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Architecture - Sculpture - Epoque contemporaine - Belgique - Histoire de l'art Alexia Creusen Art public à Liège au début du Xxe siècle. Regards sur trois projets monumentaux non réalisés
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Reporticle : 151 Version : 1 Rédaction : 01/01/2003 Publication : 29/10/2015

Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait d’un Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique (2003, 6e série, T. 14, , pp. 11-39).

Avant-propos

Le présent article fait suite à une communication effectuée, le 5 décembre 2002, devant les membres de la Classe des Beaux-Arts. Le thème de l'exposé fut suggéré par M. le professeur Pierre Colman, que je remercie pour cette proposition. Toute ma reconnaissance va aussi aux personnes qui ont contribué aux recherches préalables à la présentation : un très grand merci à Mme Brigitte Pichâ et à Mme Dominique Mawet de la Bibliothèque centrale communale de Liège, ainsi qu'à M. Jean-Pierre Rouge, directeur de cette institution. Merci également aux responsables et au préparateur du Musée de Herstal pour leur accueil et leur disponibilité. Quelques échanges de vue avec Mme Corinne Godefroid, historienne du Mouvement wallon, ont permis de mieux contextualiser la problématique : je lui adresse toute ma reconnaissance. Le présent article doit beaucoup au travail considérable de M. Jacques Van Lennep pour la redécouverte des sculpteurs belges du XIXe siècle - et de Joseph Rulot notamment - ainsi qu'aux études publiées par M. Serge Alexandre. Afin d'alléger les notes, des abréviations apparaissent pour les références les plus courantes :

B.C.C., B.D.W., D.M.D. = Bibliothèque centrale communale de la Ville de Liège, Bibliothèque des dialectes de Wallonie, dossier monument Defrecheux.

B.C.C., C.D.A., A.M.V.L. = Bibliothèque centrale communale de la Ville de Liège, Centre de documentation en architecture, archives relatives au monuments de la ville de Liège.

Introduction

Au fil des siècles, combien de projets artistiques ambitieux sont demeurés à l'état d'idées ? Parfois, des fragments de grands rêves d'artistes nous parviennent, par l'intermédiaire d'écrits, d'esquisses, de maquettes. Exemples fameux entre tous, le projet de statue équestre colossale conçu par Léonard de Vinci et le tombeau somptueux imaginé par Michel-Ange pour le pape Jules II sont gravés dans les mémoires. Le projet le plus intéressant qui soit ne peut se concrétiser sans le soutien prolongé de défenseurs enthousiastes et de donateurs généreux. En Europe et aux États-Unis, la fin du XIXe siècle et le début du XXe correspondent à une période particulièrement féconde en matière de créations monumentales. Plus d'un artiste de l'époque manifeste un goût pour le grandiose et tente de faire placer dans l'espace public une œuvre d'une ampleur atypique (1). Le phénomène laisse des traces sur le territoire belge. Dans la capitale, Jef Lambeaux signe un haut-relief imposant sur le thème des Passions humaines tandis que Constantin Meunier modèle un Monument au travail (2). Le mouvement touche également les villes de province : à Liège, trois monuments commémoratifs étonnants sont envisagés entre 1895 et 1925 environ. Les mettre en lumière permet d'appréhender différents enjeux de l'art urbain à l'époque.

Un Monument à l'âme wallonne, dédicacé au poète Nicolas Defrecheux

Fig. 1 – Joseph RULOT, maquette du monument à Nicolas Defrecheux (1895). D'après un document original conservé à la Bibliothèque des dialectes de Wallonie (dossier Monument Defrecheux).
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Fig. 1 – Joseph RULOT, maquette du monument à Nicolas Defrecheux (1895).
Fig. 2 – Joseph RULOT, modèle du monument à Nicolas Defrecheux ou à l'art wallon, s.d., plâtre, hauteur : 190 cm. Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique.
Photo Jacques Deklerk, KIK-IRPA, Bruxelles.Fermer
Fig. 2 – Joseph RULOT, modèle du monument à Nicolas Defrecheux ou à l'art wallon, s.d., plâtre, hauteur : 190 cm.
Fig. 3 – Joseph RULOT, Ley im plorer, bronze, hauteur : 51 cm. Herstal, Musée communal.
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Fig. 3 – Joseph RULOT, Ley im plorer, s.d., bronze, hauteur : 51 cm.

Habités par le souhait de doter la Wallonie d'une image forte, les membres de La Fédération wallonne envisagent dès 1895 la création d'un monument en mémoire du poète dialectal Nicolas Defrecheux (3). Pour l'historienne Corinne Godefroid, ils cherchent essentiellement à voir figurer dans la pierre l'âme wallonne, concept abstrait difficile à cerner (4). Honorer un poète revient à magnifier la spécificité la plus claire de la Wallonie : sa langue. Premier écrivain dialectal reconnu sur le plan régional, Defrecheux s'impose comme figure emblématique de l'identité wallonne. En accord avec l'esprit qui anime l'entreprise, les initiateurs du projet souhaitent s'adresser à un sculpteur né sur la terre wallonne. Leur choix se porte sur Joseph Rulot (5), alors âgé d'une quarantaine d'années, au terme d'une procédure de sélection sur laquelle Corinne Godefroid apportera prochainement des précisions inédites (6).

