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Peinture - Epoque contemporaine - Belgique - Histoire de l'art Emilie Berger Jean Delville et l’enjeu du « monumental » Du concept aux placements
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Reporticle : 134 Version : 1 Rédaction : 01/05/2015 Publication : 05/06/2015

Introduction

« Monumental », c’est le mot qu’utilise Olivier Delville pour qualifier l’ensemble de la démarche artistique de son père. Mettant l’ambition de l’artiste à l’échelle de ses réalisations, il écrit : « Delville voyait grand. Il avait une vision « monumentale » de l’art de peindre.» (1). Si les cas exceptionnels des ensembles décoratifs du palais de justice (1907-1914) et des mosaïques du Cinquantenaire (1925-1932) à Bruxelles ont été ses seules occasions de pratiquer un art monumental au sens strict d’une œuvre liée matériellement et formellement à un édifice, l’artiste s’est adonné fréquemment à une peinture sur toile de grand format pensée pour décorer un monument sans que celui-ci ne soit prédéfini. C’est le cas de Prométhée (1907, 5 x 2,5 m), toile décrite dans le catalogue de l’exposition triennale de 1907 comme une « peinture décorative pouvant orner un temple de la science, une université, un institut » (2), ou encore des Forces (1924, 5 x 8 m), tableau présenté comme une « fresque […] destinée à décorer l’un de nos monuments publics. » (3). Loin d’être l’indice d’un refus de collaboration avec l’architecture, cette pratique permet à l’artiste de poursuivre en atelier, sans attendre les commandes officielles, son idéal d’un « grand art » décoratif et monumental. Au tournant du XXe siècle, le peintre n’a en effet eu de cesse de lutter pour la présence des œuvres idéalistes au sein des lieux publics. Ses écrits théoriques, la création d’une société - la « Société de l’art monumental » - ainsi qu’une correspondance insistante avec le monde institutionnel tendent à cet objectif. Pour comprendre l’intérêt particulier et constant que le peintre accorde au « monumental » - au sens de réalisation conçue pour un édifice public -, un passage par ses textes théoriques s’impose.

La Mission de l’art (1900) et Le principe social de l’art (1907) : deux textes programmatiques

Delville, « artiste-théoricien », est, en parallèle à sa pratique de la peinture, à l’origine d’une littérature formulant clairement les objectifs qu’il assigne à l’œuvre d’art. Dans La Mission de l’art, édité en 1900, il écrit : « Si l’Art, socialement parlant, n’a point pour but de spiritualiser l’épaisse pensée publique, l’on est en droit de se demander quelle est véritablement son utilité, ou mieux, sa raison d’être ? » (4). Dans la redéfinition de la fonction picturale à laquelle il procède, Delville affirme la finalité publique de l’œuvre comme condition même de son existence. Le rôle d’« élévateur d’esprit » qu’il arroge au créateur fait écho aux préceptes prônés par Joséphin Péladan à Paris dix ans auparavant. Mentor de Delville dans les années 1890, cet écrivain, critique d’art et occultiste va créer un cadre de réception au symbolisme. Par le biais de publications et l’organisation des Salons de la Rose+Croix, il donne une visibilité internationale à une forme d’art dont il définit les critères de jugement esthétique. Outre une esthétique, ce sont aussi les conditions du statut d’artiste que les écrits de Péladan cristallisent. Le préambule du catalogue de la première exposition de 1892 était sur ce point exemplatif : « Artiste, tu es prêtre : l’Art est le grand mystère et, lorsque ton effort aboutit au chef-d’œuvre, un rayon divin descend comme sur un autel.» (5). Il considère comme artiste véritable, en se fondant sur l’exemple de Gustave Moreau, l’artiste-mystique, à savoir celui qui joue au sein de la société son rôle spirituel de passeur vers le sacré. Cette identification à la figure de l’artiste-mystique, élévateur spirituel des foules, telle que cristallisée et diffusée par Péladan (6) restera centrale dans la démarche de Delville et conditionnera le gigantisme de ses formats.

