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Art en général - Antiquité - Moyen Age - Europe - Histoire de l'art Jacqueline Leclercq-Marx La Sirène dans la pensée et dans l'art de l'Antiquité et du Moyen Age Du mythe païen au symbole chrétien
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Reporticle : 100 Version : 1 Rédaction : 09/11/1997 Publication : 02/10/2014

Appendice : Pour une approche anthropologique et psychologique du thème

Résumer ce qu’implique la notion de « Sirène », on le voit, relève de la gageure : la confrontation des réalités culturelles avec les témoignages littéraires et iconographiques aboutit à une somme de concepts tellement contradictoires qu’une approche uniquement rationaliste semble en effet vouée à l’échec. Peut-être est-ce pour cette raison que, comme le note justement John Pollard, Attempts to generalize about the significance of Sirens have failed (955). C’est pourquoi il nous paraît indispensable d’indiquer ici de nouvelles directions de recherche et surtout de réflexion qui tiennent compte d’un élément primordial négligé par nos prédécesseurs : l’origine psychique de l’image de la Sirène (956). Création autonome de la pyschè, elle n’apparaît en effet que comme la projection de conflits réels de l’âme humaine, comme toute figuration mythique d’ailleurs. Cette approche, qui complète notre présentation historique, permet – non d’expliquer toute la problématique des Sirènes – mais de cerner quelques-uns de ses aspects par la mise en évidence d’une chaîne associative bien précise. Mais si nous refusons d’analyser uniquement l’image de la Sirène « scientifiquement sur base de l’anatomie de son cadavre ou historiquement sur base de l’archéologie de ses ruines » (957), nous garderons aussi à l’esprit « qu’il n’y a pas d’archétype » ni de symbole « qui se laisse ramener à une formule simple » (958). Ainsi éviterons-nous peut-être de « poursuivre le rêve du mythe en lui donnant un revêtement moderne » (959) ?

Fréquents sont les récits mythiques où les héros, tel Ulysse, naviguent sur la mer. Leurs errances sont assimilables aux dangers de la vie, ce que le mythe symbolise par des monstres qui surgissent de son immensité ou de ses profondeurs. La Sirène peut, à cet égard, symboliser la séduction du mirage destructeur, dangereuse tendance involutive que l’homme-héros doit combattre « en s’accrochant à la dure réalité du mât », centre du navire et « axe vital de l’esprit » (960). Cette tentation d’irrationalité dont l’humanisme grec tenta de s’affranchir, subsista néanmoins de manière sous-jacente. C’est pourquoi le monstre se présente « à la fois comme l’obstacle dont devait triompher la rationalité pour s’ériger en idéologie et la permanence insidieuse des forces obscures » (961). Symboles de pervertissement capable de se transformer en symbole de sublimation en vertu de l’ambivalence des notions archétypales et symboliques, la Sirène apparaît avant tout comme un être double : les sentiments contradictoires qu’elle suscita traduisent tantôt la dominance de son aspect sublime, tantôt celle de son aspect infernal, leur variabilité étant fonction des idéaux sur lesquels se fonde son approche. Ainsi, Homère, en s’appuyant sur le Régime diurne et les idéaux de la transcendance, valorisa négativement la Sirène en faisant de son chant un appel de mort. Par contre, on l’honorera comme puissance ambivalente, capable tant de donner la mort que de protéger et de guider les âmes dans l’Autre Monde, en se basant sur le Régime nocturne. Son culte peut s’interpréter dès lors comme tentative de réintégration, en un contexte cohérent, de la disjonction des antithèses – l’homme et l’animal –, – la raison et l’instinct – et en fin de compte – la Vie et la Mort – en une féconde union des contraires.

Cet aspect nocturne apparente la Sirène aux divinités lunaires comme Isis, Dercèto, Astarté, Perséphone, Artémis, Hécate, Lucine dont elle partage l’aspect chtonien, funéraire et aquatique. A ce titre, elle participe plus précisément au grand circuit symbolique LUNE - EAUX - FEMME - TERRE dont chacun des éléments implique à son tour d’autres correspondances (962). Ainsi les valences lunaires appellent-elles l’idée de mort et de régénération/immortalité, ambivalence que souligne parfois l’iconographie (963). Quant au caractère chtonien, il induit la connaissance des secrets de la Mort et du Temps : les dons prophétiques des Sirènes homériques se justifient vraisemblablement par le leur. La lune cumule en outre des symboles érotiques mais elle est également associée à l’idée de virginité : Artémis est une déesse de fécondité et les Sirènes sont des séductrices, ce qui n’empêche qu’elles soient toutes vierges : la haine de l’amour que l’on prêtait aux Sirènes a même été avancée pour justifier leur métamorphose en oiseaux ! Outre que la médiation avec l’au-delà va souvent de pair, dans l’Antiquité, avec un renoncement à une sexualité effective (964), on peut sans doute expliquer par leurs valences lunaires, leur aspect sexuellement ambigu (965). Cette ambiguïté se traduit par la morphologie même des Sirènes, qui apparaît dès lors comme symbolique : mi-animales, mi-humaines, elles ne peuvent satisfaire les passions qu’elles suscitent – ce qui rend leur séduction pernicieuse (966).