Plutôt que de mettre en avant la figure de Defrecheux, Rulot concentre son attention sur la poésie wallonne et place l'homme de lettres au second plan, au rang d'interprète de cette poésie. Son monument, à réaliser en bronze et en pierre de Meuse, ne présente pas de faces à proprement parler ; il peut être envisagé de tous les côtés. Pensé pour être érigé dans un parc, au centre d'une nappe d'eau, il se déploie en hauteur, sous la forme d'un monticule autour duquel prennent place des personnages en reliefs et en ronde-bosse (fig. 1). La plupart des figures renvoient à des vers et à des personnages bien connus de Nicolas Defrecheux. Sans chercher à les mentionner tous, relevons le Ley implorer, jeune homme assis sur un rocher, qui pleure la disparition de sa belle (fig. 3). Son attitude - tête basse et rentrée entre les épaules, dos voûté, bras ballants - résume parfaitement l'état d'abattement dans lequel il se trouve. Une figure qui fait corps avec le bloc sur lequel elle se dresse représente le Bergi d' Mousny, un berger changé en pierre parce qu'il avait jeté un caillou à Dieu, déguisé en mendiant (7) (fig. 5). Des bambins nus qui esquissent une farandole évoquent le cramignon, forme de danse populaire typiquement wallonne à laquelle le poète a donné ses lettres de noblesse. Allusion au poème L'avez v' veïou passer, une silhouette féminine fantomatique tourne le visage vers le ciel. Un serment échangé entre un homme et une femme rappelle le poème Tote nos'veie, nos nos aim'rans (8). À cet ensemble s'ajoutent quatre allégories féminines qui personnifient la poésie de la langue wallonne et le génie de la Wallonie (9). Elles occupent une place de premier plan dans la composition. La poésie couronne le Monument. Elle répand des fleurs d'un geste ample ; le drapé qui la recouvre flotte au vent. La fantaisie, jeune femme nue et souriante, apparaît assise en amazone sur une chèvre bondissante. Elle rappelle la verve locale, l'exubérance du tempérament natal (10) ou encore l’esprit frondeur liégeois, la gaieté, l’humour de la Wallonnie (11). La légende, figure méditative et hiératique vêtue d'un lourd drapé aux plis verticaux, personnifie les contes et les histoires qui constituent le fleuron du patrimoine oral de la région (12) (fig. 6). Elle porte la main au visage dans un geste qui traduit la pensée. Enfin, La naïveté, surnommée parfois aussi L'ingénuité (13), vierge agenouillée au corps dénudé, incline vers elle la haute tige d'un lys (14) (fig. 1). Elle renvoie à la simplicité naturelle qui anime les réalisations du génie mosan (15).

Fig. 4 – Joseph RULOT, La poésie, s.d., plâtre, hauteur : 42 cm. Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique.
Photo Jacques Deklerk, KIK-IRPA, Bruxelles.Fermer
Fig. 4 – Joseph RULOT, La poésie, s.d., plâtre, hauteur : 42 cm.
Fig. 5 – Joseph RULOT, Le berdgi d'Mousny, plâtre, hauteur : 46 cm, collection particulière. Cliché extrait du catalogue de l'exposition Splendeur de l'idéal…, p. 205.
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Fig. 5 – Joseph RULOT, Le berdgi d'Mousny, s.d., plâtre, hauteur : 46 cm.
Fig. 6 – Joseph RULOT, La légende, s.d., plâtre, hauteur : 58,5 cm, collection particulière. Cliché extrait du catalogue de l'exposition Splendeur de l'idéal…, p. 204.
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Fig. 6 – Joseph RULOT, La légende, s.d., plâtre, hauteur : 58,5 cm.

Projet ambitieux, le monument de Rulot s'inscrit résolument en marge de la sculpture publique commémorative courante. Point n'est question ici de monsieur en redingote, debout sur un cube de pierre (16). Seule concession au genre, le profil de Nicolas Defrecheux est visible à la base du monument, au cœur d'un médaillon présenté par une jeune fille. Habituellement, la taille des mémoriaux est proportionnelle à la notoriété des personnages commémorés ; Rulot ne respecte pas ce principe puisqu'il conçoit d'emblée un ensemble imposant, haut d'un peu moins d'une dizaine de mètres, pour honorer un homme modeste et discret. Son œuvre se caractérise aussi par la complexité de sa composition : le spectateur est amené à multiplier les points de vue pour en découvrir les différentes composantes, lesquelles ne se livrent pas nécessairement au premier regard. A l'inverse, la sculpture publique type se distingue pas la clarté de ses lignes ; en théorie, une lecture rapide permet d'en décrypter l'essentiel. Autres partis pris intéressants : l'association de reliefs et de rondes-bosses, d'une part, et l'usage de plusieurs échelles pour les personnages, d'autre part. Pour les initiateurs du monument, les particularités de l'œuvre sont sans conteste une garantie de visibilité. De manière très significative, Pierre Stellan écrit dans le quotidien L'Express en 1895 : Le monument Defrecheux, nul ne le conçoit sous les apparences d'une banale effigie, mais comme une allégorie figurant le triomphe ingénu de la poésie wallonne (17). Pour Gustave Serrurier-Bovy, concrétiser une sculpture aussi atypique dans la ville, c'est manifester la victoire de l'art libre et indépendant (18). Rares en effet sont les commanditaires d'œuvres publiques qui laissent carte blanche à un créateur.