En 1907, alors que les débats sur les arts publics s’intensifient, Delville dans Le principe social de l’art (7) affirme encore la mission éminemment édifiante de l’œuvre décorative et monumentale. Mobilisant des références historiques, scientifiques et théosophiques, l’artiste y rappelle que « l’Art » est une « force civilisante » (8) et qu’en tant que telle, elle doit impérativement retrouver sa place dans la société actuelle. À cette première partie de texte ne témoignant d’aucun parti-pris esthétique, s’ensuit un plaidoyer au ton polémique pour la présence des thèmes idéaux dans l’espace public. Pour Delville, l’art social par excellence est idéiste, c’est-à-dire voué à la mise en image de concepts supérieurs. C’est au moyen de l’idéalisme que l’artiste remplira le plus directement son « devoir idéal et social» (9) consistant, dans la perspective occultiste qui caractérise le symbolisme, à « faire sentir à homme l’immatérialité essentielle des choses. » (10). La réception de l’œuvre par le public est théorisée en des termes qui, empreints de théosophie, ne sont pas sans rappeler les propos publiés par Kandinsky en 1910 (11)  : « Chaque fois qu’un homme se trouve en face d’une grande œuvre d’art, il se sent agrandi, une sorte de rayonnement intérieur augmente la réceptivité de sa conscience, il a la sensation heureuse et troublante d’être enrichi d’intelligence et d’amour. C’est que la nature même de l’émotion esthétique ne constitue pas seulement un plaisir, mais une élévation de la vie morale et spirituelle de l’être. » (12). En considérant comme nécessaire le devoir social et idéal de la production artistique, Delville condamne explicitement l’art moderne, incarné alors par le réalisme et l’impressionnisme, qu’il présente comme une pratique triviale et mercantile, « une esthétique bourgeoise et jouisseuse. » (13). Dans son texte, la pratique de la grande décoration est érigée comme preuve du désintéressement matériel de l’artiste. « Rares sont ceux », écrit-il, « qui, sur l’autel de l’art, ont le courage de sacrifier leur égoïsme artistique, qui se résume dans la capitalisation des succès. » (14). À un art de petit format qui se destinerait à un public restreint d’esthètes – « une “élite” de snobs en rupture de bourgeoisie» (15)  –, Delville oppose donc un art destiné à la collectivité qui, de par ses dimensions mêmes, n’entre pas dans le salon privé. L’artiste bâtit ici sa singularité sur la défense d’un art dont le caractère supérieur résiderait notamment dans sa destination publique et dans son retrait, format oblige, du marché de l’art. Plus qu’une catégorie au sein de la production du créateur, la pratique d’une peinture « monumentale » - entendue ici comme art conçu dans le but d’orner une architecture - constitue dès lors une condition de légitimation de sa propre idéologie artistique. Les œuvres de Delville ne sont finalisées que si le message spirituel est adressé à la foule. Selon le système de valeurs qu’il définit et qu’il tente, par la publication de ses écrits théoriques, d’imposer comme norme, n’est artiste que celui qui se sacrifie à la collectivité.

Le fait que Delville fonde son identité artistique sur sa production monumentale se confirme par la place prédominante qu’il lui accorde dans ses notes autobiographiques (16). Ce sont principalement les œuvres à finalité décorative qui constituent les étapes successives de sa carrière. Il narre leur destinée avec un sens certain de l’anecdote. Le placement des tableaux dans des lieux de prestige et l’attention qui leur est portée par le monde officiel (visites royales, admiration de Puvis de Chavannes) sont autant de victoires que viennent contrebalancer les promesses non tenues et autres catastrophes extérieures (guerre, négligence des conservateurs) ayant condamné ces œuvres à une absence de visibilité voire à la disparition. Son exposition rétrospective, organisée au Cercle artistique et littéraire en 1924 (17), accordera elle aussi une place importante au monumental : cartons et esquisses de compositions alors disparues tels que Le Cycle passionnel ou les décorations du palais de justice sont aux cimaises.

Soulignons ici que l’engouement et les écrits de Delville prennent corps dans une période de valorisation de l’art monumental en Belgique (18). En 1888, l’État avait organisé une exposition internationale réunissant cartons et photographies de grandes réalisations, dans le but d’inciter les jeunes artistes à s’orienter vers une peinture décorative à portée exemplaire. Delville mais aussi Albert Ciamberlani, Xavier Mellery, Constand Montald, Emile Vloors et Emile Fabry y verront une possibilité de consécration officielle en mettant l’esthétique symboliste au service d’une mission moralisatrice. Delville est donc conforté dans ses convictions par le développement effectif d’une peinture idéaliste monumentale caractérisée par un nombre non négligeable de commandes officielles (19).

