serviteur de l’art, pendu à un arbre et criblé de balles de pistolet et voyant qu’il était encore vivant, ils lui ont cruellement asséné des coups de hache (20)  » [p. 123]. Pendu, criblé de balles, une hache et un couteau plantés dans le corps, mais bel et bien vivant... Deux ans plus tard, il explique une nouvelle fois que son sang est fait pour couler et est intarissable : « Personne ne vaincra mon corps […] Personne ne laissera mourir mon corps […] Personne ne laissera saigner mon corps. Car je suis sang (21). ». « Personne ne laissera mourir mon corps »... sauf Jan Fabre lui-même ? « Je me bats avec moi-même » ? N’est-ce pas lui et personne d’autre qui, dans la série Mes gouttes de sang, mes empreintes de sang a écrit « Je suis un assassin » ? Depuis plus de trente ans, il est, à ses propres dires, socialement mort et il consacre sa vie entièrement à l’art. L’unique route que sa volonté emprunte est celle qui le fait aller de l’avant. Avant-Grade (2012) [pp. 68-81], une sculpture représentant une défense d’éléphant qui fend le temps, confirme l’attitude progressiste de son existence romantique.

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              Dans le dessin Le Sacrifice (pour F.R.) (Anvers, 1/3) (1989) [p. 127], il dévoile – en hommage à Félicien Rops [p. 126] – son envie démoniaque de voyager dans une autre dimension. Une envie qui implique un abandon pieux et lascif comme celui de son autoportrait en bronze dont la moitié du visage est hérissé de punaises. Le Porc-punaises (2012) [pp. 68-81] représente la protection de l’oeuvre et la recherche exaltée d’une nouvelle révélation. La création, tout comme la formation du visage du temps, ne s’arrête jamais. Le désir entretient la flamme… et exige un renoncement.

              « La sexualité est liée à l’idée d’abandon à l’ultime liberté physique et mentale.

              Dans toutes mes oeuvres (représentations, dessins, sculptures...), je crée un nouvel espace. Un nouvel espace où sexualité et destruction peuvent coexister.

              La mort n’est pas intéressante, mais ce qui vient après, le futur, a pour moi la dimension d’un espace. (22)  » 

              Créer une oeuvre d’art a quelque chose d’incroyablement érotique. Celui qui se sent attiré, en appelle inconsciemment à tous ses sens. Flairer, succomber à une odeur corporelle, parler avec enthousiasme, une voix qui sonne comme de la musique dans les oreilles, des yeux affamés, toucher une seconde peau... Une attirance sexuelle est la consécration d’une fusion entre l’homme et l’animal. Souvenez-vous des autoportraits de Fabre en mi-homme mi-animal, des dix-huit Chapitres qui montrent que nos sens sont de nature à nous faire réfléchir. Les oreilles, cornes, ramures, couronnes, etc., sont autant d’antennes d’un langage intérieur en grande partie oublié et désappris, qui cherchent à se connecter. Ou du grand dessin au Bic bleu de Fabre sur lequel un homme-caméléon déroule sa longue langue gluante. La Matérialisation du langage en tant que matérialisation du corps. Permettre au dessin/langage/langue de s’exprimer. Les Chapitres de Fabre sont des têtes muettes, mais particulièrement éloquentes.

              Céder les rênes du pouvoir aux sens est un phénomène qui se déclenche de manière organique lors d’une attirance sexuelle. Céder à cette attirance, c’est perdre son identité et se perdre dans un pas de deux ou dans une polycratie quand on est glouton. Je me vide de moi-même (nain) (2007) [pp. 10, 158] cette fois non pas sur la tradition des fantastiques primitifs flamands rebelles, mais sur le Pornocratès de Félicien Rops. Jan Fabre laisse humblement saigner son nez sur l’objet de son désir et semble trouver son destin dans la femme. « Mein Heil ligt in Maria. Gottin der Wonn und Lust (23)  », avait-il noté précédemment sur un manuscrit de Tannhäuser (2004) [pp. 66, 67, 188]. La délicieuse fuite de l’ego et du désir : serait-ce la raison pour laquelle Fabre a mis en scène des oeuvres de Richard Wagner (24)  ?