Le caractère hors norme de l'œuvre et ses dimensions impressionnantes freinent sa réalisation, d'aucuns déplorant en outre que seule la production de Defrecheux soit mise à l'honneur (19). Enthousiaste, le Comité Defrecheux fait preuve d'une belle ardeur pour porter le projet. Il organise des manifestations diversifiées afin d'en assurer la promotion, ceci dans l'espoir de récolter les fonds nécessaires à son financement. Comme pour la majorité des sculptures commémoratives érigées sur le sol liégeois, la concrétisation du Monument à l'âme wallonne repose sur les prodigalités escomptées des habitants (20). L'artiste et le comité s'arment de patience et font preuve de persévérance. Pendant plusieurs dizaines d'années, ils vont lutter pour donner vie à leur rêve (21). Sans subsides, impossible de faire face à une telle dépense. Sollicités dès le départ, les pouvoirs publics restent longtemps hésitants. Dans le courant de 1903, les choses bougent. À ce moment, les Liégeois se préparent à accueillir une Exposition universelle programmée pour 1905. C'est le moment de décupler les efforts pour porter le monument. Le ministère de l'Intérieur accorde enfin son soutien financier au projet, qui semble sur le point d'aboutir. La balle se trouve dans le camp du Conseil communal, qui tarde à déterminer un lieu d'implantation. La présence de plusieurs figures dénudées déplaît aux politiques frileux (22). L'Exposition universelle arrive, plusieurs mémoriaux sont inaugurés (23) mais le monument Defrecheux reste à l'état de maquette. Ce n'est qu'en 1908, après bien des débats sur la qualité esthétique de l'œuvre et sur l'opportunité de sa réalisation, que le Conseil arrête sa décision : il accepte de l'élever au parc de la Boverie (24). L'artiste, qui avait conçu son œuvre pour le parc d'Avroy, estime par ailleurs que les proportions du monument sont trop modestes pour le site retenu ; il agrandit dès lors l'ensemble, ce qui entraîne une augmentation de la dépense. Le comité se remet en quête de fonds. En 1914, tous les éléments semblent enfin réunis pour permettre la concrétisation de l'œuvre, prévue pour faire une douzaine de mètres de hauteur. L'architecte Paul Jaspar, désigné pour dresser les plans de la structure du monument, se dit prêt, tout comme Rulot. Les fondations commencent mais la guerre entraîne l'arrêt des travaux (25). Rulot meurt en 1919. Au sortir du conflit, la somme en possession du Comité Defrecheux n'est plus suffisante pour reprendre la réalisation. Un petit groupe d'hommes lutte encore pour sauver le rêve du naufrage, mais en vain. Au cours des années 1950, le statuaire Jules Brouns, élève de Rulot, parvient à donner vie à une des figures du monument, La légende. La Ville de Liège accepte d'acheter l'œuvre et de la placer dans le parc de la Boverie, non loin de l'endroit où devait prendre place le mémorial (26).

Fig. 7 – Joseph RULOT, La légende, s.d., terre cuite, hauteur : 40,5 cm. Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique.
Photo Jacques Deklerk, KIK-IRPA, Bruxelles.Fermer
Fig. 7 – Joseph RULOT, La légende, s.d., terre cuite, hauteur : 40,5 cm.
Fig. 7b – Joseph RULOT (modèle), La légende, ca. 1960. Liège, Parc de la Boverie.
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Fig. 7b – Joseph RULOT (modèle), La légende, ca. 1960. Liège, Parc de la Boverie.

De multiples témoignages permettent d'apprécier les qualités plastiques du Monument à l'âme wallonne. Celui-ci a habité Rulot pendant longtemps et s'est transformé progressivement. Impossible de confondre la maquette qu'il modèle en 1895 avec celle adoptée par les membres du Conseil communal en 1914. Entre ces deux états, déterminer avec précision les différents stades d'évolution du projet s'avère malaisé. Rulot, régulièrement présenté par ses contemporains comme un éternel insatisfait qui retravaille sans cesse ses œuvres et parvient difficilement à les achever, multiplie les ébauches et les maquettes en différentes grandeurs (27). Aujourd'hui, quelques-unes sont conservées en tout ou en partie, d'autres ne sont connues que par l'intermédiaire de documents d'époque. La majorité des photographies anciennes ne sont pas datées.

Plusieurs clichés et un dessin de Rulot paru dans L'Express rendent compte de l'aspect général de la maquette primitive (28). Autour d'un élément vertical dont la forme fuselée évoque un tronc d'arbre s'étagent les figures en reliefs et en ronde-bosse issues des écrits du poète (fig. 1). Cet ensemble se dresse au centre d'une base vallonnée de plan plus ou moins triangulaire ; à chaque extrémité du triangle prend place une allégorie, en l'occurence La légende, La naïveté ou La fantaisie. Tout comme La poésie et le berger, ces trois figures en ronde-bosse sont façonnées à une échelle nettement plus importante que les autres personnages. Légèrement en avancée par rapport au tertre, entre La fantaisie et La naïveté, une jeune fille assise entoure de la main un médaillon où apparaît le visage de Defrecheux (fig. 1). L'ensemble de la composition semble animé par un mouvement en spirale, qui invite le spectateur à faire le tour de l'œuvre. Notons que le numéro spécial du Vieux Liège, consacré au monument en 1900, comprend deux vues d'ensemble d'une maquette qui correspond encore à celle de 1895. Pourtant, d'après un rapport du comité, celle-ci revient en morceaux d'une exposition où elle figure en 1896 (29). Rulot parle de changements à apporter à la composition au moins dès 1898 (30). En aoùt 1900, le comité exécutif lui demande s'il pourrait mettre en œuvre immédiatement la maquette définitive du projet (31).

Fig. 8 – Joseph RULOT, Maquette définitive du monument à Nicolas Defrecheux, s.d.. Cliché extrait de JASPAR Paul, Joseph Rulot, dans Bulletin de la Classe des Beaux-Arts, Académie Royale de Belgique, 1932, pl. VII.
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Fig. 8 – Joseph RULOT, Maquette définitive du monument à Nicolas Defrecheux, s.d.