L’Homme-Dieu, Prométhée : deux œuvres-manifestes

Si en 1907, avec la publication d'un article sur le « principe social de l’art », l’art monumental était bien au centre des convictions de l’artiste, force est de constater qu’à cette date, aucune de ses réalisations n’a encore eu l’honneur de figurer dans l’espace public. Le peintre avait bien été désigné en 1898 pour décorer le Pavillon du Congo conçu par Victor Horta pour l’exposition universelle de Paris mais, la controverse sur le colonialisme mit fin au projet (20). Les réalisations de Delville, de vastes panneaux représentant « le Triomphe de la civilisation » dont il ne reste aujourd’hui que des esquisses, furent entreposées dans la réserve du Musée du Cinquantenaire où elles se désagrégèrent (21). Les grandes compositions de Delville n’ont été visibles que dans le champ des expositions, au sein desquelles, comme l’a mis en évidence Denis Laoureux (22), le gigantisme des formats a certainement optimisé sa visibilité et contribué à la singularité de son identité picturale. Ainsi, la critique n’a pas manqué de souligner l’ambitieuse dimension du Cycle passionnel (1885-1890, 5 x 9 m) montré au cercle artistique l’Essor en 1890. L’œuvre, offerte à la Ville de Louvain afin d’être placée dans la salle en hémicycle de la Table ronde, aurait, roulée parmi les décors du Théâtre, disparu dans un incendie en 1914 (23). Quant à L’École de Platon (1898, 2,6 x 6 m), exposée au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts à Paris, dont les dimensions et les couleurs étouffées évoquant la technique de la fresque révélaient une ambition décorative certaine, elle ne sera acquise par le Musée du Luxembourg qu’en 1912.

Fig. 1 – L’Homme-Dieu, 1901-1903. Huile sur toile, 550 x 500 cm. Bruges, Groeningemuseum.
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Fig. 1 – L’Homme-Dieu, 1901-1903. Huile sur toile, 550 x 500 cm.
Fig. 2 – L’Homme-Dieu, projet d’intégration, c. 1901-1903. Crayon, encre de chine sur papier, 24,2 x 12,4 cm. Collection privée.
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Fig. 2 – L’Homme-Dieu, projet d’intégration, c. 1901-1903. Crayon, encre de chine sur papier, Collection privée.

Deux compositions monumentales majeures sont néanmoins conçues durant cette période de théorisation de la mission édificatrice de l’art : il s’agit de l’Homme-Dieu (1901-1903, 5,5 x 5 m) et de Prométhée (1904-1907, 2,5 x 5,5 m). Contrairement aux réalisations antérieures, la destination spécifiquement publique de ces deux œuvres est précisée dans les catalogues qui accompagnent leurs exhibitions. Exposé en 1903, au Salon triennal de Bruxelles, l’Homme-Dieu (fig. 01) est décrit comme une « esquisse de peinture monumentale à exécuter, en une dimension à peu près double, soit pour un Palais de Justice, soit pour une basilique, ou tout autre édifice ayant une destination hautement sociale. » (24). Delville espère, en arborant son « projet » au Salon, attirer l’attention des pouvoirs publics et obtenir une commande dans le cadre de laquelle il pourrait développer l’œuvre en l’incorporant à une architecture. Un dessin révèle que l’artiste avait pensé à l’intégration de sa composition dans une église (fig. 02), lieu en effet approprié à cette représentation du « Christ attirant vers Lui l’Humanité souffrante. » (25). Selon Clovis Piérard (26), Delville aurait tenté de réaliser l’œuvre dans l’église de la Chapelle à Bruxelles et dans la collégiale Sainte-Waudru de Mons, mais la représentation de cette montagne de corps nus et tourmentés amassés aux pieds de la figure christique aurait heurté le clergé. La composition connut en effet une réception controversée. Ainsi, Sander Pierron écrit : « Cette toile gigantesque est savante et orgueilleuse ; et il a fallu à celui qui l’a réalisée une vaillance extrême et une foi touchante en la vertu de ses discutables doctrines. Le catalogue dit de cette œuvre : "Projet de peinture monumentale destiné à un édifice public avec une haute signification sociale". Il y a là quelque orgueil. L’Homme-Dieu de M. Delville n’a point, lui, "de haute signification sociale". On l’admire pour le travail patient et l’étude qu’il révèle, mais on le regarde en curieux, puisqu’il ne touche pas nos fibres ; son symbole est laborieux et vide (…). » (27). L’hermétisme de la composition est également souligné par l’écrivain André Baillon qui, dans une lettre à propos du Salon de 1903, stipule : « (…) il faut être occultiste pour saisir toute la pensée de Delville (…). » (28).

