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Illustration - - - Ségolène Le Men Le jongleur de mondes Les dessins pour Un autre monde de Grandville
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Reporticle : 71 Version : 1 Rédaction : 07/03/2013 Publication : 22/10/2013

Note de la rédaction

Ce reporticle est une réédition d’un article du catalogue de l’exposition Un autre monde. J.-J. Grandville et les contemporains, organisée en 2011 au Musée Félicien Rops à Namur. En ce sens, la numérotation continue des figures est relative à l’ouvrage de référence.

Le jongleur de mondes. Les dessins pour Un autre monde de Grandville.

Les références entre parenthèses se rapportent aux chapitres (en chiffres romains) et aux pages de l’édition originale d’Un autre monde (1844).

Fig. 1 – J.J. Grandville, Le jongleur. Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, p.142. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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Fig. 1 – J.J. Grandville, Le jongleur. Un autre monde, p.142. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
Fig. 2 – J.J. Grandville, Etude sur les métamorphoses du sommeil. Fusain, plume et encre brune, 200 x 230 mm. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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Fig. 2 – J.J. Grandville, Etude sur les métamorphoses du sommeil. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
Fig. 3 – J.J. Grandville, Les métamorphoses du sommeil. Lavis, mine de plomb, plume et encre brune, 162 x 129 mm. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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Fig. 3 – J.J. Grandville, Les métamorphoses du sommeil. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
Fig. 4 – J.J. Grandville, la seconde des métamorphoses du sommeil. Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, p. 243. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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Fig.4 – J.J. Grandville, la seconde des métamorphoses du sommeil. Un autre monde, p. 243. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

En 1853, L’illustration, grand quotidien illustré fondé dix ans plus tôt, annonçait, par un long article de son critique d’art attitré A.-J. du Pays, la vente (1) des dessins de Jean-Ignace Isidore Gérard dit Grandville (1803-1847), célèbre illustrateur disparu quelques années plus tôt: « La vente que nous annonçons ici offre un intérêt particulier. Malgré la grande popularité de Grandville et l’originalité si amusante de ses compositions, il ne se trouve pour ainsi dire pas de dessins de lui dans le commerce, ni dans les cabinets des amateurs ; et le petit nombre de ceux qui ont été dispersés appartiennent plutôt à ses premiers essais dans un genre où il devait un jour se montrer maître. Ceux qu’il a faits pour les livres illustrés qui ont fondé sa réputation ont été recueillis et conservés par lui et forment une collection que la famille de l’artiste se décide aujourd’hui à répandre dans le public. Dans cette collection figureront les dessins originaux de Robinson - de Gulliver - de Béranger - de Fables de Florian - de Fables de Lavalette - de Jérôme Paturot - des Scènes de la vie privée des animaux - des Petites misères de la vie - des Proverbes – d’Un autre monde - plus : des caricatures politiques, des scènes populaires, des transfigurations et des croquis divers demeurés dans ses portefeuilles » (2). Cette dispersion (3) permettait d’attirer l’attention du public sur Grandville, reconnu comme l’un des protagonistes du nouveau métier d’illustrateur, comme artiste et dessinateur à part entière : la suite de l’article se proposait de parcourir sa carrière et d’analyser son style. La vente annoncée avait quelque chose d’exceptionnel non seulement à cause de la célébrité de l’illustrateur, mais aussi parce que, par définition, de tels dessins, souvent composés directement sur les plaques de buis, ont été détruits par l’opération même de la gravure. Hormis ceux des Fables de La Fontaine, -réunis en un album, composé et préfacé par Grandville lui-même, qui se trouve aujourd’hui à la bibliothèque municipale de Nancy-, ces dessins d’illustration dont certains se trouvent dans des collections publiques à travers le monde sont particulièrement recherchés par les bibliophiles collectionneurs de l’artiste. Dernier titre de l’énumération des livres illustrés, Un autre monde (Fournier, 1844) n’était qu’indirectement évoqué par le critique qui y entrevoyait l’annonce du basculement de l’artiste dans celui de la folie (4), même si le mot n’apparaît pas dans l’article: “Sa pénétration se changea en subtilité, et ses dernières productions se ressentirent de cette tendance métaphysique et maladive. Quelques-uns des croquis de sa collection semblent révéler cette disposition et cet esprit de recherche. Dans l’un d’eux, parlant de la figure d’une jeune dame parée, rapprochant d’elle une carafe dans laquelle est une fleur, il poursuit une série de transformations insensibles et aboutit à un bilboquet”. Le dessin de “transformations” d’un rêve ainsi décrit, la seconde des Métamorphoses du sommeil (fig. 2-4), fait partie de l’ensemble réuni à partir de la collection Van de Velde sur Un autre monde, livre merveilleux qui, tout en résumant l’entreprise artistique de Grandville en tant qu’illustrateur romantique, lui valut l’incompréhension des contemporains, Baudelaire compris : « Cet homme, avec un courage surhumain, a passé sa vie à refaire la création. Il la prenait dans ses mains, la torturait, l’expliquait, la commentait, et la nature se transformait en apocalypse (5). Il a mis le monde sens dessus dessous. Au fait n’a-t-il pas composé un livre d’images qui s’appelle le monde à l’envers ? Il y a des gens superficiels que Grandville divertit ; quant à moi, il m’effraie. Car c’est à l’artiste malheureusement que je m’intéresse et non à ses dessins. Quand j’entre dans l’oeuvre de Grandville, j’éprouve un certain malaise, comme dans un appartement où le désordre serait systématiquement organisé, où des corniches saugrenues s’appuieraient sur le plancher, où les tableaux se présenteraient déformés par des procédés d’opticien, où les objets se blesseraient obliquement par les angles, où les meubles tiendraient les pieds en l’air, et où les tiroirs s’enfonceraient au lieu de sortir » (6).

Parmi toutes les traversées possibles (7) d’un livre inspirateur d’Alice au pays des merveilles (8) et d’un ensemble étonnant de dessins dont chacun, du salon caricatural à la parodie des utopies contemporaines et du fouriérisme mériterait une exégèse distincte et un long commentaire, la méthode d’analyse ici retenue sera celle d’une triple genèse : éditoriale pour un livre illustré romantique qui s’avère tout à la fois l’aboutissement du genre et l’un de ses chefs d’oeuvre; rédactionnelle pour un manuscrit dont le protocole d’élaboration est scripto-visuel ; et enfin graphique pour un ensemble dessiné conçu en vue de la gravure, qui permet en outre la mise en évidence du fonctionnement de la pensée visuelle. En devenant dessinateur de rêves, Grandville est aussi le montreur de son imagerie mentale, dont il fait apparaître les continuels rebondissements imaginatifs. La planche où il se représente lui-même en jongleur de mondes est emblématique de sa posture artistique de clown mais aussi de démiurge dont la « manière de faire des mondes » (9) jongle de la science à l’humour et à la poésie (fig. 1)

Le « lustre » de l’illustration

Un bref rappel du contexte d’émergence du livre illustré romantique, qu’a accompagnée la constitution du métier d’illustrateur, est un préalable nécessaire, d’autant plus que le corpus des publications illustrées constitue tout un réseau d’allusions intertextuelles et intericoniques familier aux contemporains qui est amplement utilisé dans Un autre monde.

l’essor du livre illustré romantique

Dans la mesure où l'idée d'associer images et textes sur un support commun, le livre, est apparue de longue date dans le manuscrit, puis dans le livre imprimé, il nous paraît aller de soi que l'idée d'illustration et le métier d'illustrateur remontent aussi loin. Il n'en est rien cependant: les mots "illustrateur", "illustrer", "illustration" n'ont été employés dans ce sens qu'à partir des années 1830, et restent alors perçus comme des néologismes. Cette tardive reconnaissance par la langue est le signe d'une définition nouvelle de l'illustration comme activité à part entière. Et de fait, les années 1830 inaugurent un âge d'or du livre illustré en France, qui s'achève à la veille de la première guerre mondiale (10). La mode romantique, sous la monarchie de Juillet, a défini des formules d'édition qui se perpétuent par la suite, mais se canalisent à partir de 1850 dans des voies spécialisées, comme la presse, l'édition enfantine ou populaire, les ouvrages de piété, la librairie des voyages et des sciences. Dans le monde de l'édition française, la seconde moitié du dix-neuvième siècle consomme une rupture totale, qui s'est amorcée sous la Monarchie de Juillet, avec la situation stable antérieure: le changement d'échelle dans les tirages marque alors un effet de seuil; l'imprimé se répand massivement; le capitalisme d'édition s'installe; les technologies du papier, de l'impression, de l'illustration, de la reliure "industrielle" se perfectionnent, tandis que le concept d'art industriel se répand, diffusé par les expositions universelles. Publié en 1844, Un autre monde marque ce moment d’apogée du livre illustré romantique, qui n’est pas sans annoncer la crise de la librairie sensible dès 1846, ni sans se faire faute d’attirer l’attention sur les risques de la concurrence. 