Quelque temps plus tard, le sculpteur réalise des dessins destinés au ministre en charge des Beaux-Arts (32). Peut-être y intègre-t-il déjà de nouveaux éléments. Néanmoins, les premières modifications importantes ne semblent pas antérieures à 1903. En avril de cette année, Jaspar annonce que le monument va être revu dans le but de répondre à des critiques, anciennes déjà, lesquelles mettaient en relief, d'une part, le défaut d'une échelle unique, d'autre part, l'absence de ligne indiquant une stabilité suffisante, puis l'aspect un peu grêle du massif central (33). Derrière ces transformations programmées se profile un enjeu essentiel pour le comité exécutif : rallier le Conseil communal à sa cause. Quatre échelles de figures coexistaient dans la version primitive. Deux seulement seront retenues : les quatre allégories bénéficieront de proportions légèrement plus importantes que les autres personnages. La forme du tertre devra être amplifiée, de manière à présenter l'aspect d'un massif rocheux. Jaspar écrit très clairement à ce sujet : Les rocs qui forment l'âme du monument seront établis de manière à simuler le relèvement d'un lit de carrière ; ils sembleront saillir verticalement du sol, telle la Roche Bayard à Dinant. Le massif central sera renforcé sur toute sa hauteur ; mais surtout à sa base (34). Rulot se met rapidement à la tâche et repense complètement la composition (35). La relation qui unit les personnages et le tertre évolue : l'artiste passe peu à peu d'un assemblage de personnages sur une structure donnée à la création d'un environnement dans lequel les figures s'intègrent (36) - pour reprendre les termes de Michel Draguet. L'œuvre acquiert la forme d'un bloc sorti des entrailles de la terre d'où émane une vie mystérieuse (fig. 08). Les maquettes conservées au Musée de Herstal et aux Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles rendent bien compte de cette évolution. Elles correspondent clairement à des états intermédiaires du projet mais restent difficiles à dater (37). En effet, Rulot continue à retravailler son œuvre de 1903 à 1907, année à dater de laquelle tout semble fin prêt. La forte déclivité du site d'implantation déterminé par la Ville en mars 1908 nécessite de nouvelles modifications dans la partie inférieure du massif ; l'artiste décide de revoir les proportions de l'ensemble (38).

Les documents écrits attestent la réalisation d'une série de maquettes entre 1908 et 1912 (39). Les agrandissements successifs s'accompagnent de l'adjonction discrète d'autres personnages inspirés des écrits de Defrecheux ; ceux-ci sont traités en relief plus ou moins prononcé et se confondent avec des accidents de la roche.

Au fil du temps, Rulot renouvelle l'aspect de chaque figure. Il s'oriente vers une stylisation croissante des corps et des draperies. Exemple significatif, La naïveté présente à l'origine une attitude mesurée et un modelé assez réaliste. Peu à peu, le sculpteur affine le personnage et amplifie ses gestes, jusqu'à les porter à leur paroxysme. En outre- pour autant que l'on puisse en juger sur base des ébauches -, il gomme tout détail anatomique inutile à la compréhension de l'attitude. Au départ, le visage de La poésie, de même que la complexité du drapé qui la recouvre et les fleurs qu'elle lance au loin, se perçoivent clairement (fig. 1). Par la suite, Rulot se concentre sur l'expression de l'élan qui anime l'allégorie (fig. 4 et 8). L'étoffe fine se gonfle à l'arrière de son corps et épouse intimement ses formes à l'avant, révélant la puissance de l'impulsion. Les bras et la tête s'estompent. Comme le remarque un critique de l'époque, la figure fait écho à la Victoire de Samothrace (40). Un parallèle pourrait également être fait avec les mouvements de la danseuse Loïe Fuller (41). La légende connaît plusieurs versions elle aussi. Elle acquiert une silhouette de plus en plus élancée (fig. 6). Bien que sa tête s'incline, tout dans son attitude exprime l'élévation. Les plis verticaux de son vêtement semblent prolonger la roche sur laquelle elle se tient, immobile et songeuse. Les transformations apportées au Bergi d'Mousny pourraient avoir été inspirées par le travail de Minne. Au départ, ce personnage changé en pierre apparaît entièrement couvert d'un drapé. Dès 1904 au moins, Rulot le dépouille de ses vêtements (42) et lui confère une silhouette longiligne (fig. 5). Le berger maudit semble désormais figé en lévitation, dans la partie supérieure d'un aiguillon rocheux et sa tête penchée vers l'arrière coïncide avec l'extrémité supérieure de cet élément. Le sculpteur décide aussi de représenter le Ley implorer (fig. 3) dans le plus simple appareil (43) ; ce héros apparaît dévêtu sur la photographie de la dernière maquette (fig. 8).

Si on avait demandé un monument en Allemagne dédié à l'œuvre de Goethe, cette œuvre pourrait se concevoir (44), déclare Demblon au cours de l'année 1904, en séance du Conseil communal. Même si l'œuvre de Rulot se veut profondément « wallonne », sur le plan visuel, seule l'allusion au rocher Bayard renvoie à la Wallonie. Et, sans conteste, ce massif rocheux pourrait évoquer d'autres reliefs géologiques. Rulot évite tout détail anecdotique : contrairement à Léopold Harzé, qui se plaît à représenter fidèlement tenues vestimentaires et accessoires typiquement régionaux, il modèle des personnages nus ou vêtus d'un simple drapé, figures qui relèvent d'un univers mythique bien plus que de la réalité. Par là même, il affirme sa filiation avec la sculpture classique, qui écarte le vêtement. Cette filiation est loin d'être servile puisque Rulot revendique aussi l'influence de l'art des Imagiers du Moyen Âge (45) et procède progressivement à la stylisation des corps. Sous le rapport artistique, son projet s'inscrit incontestablement dans la mouvance symboliste européenne : la représentation figurée est prétexte à l'expression de l'idée et à l'évocation des passions qui habitent l'homme. Le thème de l'amour apparaît omniprésent : la rencontre amoureuse avec les amants de Tate nos'veie, nos nos aim'rans, l'amour malheureux avec le Ley implorer et L'avez v' veïou passer. Sortie tout droit d'une fête bachique, La fantaisie évoque la sensualité, tandis que La naïveté personnifie la quête de pureté (46). La poésie qui lance des fleurs ne pourrait-elle pas être mise en parallèle avec la figure du Semeur, souvent traitée à l'époque (47) ? Tout comme la frise de bambins, elle semble l'expression d'un élan vers la vie. Le thème de la maternité - pourtant cher à beaucoup de créateurs de ce temps -n'apparaît pas au programme ; l'artiste figure à tout le moins une grand-mère qui conte des histoires à deux enfants. Le Bergi d'Mousny renvoie à la mort et à la force du divin, tandis que La légende, tout comme l'aïeule, manifeste l'importance de la mémoire. Les contacts de Rulot avec les plasticiens symbolistes restent à éclaircir. Le statuaire liégeois côtoie les artistes belges de la mouvance idéaliste (48). À l'instar d'autres plasticiens actifs à l'époque, il élabore ici une œuvre foisonnante qui peut désarçonner le spectateur en raison de l'absence de lignes de force clairement dessinées. Vraisemblablement marqué par l'œuvre de Rodin, sculpteur phare de l'époque, il se refuse à dégager clairement les figures de la matière (49). Michel Draguet met en parallèle le Monument à l'âme wallonne avec le Monument au travail de Meunier et le Monument à l'infinie bonté de Van Der Stappen, tous trois à peu près contemporains (50). Manifestations d'une période de transition dans la sculpture occidentale de ce temps, ces projets témoignent d'une soif de renouveau et d'une remise en question du rapport traditionnel entre figures et support. Ils affirment d'autres horizons possibles pour l'art public.