Ces commentaires ciblent l’usage pouvant paraître paradoxal de références théosophiques (29) dans le cadre d’une peinture à ambition sociale. Outre la croyance en un être rédempteur, centrale autant dans la doctrine théosophique que dans la composition de Delville, le traitement des formes et des couleurs révèle aussi ce lien à l’occultisme. Le recours aux motifs des lignes serpentines et de l’ovoïde multicolore est en phase avec l’imagerie des recherches « scientifiques », alors en vogue, sur l’association de formes colorées aux pensées humaines (30). Pour Delville, chaque ligne, chaque couleur provoque un effet physique sur le spectateur lui permettant de s’approcher d’une vérité immanente. Adhérant à la logique théosophique, l’artiste conçoit ce langage comme scientifique et universel. Les réactions de Pierron et de Baillon rappellent la perplexité d’observateurs qui seraient extérieurs à la Société Théosophique.

Fig. 3 – Prométhée. (1904-1907). Huile sur toile, 500 x 250, Bruxelles, Université libre de Bruxelles.
Photo Université libre de Bruxelles.Fermer
Fig. 3 – Prométhée. (1904-1907). Huile sur toile, Bruxelles, Université libre de Bruxelles.

N’ayant pas obtenu de commande en 1903, Delville continue à présenter son « esquisse ». Elle est exposée en 1904 à la XIVe exposition de la Société nationale des beaux-arts à Paris, en 1906 au Salon triennal de Gand, en 1913 au Salon d’honneur de l’art monumental dans le cadre de l’Exposition universelle et internationale de Gand. Prométhée (fig. 03), représentation du prophète porteur de lumière (31), fera l’objet d’une tournée d’expositions similaire. Exposée en 1907 au Salon triennal, l’œuvre est décrite comme une « peinture décorative pouvant orner un temple de la science, une université, un institut. » (32) N’ayant toujours point trouvé de « temple » en 1913, Delville la présentera également à l’Exposition universelle de Gand. Il n’est pas anodin que l’Homme-Dieu, tout comme Prométhée, soit une mise en image de l’élévation spirituelle des êtres humains grâce à l’intervention d’un initié, d’un surhomme. L’iconographie des œuvres et la théorie de Delville sur la fonction de l’art dans la société se confondent. Montrer ces œuvres-manifestes au sein des expositions officielles aura permis à l’artiste de promouvoir son projet tant esthétique qu’idéologique.

Les décorations du Palais de Justice de Bruxelles (1907-1914)

Fig. 4 – Anonyme, Jean Delville devant la Justice d'autrefois, c. 1913. Photographie. Collection privée.
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Fig. 4 – Anonyme, Jean Delville devant la Justice d'autrefois, c. 1913. Photographie. Collection privée.