              Se lâcher, lâcher temporairement les rênes pour accéder à une nouvelle réalité. Est-ce là le message que Fabre veut faire passer dans Offrande (1978) ? Sur ce dessin faisant partie de Mes gouttes de sang, mes empreintes de sang, on voit, en haut, un homme (l’artiste) allongé sur un banc de torture, dont le sang giclant de ses poignets se mêle au sang menstruel s’écoulant du sexe de Gerda. Fabre s’est également servi de son sang à elle pour réaliser d’autres dessins de cette série. Ecce Homo (1982), voici l’homme qui souffre : crucifié, ligoté, mais libéré en faisant pénitence. Personne ne laissera saigner mon corps... Sauf moi et la femme qui est à mes côtés ? Tout comme il se donne entièrement à l’art, Jan Fabre se donne entièrement à la femme. « L’art et les femmes sont mes vrais compagnons (25). » Il veut que la femme prenne possession de lui, le dévore comme la mante religieuse dévore le mâle durant l’accouplement. Fabre se métamorphose en Sanguis Mantis : la sauterelle qui saigne et donne son sang, le voyeur qui fait don de son sang.

              Le sang est migratoire et ambivalent. Il est un fluide complexe et suspect comme le temps et l’identité. Fabre dit à propos de nombre de ses dessins qu’ils ne sont pas solides, mais liquides. Ils sont des champs magnétiques d’énergie dans lesquels il donne au fonctionnement du temps une toile en optant pour des médiums comme de l’encre de stylo à bille ou du sang, mais aussi du sperme, de l’urine ou des larmes. Par exemple l’intensité variable des reflets métalliques propres à ses dessins au Bic bleu, les nuances de rouge du sang menstruel ou le rouge vineux du sang fraîchement soutiré des veines de l’artiste.

              En se sacrifiant, Fabre espère trouver l’extase dans les plis des draps et les plis de la nuit, dans l’art et l’ars erotica, dans les bras de l’imagination et de la femme. Comme dans L’Enlèvement (F.R.) (Anvers, 3/3) (1989) [p. 131], un autre petit dessin au Bic bleu en hommage aux Sataniques de Félicien Rops [p. 129]. « L’heure n’est pas encore venue », est-ce cela que Fabre veut également dire dans son grand dessin bleu La métamorphose a peur de la mort (1987) [p. 97] ? Que sont la transportation et la métamorphose sinon une réinvention permanente de l’être ? Dans le manuscrit de sa production théâtrale Requiem für eine Metamorphose (2007) [p. 137], Adam et Ève, réduits à deux squelettes sur lesquels poussent des feuilles d’un vert tendre et des fleurs d’un rouge éclatant, étreignent le « dieu cochon ». C’est le festin des passions.

              Fig. 45 – Félicien Rops, L'Enlèvement, 1882, aquarelle sur papier, 26 x 18 cm. Arwas Archives.
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              Fig. 45 – Félicien Rops, L'Enlèvement, 1882, aquarelle sur papier, 26 x 18 cm.

              Non bannis du paradis terrestre, Adam et Ève chantent l’effet purificateur et régénérateur de la mort passionnelle. Une résurrection induite par le désir, comme celui des figures hérissées de punaises d’Ascendens (1979-2006). La concupiscence triomphe de la croix. Dans Croix avec serpent II (2012) [p. 133], Jan Fabre s’insurge contre la continence prescrite par l’Église catholique symbolisée par la croix, qui accuse le serpent personnifiant la tentation de ruse et de péché, en racontant tout autre chose. Comme on peut le voir, cette sculpture est entièrement revêtue d’élytres de scarabées irisées et le serpent pourrait être un ouroboros : un serpent qui se mord la queue. L’ouroboros et le scarabée symbolisent tous deux la vie éternelle. Fabre donne donc au serpent et à la croix une autre peau et à l’histoire de la Passion une autre tournure : la résurrection induite par le désir et la résurrection du désir en soi. Profondément convaincu, il lui érige même deux autels. Le Futur Vagin miséricordieux (2011) et Le Futur Phallus miséricordieux (2011) [p. 164] se composent chacun d’un tas d’os en verre formant un autel mortuaire. Du moins, c’est à ça que font penser ces deux tas. Les crânes qui trônent d’habitude sur ce type d’autel, font ici partie du tas d’os en verre et ont été remplacés par un vagin et un phallus en os. Cette étrange disposition induit une inversion de la forme et du symbolisme de l’autel mortuaire. Les crânes et les os sont en verre et le vagin et le phallus trônant triomphalement sur l’autel, en os. Ces sexes sont-ils le lit de la vie éternelle ? Les deux installations sont, tout comme la Croix avec serpent et les dessins du cycle Tannhäuser, un hommage à la soif de vivre qui triomphe de la mort. Le désir n’est pas fatal. Au contraire, il est créatif, vitalisant et régénérateur.