Un Monument à César Franck

Fig. 9 – Joseph RULOT, Les béatitudes (v. 1894), fusain sur papier, hauteur : 160 cm. Herstal, Musée communal.
Photo Musée de l’Art Wallon, Liège.Fermer
Fig. 9 – Joseph RULOT, Les béatitudes (v. 1894), fusain sur papier, hauteur : 160 cm.
Fig. 10 – Joseph RULOT, Les béatitudes, projet de monument, s.d., plâtre, hauteur : 67 cm. Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique.
Photo Jacques Deklerk, KIK-IRPA, Bruxelles.Fermer
Fig. 10 – Joseph RULOT, Les béatitudes, projet de monument, s.d., plâtre, hauteur : 67 cm.
Fig. 11 – Victor ROUSSEAU, Maquette du monument à César Franck, vue d'ensemble. Cliché extrait de A la gloire de César Franck. Une gerbe d'Hommages, dans La vie wallonne, III, 1922-23, p. 166.
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Fig. 11 – Victor ROUSSEAU, Maquette du monument à César Franck, vue d'ensemble.

En regard des nombreuses sources écrites qui évoquent le Monument à l'âme wallonne, les témoignages relatifs au Monument à César Franck apparaissent plutôt minces. L'idée de faire ériger au cœur de la cité une sculpture à la mémoire du compositeur remonte à 1894. À l'instigation de Paul Gérardy et d'Oscar Colson, hommes de lettres, un comité est constitué à cette fin (51). Les faits se déroulent quelque temps avant que certains expriment la volonté d'élever un monument dédié à Defrecheux. Dès le moment où le deuxième projet se précise, la question du Monument à César Franck passe au second plan. C'est Oscar Colson, directeur de la revue Wallonia, qui préside dès 1896 le comité exécutif porteur du Monument à l'âme wallonne (52). Il expliquera plus tard avoir suggéré la mise entre parenthèse du monument Franck en vue de concentrer les efforts sur la promotion de la sculpture en hommage au poète (53). Comme l'écrit en 1904 un chroniqueur du Journal de Liège, Il fut reconnu, d'accord unanime, que, pour des raisons d'ordre pratique, il était préférable de poursuivre d'abord la réalisation du monument Defrecheux. Il n'est pas étonnant qu'on ait jugé plus facile, dans un même milieu, la propagande pour l'érection d'un monument à un poète populaire que celle qui poursuivait la glorification de César Franck, dont l'art abstrait n'est pas encore, tant s'en faut, à la portée des enthousiasmes et des générosités de la multitude. Tant qu'il sera d'usage de faire les monuments publics au moyen de souscriptions publiques, ce sera là des comparaisons qu'on ne pourra s'empêcher de faire (54).

Le souhait formulé par le comité Franck en 1894 est de procéder à la création d'une œuvre inspirée par Les Béatitudes, oratorio achevé en 1879 et joué pour la première fois en 1891, à Paris. Rulot, futur concepteur du monument dédié à Defrecheux, donne forme à l'idée. Le mémorial César Franck tel qu'il l'imagine est connu grâce à des dessins et une maquette (55). L'artiste représente un ensemble de figures féminines et masculines en mouvement ou dans des poses méditatives, agencées autour d'un monticule ; l'une d'entre elles joue du violon (fig. 9). Sur le plan de la composition, les points communs avec le Monument à l'âme wallonne sont indéniables : même désir ascensionnel, même type de traitement des personnages, même goût pour les compositions complexes. La manière d'associer les corps diffère cependant : cette fois, ceux-ci apparaissent intimement imbriqués, un peu comme dans les compositions du peintre Jean Delville. Au sommet de l'œuvre se dresse le Christ triomphant (56). À la base, une femme assise adopte une attitude qui évoque Le penseur de Rodin et préfigure La légende. Laissé longtemps en veilleuse, le projet de Liège sort momentanément de l'ombre lorsqu'il est question de créer un monument en mémoire de Franck à Paris : vers 1899, l'écrivain symboliste Albert Mockel suggère vainement à Vincent d'Indy de choisir l'idée de Rulot. En 1904, il exprime publiquement le regret que l'œuvre érigée dans la capitale française ne soit pas celle du Liégeois, dont l'esprit lui semblait particulièrement en accord avec la musique du compositeur (57). En 1912, l'idée d'un hommage sculpté à élever dans la ville natale de Franck est relancée par les Amis de l'Art wallon (58) d'une part, et par L'Œuvre des artistes (59) d'autre part. Après une période de rivalité, les deux comités s'associent (60). À l'époque, la renommée du compositeur auprès du grand public s'est nettement accrue et la participation d'une frange plus large de la population liégeoise au financement d'un mémorial semble concevable. Les démarches s'arrêtent avec le déclenchement de la guerre. Au sortir du conflit, Joseph Rulot s'éteint. Dès le début des années 1920, les Amis de l'Art wallon demandent à Victor Rousseau (61) de concevoir un nouveau projet, toujours sur le thème des Béatitudes. Ils entendent commémorer dignement le centenaire de la naissance du musicien « wallon » via la création d'une œuvre bien « wallonne ». Rousseau, connu des Liégeois grâce aux statues qu'il a modelées pour le pont de Fragnée (fig. 13), s'affirme à l'époque parmi les plus renommés des plasticiens wallons en activité (62).