Par ailleurs, la fonction érotique de la Sirène est liée, à un autre niveau, à son fonction funéraire. Tout laisse en effet supposer qu’après avoir symbolisé l’angoisse devant la Mort (967), l’image de la Sirène en vint progressivement à exprimer, par euphémisation, la peur de la Femme. Ce glissement progressif du mal métaphysique au mal moral impliquant un infléchissement vers la sexualité, apparaît comme la conséquence d’un courant ascétique pessimiste venu d’Orient et dont les sectes orphiques et pythagoriciennes subirent l’influence avant de marquer toute la civilisation gréco-romaine (968). Les premières Sirènes « coquettes » figurent sur un vase de la fin du VIe siècle av. J.-C. ; la comparaison entre courtisanes et Sirènes apparaît dans la Comédie attique, un siècle plus tard. Comme pour l’épisode de la Chute, dans la Genèse, on substitua donc au problème de la Mort et à sa représentation, celui, plus anodin, de la Connaissance du Bien et du Mal qui, peu à peu, se sexualisa grossièrement (969). Cette banalisation exprimant, une euphémisation de l’angoisse initiale, s’opéra d’une manière prévisible dans une société dont la vision du Mal et de la souffrance étant androcentrique : par féminisation. C’est ainsi que la Sirène devint à la fois une autre Eve et une autre Pandore. Compris comme tel et replacé dans son contexte socio-psychologique, ce monstre féminin conçu par des hommes apparaît ici comme la personnification de l’anima masculine (970) dont elle figure les aspects dangereux. Symboles de la femme fatale, comme Circé et Calypso, les Sirènes expriment dans ce cas, la peur de la castration c’est-à-dire l’angoisse née de la nécessité d’affronter l’altérité, la différence et la séparation. L’appendice caudal de la Sirène-poisson, que l’art antique a conçu mais non généralisé, évoque particulièrement bien la notion de vagina dentata qui ne peut s’exprimer par une meilleure figure emblématique (971). L’adéquation de cette nouvelle morphologie à la symbolique de la castration nous semble si parfaite qu’il ne nous paraît pas hors de question de suppose que la métamorphose de la Sirène-poisson est liée à la sexualisation de la notion de Sirène. Par ailleurs, ses liens avec l’élément aquatique, connoté souvent négativement, la désignait naturellement comme symbole de vice à l’inverse de la Sirène-oiseau associée à l’élément aérien davantage valorisé (972). Que le Moyen-Âge ait préféré la Sirène-poisson à la Sirène-oiseau ne nous paraît pas fortuit en tout cas.

L’approche psychologique du thème de la Sirène éclaire ainsi d’un jour nouveau les découvertes de l’archéologue et du philosophe dont elle explique et confirme les intuitions. Elle restitue en outre au mythème une unité fondamentale par-delà les contradictions apparentes, en soulignant la cohérence interne du réseau symbolique dans lequel il se situe. A cet égard, l’image de la Sirène illustre parfaitement ce que la psychanalyse a généralement mis en évidence, à savoir que Chronos et Thanatos se conjuguent avec Eros (973) . Mais la coexistence, dans l’Antiquité, de Sirènes valorisées négativement et positivement témoigne autant de la richesse du symbole que de la permanence de deux systèmes de valeurs tout à fait opposés. L’un, basé sur la soumission aux forces obscures de la Nature, s’est exprimé dans le culte des Sirènes funéraires. L’autre, fondé sur une dichotomie profonde entre rationnel et irrationnel et sur un dualisme moral pessimiste et misogyne, a généré le fantasme de la Sirène-animal/femme fatale. Le premier système, le plus ancien et de type plus particulièrement populaire, allait être progressivement supplanté par le second dont les philosophes et les moralistes s’étaient faits les champions. En adoptant ses idéaux de transcendance et son dualisme moral, le christianisme récupéra aussi ses symboles les plus efficaces. Il utilisa ainsi celui de la Sirène dans son combat contre la Matière et contre la Féminité. Définitivement vidé de tout contenu métaphysique, ce symbole semblait condamné à se dessécher en allégorie morale et puis à disparaître. Mais sa prodigieuse puissance d’évocation allait lui éviter un tel sort : support de fantasmes anciens et nouveaux, on y eut recours sans interruption jusqu’au XIIIe siècle tandis que se multipliaient les sculptures de Sirènes dans les églises, « ruse ultime peut-être de l’essence monstrueuse (…) se banalisant à l’extrême pour contourner la méfiance (…) et continuer à l’infiltrer l’esprit et la vie de l’homme » (974) ?