Les raisons de l'essor de la presse et du livre illustré sous la Monarchie de Juillet sont multiples. Les moyens matériels sont fournis par des techniques utilisées depuis plus d'une décennie et bien maîtrisées: parmi celles-ci, la gravure sur bois de bout, importée en France de l'école anglaise vers 1815 (11), permet de graver sur bois au burin, et ainsi d'introduire dans la page imprimée, par un procédé "typo-compatible", la vignette, -petite image, non délimitée sur ses bords, qui semble flotter sur la page comme une image de rêve (12). La mécanisation de la production du papier vélin permet d’apporter un fini précieux et velouté à des ouvrages de demi-luxe, ou, selon les termes des prospectus, "de luxe à bon marché". La librairie brigue de nouveaux publics en accroissant ses tirages, et, pour les attirer à la lecture, recourt aux séductions de l'image. Mis au point en 1835, un mode de vente original, par livraisons illustrées dont le lancement est annoncé par des affiches de librairies illustrées (13), permet de fractionner les coûts, tant pour l’éditeur que pour l’acheteur : à celles-ci s’ajoutent les prospectus et les annonces de presse qui permettent de faire la réclame, - le « puff »-, de ce produit qu’est devenu le livre (14).

Lorsque les lois de septembre 1835 prohibent la caricature politique, tout un circuit éditorial doit se reconvertir. C’est le cas notamment de l’éditeur Aubert, spécialisé dans la presse satirique, mais aussi de son écurie de dessinateurs, jusqu’alors principalement caricaturistes et dessinateurs de presse, qui travaillaient pour la lithographie. Alors que certains, comme Honoré Daumier (qui n’en aborde pas moins l’illustration), restent principalement lithographes et s'orientent vers la caricature de moeurs au Charivari, d'autres, tels Grandville, s’intéressent à l'illustration de livre. L’un comme l’autre travaillent pour le livre pour enfants, un débouché qui se développe, et illustrent Les aventures de Jean-Paul Choppart, le roman d’un enfant terrible enlevé par une troupe de saltimbanques conduite par un charlatan. Quant à Gavarni, il poursuit sa carrière dans les deux registres du dessin de presse et d’illustration de livre. Pour tous ces jeunes artistes, le passage par la caricature reste un acquis décisif, chacun d’eux ayant contribué à sa manière à l’invention collective et politique d’un langage lithographique militant qui supposait une connivence avec le public des lecteurs : la Poire, une invention de Philipon, métamorphosant le Roi en un fruit par quatre images successives, devint l’emblème et la clé de cet « argot plastique », selon le mot de Baudelaire. C’est particulièrement le cas pour Grandville, qui avait composé l’affiche et la vignette de titre de La caricature, en la personnifiant sous les traits d’un nain rieur, au chapeau orné de plumes, inspiré par le bouffon du Roi s’amuse, Triboulet, et par le portrait-charge de Charles Philipon (15), le rédacteur en chef, auprès de sa muse la Vérité, une femme nue qui sort du puits. Il avait pour sa part contribué, en y publiant de nombreuses caricatures, à la constitution d’un langage satirique rempli de métaphores visuelles, ainsi que de jeux de mots et d’images, dont il s’est souvenu dans Un autre monde, depuis l’évocation des hiéroglyphes jusqu’au rébus final. Enfin, pour contourner la censure, les journalistes utilisent les renvois du mot à l’image, et la stratégie de décryptage dans le genre de « l’explication ».

Tandis que disparaissait la caricature politique, la mode du livre à images (16) commençait vraiment: Gil Blas, illustré par le peintre-illustrateur Jean Gigoux, était vendu par livraisons en 1835, et trois ans plus tard, l’éditeur Léon Curmer publiait Paul et Virginie, où le contrepoint du texte et de l’image est constant. Autour de 1840, se développait ce que Walter Benjamin a appelé la « littérature panoramique » (17), avec Les Français peints par eux-mêmes (Curmer, 1840-1842), où la livraison consacrée à l’éditeur mentionnait la spécialité de l’édition « pittoresque », et de nombreux petits livres où les croquis répondent aux facéties des publicistes qui les écrivent, les physiologies : « quand l'écrivain s'était rendu au marché, écrit Benjamin, il regardait autour de lui comme dans un panorama. Un genre littéraire particulier a conservé ses premières tentatives pour s'orienter. C'est une littérature panoramique. ce n'est pas un hasard si le Livre des Cent-et-un, Les Français peints par eux-mêmes, Le Diable à Paris, La Grande Ville jouissent des faveurs de la capitale en même temps que les panoramas. Ces livres sont faits d'une série d'esquisses dont le revêtement anecdotique correspond aux figures plastiques situées au premier plan des panoramas, tandis que la richesse de leur information joue pour ainsi dire le rôle de la vaste perspective qui se déploie à l'arrière-plan" (18). En 1842, Balzac entreprend de réunir tout l’édifice de son oeuvre en un seul livre, La comédie humaine, d’emblée illustré, qui répond à La divine comédie de Dante. En 1843, la fondation du journal L'Illustration consacre par son titre la reconnaissance du mot dans son nouveau sens. A plusieurs reprises, y paraissent des oeuvres illustrées de Rodolphe Töpffer, parent du directeur du journal, Dubochet, et l’inventeur de « la littérature en estampes » ainsi que des histoires en images qui annoncent le procédé de la bande dessinée. L’éditeur Hetzel inaugure une nouvelle collection, Le magasin des enfants. Sans qu'il s'agisse tout à fait d'un néologisme, le mot "illustration" et sa famille , qui se rattachaient à la notion d'homme illustre, ont changé d'acception pour prendre un sens visuel emprunté à l'anglais.

Un autre monde (1844)

En janvier 1844, l’avènement du nouvel art du livre illustré romantique est consacré par la publication sous forme de livre d’étrennes d’Un autre monde [avec un long sous-titre] par Grandville (Paris, H. Fournier, libraire-éditeur (19) ), qu’avait précédé l’année d’avant sa publication en 36 livraisons à 50 centimes illustrées du 18 février au 11 novembre 1843 (20), la même année que celles du Voyage où il vous plaira (de Johannot) et des Omnibus (de Bertall)... Deux affiches de librairie, qui reprenaient l’illustration des couvertures de livraisons, en ont annoncé la publication. Le livre se présente comme un volume in-4 imprimé par Fournier (qui est également l’éditeur) sur papier vélin fort. Illustré de gravures sur bois, dont un frontispice en noir, et de 36 planches tirées à part et coloriées, imprimées sur un papier plus épais, il compte, outre les faux-titre et titre (21), 296 pages. La couverture en papier, très rarement conservée (puisque les exemplaires sont généralement reliés sans celle-ci), est illustrée, comme celles des livraisons. Le faux-titre et son verso, ainsi que le titre, sont imprimés à l’encre rouge. 

Fig. 5 – J.J. Grandville, "Type" de Puff. Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, I, hors-texte col. face p. 9. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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Fig. 5 – J.J. Grandville, "Type" de Puff. Un autre monde, I, hors-texte col. face p. 9. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
Fig. 6 – J.J. Grandville, Cul-de-lampe. Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, , I, p. 11. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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Fig. 6 – J.J. Grandville, Cul-de-lampe. Un autre monde, I, p. 11. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
Fig. 7 – J.J. Grandville, Le dieu Puff fit les autres néo-dieux à son image. Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, II, p. 12. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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Fig. 7 – J.J. Grandville, Le dieu Puff fit les autres néo-dieux à son image. Un autre monde, II, p. 12. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

Désormais l’illustration apporte tout son « lustre » au livre, ce que traduit Grandville par la métaphore visuelle de la vignette placée en tête du chapitre liminaire: un superbe lustre de cristal en forme de globe éclairé par les lettres du titre (I, p. 9). Ce chapitre introduit l’un des trois protagonistes, le docteur Puff, que son portrait, vu en « type » selon la formule des illustrations des Français et de La comédie humaine, présente comme un avatar, l’air goguenard, le chapeau rapiécé et le bandeau sur l’oeil, de Robert Macaire, le héros emprunté par Daumier à une pièce de théâtre jouée par Frédérick Lemaître stigmatisant le charlatanisme de ceux que l’on nomme alors des « industriels » (22) (I, hors texte colorié face p.9 D)