Le statuaire né à Feluy prend cette commande très à cœur. Il élabore un majestueux ensemble architecturé où s'insèrent trois groupes sculptés (fig. 11). L'effigie du compositeur apparaît au sommet d'un haut socle à degrés, encadré par quatre piliers surmontés de motifs sculptés. Représenté en position semi-couchée, César Franck est accompagné d'un trio d'anges agenouillés, aux ailes déployées, qui entonnent un chant sacré. De part et d'autre des degrés du socle se dressent deux reliefs verticaux ; sur chacun sont sculptées des silhouettes de femmes et d'hommes absorbés par la musique. Selon Marcel Bougard, les groupes latéraux représentent Le ravissement et Les béatitudes (63) (fig. 12) tandis que les anges personnifient L'inspiration divine et ingénue (fig. 14).

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    D'après La vie wallonne, les deux hauts-reliefs évoquent l'extase, le ravissement, l'élévation, qu'inspire la céleste musique (64). Ce monument ambitieux devrait atteindre quelque onze mètres de haut au total. A elles seules, les compositions sculptées situées de part et d'autre des marches présenteraient trois mètres cinquante de hauteur, contre un mètre quarante pour le chœur des anges. L'emplacement retenu pour accueillir cet ensemble se situe au pied de l'église Saint-Jacques, dans le square Rouveroy.

    L'ensemble apparaît bien représentatif du talent de Rousseau, artiste mélomane qui parvient, par l'image, à suggérer une musicalité céleste. Le thème des Béatitudes l'invite à réaliser une œuvre empreinte de spiritualité. Rousseau évoque de manière récurrente la vie intérieure et la quête d'absolu qui habitent l'homme ; plus encore, il aspire à exprimer l'âme. Cette œuvre révèle la recherche constante d'harmonie qui le guide. L'ordonnance musicale se traduit par l'équilibre des formes. Les éléments se répondent et un dialogue s'instaure non seulement entre les différents groupes sculptés, mais aussi entre l'architecture et la sculpture. La composante architecturale apparaît à la fois solide et aérée ; elle rappelle les vestiges de la Grèce classique. Rousseau voue une grande admiration à l'art de l'antique Grèce et s'en inspire volontiers, de manière plus ou moins évidente. Le socle à degrés au sommet duquel figure César Franck évoque un cénotaphe ; les quatre piliers renvoient à l'architecture cultuelle. C'est en quelque sorte un temple à ciel ouvert, habité par la statue de César Franck, qui touche au divin par son talent créateur. L'ensemble est conçu pour être réalisé en marbre blanc, matériau noble, souvent mis en œuvre par Rousseau, qui connaît l'art de la pierre mieux que la plupart de ses collègues statuaires, lui qui, enfant et adolescent, a exercé la profession de tailleur de pierre dans les grands chantiers de la capitale. La blancheur du marbre traduit l'idée de pureté, chère aux idéalistes. Cette pierre tendre permet un travail tout en nuances, des transitions fluides et sensibles entre les plans, des jeux d'ombre et de lumière imperceptibles.

    Les biographes de Rousseau s'arrêtent volontiers sur les anges du Monument à César Franck. De ce groupe subsiste une version en plâtre, seul fragment du projet conservé dans les collections publiques (65). Ces êtres célestes aux corps d'enfants pourraient rappeler certains des petits chanteurs de la Cantoria de Luca della Robbia. Et, sans nul doute, Victor Rousseau apprécie-t-il la sensibilité et la poésie de l'art du Quattrocento, encore habité par la spiritualité médiévale. Ces trois figures empreintes de grâce et de douceur s'inscrivent dans un schéma dynamique fait de courbes et de contre-courbes, qui rythment la composition. La stylisation de leur chevelure et des drapés qui les recouvrent partiellement est caractéristique de l'œuvre de Rousseau après 1919 (66). Les personnages dialoguent physiquement : leurs attitudes se répondent et suggèrent un état de plénitude. Celui qui se situe à l'extrême gauche arbore une lampe à huile, référence peut-être à la flamme divine. Les paupières closes des anges cachent leurs prunelles, sans aucun doute animées par une flamme intérieure intense : Rousseau aime à représenter des visages aux yeux fermés (67). Comme le dit Gustave Van Zype en analysant l'art du statuaire, le spectateur y perçoit un frémissement mystérieux qui rayonne des formes (68)

    La souscription ouverte par les Amis de l'Art wallon ne rapportera pas les sommes escomptées et l'œuvre conçue par Rousseau en 1922-1923 demeurera finalement au stade de maquette. En cette période d'immédiat après-guerre, les édiles accordent plus volontiers leur soutien à des mémoriaux en l'honneur de disparus et de héros tombés au front.

    Un Monument à la Défense nationale

    Plus imposant encore que les précédents, le troisième projet évoqué dans ces lignes se dessine dès après la Grande Guerre. Contrairement aux mémoriaux en l'honneur de Defrecheux et de Franck, il n'a pas pour initiateur un groupement indépendant : ce sont les pouvoirs publics qui en formulent l'idée. Eux aussi escomptent une participation financière massive de la population. Ainsi, au cours de l'entre-deux-guerres, les Liégeois sont-ils sollicités conjointement pour la réalisation de trois monuments dispendieux.