              Le temps est comme un jeu et le feu sacré inextinguible comme ces bougies d’anniversaire que l’on souffle mais qui se rallument en permanence. Jan Fabre, L’homme qui donne du feu (2002) [pp. 28-29], se retrouve dans cette image : comme sa flamme à lui, son briquet continue de brûler par vents et marées. Sa vie est une partie de chasse dans laquelle il est aussi bien l’appât que la proie, le chasseur et le garde-chasse. Artiste-diable (1979-2003) [p. 163] et Ange de la métamorphose, il est le temps, il est le conflit et avec lui tous les symboles, métaphores, figures fantomatiques et fantasmagoriques qui peuplent ses oeuvres. Il est le serpent qui injecte à la fois du venin et son antidote, et ne cesse de muer. Il est le ver qui à la fois souille et assainit la terre et est irréductible, même quand on le coupe en morceaux. Il est l’homme gluau qui à la fois attire les mouches et les attrape pour qu’elles n’incommodent pas le public. Dans ses oeuvres, l’homme est un serviteur et un dictateur, un chevalier et un rebelle, un sauveur et un proscrit, un satyre et un esclave sexuel. Il en est de même pour la femme qui a plusieurs visages dont celui de la damoiselle, princesse, Vierge Marie, mariée, sage-femme, mère nourricière et maîtresse, araignée, vestale, dominatrice, sorcière et Une femme normale-à-en-mourir (26). Tout individu est double ou un multiple de deux.

              Fig. 46 – Jan Fabre, L'Enlèvement (F.R.) (Anvers, 3/3), 1989, stylo à bille Bic sur papier, 29,7 x 21 cm. Collection Mario Mauroner Contemporary Art Salzburg-Vienna.
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              Fig. 46 – Jan Fabre, L'Enlèvement (F.R.) (Anvers, 3/3), 1989, stylo à bille Bic sur papier, 29,7 x 21 cm.

              Fabre glorifie une existence conflictuelle, comme en témoigne son Plan de ma forêt [p. 57]. Ce qui lui importe, ce n’est pas la stratégie de la solution, mais la stratégie du conflit, selon le modèle de l’exercice olympique d’équilibre entre la tragédie et la victoire de la civilisation grecque. L’idéologie de Fabre se nourrit en particulier de deux termes datant de cette époque : pharmakon et catharsis. Le pharmakon est un poison maléfique, mais aussi bénéfique car conduisant à la catharsis. La catharsis résulte de deux mondes qui se télescopent, mais finissent par s’unir pour affronter, plus forts que jamais, un nouveau problème demandant une nouvelle solution. Il s’agit d’une purification autorégulatrice résultant de la rencontre de forces opposées. Elle est le fruit d’un abandon, d’une perte temporaire, d’un sacrifice temporaire, d’une mort passagère. Dans Offrande, Fabre fait fusionner son sang avec celui de Gerda. Par extrapolation, ce dessin, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, évoque un homme et une femme qui s’abandonnent l’un à l’autre et à la vie. Saigner pour se purifier physiquement et mentalement.

              Dans Le Sacrifice et L’Enlèvement, Fabre évoque du sang bleu car l’abandon a lieu dans cet entre-deux qu’est l’heure bleue. Ses oeuvres sont peuplées de nombreux intermédiaires, tels des anges, des cygnes, des chirurgiens, etc. : autant de figures doubles que le christianisme révoque et éreinte, car l’absolution porte uniquement sur « l’unité du Saint-Esprit ». Le christianisme repose sur l’expiation des péchés et sur une bonne conduite de tous les instants permettant d’accéder à la porte du ciel. La porte de Fabre s’ouvre sur des vies et des visages pluriels. L’artiste veut en montrer toutes les facettes : la sorcière est une femme comme les autres, le diable un ange déchu... Qu’il s’agisse de partisans, d’accompagnateurs qui nous aident à traverser le miroir, à voyager dans le temps de l’esprit.