','05');" onmouseout="cache2();" >(fig. 05) (23)  : « Je m’appelle Puff : ce nom en dit assez » est l’incipit de son monologue où il regrette « de n’avoir pas suivi les conseils de [son] oncle Macaire », avant d’annoncer : « ma fin est proche [...]. En vérité, je vous le dis, c’est la réclame qui m’a tué » (24). Mais, nous apprend-il, « Puff ne meurt pas, il se transforme », et il annonce sa décision : « décidément, je passe dieu, c’est un suicide comme un autre. Je commence déjà à sentir que je deviens immortel ». Une vignette en cul-de-lampe nous le montre se cachant derrière « un paravent » de fumée (I, p.11) (fig. 06), ... et il suffit de tourner la page pour découvrir dans la planche suivante sa réincarnation en trois néo-dieux montrée par un triple portrait, enveloppé de volutes de fumées figurant un monstre au visage signé JJG et au corps en cornes d’abondance, de Puff, Krackq et Habble (II, p.12) (fig. 07) dont la légende commence ainsi : Le dieu Puff fit les autres néo-dieux à son image. Leur invention est une parodie syncrétique du christianisme et de la mythologie gréco-romaine qui précède l’emploi en histoire de l’art du terme de « néo-grecs ». Ils se répartissent à eux trois la terre, le ciel et les enfers. Un scénario loufoque, en trente-quatre chapitres qui jouent continuellement du va et vient entre texte et image, s’amorce alors,  depuis L’apothéose du docteur Puff (I) jusqu’à La fin de l'un et de l'autre monde (XXXIV). « Spectateur dans un fauteuil » d’une performance sans cesse renouvelée qui fait appel à tous les arts, depuis le cirque jusqu’au concert, à la danse, à la peinture et à la sculpture-, le lecteur se trouve entraîné dans une succession d’aventures visuelles aussi imprévues les unes que les autres : par l’image, il survole la terre en plan, écoute un concert à la vapeur, -titre qui semble provenir d’un jeu de mots sur le sens anglais du mot « puff », entre réclame et fumée-, visite un Louvre des marionnettes, se déplace en zigzag par locomotions aériennes, assiste aux métamorphoses du sommeil, et à la Bataille des cartes à jouer dont s’est inspiré Lewis Carroll, pour ne citer que quelques-uns des titres des chapitres et des planches. Une fois parue la dernière livraison, un numéro spécial du Charivari (25), le 3 décembre 1843, est consacré aux "pronostics pour l'an 1844" et illustré de vignettes tirées du livre au lancement duquel il contribue (26). Il y est annoncé au début que "vu l'insuffisance des moyens de publicité, on inventera une pompe aspirante et refoulante qui lancera cent mille prospectus à l'heure". Cette remarque fait écho à la machine à prospectus (XXIV, p.277) (fig. 08) qui est également introduite dans le livre, dont l’un des derniers chapitres célèbre “les noces de Puff et de la réclame” (XXI, hors texte col. face p. 240) (fig. 09) (27). Le chevauchement entre situation d’énonciation et contenu énonciatif du livre et de toute son élaboration éditoriale et publicitaire est l’une des blagues permanentes d’Un autre monde, qui procède du goût romantique pour le mélange de l’art et de la vie. Sur la page de titre, imprimée en rouge, un sceau en trompe-l’oeil montre les trois profils des néo-dieux. Leurs signatures manuscrites et paraphées sont reproduites et gravées au verso du faux-titre, précédées de cette phrase: “Tout exemplaire qui ne sera pas illustré de notre sceau et marqué de nos griffes sera réputé imparfait, boîteux, en un mot contrefait”.

    2 pictures Diaporama

    un réseau d’allusions et un champ concurrentiel

    Fig. 10 – Affiche pour Le voyage où il vous plaira (Hetzel, 1843), d'après Tony Johannot. Paris, Les Arts décoratifs, musée de la Publicité.
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    Fig. 10 – Affiche pour Le voyage où il vous plaira (Hetzel, 1843), d'après Tony Johannot. Paris, Les Arts décoratifs, musée de la Publicité.
    Fig. 11 – J.J. Grandville, Le monstre du jury. Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, IX, p. 80. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 11 – J.J. Grandville, Le monstre du jury. Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, IX, p. 80. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    Grandville multiplie les allusions aux publications illustrées contemporaines, et mentionne par exemple Les voyages en zigzag (Paris, Dubochet, 1844) (28), dont le prospectus suggère l’invention d’une sorte de tire-bouchon propulseur qui envoie le docteur Puff, narrateur de l’épisode, dans les airs (Locomotions aériennes, XX, p. 130, vignette p. 131) (29). Il se souvient de celles auxquelles il a collaboré lui-même : une planche est ainsi légendée La lune peinte par elle-même »(XXI, hors texte col. face p. 144) ; cette illustration joue aussi avec le mythe de Narcisse (30), tout en transposant l’idée de l’image gravée toujours reproduite en miroir. Enfin Grandville se venge par l’image dans « l’affaire » du Voyage où il vous plaira, ce livre signé à trois par Johannot, Stahl (pseudonyme de Hetzel) et Musset, qu’il considéra comme un plagiat. En effet Grandville aurait d’abord proposé à Hetzel, l’éditeur des Scènes de la vie privée des animaux, son idée de voyage imaginaire, à la manière du Gulliver de Swift qu’il avait illustré, avant de traiter avec Fournier. Mais au moment où paraissait la dernière livraison des Scènes, Hetzel publiait la première du Voyage où il vous plaira, une fantaisie fantastique dans le goût de Hoffmann et de Nodier, dont il était l’auteur et dont les livraisons illustrées par Johannot parurent du 10 décembre 1842 au 23 décembre 1843. La brouille conduisit Grandville presque au duel avec l’éditeur dont il avait été très proche et qui avait publié les deux tomes des Scènes de la vie privée des animaux (1841-42) (31). Or le monstre aveugle du jury qu’évoque la vignette terminale (Le royaume des marionnettes, IX, p. 80, vignette en cul-de-lampe) (fig. 11) du chapitre parodiant l’institution du Salon ressemble beaucoup aux créatures fantastiques de Tony Johannot dans Le voyage où il vous plaira et notamment de celle (fig. VP p. 85) (fig. 10) qui est agrandie dans l’une des deux affiches de librairie (fig. musée de la Publicité) (32). On trouve une seconde allusion à cette affaire à la fin du livre de Grandville (p.278) (33) et tout du long des parallèles pourraient être mis en évidence de l’un à l’autre.

    La plume et le crayon

    Le conflit entre Hetzel et Grandville reposait sans doute sur une interprétation différente du métier d’illustrateur, pour la reconnaissance duquel Tony Johannot avait été une personnalité centrale.

    l’émergence d’un métier associé à l’idéal de la fraternité des arts

    Face à l’encombrement des carrières artistiques les plus nobles, certains artistes avaient opté pour un métier qui gagnait en sécurité ce qu'il perdait en prestige. Dès le milieu des années 1820, les choix de carrière opposés et complémentaires des frères Devéria furent à cet égard très significatifs. Après un revers de fortune de son père, "Achille Devéria s'était courageusement mis au service des éditeurs de livres à images, gagnant ainsi le pain, et même le bien-être pour toute la maisonnée » (34), tandis qu’il laissait à son frère Eugène la possibilité de devenir artiste et de laisser libre cours à son inspiration. Au milieu du "cénacle" de la rue de l'Ouest, qui réunit autour de lui tous les Jeunes-France romantiques, "Achille, talonné par la nécessité (..) ne cessait pas de travailler, sous la lampe, tandis qu'on devisait, chantait, dansait autour de lui" (35). C'est un peu la fable de La Cigale et la Fourmi, (36) ... Aux charmes inconséquents de la vie de bohème, aux risques et aux mirages glorieux de la carrière de peintre, tributaire des succès au Salon et des commandes officielles, l'illustrateur préfèrait le labeur d'une oeuvre mercenaire, qui assurait le pain quotidien de la maisonnée.

    Puis c'est autour de la figure de Tony Johannot que se cristallisèrent la mode de l'illustration et la définition du métier d'illustrateur à partir de 1830 (37). Ce dernier avait conçu d’innombrables vignettes de titre pour les nouveautés littéraires romantiques, et surtout illustré de cinquante vignettes dans le texte, gravées sur bois par Porret, l'ouvrage fondateur du genre du livre illustré romantique, où se multiplient également les jeux typographiques et les effets originaux de mises en pages : l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux de Charles Nodier (chez Delangle frères, 1830) qui s’inspire de la structure de Tristram Shandy  de Laurence Sterne est un "pastiche" plein d'ironie qui tourne en dérision toutes sortes de pratiques d'écriture et de mises en forme du livre tout en multipliant les jeux visuels et typographiques, ce Grandville s’est inspiré, tant dans les Petites misères que dans Un autre monde. Recourant à la vignette gravée sur bois dans le texte d'une part, et à l'illustration abondante d'autre part-, ce livre fait surgir toutes sortes de pratiques ludiques qui seront celles de l'image dans l'imprimé romantique. Johannot « est, sans contredit, le roi de l'illustration. [...] Toute la poésie et toute la littérature moderne lui ont passé par les mains. [...] Il faut que l'artiste comprenne le poète (...) il ne s'agit pas (...) de copier la réalité comme on la voit (...). L'illustrateur, qu'on nous permette ce néologisme, qui n'en est presque plus un, ne doit voir qu'avec les yeux d'un autre », écrit Gautier (38). C’est exactement ce que ne souhaite pas Grandville, artiste qui est devenu lui-même, par son goût de la fantasmagorie, un « client de l’opticien », selon une formule de Max Milner (39), et montre sa fascination pour la vision et ses distorsions comme pour tous les instruments d’optique et prothèses de l’oeil.