En 1908, les décorations du palais de justice (fig. 04) auront donc constitué l’occasion unique pour le peintre d’accomplir la mission sociale qu’il s’est assignée. Soutenu par Ernest Verlant, directeur général de l’Administration des beaux-arts, Delville en obtient la commande officielle le 12 octobre 1908. Il est alors chargé de réaliser «  (…) cinq panneaux décoratifs destinés à orner la salle de la Cour d’Assises du Palais de Justice de Bruxelles» (33), un travail d’envergure dont la réalisation s’étendra de 1907 à 1914 (34). Détruits dans l’incendie de 1944, les panneaux définitifs furent remplacés en 1950 par des esquisses plus petites. Fidèle à ses principes idéalistes, l’artiste s’est orienté vers une représentation allégorique du concept de justice immanente. Autour d’une composition consacrée à l’incarnation de cette notion se déploie sur quatre panneaux une visualisation de l’évolution de la justice à travers les âges : la période biblique, la période chrétienne, la justice au Moyen Âge et la justice moderne. Sur un fond doré exempté de tout détail, les corps nus des condamnés se soumettent aux figures de la loi drapées de rouge. L’élimination des décors, l’organisation stricte de la composition et la gestuelle théâtralisée tendent à la lisibilité du message. La critique soulignera néanmoins le même paradoxe que celui mis en exergue à propos de l’Homme-Dieu en 1903 : l’œuvre à vocation sociale mobilise des références théosophiques et philosophiques lisibles par une « intelligentsia » qui les partage. Bien que l’artiste défende qu’« il suffit de lui montrer des choses belles et sublimes pour que, sans comprendre, analytiquement parlant, la foule en soit touchée » (35), la création de l’œuvre s’accompagne dans la presse de longs commentaires décryptant son iconographie. Dès 1907, son programme iconographique est publié dans les colonnes du Soir. En 1911, année de placement du panneau principal, un article de Nyst est révélateur des débats autour de la lisibilité de l’œuvre. Nyst soulève « l’ambiguïté » du groupe de gauche, une figure féminine protégeant deux enfants. Alors que Delville y représente la Défense, « la Pitié [qui] implore la Justice pour les innocents, victimes indirectes du crime» (36), Nyst défend que, selon le « bon sens », cette figure sera interprétée comme la veuve de la victime : « Ainsi, écrit-il, la figure de la Défense, devient, à défaut de commentaires, celle de la Vengeance ! Or, le commentaire n’est pas sur le tableau. » (37). La lettre que Delville adressera à Nyst pour se justifier est publiée. Cohérent par rapport à ses concepts, il riposte par une anecdote avancée comme preuve : « (…) Je me trouvais seul avec un boutefeu du Palais de justice pendant que j’y travaillais. Il regardait en silence et je lui demandai son avis. Cet humble avait saisi exactement et, dans son langage d’homme du peuple, il me dit : “Ça, vous savez. Monsieur, les avocats vont être contents” en me montrant la figure en question. » (38). Indirectement, la publication de la missive aura donné à l’artiste une occasion de livrer des clés interprétatives. Il est fort probable que, comme l’a suggéré Judith Ogonovszky, ce soit à cause de son hermétisme que « la peinture idéaliste de grand format n’est pas parvenue à être populaire ni didactique. » (39).

La Société de l’art monumental (1920) et le Palais mondial

Après les années de guerre, de retour de son exil en Angleterre, Delville poursuit sa carrière à l’aune du monumental. En témoigne directement la création en 1920 d’une société dont il se fait le porte-parole : la Société de l’art monumental. Il annonce sa création et énonce ses buts dans Le Soir (40) : la Société veut, en regroupant des peintres, architectes et sculpteurs, attirer l’attention des pouvoirs publics sur l’art monumental. Elle donnera lieu à une réalisation effective unique : la décoration de l’hémicycle du Cinquantenaire, site aménagé à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’indépendance de la Belgique. Les peintres Delville, Montald, Fabry, Ciamberlani, Dierickx et Vloors dessinèrent chacun six cartons pour cette mosaïque destinée à orner la face intérieure de la colonnade (41). Le financement de ce grand ensemble exaltant le pacifisme et la Belgique victorieuse de 1918 fut assuré par le biais d’une tombola sous le patronage d’Albert Ier. Dans la presse, Delville s’affirme dès 1924 comme le concepteur de cette réalisation. L’artiste explique qu’en 1912 il a eu, « brusquement, la vision d’une frise mosaïquée déroulant son rythme de lignes et son harmonie de couleurs entre les colonnes de l’hémicycle. » (42). Conçue entre 1920 et 1926, l’œuvre est achevée en 1932. Cette œuvre d’envergure sur un lieu de prestige aura permis aux tenants de l’idéalisme de réaffirmer leur existence dans le monde officiel d’après-guerre. Avec la Société de l’art monumental, Delville est à l’origine d’une structure collective officialisée lui permettant de poursuivre son objectif de visibilité des grandes compositions idéales, ces œuvres qui, comme en témoigne l’artiste dans la presse, sont alors souvent « roulées et enfouies dans le fond obscur de l’atelier qui les vit naître. » (43)

Fig. 5 – Grand auditoire du Palais mondial lors du « Deuxième Congrès Panafricain », septembre 1921.
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Fig. 5 – Grand auditoire du Palais mondial lors du « Deuxième Congrès Panafricain », septembre 1921.