              Fig. 47 – Félicien Rops, Le bonheur est dans le crime, 1884, crayon et estompe sur papier, 28 x 18,7 cm. Fédération Wallonie-Bruxelles, en dépôt au musée Félicien Rops. Province de Namur, inv. CFR125.
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              Fig. 47 – Félicien Rops, Le bonheur est dans le crime, 1884, crayon et estompe sur papier, 28 x 18,7 cm.

              Dans son installation Sanguis sum (tondu) (2011) [pp. 68-81], Jan Fabre montre deux agneaux qui se regardent, un debout, l’autre allongé. Un dédoublement de soi et une réconciliation avec le destin sans plier sous son joug. Les deux agneaux portant un noeud papillon et un chapeau festif fêtent l’unique et éternelle durée. À noter également que les agneaux sont tondus et qu’un animal tondu peut évoquer un être faisant l’objet de moqueries – comme le Christ déshabillé par les soldats – d’une révocation ou victime d’une escroquerie. Jan Fabre fait-il ainsi allusion au dédoublement de l’escroquerie ? Le destin se moque de l’agneau dissolu qui, à son tour, se moque du destin en le regardent droit dans les yeux, avec son nez de clown bien en évidence. Une fois de plus, Jan Fabre a recours au symbolisme chrétien et nous montre l’agneau/l’homme qui a son destin en main. Le sang qui coule ne permet pas de se laver de ses péchés et n’offre aucune rédemption aux âmes probes. Non, il est de nature à se laver lui-même et induit une transfusion et transportation à large échelle. L’installation Sanguis Sum traduit l’accès au temps sacré où le temps est un festin, incommensurable.

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                Jan Fabre est « l’Empereur de la perte (27)  » et vit lui-même dans une zone intermédiaire : son temps sacré, un espace temporel sacralisé dans lequel il se rebelle en perdant. Cela peut paraître contradictoire, mais ne l’est pas. Temps sacré ne rime pas avec absence de temps mais avec un temps sans limites – ce qui est totalement différent –, un temps hyper concentré où le passé, le présent et le futur fusionnent. Le temps sacré est le temps de l’âme qui survit, transfigure ou transporte comme des globules de sang.

                It takes time and two to tango

                Sont-ce vraiment des fous qui dansent ? La folle vanité sur laquelle Jan Fabre a dessiné une tête tranchée ou plutôt un crâne décalotté coiffé d’un bonnet de fou, laisse la question ouverte (2002) [p. 201]. Dans l’iconographie traditionnelle de la danse macabre, ce sont d’habitude les vivants qui ont l’air sombre et anxieux. Ici, c’est la mort qui est comme paralysée par la débauche de couleurs du spectacle s’offrant à ses yeux. Ou Fabre s’adresse-t-il avec cette oeuvre à l’être qui a peur de vivre pleinement ses passions en raison de la mort qui guette ?

                Fig. 52 – Félicien Rops, Pornocratès, 1878, gouache, aquarelle et pastel rehaussé d'or sur papier, 75 x 48 cm. Fédération Wallonie-Bruxelles, en dépôt au musée Félicien Rops, Province de Namur, inv. CFR 10.
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                Fig. 52 – Félicien Rops, Pornocratès, 1878, gouache, aquarelle et pastel rehaussé d'or sur papier, 75 x 48 cm.
                Fig. 53 – Jan Fabre, Requiem für eine Metamorphose, 2007, crayon et crayon de couleur sur papier, 20 x 15,6 cm. Collection Angelos.
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                Fig. 53 – Jan Fabre, Requiem für eine Metamorphose, 2007, crayon et crayon de couleur sur papier, 20 x 15,6 cm.
                Fig. 54 – Félicien Rops, Le Sphinx, 1879, gouache, aquarelle, crayon de couleur, 29,7 x 20,4 cm. Collection particulière, courtesy Galerie Ronny Van de Velde.
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                Fig. 54 – Félicien Rops, Le Sphinx, 1879, gouache, aquarelle, crayon de couleur, 29,7 x 20,4 cm.