    Ainsi, l’antagonisme entre Hetzel et Grandville repose probablement sur la façon différente dont chacun d’eux a compris la place respective des nombreux acteurs dont le livre illustré multipliait les rôles. L’un met l’accent sur la synthèse des expressions (qui prolonge l’idée de la fraternité des arts romantiques formulée par Johannot dans la vignette de titre du journal L’artiste) alors que l’autre prétend imposer la place du dessinateur comme acteur principal du dispositif éditorial du livre illustré romantique. Stahl/Hetzel remercie son illustrateur, dans une postface du Voyage où il vous plaira adressée « au lecteur et à Tony Johannot » : « C’est que tout bien pesé – dans notre double sagesse, - nous ne regretterons jamais, mon cher Tony, d’avoir fait avec vous ce chemin, sur lequel vous avez semé, si à propos pour l’abréger, toutes ces charmantes vignettes auxquelles nous avons dû, sans aucun doute, d’avoir jusqu’au bout votre aimable compagnie, -cher lecteur » (40). Et le livre s’achève sur le cul-de-lampe terminal de Johannot, qui montre la plume et du crayon entrecroisés au sol.

    Mr le Crayon a voulu marcher avant Mme la plume

    Fig. 12 – J.J. Grandville, Plume et Crayon, gravure unique, 122 x 75 mm, Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 12 – J.J. Grandville, Plume et Crayon, gravure unique, 122 x 75 mm, Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
    Fig. 13 – J.J. Grandville, Plume et Crayon, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, I, p. 8. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 13 – J.J. Grandville, Plume et Crayon, Un autre monde, I, p. 8. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    L’hypothèse généralement retenue à propos d’Un autre monde est celle de l’affirmation de la supériorité de l’image sur le texte, ce qui inverse la relation illustrative habituelle et remet en cause l’idée de l’alliance de la plume et du crayon (41)  : commentée par Philippe Kaenel (42), la saynète introductive qui met en scène le crayon, la plume et le canif, outils désignant respectivement par métonymie le dessinateur, l’auteur du texte et le graveur le propose, et une annotation manuscrite, due à une main inconnue, à un dessin préparatoire à une vignette de cette introduction l’affirme également : « Au rebours de ce qui se passe ordinairement, et alors que l’illustrateur d’un livre commence son travail, lorsque l’auteur l’a terminé, Grandville a fait les dessins de Un autre Monde, avant que le texte ne fut écrit : - Mr le Crayon a voulu marcher avant Mme la plume (fig. 12-13) – (voir la Préface et la Postface de l’ouvrage). On s’explique donc que le dessin ci-contre ait été refusé, ou du moins que Grandville ait voulu l’atténuer dans ce qu’il avait de blessant pour l’amour-propre de ses collaborateurs : le Crayon traînant à sa remorque un chiffonnier à tête-vide (la Plume) avec, dans sa hotte, des Idées rebatues (sic).

    Dans le dessin de la page 8, le Crayon seul subsiste tel quel : la Plume lui souhaite ironiquement bon voyage ». Annoté « gravure unique », ce dessin, adouci plutôt que refusé par l’artiste dans la version publiée dans l’introduction (fig. p.8), fait de la plume un insecte effilé qui porte son baluchon et son carton de croquis et part escalader les monts de l’imagination (43), en fumant un cigare. Le chiffonnier à tête vide, en sabots, darde son crochet sur le carton à croquis. Un vaste paysage est suggéré à leurs pieds, éclairé par les feux du soleil levant. Cette portée macocosmique conférée au microcosme de la vignette, constitutive de la forme d’image qu’elle représente depuis son invention par Thomas Bewick (44)  (45), correspond parfaitement à l’annonce d’un livre qui veut par vignettes produire « un autre monde ». L’insecte sert de désignation métonymique à l’artiste vignettiste qui travaille avec des pattes de mouche. Le jeu d’échelle permet de lui conférer une allure de géant. Dans la version publiée, « tête vide » a disparu, et le crayon dans le paysage est resté. La plume est toujours là, mais elle se contente irrespectueusement de faire un pied de nez au crayon.

    Fig. 14 – J.J. Grandville, [sans titre], Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, XXXIV, p. 278. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 14 – J.J. Grandville, [sans titre], Un autre monde, XXXIV, p. 278. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    La partie supprimée n’a pas pour autant disparu des vignettes publiées: on retrouve en effet ce détail dans une autre vignette de la fin du livre (fig. p. 278) (fig. 14), pour dénoncer le vol des idées qui sévit dans le monde de l’édition, - allusion au grief de Grandville à l’encontre de Hetzel, l’éditeur du Voyage où il vous plaira dont il prétend que l’idée vient de lui: « Tête vide », terme repris à Balzac dans un passage de César Birotteau dénonçant la réclame, s’est dédoublé en deux personnages : sa tête est celle d’un pêcheur à la ligne qui pêche avec un hameçon pointu, près duquel est assis un hibou « chippeur détrousseur d’idées » qui mendie ; de l’autre côté du seuil, son costume de chiffonnier, chargé d’une hotte pleine de carottes de « carotteur d’idées », est devenu celui d’un « pauvre d’imagination », qui tend son crochet pointu vers une muse assiégée qui prend peur (46). La vignette est intercalée entre deux courts passages qui l’encadrent dans la page, ce qui en fait presque un prospectus :

    "Le plagiat est universellement toléré et protégé. Les lois répriment tous les vols, excepté le vol à la pensée. [vignette]

    "L'imagination, cette déesse candide, ne peut montrer le bout de son nez sans qu'aussitôt de hardis détrousseurs embusqués ne l'arrêtent au passage, et ne la forcent à vider son escarcelle à leur profit.

    "Les voleurs se volent ensuite entre eux quand vient le moment de partager le butin. Ce genre de vol s'appelle concurrence" (47).

    Concurrence, plagiat, compétition entre les acteurs d’un même livre et entre les illustrateurs contemporains, cette période où se constitue la Société des Gens de lettres est aussi celle où, de façon plus individuelle, Grandville entreprend la défense et la promotion du métier d’illustrateur. C’est auprès de Fournier, l’éditeur d’Un autre monde, qu’il s’est plaint quelques années plus tard des conditions du contrat que lui propose l’éditeur Charles de Gonet pour les Fleurs animées: “ceci me donne l’occasion de vous lâcher une de mes boutades accoutumées contre cette ridicule, révoltante position de dessinateur, artiste-créateur, instrument enfin du succès qui voit se réaliser des bénéfices par son fait sans y participer que pour une part qui ne suffit qu’à le faire vivre” (48). Un peu plus loin, il oppose aux “aristocrates et autocrates des feuilletons” “la plèbe artiste, les illustrateurs”. A cet amer constat (49), l’illustrateur réagit en imaginant “un autre monde” : comme le montre sur le frontispice repris et agrandi par l’une des deux affiches, il part à l’aventure au bras de sa muse la Fantaisie, et prend “la clé des champs”, d’après la vignette liminaire du livre (fig. affiche et fig. double page frontispice et clé des champs). La métaphore de la création d’un monde qui est ici développée, avait été annoncée par les frontispices des livres illustrés précédents, qu’il s’agisse des Fables de La Fontaine, ou de Gulliver de Swift dont le héros semblait sortir de l’intérieur d’un globe vu en coupe. Pendant plusieurs mois, de semaine en semaine, l’illustrateur s’immerge dans son travail et devient l’artisan-démiurge de son “ autre monde”, expression polysémique: il s’agit autant d’un monde à l’envers, que de l’autre monde des rêves et de la nuit, ou de celui de l’au-delà, qu’il s’agisse de Dante, des enfers de l’antiquité ou du paradis chrétien. Le thème de la mort en tant que passage (50), comme celui d’une traversée initiatique vers la lumière (51), parcourt le livre. De livraison en livraison, la narration propose la visite de “mondes” différents. Tandis que le livre progresse, Grandville devient même un jongleur de mondes, dans un chapitre inspiré par les théories de Fourier.