Si, comme pour le cas de la décoration de l’hémicycle du cinquantenaire, le contexte socio-politique d’après-guerre a été favorable à la création de grandes compositions à vocation commémorative et moralisante (44), il permettra également le placement d’œuvres antérieures. Ainsi, en 1920, Prométhée siège dans le grand auditoire du Palais Mondial-Mundaneum (Fig. 6)  (45) qui vient alors d’être inauguré dans l’aile sud du Cinquantenaire (46). Cette institution, ayant pour ambition d’être un lieu de savoir au service de la paix internationale, prend corps dans la fin du XIXe siècle. En 1895, Paul Otlet et Henri La Fontaine – « avocats, hommes politiques, militants pacifistes, savants, traducteurs, amateurs d’art et passionnés de bibliothéconomie » (47) - créent « l’Office international de bibliographie », dont le projet central est un « Répertoire bibliographique universel », à savoir un recensement exhaustif des ouvrages de tous pays couvrant tous les domaines dans le but d’avoir une perception globale des productions intellectuelles. Autour de cette entreprise se sont progressivement greffées des structures complémentaires vouées à la diffusion et au développement des connaissances humaines. Au lendemain de la « Grande Guerre », dans un contexte favorable à l’internationalisation, le gouvernement permet à ces structures de se réunir en un site unique. Ce dernier se composera entre autres de salles didactiques, d’une bibliothèque, d’une université et de lieux de rassemblements pour les congrès internationaux.

Fig. 6 – Jean Delville avec Paul Otlet rencontrant Krishnamurti (1895-1986), Camps annuel d’Ommen, août 1929.
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Fig. 6 – Jean Delville avec Paul Otlet rencontrant Krishnamurti (1895-1986), Camps annuel d’Ommen, août 1929.

L’œuvre de Delville, représentation de Prométhée apportant aux hommes « le feu de l’Intelligence » (48), est donc en parfaite adéquation avec la fonction du lieu. Ceci ne relève pas du hasard. Comme l’a souligné Judith Ogonovszky (49), les échanges épistolaires de Delville avec Otlet et La Fontaine attestent de la communion de pensée de ces trois hommes, membres de la franc-maçonnerie et actifs au sein de la Société Théosophique (Fig. 7). La présence de Prométhée au sein du Palais Mondial rappelle que le projet artistique à ambition sociale de Delville est contemporain du développement d’un projet scientifique utopique avec lequel il partage la conviction en l’intervention du savoir dans l’avènement d’un monde meilleur. Au lendemain de la guerre, l’infrastructure donnée au projet du Mundaneum, remet Prométhée au cœur de l’actualité politique. Même si les documents témoignant des collaborations effectives entre Delville et Otlet livrent peu d’informations, ces derniers indiquent que le Palais Mondial aura constitué, durant son implantation sur le site du Cinquantenaire (1920-1934), un lieu de visibilité et de diffusion pour les artistes de la Société de l’art monumental (50). Les archives révèlent non seulement, la présence au sein du Palais mondial d’une « Galerie permanente des Beaux-Arts » (51) - dans laquelle Delville semble avoir joué un rôle organisationnel - mais aussi, l’existence d’un projet d’exposition consacré à l’art monumental. Dans une lettre de 1930, Otlet propose en effet à l’artiste d’organiser une exposition de « quelques grandes œuvres à caractère idéologique, grandes par les idées et même par les dimensions (52)  » stipulant que « le Palais Mondial crée un aperçu pour l’appréciation de telles œuvres ». Delville répondra favorablement à l’invitation en orientant l’événement vers une rétrospective des œuvres décoratives exécutées en Belgique depuis 1830 (53). Nous ne savons si cette exposition eut lieu. La correspondance affirme en tous cas que plusieurs œuvres de Delville figuraient au Palais. Outre Prométhée, la présence du Génie vainqueur en ses murs est attestée (54).

En 1934, le Palais mondial est contraint de quitter le Cinquantenaire. L’œuvre Prométhée, offerte en 1929 (55) à l’Université libre de Bruxelles, a alors déjà pris place dans la bibliothèque de cette institution intimement liée à la franc-maçonnerie. Le réseau scientifique et idéologique dont l’artiste fait partie depuis la fin du XIXe, semble avoir constitué, durant l’entre-deux-guerres, un cadre de réception et de diffusion de son œuvre en marge de la sphère artistique. Après la fermeture du Mundaneum, Delville continue à assurer seul le placement de ses compositions monumentales. Il obtint ainsi, en 1936 et en 1946, le placement du Génie Vainqueur (1925) et des Forces (1924) dans la salle des Pas-Perdus du palais de justice de Bruxelles (56).