                Comme l’artiste vit dans un monde qui est le fruit de son imagination, il est souvent soupçonné de ne pas avoir les deux pieds sur terre. Cette déduction est cependant simpliste et surtout absurde. Dans le cas de Fabre, ce n’est pas parce qu’il vit dans un univers romantique qu’il n’a pas le sens de la réalité. Au contraire. De son point de vue, il montre plus, il montre les deux côtés : la vie et la mort. L’artiste solitaire a beau être un excentrique, il n’a pas une position excentrique. Il ne vit pas comme un dieu, il ne vit pas comme un marginal : il crée au coeur de la vie et est parfaitement conscient du temps et de sa finitude. Jan Fabre accepte volontiers d’être le fou qui danse. Il n’hésite d’ailleurs pas à se représenter, non sans une pointe d’insolence, sous les traits du Joker dans la rue de l’Ommeganck [p. 150]. On a toujours le choix : minimiser ou dramatiser, rire ou pleurer, se morfondre ou s’éclater, se plaindre ou se réjouir… Vu qu’elle est inéluctable, pourquoi ne pas envisager la mort de manière positive ? De toute façon, que l’on se morfonde ou non, personne n’échappe à la danse. « Le tango se danse à deux » est un appel à ce conflit. Chacun porte ce conflit en soi, chacun est un conflit en soi et recherche le conflit, chacun est un squelette et un être de chair et de sang. Dans la Danse des squelettes de Fabre, quatre acteurs-performeurs portent leur squelette sur le dos. Ils dansent sur Helter Skelter des Beatles. Il s’agit d’une scène d’Universal Copyrights 1 & 9 (1995), une production théâtrale dans laquelle Fabre fait allusion au fait que nous relevons tous de la même genèse, mais que chacun de nous est unique. Contrairement à la danse macabre qui dans l’iconographie est souvent menée par der Freund Hein (28), c’est l’individu qui dans la danse de Fabre mène lui-même la danse. Serait-ce une allusion à l’individu qui bien que faisant partie d’un tout, décide de ses actes en toute autonomie ? À l’instar de tout « saint sacrifice », Fabre parle de dédoublement, de complémentarité et d’intensification. D’une petite perte qui rapporte gros. Dans la Danse des squelettes, Fabre extériorise littéralement la mort. Il est fasciné par l’exosquelette des insectes et de la tortue. Par des corps qui ne peuvent pas saigner et que la nature a pourvus d’un blindage supplémentaire. Fabre se bat comme un chevalier car il veut créer pour l’homme du futur un corps qui vient en aide à la vie. Un corps spirituel comme celui de ses anges en os et de ses sculptures de moines (2002). Les os humains et animaux sont des matériaux essentiels. Ich bin ein Skelettmann (1988), déclare-il déjà dans les années 1980 : un homme-squelette qui porte sur le dos la mort avec laquelle il cohabite en toute sérénité.

                « La Danse des morts de Hans Holbein pend au mur de ma cellule. La nuit, il m’arrive de fixer cette reproduction pendant de longues minutes. (Hypnose par la vie). La mort n’est jamais l’ennemi. (29) »

                La mort est source d’une grande angoisse partagée. La mort danse-t-elle parce que l’homme est mortel ? La mort sautille-t-elle parce qu’elle a les vivants en son pouvoir avant même qu’ils ne meurent ? Malin est celui qui inverse les choses, car la mort a tout aussi peur de la vie que l’homme de la mort. Accepter la mort, lui donner une place et vivre sans la craindre signifie vivre sans craindre l’autre, sans craindre l’inconnu et le vide. Danse des squelettes, danse macabre, tango... danser de manière gracieuse et magistrale avec l’articulation du temps.

                Danser à la vie et à la mort. La vie et la mort, la mort et la vie sont un remède l’une pour l’autre. Elles se soulèvent et se soutiennent, comme dans Dessin du plafond (squelettes) (1987) [p. 217] où des squelettes ont les bras et le cou tendus vers un oeil, où des corps sans chair enchevêtrés rampent en appelant au secours la vie. Dans ce grand dessin plafonnier au Bic bleu, la vie vient en aide à la mort. Mais Fabre montre aussi comment la vie fugace tient la mort à distance en se détruisant et se recréant en permanence. La métamorphose a peur de la mort [p. 97].

                Créer et recréer en traversant le miroir du temps : telle est la quête qui étaye l’oeuvre de Fabre. À la hauteur de sa phrase au néon Da un’ altra faccia del tempo imprégnée d’encre de Bic bleu (1988), trois lézards disposés en triangle forment avec leurs longues queues un calice ou un entonnoir. À moins que ce soit un sacrum avec une queue.