    L’avant-projet de Grandville et le manuscrit du musée Itami

    Parmi les documents permettant d’aborder la genèse du projet éditorial, figure, outre la lettre à valeur de contrat de l’éditeur, un brouillon illustré (52) de Grandville (Itami Museum of Art), qui comporte plusieurs essais de titre, plusieurs croquis (fig. 15-16) et textes, et surtout deux grands dessins (fig. 20-21), dont l’un est titré « annonce frontispice », et l’autre se présente comme un sommaire visuel du livre en projet.

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    essais de titre et canevas d’un chapitre abandonné

    Voici quelques-uns des essais de titre (53) : Histoire de la forme humaine, Création du monde inverse par un témoin oculaire, et quelques pages plus loin (fol.27), Grandville barre Les visions d’un autre monde, calligraphie en grand le titre Un monde inconnu, et le complète de l’énumération rimée parodiant les titres en –tion du Roi de bohème de Nodier : Visions, Pérégrinations, Transformations, explorations, excursions, Locomotions Stations, métamorphoses, Anthropomorphoses (mot ajouté), Métempsychoses, apothéoses, zoomorphoses, métoses (54) et mille autres choses..., recopie cette dernière séquence. Puis il fait un nouveau brouillon de page de titre (fol.29) L’autre monde (suivi d’une énumération), Un Monde anonyme par L’anonyme Jean Ignace Isidore Gérard dit Grandville attribué uniquement à J.J. G. L’artiste créateur se déclare inventeur de « monde », il souligne l’importance du regard et des visions, parle de métamorphose et de formes humaines. L’idée du sous-titre sériel (55), est déjà là.

    Fig. 18 – J.J. Grandville, Une éclipse conjugale, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, XV, p. 94. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 18 – J.J. Grandville, Une éclipse conjugale, Un autre monde, XV, p. 94. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    Une ébauche de chapitre est illustrée notamment avec deux dessins dont l’un se moque des appareils de pose de la photographie de portrait (fig. 16) (56) et dont l’autre rappelle la technologie des silhouettes (fig. 15), également présentée en 1844 dans Le magasin pittoresque (57)  : la référence aux histoires en images de Töpffer s’y exprime par le nom du « professeur Mendax ». Transposant la référence solaire de la photographie indiquée par l’étymologie du mot héliogravure, Grandville imagine un dispositif de prise de vues farfelu: une sorte de téléscope, installé dans un laboratoire observatoire rempli de cornues, permet de capter la lumière de la lune pour faire un portrait dit « lunotype » (58) du « professeur Mendax » (fig. 16), première incarnation d’un personnage qui, dans la version définitive, deviendra le capitaine Krackq (D p.12) (fig. 17). Si aucun chapitre ne reprendra cette narration, tout l’ensemble du livre se résume en un propos « lunatique », et les thèmes des appareils optiques, de la vision comme les effets de lumière nocturne en demeurent l’une des lignes directrices : le phénomène astronomique de l’éclipse solaire est évoqué par une vignette montrant les télescopes terrestres braqués sur le baiser de la lune et du soleil, l’ombre de celle-ci occultant le disque solaire (Une éclipse conjugale, XV, p.94) (fig. 18); la vignette parvient à opposer l’illumination à l’obscurcissement, en faisant appel au contraste simultané entre le blanc de réserve et des zones très sombres (59). Bien avant les évocations de Jules Verne et de Méliès (inspiré par une affiche de Jules Chéret, dont la maquette est conservée, pour l’Exposition des Arts incohérents en 1886 (fig. affiche et fig. maquette) (60) elle-même tirée du livre de Grandville) (fig. 19), Un autre monde se présente comme un roman astral, où la lune, installée dans les nuées, est un personnage souriant à la face ronde, qui, par exemple, dans le chapitre les mystères de l’infini, se mire dans l’eau terrestre (18, p.144). L’autre dessin donne le portrait de profil du professeur par un procédé de silhouette (fig.) qui reprend des jeux introduits par les caricaturistes dans La silhouette et La caricature, puis utilisés par Grandville (qui semble avoir fréquenté les théâtres d’ombres (61) ) dans Le magasin pittoresque (62). Ici encore de tels effets resurgissent dans Un autre monde, particulièrement dans le Voyage à Rheculanum. La démarche des « joco-seria » se poursuit ainsi dans le domaine des jeux d’optique et des appareils de production d’image.

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    le projet de frontispice à la Grand’ville

    Fig. 20 – J.J. Grandville, Annonce-prospectus. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 20 – J.J. Grandville, Annonce-prospectus. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    « Annonce frontispice » (fol.8) (fig. 20) mêle le texte à l’image dans une ample vue perspective qui va de l’entrée de la capitale à l’Arc de triomphe. La pointe de l’obélisque s’aperçoit à droite. L’art de Grandville se désigne comme énigmatique et fantaisiste, tout en mettant en images, comme en un rébus, son propre pseudonyme, ce qui n’est pas sans annoncer la vignette de l’épilogue en lettres figurées jouant avec les trois lettres du monogramme de Grandville « IIG » se lisant phonétiquement à peu près comme l’anagramme d’une épitaphe « Ci-Gît G », ou encore le rébus qui termine Un autre monde, avec l’obélisque (63) contre lequel l’ « ami lecteur » se « casse la tête » (64). L’annonce de l’arrivée à Paris d’un professeur au nom töpfferien, -« professeur Mendax »-, qui propose des « cours publics et universels » de « zoologie », « photogénie », « géo... » se déploie en grandes lettres de part et d’autre de l’axe, sur de longs métrages de toile tendus de part et d’autre d’un vaste boulevard vu à vol d’oiseau, peuplé de minuscules figurines de passants, aux silhouettes reconnaissables bien que microscopiques. Le message se poursuit sur les colonnes de l’entrée au bas desquelles des grilles sont ouvertes : « avec l’autorisation du Préfet de la Seine/ et celle du Préfet de Police ». Une composition d’ornements de fantaisie qui met en image le proverbe « prendre des vessies pour des lanternes », réunit les colonnes ; y est suspendu un sac, d’où pend une grosse caisse dont les roulements proviennent d’un heurtoir à vapeur. On y lit l’inscription « passants, arrêtez-vous en passant ». Les formes funambules ainsi tracées sur le ciel peuvent s’interpréter, de façon subliminale, comme celles d’un visage. Critique précoce de la ville devenue champ d’inscription publicitaire, et ainsi transformée en « livre-puff », cette feuille est aussi un grand rébus déclarant Grandville l’auteur du livre, et montrant au pied de la lettre le nom qu’il a repris à ses grands-parents: par cette fantaisie dont la perspective axiale est inspirée par le souvenir des vues d’optique, il nous montre Paris, la « Grand’ville » moderne, ses passants et ses flâneurs, il fait sonner la grosse caisse, joue avec la réclame, montre les contrastes d’échelle et la vignette, annonce des mélanges de texte et d’image, des hiéroglyphes... Les colonnes, possible rappel de l’univers maçonnique, qui encadrent la page décorée de motifs en vignettes, sont-elles celles des portes du songe, celles du texte dans un livre compris comme un espace architectonique transformé en album publicitaire?

    Le thème annoncé s’inscrit dans une actualité du livre illustré, celle de « l’édition panoramique », évoquée plus haut, qui donne lieu dans L’illustration à la parution d’un vaste panorama, publié en feuilleton graphique et repris en livre dépliant, montrant Le panorama des grands boulevards. Il peut aussi s’agir d’une réponse à la vignette fantastique introduisant la préface du Voyage où il vous plaira, dans laquelle Johannot montre une foule de voyageurs-lecteurs sur une route qui les conduit à être engloutis dans la gueule béante d’un monstre grotesque. Le propos de Grandville comme de Johannot est de proposer un exutoire par la fantaisie et le fantastique à la planification rectiligne de l’aménagement qui signifie la mise en ordre du monde. A la perspective linéaire, Grandville substitue dans Un autre monde des points de vue surprenants, comme le souligne Baudelaire qui songe alors au monde à l’envers, et multiplie les distorsions et les contrastes, ce qui est une façon de contester les idées reçues. Il systématise la dérision de tous les savoirs contemporains fondés sur le classement et la hiérarchie, à commencer par l’histoire naturelle, en les poussant jusqu’à l’absurde par la prolifération des effets de combinaison. Il entreprend ainsi une critique sociale, scientifique et politique, à travers les jeux d’images dont la « macédoine » de croquis offre la liste.

    la macédoine de croquis

    Fig. 21 – J.J. Grandville, Macédoine de croquis. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 21 – J.J. Grandville, Macédoine de croquis. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    Ce projet de frontispice (fol.8) est en effet complété par un autre dessin en pleine page (fol.24) qui se présente en « macédoine » (fig. 21) (65) de vignettes destinées à alimenter le rouleau d’un feuilleton dont le texte est à venir et qui est ainsi commentée sous l’ensemble: « Voici un [mot ajouté : plusieurs] de ces prospectus détaillés et réunis qui te donneront une légère idée de... ».