    Fig. 15 – Paul JASPAR, Plans et façades de maisons bourgeoises, 1883, papier à dessin, 37 x 65 cm. Liège, centre de documentation d'architecture.
    Photo Jean-Louis Torsin, KIK-IRPA, Bruxelles.Fermer
    Fig. 15 – Paul JASPAR, Plans et façades de maisons bourgeoises, 1883, papier à dessin, 37 x 65 cm.
    Fig. 16 – Paul JASPAR, La Grosse Tour, Place du Marché à Liège, 1923, dessin. Extrait de Un monument commémoratif de la Défense Nationale à ériger à Liège, par l'architecte Paul Jaspar, Liège, 1923, p. 7.
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    Fig. 16 – Paul JASPAR, La Grosse Tour, Place du Marché à Liège, 1923, dessin.

    L'idée de commémorer de manière grandiose la Défense nationale - et plus spécifiquement la résistance de Liège à l'envahisseur en août 1914 (69) - est lancée par la Province dès le mois de décembre 1918 (70) . La Ville s'associe bientôt à l'initiative. Les édiles manifestent la volonté de se démarquer des multiples comités qui érigent des sculptures en l'honneur des disparus. Le désir de grandiose qui les anime les conduit à une mise en avant de l'architecture, au détriment de la sculpture. En 1920, ils diffusent un appel à projets à l'adresse des sculpteurs et des architectes issus de Belgique et des pays alliés. Ceux-ci sont invités à effectuer des propositions pour le site des terrasses d'Avroy ou la place Saint-Lambert. Trente-neuf concurrents se présentent. Le jury chargé de la sélection réunit sept membres : l'architecte parisien Albert Tournaire, le sculpteur bruxellois Jules Lagae, l'architect bruxellois Victor Horta, les architectes liégeois Joseph Legros, Paul Tombeur et Arthur Snyers et le sculpteur parisien Albert Bartholomé, invité à présider aux prises de décision. Les trois maquettes qui franchissent le cap de la première épreuve sont connues par des photographies (71). L'une a pour auteur l'architecte-statuaire parisien Emmanuel Ladmiral, lequel associe un lion monumental rugissant et une allégorie féminine de la patrie ; ces deux figures prennent place au sommet d'un haut piédestal, autour duquel se pressent une multitude de soldats. Les Parisiens Paul Tournon (72) (architecte) et Antoine Sartorio (73) (sculpteur) signent une composition centrée sur une personnification colossale de la patrie, armée d'une épée et d'un bouclier. Cette statue précède un gigantesque portique flanqué de deux figures assises ; le soubassement du mémorial s'anime d'une frise de militaires. Enfin, les Anversois Égide Van der Paal (architecte) et Guillaume Dumont (74) (sculpteur) imaginent un pont reliant deux pavillons aux lignes Art déco. Cet ouvrage, destiné à surmonter une zone de passage, est agrémenté de statues et de reliefs ; le promeneur y accède via des escaliers monumentaux.

    Bien que le jury reconnaisse le talent des nominés au final aucun ne remporte la palme. Les édiles se tournent vers une personnalité bien connue des Liégeois, l'architecte Paul Jaspar (75), qui avait déjà manifesté son souhait de créer une œuvre monumentale en mémoire de la résistance liégeoise. Jaspar reste dans les mémoires pour sa participation précoce au courant Art Nouveau, style qu'il fut le premier à introduire à Liège. En parallèle, il développe également une production éclectique. Au cours de sa carrière, il collabore à plusieurs reprises à la création de monuments commémoratifs et sera d'ailleurs désigné pour s'occuper des questions architecturales soulevées par les monuments Defrecheux et Franck (76). Les projets qu'il élabore pour le Monument à la Défense nationale ont fait récemment l'objet d'une étude approfondie, signée par l'historien Alain Colignon dans le cadre d'une réflexion sur les lieux de la mémoire wallonne (77). En conséquence, ils ne seront évoqués ici que brièvement, l'accent étant essentiellement mis sur les partis pris esthétiques de l'architecte.

    Dès le moment où le dossier lui revient officiellement, Jaspar conçoit une série d'avant-projets très variés. Il semble soucieux d'ouvrir au maximum la discussion. Plusieurs de ses dessins font la part belle à la sculpture : il envisage notamment la possibilité de créer un arc de triomphe à placer dans le parc de la Boverie, ou encore une suite d'arcades ou une roseraie qui servirait de théâtre à un ensemble de rondes-bosses commémoratives. Cependant, son parcours personnel le porte plutôt vers des solutions architecturées, où la sculpture occupe un rôle essentiellement décoratif. Il dessine ainsi une colonne de quarante mètres de hauteur à ériger au cœur de la Cité ardente, sur la place Saint-Lambert. D'après lui, elle rappelle par sa forme l'ancien Perron, symbole des libertés liégeoises emporté à Bruges par Charles le Téméraire lors du sac de la ville en 1467 (78). Cette colonne, qui pourrait notamment être mise en parallèle avec la Colonne du Congrès élevée à Bruxelles un siècle plus tôt, séduit la Province. Elle n'a pas la préférence de Jaspar, lequel possède dans ses cartons un projet de mémorial plus imposant encore, mis sur le papier dès 1919 : le rêve qui l'habite présente la forme d'un beffroi, à construire en plein cœur de la ville, entre la place Saint-Lambert et la place du Marché (fig. 16). Cet édifice d'une hauteur de nonante mètres, d'un coût escompté de 3 millions de francs (contre 260 000 à 300 000 francs pour le monument Defrecheux (79), présente des lignes éclectiques.