                La queue est un indicateur, un instrument naturel destiné à mesurer la force. Les queues en carapaces de scarabées de Fabre soulignent le caractère processuel et permet la conviction spirituelle grâce à la force rétroactive du corps. Elles ont la forme d’une épée, d’une croix ou d’une vraie queue (2000-2001) qui est organiquement reliée au sacrum. Fabre veut-il nous rappeler notre condition d’êtres vertébrés et montrer que la disparition de la queue au fil de l’évolution n’a pas été une perte pour l’homme, mais lui a tout au contraire profité à double titre ? Sans queue, l’homme marche droit, fier et assertif, sur deux pieds. Mais plus sournoisement, cette absence de queue a masqué nos mouvements intérieurs et a ainsi donné naissance à la mascarade.

                Fig. 55 – Jan Fabre, Masque chauve-souris (détail), 1997, aquarelle et encre sur papier, 148,5 x 100 cm. Collection particulière
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                Fig. 55 – Jan Fabre, Masque chauve-souris (détail), 1997, aquarelle et encre sur papier, 148,5 x 100 cm.

                Le sacrum de l’homme est devenu ambigu. Fabre a transformé, noir sur blanc, le sacrum en un masque de boxe, un masque de taureau, un masque de lampe et un masque de diable (2002). Il a aussi posé trois sacrums/masques de diable en bronze sur un lit de poudre d’os (Masques du diable, 2002) [pp. 160-161] : une représentation miniature raffinée de la fertilité de la trinité satanique et de la stigmatisation de la lubricité par la trinité chrétienne. Il a également dessiné une échine sous la forme d’un rosaire qui agit entre une croix rouge et un masque de diable (1997) [p. 141] et une échine droite qui jaillit d’une queue en colère (1997). Mais il suggère également la force intrinsèque de la colonne vertébrale en la reliant à un manche à balais (1997) [p. 139].

                Fabre annonce la couleur : tout un chacun masque l’existence pour tenter de séduire le temps et l’inciter à différer le moment de l’exécution. Avec toutes ses créatures carnavalesques, l’artiste démasque l’énergie qui se libère lors du télescopage de forces opposées au centre desquelles le temps fait son oeuvre. Sa sculpture La vanité repose sur la mortalité (2013) [p. 143] consiste en un paon se dressant fièrement sur la carcasse d’un torse, parée des multiples yeux de sa queue et doublée d’une armure naturelle d’élytres de scarabées. Se mouvoir gracieusement à l’infini en cherchant un nouveau souffle. La vanité symbolise la sagacité de l’homme, comme dans le grand dessin au Bic bleu (1987) [p. 93] représentant un paon qui se dresse sur les débris de la culture et assiste au combat impitoyable de la nature. Deux chamois en équilibre précaire sur un tronc d’arbre enjambant un ravin s’affrontent. Ils veulent chacun rejoindre l’autre côté, ils veulent tous deux faire un saut dans l’inconnu.

                Fig. 56 – Félicien Rops, Mors syphilitica, c. 1865, pointe sèche sur papier, 22,2 x 16,2 cm. Fédération Wallonie-Bruxelles, en dépôt au musée Félicien Rops. Province de Namur, inv. CFR 44.
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                Fig. 56 – Félicien Rops, Mors syphilitica, c. 1865, pointe sèche sur papier, 22,2 x 16,2 cm.
                Fig. 57 – Jan Fabre, Masque du Diable, 1997, crayon et aquarelle sur papier, 148,5 x 100 cm. Collection du groupe Lhoist.
                Photo Angelos bvbaFermer
                Fig. 57 – Jan Fabre, Masque du Diable, 1997, crayon et aquarelle sur papier, 148,5 x 100 cm.