    Fig. 22 – Frontispice des Oeuvres choisies de Gavarni, Hertzel, 1845. Bibliothèque Nationale de France, Paris.
    Photo Bibliothèque Nationale de FranceClose
    Fig. 22 – Frontispice des Oeuvres choisies de Gavarni, Hertzel, 1845. Bibliothèque Nationale de France, Paris.

    Ce montage en trompe l’oeil  évoque de façon très intéressante le programme du livre de Grandville. On y voit un pêle-mêle de petits feuillets illustrés, placés sur deux pages blanches, dont l’une s’enroule, et l’autre est à plat, elles-même posées sur une grande feuille rectangulaire, qui, par son ombre, se détache du fond de la page. L’assemblage ainsi proposé des treize petits bouts de papier, un quatorzième en haut à gauche étant détaché de l’ensemble, prouve que Grandville a commencé à dessiner « les songes fixés », selon le texte accompagnant l’un des croquis placé au centre de la composition, avant d’avoir encore pleinement déterminé l’argument de son livre, alors qu’il tourne autour de l’idée de son titre. Tout se passe comme si Grandville montrait ici sa table de travail vue d’en haut, résumant l’état du dossier de genèse de son livre, et révélant aussi sa méthode, déterminante pour la conception de la structure d’Un autre monde. Ce qui est proposé ressemble à un jeu de cartes illustrées, à partir desquelles le schéma narratif devra se construire. La figure du jeu de cartes comme métaphore du livre illustré apparaît sur les frontispices d’autres livres illustrés de la période, par exemple dans le tome III des Français peints par eux-mêmes de Pauquet (1840), ou dans le frontispice, au thème repris sur le fer du cartonnage, des Oeuvres choisies de Gavarni (1845) (fig. 22). Rappelons que Grandville avait commencé son oeuvre parisienne, par l’illustration des cartes de La Sybille des Salons, et que cette mise en pages rappelle celle de l’une des illustrations des Petites misères consacrée à l’évocation des dessins refusés et inédits. Comme dans les tarots de divination, si chers à André Breton, c’est de l’agencement des images que surgit le sens et que se formule le récit. La méthode de Grandville annonce celle qu’explique Italo Calvino dans le château des destins croisés, où l’auteur emploie la disposition des cartes à jouer comme un instrument de production narrative. L’idée d’une « macédoine » d’images sera reprise, de façon non plus programmatique mais récapitulative, au pourtour du frontispice d’Un autre monde (fig. 44), en vignettes qui annoncent les principaux chapitres du livre et y répondent aux trois séries de termes à suffixes rimés du sous-titre, groupés en paragraphes distincts sur la page de titre.

    Fig. 23 – J.J. Grandville, Détail de la macédoine de croquis et vignettes. Itami City Museum of Art.
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    Fig. 23 – J.J. Grandville, Détail de la macédoine de croquis et vignettes. Itami City Museum of Art.
    Fig. 24 – J.J. Grandville, [sans titre], Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, I, p. 9. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 24 – J.J. Grandville, [sans titre], Un autre monde, I, p. 9. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
    Fig. 25 – J.J. Grandville, Détail de la macédoine de croquis et vignettes. Itami City Museum of Art.
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    Fig. 25 – J.J. Grandville, Détail de la macédoine de croquis et vignettes. Itami City Museum of Art.

    Entrons dans le détail : la composition est sommée par un croquis, annoté « étoile/biau/séjour » (fig. 23), où se combinent deux idées, celle du grand lustre orné de globes qui introduira le premier chapitre Apothéose du docteur Puff (I, p.9) (fig. 24) et celle des mondes astraux vus dans la nuit étoilée qu’évoquent les illustrations du chapitre Locomotions aériennes (XX, p.129-136). Les autres croquis s’organisent en rectangle encadrant deux vignettes placées au centre, bien en évidence : « vues de ballon/peintures en parterre » (fig. 25) renvoie aux chapitres La terre en plan (V, notamment vignette p. 26) et A vol et à vue d’oiseau (VI, notamment pl. p.28) ; et au-dessous, « inclinaison de l’Angle facial [dessin] (fig. 32) et inclinaisons de la [mot inventé illisible] », qui se relie à un dessin publié dans Le Magasin pittoresque en 1844 (66), selon un procédé utilisé pour la figure en hommes-poissons nageant sur la planche Les poissons d’avril (fig. 35). Si l’on poursuit la lecture de ce feuillet programmatique, la ligne de croquis du haut semble regrouper plusieurs variations sur le thème des métamorphoses anthropomorphes qui a fait connaître Grandville dès 1829 avec Les métamorphoses du jour : à gauche, « l’an 2000/ déjeuner d’un pachiderme » réunit diverses créatures monstrueuses, thème développé aux chapitres XVII et XVIII Une après-midi au Jardin des Plantes, (fig. 34) et bien illustré dans le grand bois La fosse aux doublivores (p.112) (67) qui fait la liaison entre ces deux chapitres. Puis un homme à tête de cerf donne une poignée de main à un homme à tête de sanglier : « c’est ma femme qui me chasse », par référence tant à l’imagerie populaire du monde à l’envers (68) qu’aux Métamorphoses du jour qui en dérivent partiellement. « Education de la plante » poursuit dans la même veine en associant un criquet joueur de violon à une fleur qui danse. Au-dessus « Croisement des [mot illisible] » montre des combinaisons entre deux espèces animales. Tous ces croquis recourent à la technique d’assemblage d’éléments d’espèces naturelles distinctes (69), qui est devenue le procédé favori de l’artiste et que l’on retrouve dans bien des chapitres d’Un autre monde, particulièrement du chapitre VII Le carnaval en bouteille (vignettes p. 38, 39, 40 par exemple) au chapitre XIX La mort d’une immortelle.

    Fig. 26 – J.J. Grandville, [sans titre], Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, V, p. 16. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 26 – J.J. Grandville, [sans titre], Un autre monde, V, p. 16. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    Sur la gauche, se trouvent deux croquis de contrastes jouant sur la disproportion entre les grands et les petits (« idées étroites/idées larges, les hautains/le bas peuple »), puis à un seul personnage de militaire aux bottes démesurées et à la petite tête casquée (« les cy pages/ drame [mot illisible] ») : c’est une veine qui indique le thème du chapitre XXIV Les grands et les petits (p.157). La rangée de droite enfin semble réunir tous les procédés d’animation chers à Grandville, outre celle des animaux : notes de musique animées, -qui renvoient tant à un article du Magasin pittoresque en 1840 (70) qu’à un bois de La rhubarbe et le Séné (IV, p. 24)-, corps d’insecte transformé en mât dans « transport d’une patte », -qui annonce deux motifs illustrés dans La mort d’une immortelle (XIX, p.123 et 126 (71) ), et enfin objets animés, motif que l’on retrouve également à plusieurs reprises, jusqu’à la fin du livre (par ex. p.284), à la manière de Bruegel (fig. 30) ou d’une fable de La Fontaine, avec une mouchette, un pot de fer, et un autre pot dans « 20 siècle 1900 » (fig. 29). La ligne du bas prend valeur récapitulative, elle est centrée sur les « songes fixés » et les métamorphoses « De-la-croix » : croix chrétienne puis croix d’honneur explosant en globules puis en globe lumineux, - c’est le big bang d’Un autre monde (72)  !-, qui s’aplanit peu à peu en pains de sucre (73) (fig. 27)... C’est aussi une première pensée de l’extraordinaire passage du chapitre Les mystères de l’infini, avec vignette montrant un pont astral reliant les planètes (p.139) (74) (fig. 28). Les « etc. » inscrits sur les rouleaux de paperolles créent l’effet de feuilleton inhérent aux livraisons (75).

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    Si Grandville résume en une seule page l’ensemble de ses procédés de dessinateur qu’il organise par séries, cette composition montre aussi comment il s’y prend : c’est avec des ciseaux et de la colle qu’il procède pour agencer un stock de croquis déjà là. De fait, bien des croquetons de Grandville, aujourd’hui conservés, se trouvent sur de tout petits supports : ce feuillet semble indiquer comme il travaille à partir de ces petits découpages, dans lesquels le caractère fragmentaire de la vignette se manifeste au sens strict. Sa méthode de groupement, de superposition, de découpage, de montage s’apparente à la méthode néo-classique de composition qui procède par sélection et combinaison : c’est aussi celle d’Ingres (76). Grandville recourt à des opérations de condensation et déplacement à partir d’un matériel préexistant, celui des croquis découpés (qui tiennent lieu des restes diurnes, selon l’analyse de Freud (77) sur le « travail de rêve ») : tout se passe comme si Grandville procédait, pour la composition de son livre, de la même manière que pour celle de ses créations d’images fantastiques, et son bestiaire combinatoire : « je n’invente pas, -je ne fais qu’associer des éléments disparates, et enter les unes dans les autres des formes antipathiques ou hétérogènes » (78).