Notes

NuméroNote
955J. POLLARD, Birds in Greek Life and Myth, Londres, Thames and Hudson, 1977 (Aspects of Greek and Roman Life), p. 189.
956Seule Marie DELCOURT, Œdipe ou la légende du conquérant, y fait de brèves allusions, mais ses prémisses étant sujettes à caution (considérations sur la Sirène/Seelenvogel, par exemple), ses conclusions présentent peu d’intérêt.
957C.G. JUNG et K. KERENYI, Introduction à l’essence de la mythologie, p. 215.
958Ibid., p. 142.
959Ibid., p. 117.
960Dictionnaire des symboles, (dir. J. CHEVALIER), Paris, Laffont, 1969, p. 708.
961S. CONSOLI, La candeur d’un monstre, p. 29.
962M. ELIADE, Traité d’histoire des religions, p. 151 et plus généralement, sur La lune et la mystique lunaire, p. 139-164.
963G. DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, p. 310 : « tétrades et triades lunaires peuvent encore se condenser en de simples dyades qui mettent plus ou moins en évidence la structure conflictuelle, dialectique, dont le drame lunaire constitue la synthèse. A la limite (…) c’est une seule divinité qui assume les différents moments du drame. L’iconographie souligne toujours cette ambivalence des divinités assimilables à la lune : divinités mi-animales, mi-humaines, dont la Sirène est le type (…) ».
964S. CONSOLI, op. cit., p. 26.
965V. supra, n. 10.
966A. DE VRIES, Dictionary of symbols and imagery, Amsterdam, North Holland, 1974, p. 425.
967Les Sirènes d’Ulysse, Charybde et Scylla, les Planctes… peuvent être considérés comme personnifications des dangers de la mer, craints par les marins grecs. Leur chant apparaît, dans cette perspective, comme une euphémisation du bruit terrifiant et la mer, qui entoure leur île, comme un doublet symbolique des ténèbres.
968G. DURAND, op. cit., p. 115.
969Ibid., p. 116 : (le glissement du schème de la chute originelle en thème moral et charnel) « l’éloigne de son sens archétypal primitif touchant à la destinée mortelle de l’homme (…). La féminisation de la chute serait en même temps son euphémisation. L’incoercible terreur du gouffre se minimiserait en vénielle crainte du coït et du vagin ».
970Marie-Louise VON FRANZ, « L’anima : l’élément féminin », dans C.G. JUNG, L’Homme et ses symboles, Paris, Laffont, 1964 ; p. 177 : « L’anima est la personnification de toutes les tendances psychologiques féminines de la psychè de l’homme, comme par exemple les sentiments et les humeurs vagues, les intuitions prophétiques, la sensibilité à l’irrationnel, la capacité d’amour personnel, le sentiment de nature et les relations avec l’inconscient ».
971La peur du vagin denté s’exprime dans d’innombrables légendes. Parmi les variantes de cette image, retenons celle du vagin dans lequel niche un serpent, soit une anguille, voire un dragon, et surtout celle du vagin qui se termine lui-même en serpent. Cette animalisation du sexe féminin exprime avec force le caractère dévorant et mortifère qui lui est attribué dans maints fantasmes masculins. Elle exprime aussi une tentative pour le nier ou du moins l’inférioriser. Ces fantasmes s’expliquent par l’angoisse ressentie par l’homme devant l’altérité féminine qui est souvent ressentie comme une menace de perte d’identité. Voir not. à ce sujet le chapitre au titre évocateur « Dents assassines » dans W. LEDERER, Gynophobia ou La peur des femmes (tr. M. MANIN), Paris, Payot, 1970 (Bibliothèque Scientifique, 512), p. 44-51 (nombreux exemples cités.) et Antonella BARINA, La Sirena nella mitologia, p. 8-10 qui explique par ailleurs le passage du serpent à l’oiseau et au poisson de la manière suivante : La scelta della sostituzione col serpente, o col sauro in generale, rimarca il carattere divorante attribuito alla vagina, ed è sentita l’esigenza di reprimerlo. In ambiti più strutturalmente maschilizzati, più frequente è la sostituzione del sesso femminile con uccello o pesce, animale meno terrifici e più facilmente commutabili in simboli di ascesi. (p. 9).
972J. VOISENET, Bestiaire chrétien, p. 298 : (…) « le succès de la sirène-poisson peut s’expliquer (…) par l’idée qu’elle incarne mieux ainsi le monde du péché en représentante du domaine aquatique plutôt qu’aérien ».
973Marie BONAPARTE, Chronos, Eros et Thanatos, Paris, P.U.F., 1952.
974S. CONSOLI, La candeur d’un monstre, p. 30.