                L’os sacrum signifiant « os sacré » porte bien son nom : tant scientifiquement que symboliquement, il centralise l’énergie et la distribue. Il est la charnière de la vie, le siège du conflit, le siège de l’âme, mais aussi le centre de l’énergie sexuelle appelé « chakra sacré ». Dans son installation Le Problème (2001) [p. 166], Fabre ferait-il allusion au chakra selon lequel tout mouvement vers l’extérieur n’est sensible que parce qu’on peut retomber sur sa « résidence de soi » ? L’oeuvre consiste en un cygne reposant sur un matelas – ou plutôt le cou d’un cygne –, dont le corps sphérique pourrait tout aussi bien représenter un utérus, un oeuf, la pelote fécale d’un bousier, un globe terrestre ou même le petit pois du conte d’Andersen. La constellation évoque trois histoires ayant défié le temps : celle de la vraie princesse qui ne parvient pas à trouver le sommeil sur une pile de vingt matelas en raison d’un petit pois – un problème – qui la gêne, celle de Zeus qui se transforme en cygne pour séduire Léda et celle de l’interminable travail de Sisyphe. Le corps d’où jaillit le cou du cygne est un cocon dans lequel s’opèrent des changements, une métamorphose. Couver la vie, protéger le sein de la conscience, mais aussi participer à la vie. Le désir et surtout la nécessité de renaître pour continuer à vivre. Le « problème », la « pelote fécale », le « fardeau »… est tout comme le sacrum un passage, où des extrêmes font une brève pause. Une soif de perfection qui ne peut/ne saurait être atteinte étant donné que c’est le trajet qui compte. Le fruit et la fuite de la vie. Le cygne hermaphrodite qui en tendant le cou déploie entièrement ses ailes et prend son envol pour l’éternité. Le mystère de la vie réside-t-il dans le principe du philosophe grec Héraclite, selon lequel « ta panta rhei ». Cette expression signifiant « tout coule » synthétise la pensée d’un monde en mouvement perpétuel, où tout change, se ramifie et prolifère en permanence. Fabre, qui s’est autoproclamé « fontaine du monde », se réclame de ce mouvement. Est-ce de l’arrogance et du narcissisme ? Peut-être. Mais ce qu’il propose est du temps vital, quelque chose que tout un chacun porte en soi. Jaillir de vitalité en se fécondant en permanence avec ce qui a été semé. La fontaine est un monument à l’image d’une vie autosuffisante, qui ne cesse de tendre à des sommets et ne se tarit jamais.

                Fig. 58 – Félicien Rops, Humanité, s.d., pointe sèche et roulette sur papier avec en marge La Vertu du Diable. Diaboli virtus in Lombis! St Aug., crayon noir et crayon de couleur, 21 x 13 cm. Musée Félicien Rops, Province de Namur, inv. PER E312.1.CF.
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                Fig. 58 – Félicien Rops, Humanité, s.d., pointe sèche et roulette sur papier avec en marge La Vertu du Diable. Diaboli virtus in Lombis! St Aug., crayon noir et crayon de couleur, 21 x 13 cm.

                Fabre se montre en fontaine du monde dans toute une série de dessins à la plume qu’il a réalisés en 1979. C’est aussi le titre du modèle sur lequel on le voit ensemencer sa propre pierre tombale (1979-2007) [p. 168], ainsi que de l’installation monumentale dans laquelle il surgit d’entre les tombes du passé (2008). À l’origine de tout cela, il y a une quarantaine de dessins se rapportant à des performances privées et publiques et des actions que Fabre a entreprises avec ses muses. Un spectacle orgastique de marionnettes, d’hommes, de femmes et d’hermaphrodites divins et sataniques, de vagins et de pénis personnifiés. La fustigation et le sauf-conduit des sécrétions corporelles. Trois oeuvres émergent du lot : lui en fontaine, la femme en déesse des sécrétions corporelles et la scène qui résume la genèse du spectacle de marionnettes. « Rien ne vaut un chez-soi » (30)  : le vagin en tant que Saint Graal. « Ce qui est le plus intéressant dans une montagne, ce n’est pas la montagne mais les grottes qu’elle cache (31)  » : la révélation grâce à un va-et-vient dans les antres de la vie.

                Fig. 59 – Jan Fabre, La vanité repose sur la mortalité, 2013, élytres de scarabées bijoux, polymères, oiseau empaillé, 235 x 50 x 54 cm. Collection Angelos.
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                Fig. 59 – Jan Fabre, La vanité repose sur la mortalité, 2013, élytres de scarabées bijoux, polymères, oiseau empaillé, 235 x 50 x 54 cm.