    Fig. 31 – J.J. Grandville, Têtes d'hommes et d'animaux comparées - Evolution. Plume et encre brune, 78 x 144 mm. Dessin pour le magasin pittoresque, 1844. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 31 – J.J. Grandville, Têtes d'hommes et d'animaux comparées - Evolution. Plume et encre brune, 78 x 144 mm. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
    Fig. 32 – J.J. Grandville, Détail de la macédoine de croquis et vignettes. Itami City Museum of Art.
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    Fig. 32 – J.J. Grandville, Détail de la macédoine de croquis et vignettes. Itami City Museum of Art.

    Cette feuille tout à la fois programmatique et synthétique indique donc la portée du livre pour Grandville: cet autre monde, c’est l’art de la fantaisie, selon Grandville, qui y récapitule toutes ses expérimentations antérieures de dessinateur et qui expose, de planche en planche, le laboratoire de son imagination fondée sur des jeux d’images, des « joco-seria », pour reprendre une dénomination transposée en lettres figurées en tête de Petites misères de la vie humaine en 1843. Le propos d’Un autre monde n’est donc pas sans similitude avec les articles illustrés que Charton publie et commente dans Le magasin pittoresque en prenant appui sur les propos de l’artiste, et dont la publication s’est échelonnée de 1834 à 1855, huit ans après sa mort : Grandville y détaille successivement les procédés de son imagination qu’il livre aux lecteurs et aux lectrices du magazine comme des « secrets » d’artiste sans risque de plagiat (79), depuis les métamorphoses de la grenouille en Apollon (1844, D.) (80), qui jouent avec la théorie de l’angle facial de Petrus Camper (81) (fig. 31-32), jusqu’aux derniers rêves illustrés de 1847 (D.) (82), -thèmes traités dans le feuillet-programme comme dans le livre achevé. Le manuscrit Itami montre que Grandville, avant l’engagement contractuel pris avec Fournier en décembre 1842 et le début de la publication en 1843, a déjà en tête l’essentiel des chapitres du livre (depuis le premier jusqu’au vingtième au moins) qui se relient au long feuilleton commencé en 1834 dans Le magasin pittoresque : ce projet apparaît bien comme l’oeuvre et le bilan d’une vie d’artiste.

    Le protocole de publication

    La mise en place d’un protocole de publication définissant le titre et la structure du volume allait être définie par écrit entre l’éditeur et Grandville qui prenait ainsi son rôle d’auteur, qui lui serait conféré sur la page de titre, dans le livre, malgré l’intervention d’un rédacteur professionnel.

    la lettre-contrat de décembre 1842

    Le 19 décembre 1842, une lettre de l’éditeur Fournier à Grandville fixait par écrit les termes d’un contrat qui avait été discuté verbalement entre l’éditeur et l’illustrateur-auteur. Un mois plus tôt, Grandville et Fournier avaient fait paraître la dernière livraison de Petites misères de la vie humaine, le livre d’étrennes prévu pour le jour de l’an 1843. Et il était temps de songer au livre suivant, pour les étrennes de 1844. En voici la transcription (83)  :

    « La nouvelle publication que nous nous proposons de faire prochainement ensemble, et sur laquelle nous avons eu de récents pourparlers, a donné entre nous à des conventions verbales qu’il me paraît utile, ainsi qu’à vous je pense, de relater par écrit, afin qu’elles ne puissent être altérées par des erreurs de mémoire ou de plus graves accidents.

    Voici donc ce qui a été dit et arrêté entre nous à ce sujet :

    Le mode de publication par livraisons y est annoncé, de même que le projet d’éditer plusieurs « séries » sur le même thème (84). Le principe de rédaction du texte est défini : « le texte sera rédigé d’après vos notes par un littérateur dont le travail restera à ma charge ». On peut remarquer qu’à ce stade le nom du publiciste chargé de la réécriture n’est pas encore indiqué, et que la rémunération du littérateur et du graveur reviennent à l’éditeur, alors que les frais de report sont à la charge du dessinateur : « Tous les autres frais quelconques seront également supportés par moi, à l’exception du report de vos dessins sur les bois ». Grandville devait confier le report sur le bois à son assistant habituel, Auguste Desperret, dit Augustin, qui avait commencé à collaborer avec lui en reportant ses dessins sur pierre lithographique (85).

    Le prix réglé à Grandville par Fournier pour chaque livraison est 8000 francs pour un tirage annoncé de cinq mille exemplaires, avec supplément en cas de tirage supérieur, -avantage que seul Fournier semble avoir proposé à Grandville (86). On peut noter que son tarif est fixé non pas au dessin (selon le format) mais à la livraison qui réunit texte et image. La suspension du projet est prévue s’il ne connaît pas un succès suffisant : « Si, contre notre espoir, cette entreprise ne recevait pas du public un encouragement proportionné à la dépense qu’elle exigera, je ne doute nullement que nous ne nous entendissions pour ne pas prolonger notre tentative au-delà d’une limite raisonnable ». Ce fut le cas, et il ne parut qu’une seule série, du 18 février au 11 novembre 1843.

    le choix d’un rédacteur : Taxile Delord

    D’après le contrat, c’est Grandville qui va lui-même proposer un canevas détaillé, en plus des images qu’il dessine, à celui que l’on pourrait désigner comme son praticien pour le texte. Ce rôle devait échoir à Taxile Delord (1815-1877), publiciste qui fut à plusieurs reprises rédacteur en chef du Charivari et qui devait à nouveau intervenir pour Grandville dans la rédaction des Cent proverbes en 1845 (87) et des Fleurs animées en 1857 (88), en tant que co-auteur de ces textes.

    La vignette finale inscrit en toutes lettres le nom de Taxile Delord, qui n’a pas été nommé dans la page de titre, mais l’introduit à l’ombre de l’initiale G de Grandville, qui figure au centre de la composition (p. 292). Quelques pages plus haut, l’auteur du texte s’était donné à lui-même la parole dans l’une des épigraphes, signée, de l’avant-dernier chapitre par une onomatopée monosyllabique marquant combien il était soulagé d’être parvenu au terme de sa tâche ingrate: « ouf ! Taxile Delord » (XXXIV, p. 265). Ce dernier devait se venger par une boutade à la fin du numéro spécial annonçant le livre dans son journal Le Charivari, pour y prédire que l’année suivante: "la littérature fera la nique à l'illustration et l'enverra promener"! La vignette de la plume faisant un pied de nez au crayon y est reproduite.

    La genèse scripto-visuelle des livraisons

    Fig. 35 – J.J. Grandville, Les poissons d'avril, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, XII, face p. 67. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 35 – J.J. Grandville, Les poissons d'avril, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, XII, face p. 67. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    Le mode de vente par livraisons qui faisait du livre une sorte de journal paru par épisodes n’est pas sans incidence sur le cours du récit, comme l’a remarqué Clive Getty (89). Le travail allait prendre une année puisque, d’après les termes du contrat, le livre devait être achevé en temps voulu pour être lancé comme livre d’étrennes fin 1843. Les thèmes sont ceux que traitent, de mois en mois, tous les journaux, et on les retrouve aussi dans la presse satirique et les petites publications illustrées à la mode : en février, le chapitre VII évoque le carnaval et il est illustré par une planche coloriée, Ordre et marche du cortège du bœuf gras (p.37), qui évoque le défilé du boeuf gras, traditionnel moment d’exutoire populaire dont se sont saisi les caricaturistes de La caricature, à commencer par Grandville (90), et du Charivari aux grandes heures de la caricature politique. En mars, Le Louvre des marionnettes (fig. 60) accompagne l’ouverture du Salon le 15 mars, évènement crucial de la scène artistique qui suscite un déferlement de critiques dans les journaux et les revues, spécialisés ou non, et Bertall publie un Salon caricatural (91). En avril, Grandville pense aux poissons d’avril (fig. 35) : Cette feuille est aussi une amusante critique du système d’appât que représente le livre illustré romantique allant à la pêche aux lecteurs, à grand renfort de prospectus et de colifichets (92). En fin de publication, il en vient à l’évocation du jour de l’an et des étrennes, période traditionnelle de vente d’almanachs, qui adoptent alors le registre caricatural (93).