    Fig. 17 – Paul JASPAR, Le Beffroi de la Défense Nationale, dessin. Extrait de Un monument commémoratif…, p. 20.
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    Fig. 17 – Paul JASPAR, Le Beffroi de la Défense Nationale, dessin.

    Le Beffroi de la victoire, surnommé aussi, La Grosse tour, émane en fait de l'avocat Joseph-Maurice Remouchamps, acteur important du Mouvement wallon, impliqué entre autres dans la mise sur pied du Musée de la Vie wallonne (80). L'ouvrage résulte d'une étude approfondie de l'architecture des beffrois de Belgique et du nord de la France (81). Il rappelle notamment les tours de Tournai et de Mons. Les références à l'architecture régionale ne sont pas anodines ; elles indiquent un profond sentiment d'appartenance territoriale - liégeoise d'abord, wallonne ensuite. Les descriptions que l'architecte donne de la tour révèlent sa passion pour l'histoire et l'enchevêtrement des styles. De bas en haut s'étagent des éléments empruntés à l'architecture du Moyen-Âge, à la Renaissance, aux époques Louis XIV, Louis XV, Louis XVI et Premier Empire (82) (fig. 17). La sculpture a sa place elle aussi et le groupe de trois personnages - un boutiquier, un armurier et un verrier - qui couronne l'édifice fait référence aux Trois Grâces de Del Cour. Des reliefs sont prévus : l'un d'eux, monumental, doit figurer La bataille de Liège. En hommes du XIXe siècle, Jaspar et Remouchamps partagent un même goût pour le didactique. Le beffroi a pour fonction de rappeler aux Liégeois leur histoire. La superposition des styles rend compte des strates d'occupation du site depuis les temps médiévaux. Les initiateurs de la tour sentent bien que la destruction de la cathédrale Saint-Lambert a coupé les Liégeois d'un repère historique essentiel. Comme le dit Olympe Gilbart, leur beffroi pourrait être perçu comme un clocher laïc, remplaçant celui de la cathédrale (83). Remouchamps et Jaspar voient plus loin puisqu'ils proposent de réenvisager la conception de la place Saint-Lambert dans son ensemble. Leur effort urbanistique mérite certainement d'être salué.

    Fig. 18 – Beffroi de Calais.
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    Fig. 18 – Beffroi de Calais.

    Le plus étonnant pour l'observateur actuel est peut-être l'attitude des pouvoirs publics face à ce projet colossal. En dépit de son coût exorbitant et de son esthétique passéiste, ils se laissent séduire et, pendant plusieurs années, discutent régulièrement l'idée. L'Académie Royale de Belgique, Classe des Beaux-Arts, affirme elle-aussi son soutien unanime au projet de l'architecte liégeois en séance du 12 octobre 1922 (84). En fait, au cours du premier tiers du XXe siècle, plusieurs grands centres urbains géographiquement proches de Liège érigent un édifice de ce type. La construction du beffroi de Calais - devenu un des principaux symboles de cette ville - débute en 1911 ; achevée en 1925, la tour néo-flamande en briques rouges s'élève à septante-cinq mètres du sol (85). Inspirée des hôtels de villes des anciens Pays-Bas, la Chambre du Commerce et de l'Industrie de Lille est construite entre 1910 et 1921 (86). Elle comporte un beffroi de style néo-flamand haut de septante-six mètres. Le courant historiciste se perpétue un certain temps après la Grande Guerre, en particulier dans des centres qui ont essuyé de nombreuses destructions (87). L'exemple de la ville d'Ypres, dont les principaux monuments sont rebâtis à l'identique, vient bien sür à l'esprit. Jaspar fait partie des artisans de la reconstruction : à Visé, par exemple, il relève les ruines de l'hôtel de ville (88). Finalement, dans la Cité ardente, un projet de mémorial interallié aux lignes typiquement Art déco aura raison de la tour de Jaspar : pour des motifs géopolitiques, la ville de Liège semble particulièrement indiquée pour accueillir un monument de portée internationale, réalisé à l'initiative des pays alliés. Celui-ci sera érigé sur les hauteurs de Cointe et deviendra un des repères visuels du paysagè liégeois (89).

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      Pour conclure

      Rulot, Rousseau et Jaspar investissent tous trois beaucoup d'eux-mêmes dans ces trois ensembles, représentatifs de leur travail en un temps donné. D'une manière ou d'une autre, chacun d'eux invite le spectateur au songe et envisage son œuvre monumentale comme une porte ouverte vers une autre dimension.

      Au travers de ces projets, qui focalisent en leur temps l'attention des Liégeois, s'exprime une même recherche identitaire régionale. Un certain nombre d'œuvres d'art public plus discrètes, concrétisées dans la cité mosane au cours de la première moitié du XXe siècle, révèlent ce souhait d'affirmation de l'originalité wallonne, souhait qui s'allie à la volonté de glorifier le génie de l'ancienne principauté. Ainsi, la fontaine de la Tradition et le monument Tchantchès sont-ils érigés au cours des années 1930. Relevons en outre la création d'une plaque commémorative en l'honneur de l'écrivain Édouard Remouchamps, auteur de comédies en wallon (1913), d'un banc artistique dédié à Léon Dommartin (1927) et d'un buste en mémoire du poète dialectal Émile Gérard (1932).

      Les mémoriaux de prestige érigés alors à Liège restent majoritairement porteurs d'une symbolique nationale. Pensons aux monuments à Charles Rogier (1905), à Montefiore-Levi (1911), à Frère-Orban (1931), mais aussi aux monuments au morts, où figurent généralement des inscriptions en flamand et en français. La réalisation commémorative la plus fastueuse conçue à l'époque est un lieu de mémoire nationale : situé à la pointe de l'île Monsin, le mémorial Albert suggère la réunion des deux parties du pays derrière la personne du Roi-Chevalier. Cet ensemble imposant, qui allie architecture et sculpture, est commandité par l'État.