L’Homme-Dieu : histoire d’un placement (1939-1963)

Fig. 7 – Lettre de Jean Delville à Victor Van Hoestenberghe, Mons, 21 mai 1939. Bruges, Groeningemuseum.
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Fig. 7 – Lettre de Jean Delville à Victor Van Hoestenberghe, Mons, 21 mai 1939. Bruges, Groeningemuseum.
Fig. 8 – Lettre de Jean Delville à Victor Van Hoestenberghe, Mons, 21 mai 1939. Bruges, Groeningemuseum.
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Fig. 8 – Lettre de Jean Delville à Victor Van Hoestenberghe, Mons, 21 mai 1939. Bruges, Groeningemuseum.

Delville veillera jusqu’en 1946 - soit près de 45 ans après la réalisation de l’œuvre - au placement de l’Homme-Dieu. En 1939, l’artiste en fait don à la Ville de Bruges à l’unique condition que l’œuvre soit visible. Il n’abandonne pas l’idée d’intégration architecturale et indique, dans la lettre qu’il adresse au bourgmestre, un emplacement précis. L’intégration de la composition – derrière une ogive au bas des escaliers de la salle des Pas-Perdus de l’hôtel de ville – est illustrée par un croquis (Fig. 8-9). L’artiste insiste sur « l’effet hautement décoratif que produirait [son] œuvre à cet endroit. » (57). Il précise par ailleurs qu’il « serait désirable que le placement soit effectué au moment de l’Ouverture de l’Exposition Memling ». Une lettre de Camille Tulpinck (58) révèle que Delville pensait qu’à cette occasion une réception officielle se tiendrait dans l’Hôtel de Ville. Conscient que le placement d’une œuvre en réactive l’actualité, son objectif, encore une fois, était d’attirer l’attention de la presse et des pouvoirs publics. Le conseil communal n’accepte pas cette proposition et décide de placer la réalisation au musée de Peinture de la ville. Insistant une dernière fois sur le caractère décoratif de l’œuvre, Delville demande que « l’on ne place pas la toile comme un tableau, mais qu’on y ajoute un dispositif donnant l’illusion d’un encadrement. » (59) Constatant qu’aucune salle du musée n’est assez haute pour accueillir l’œuvre, les autorités communales proposent de placer l’Homme-Dieu dans la salle des Pas-perdus du Palais de Justice. L’artiste, au vu de « la pauvreté architectonique (60)  » du lieu, suggère encore un encadrement par le biais d’un croquis.

Sept années plus tard, en 1946, la toile n’étant toujours pas placée, Delville rappelle à la Ville de Bruges la condition de visibilité qui sous-tendait son don et menace de reprendre son œuvre (61). Le bourgmestre tempère sa réaction en lui promettant de trouver un endroit approprié. L’œuvre ne sera finalement installée dans la salle centrale du Musée Groeninge qu’en 1963, 10 ans après la mort de l’artiste. En 1995, dans le cadre du réaménagement du musée, elle est placée dans une chapelle annexée aux salles d’exposition qui depuis 2003 est une salle de conférence. Hasard heureux ou pas, la fonction religieuse initiale du lieu, encore perceptible grâce à la conservation des vitraux et d’une voûte en berceau brisé, est en connivence formelle et fonctionnelle avec l’Homme-Dieu de Delville. La mosaïque du Cinquantenaire, Prométhée dans la bibliothèque de l’Université et les peintures du palais de justice sont les dernières traces dans l'espace public du grand art monumental idéaliste auquel a tant aspiré Delville. Un projet qui, né en symbiose avec les courants ésotériques de la fin de siècle, connut un dernier regain dans le contexte du pacifisme international d’après-guerre.

Notes

NuméroNote
1O. Delville, Jean Delville, peintre, 1867-1953, Bruxelles, Laconti, 1984, p. 9.
2Catalogue de l’Exposition générale des beaux-arts de Bruxelles, 1907, p. 90.
3La Vie artistique, revue belge des arts, n° 10, octobre 1924, n.p.