                « Je veux sortir ma tête du noeud coulant de l’histoire », s’exclame Jan Fabre dans la peau du plus grand ver du monde (2008). Avec son corps minuscule et malingre, le ver ne paie pas de mine, mais cela ne l’empêche pas d’être grand au niveau mental. Non seulement il assainit le sol, mais grâce à son corps filiforme, il est aussi capable de se faufiler partout et de se dépêtrer en toutes circonstances. À l’instar du ver, la présence de l’artiste dans la société rime avec bonification. Dans l’installation La Fontaine du monde, il surgit d’entre les tombes du passé. Ici par contre, il glisse sur la tradition. Résister à une pression, s’affranchir des expectations de l’art – et de la vie – et des diktats de l’histoire de l’art – et de la société –, voilà de quoi il en retourne. Se frayer un chemin avec le panache du paon, avec l’agilité du cygne, avec la persévérance du ver de terre…

                Dans Art, Sex, Love, trois dessins formant un triptyque qui fait partie de The Escape of the Artist (2008), l’artiste se montre en diable assoiffé d’art, de sexe auquel il se soumet et de spiritualité [pp. 232, 235, 237]. Fabre a réussi à canaliser son énergie avec, à travers et dans sa création. Le Chapitre II dans lequel il s’est représenté vieilli et le front percé d’une immense corne de licorne ne ment pas : When there’s no imagination, there’s no erection (32) (2014) [pp. 68-81]. Dans ce bronze représentant un cerveau d’où pointe un phallus, il figure à la fois l’érection de la conscience, la fondation d’une planète obscure, la genèse d’un univers.

                Facing time : it’s a myth

                Le temps ne vient jamais seul. Le temps vit parce qu’il a un visage et parce qu’il donne et prend. Les oeuvres de Fabre sont un témoignage matériel de ce qu’il fait imperturbablement : se donner au temps pour prendre du temps. « J’ai le temps », écrit-il. « Je crée le temps. Je suis le temps et je franchis mon propre temps (33). »

                Facing time, c’est regarder le temps en face et se rendre compte qu’il n’y a pas moyen de le cerner. Le miroir renvoie l’image de multiples visages, d’une infinité de visages. Comme quand on regarde L’Hommage à Jacques Mesrine ou, dans la même veine, le double portrait fusionnel de Félicien Rops et Jan Fabre s’affichant tout au long de l’exposition à Namur (34). Rops et Fabre suggèrent que le temps est à la fois unique et universel, focal et diffus, singulier et pluriel. Qu’il s’agit d’un miroir relatif ou l’invention persévérante règne en maître.

                « Rops suis, aultre ne veulx estre » [pp. 8, 152].

                Des décennies plus tard, Fabre pose la même chose, mais à sa manière en disant  : « Je suis un mouvement à moi seul » (1983) [p. 153]. Rops et Fabre sont deux loups solitaires qui, dans un esprit de résistance passionnelle et poétique, créent une réalité bien à eux, ouvrant ainsi la porte à une imagination débridée.

                Fig. 60 – Félicien Rops, Louis Namèche, pastel, crayon de couleur, gouache et craie blanche sur papier, 27 x 23 cm. Collection BdM, en dépôt au musée Félicien Rops, Province de Namur.
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                Fig. 60 – Félicien Rops, Louis Namèche, pastel, crayon de couleur, gouache et craie blanche sur papier, 27 x 23 cm.

                Le temps est mythe, comme le mythe de Sisyphe qui pourrait parler du monopole du temps. Pendant sept jours et sept nuits, Sisyphe gravit une colline en poussant devant lui une sphère de sa fabrication qui une fois au sommet dévale la pente et l’oblige à recommencer en permanence. Cela fait penser au scarabée d’Anvers (35) qui tourne obstinément en rond tout en portant sa croix. Fabre, L’homme qui porte la croix (2014-2015) [pp. 30-31], jongle avec sa pelote de misères et de rêves inassouvis, tout en prenant son destin en main. Or la croix est également, à plus d’un égard, la fontaine de son univers où il s’adonne à un jeu fatal, mais aussi et surtout spirituel et tantrique, inégalable. « A man without a myth is no man. Sometimes we sing, sometimes we don’t (36). ».

                Notes

                NuméroNote
                1« Facing time. Rops/Fabre. », Namur, 14 mars – 30 août 2015
                2Jan Fabre, « Une tribu, voilà ce que je suis », in : Jan Fabre, Cinq pièces, Paris, L’Arche, 2005, pp. 167-185.
                3Jan Fabre, « Être toujours partout et que partout toujours il vous manque quelque chose », L’Ange de la mort, in : Jan Fabre, Quatre pièces, Paris, L’Arche, 2000, p.114.