    Le « coup de feu » de la première livraison

    Une lettre de Grandville évoque son état d’esprit à l’approche de la sortie de la première livraison, une période de « coup de feu », et donne l’idée du rythme de travail qu’impose à l’illustrateur-concepteur la mise en oeuvre d’un tel projet. A douze jours du lancement, il écrit à sa belle-soeur Minette Fischer à Nancy le 6 février 1843 (94). Lorsqu’il reproche avec humour à sa belle-soeur son silence, on voit combien les métaphores imageantes se bousculent sous sa plume ; on en oublie qu’il utilise des images usées car elles retrouvent leur sens ; il évoque ainsi le « tribunal redoutable » du public, et la « mise à flot » du livre, deux comparants qui seront d’ailleurs repris en sujets de vignettes: « il faut qu’au milieu de l’horrible coup de feu dans lequel je suis, c’est-à-dire prêt de paraître devant le tribunal redoutable de l’assentiment ou du jugement public, il faut que je laisse là tous mes dessins, mes graveurs, mes imprimeurs et mon malheureux éditeur en suspens pour vous écrire sans quoi impossible d’avoir de vos nouvelles ». Après avoir donné des nouvelles de son petit garçon qu’il a vu chez sa nourrice, puis évoqué la reliure de ses livres promis à son beau-père, il annonce l’évènement: « nous approchons du grand jour de la mise en vente. C’est du 13 au 14 que nous paraissons si rien ne s’y oppose [la première livraison allait en fait sortir le 18 février]. Mais grand dieu quelle poussée j’ai eu et quelle besogne pour en arriver là. Ni vous, ni Mrs les souscripteurs, ni personne ne peut se douter de la difficulté de mettre à flot un monde en un mois... Il n’y a que Dieu vraiment qui puisse avoir fait le sien en six jours, et sans le secours des graveurs ». Grandville parle d’un dessin qu’il a offert à Béranger lorsque celui-ci lui a rendu visite, et il projette d’en offrir un aussi à son beau-père : « Mr Fischer pourra avoir une idée de ce monde nouveau si impatiemment attendu et qui va éclore ».

    Enfin il s’attarde à décrire ses meilleures illustrations, pour la première et la troisième livraison, l’une et l’autre consacrées à des points de vue d’en haut: « Je recommanderai particulièrement à l’attention de Geny (95) le dernier bois de la livraison 1ère représentant un saltimbanque vu à vol d’oiseau [L’univers au scrutin, p.16, B gravé par Barbant]... Il voudra bien demander à Mr Rollin qui sait tout de même la perspective (et qui n’est pas avare de sa science ni de ses conseils) qu’il veuille bien m’enseigner par quelles lois on doit opérer pour dessiner ces figures raccourcies [...]. Je signalerai aussi à Geny la 3ème livraison qui complètera ces raccourcis » [p.25-32, cette livraison réunit deux chapitres : La terre en plan, et A vue et à vol d’oiseau]. « Si Mr Papa m’avait laissé emporter son diable de livre de perspective, cela m’aurait épargné les peines inouïes que je me suis données pour la perspective de mes 1ère et 3ème livraisons ». Ces compositions supposent en effet un maniement virtuose de la perspective, ainsi qu’une grande capacité cognitive à se représenter de tels points de vue.

    Le « script » de la livraison du Concert à la vapeur

    Comme convenu avec l’éditeur, Grandville rédige le “script” de chacune des livraisons. Trois brouillons autographes, qui subsistent dans les collections du musée lorrain à Nancy et ne sont pas datés, indiquent comment il y travaille comme à un ensemble complet où sont réunis le visuel, le verbal et le sonore: du texte à l’onomatopée, des jeux typographiques aux images et aux notes de musique, c’est un spectacle total qu’il propose et dirige comme un chef d’orchestre, un metteur en scène, un directeur de spectacle: le concert en est la figure, dès le début du livre où toutes sortes de formes de spectacle sont ensuite passées en revue. Il s’agit de Concert à la vapeur (III, p.17-20), Une révolution végétale (X, p.57-64), Locomotions aériennes (X, p.129-136), et chacun des trois chapitres se présente en un cahier dont les feuillets, pliés en deux, sont rédigés et illustrés au recto et au verso comme une livraison. Leur contenu permet de supposer qu’ils ont servi à plusieurs fins. D’une part, ce sont pour Grandville des premiers jets, à partir desquels les images qu’il va dessiner sur des feuillets séparés s’élaborent, formulées par les mots qui lui viennent à l’esprit en une sorte d’écriture automatique ; d’autre part, ils fonctionnent comme une ébauche de maquette, indiquant à l’éditeur et à l’imprimeur l’implantation des vignettes dans le texte, la disposition des pages, avec des annotations qui expliquent ses principes de mise en page ; enfin, ils proposent, conformément à la lettre-contrat, un canevas détaillé qui sera fourni au publiciste et permettra la rédaction du texte définitif, parallèlement au travail de mise en gravure des dessins.

    Fig. 36 – J.J. Grandville, Ballet mécanique, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, IX, p. 54. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 36 – J.J. Grandville, Ballet mécanique, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, IX, p. 54. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
    Fig. 37 – J.J. Grandville, Ballet mécanique, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, IX, p. 55. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 37 – J.J. Grandville, Ballet mécanique, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, IX, p. 55. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
    Fig. 38 – J.J. Grandville, Ballet mécanique, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, IX, p. 56. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 38 – J.J. Grandville, Ballet mécanique, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, IX, p. 56. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    Ces manuscrits semblent avoir été pour Grandville des documents de travail. Pour Locomotions aériennes (X, p.129-136), on dispose ainsi de deux versions de la première page, la seconde étant plus élaborée dans sa mise en page, et suggérant un effet de variation typographique dans le titre. Prenons l’exemple du Concert à la vapeur. Certains paragraphes sont barrés soit parce qu’ils ont été recopiés plus loin (comme le premier feuillet), soit parce qu’ils sont supprimés. De nombreux développements, non repris par le rédacteur, ont un caractère de divagation où germent les idées des croquis: à la p. 2, Grandville a entièrement biffé d’un double trait l’un de ces monologues intérieurs qui stigmatise la mécanisation des mondes artistiques (96) et musicaux: “(phrase barrée: L’exécution de ce Concert eut lieu le lendemain) et d’ailleurs qui refuserait de croire cela à l’exécution de ces machines perfectionnées et ce que dans le monde artistique il y a autre chose que des mécaniques./La chanteuse à roulades qui roucoule des fioritures pendant cinq heures tous les jours sur un grand théâtre. Mécanique/ L’acteur qui débite sa tirade tragique sans pleurer ou sans rire, mécanique/ Le peintre qui brosse sans s’arrêter de fumer/ Mécanique/ Le littérateur qui écrit (mots barrés: sans penser) mots à effet qu’il va imprimer et ne sent point/ Mécaniques mécaniques/ Or puisque tout est (mot barré: mécanique)”... Ce passage comporte l’annonce des vignettes illustrant le chapitre, comme“la chanteuse à roulades”, mais aussi contient en germe d’autre images ou détails qui viendront plus tard dans le livre: ainsi, “le peintre qui brosse sans s’arrêter de fumer” est un détail, déjà présent dans la Singerie de 1832 de celle du Louvre des marionnettes. C’est enfin l’un des grands thèmes du livre entier où Grandville se montre constamment fasciné par les automates et les machines, même s’il critique leur invasion omniprésente. Cet imaginaire de la marionnette ou de l’objet animé rejoint celui d’Andersen, de Kleist et de Hoffmann (dont Le casse-noisette est adapté dans Le magasin des enfants de Hetzel par Alexandre Dumas en 1845). Il se concrétise tout particulièrement dans le motif de la danseuse automate, dont le mouvement raide et grâcieux s’anime en deux vignettes juxtaposées sur une double page: un tel “ballet mécanique” (97) (fig. 36-38) n’est pas sans annoncer un effet de dessin animé.

    Fig. 38a – J.J. Grandville, Concert à la vapeur, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, hors-texte col., III, face p. 17. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 38a – J.J. Grandville, Concert à la vapeur, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, hors-texte col., III, face p. 17. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    Sur le premier feuillet figure le titre du chapitre (Concert à la vapeur) (fig. 38a), accompagné d’un sous-titre (Symphonie mécanico-métronomique) et d’épigraphes de fantaisie différents de celles de la version imprimée (Beaucoup de bruit/ C’est quelque chose.// L’homme est une machine qui se meut d’elle-même. /Pauwels et Watt). En tête de tous les chapitres se succèdent des épigraphes humoristiques et révélatrices du propos parodique de Grandville qui se moque de ce « tic » de l’édition des nouveautés littéraires du romantisme :« L'oeuvre du dessinateur et de l'imprimeur, l'épigraphe, ce luxe d'alors et les annonces même de la couverture, complètent le livre et le commentent » (...) Asselineau (98).

    Puis vient le texte, ponctué de schémas d’illustrations désignant les emplacements proposés pour les vignettes. Il précise une légende « Concert symphonique à grand orchestre et à la vapeur”  et son emplacement: « à mettre sous la vignette à part.» Des annotations en marge gauche, écrites dans le sens de la hauteur, indiquent les principes de mise en pages, et proposent éventuellement des changements par rapport à cette pré-maquette. Ainsi, un croquis annoté “Bois”, dont la légende “fortissimo ssimo ssimo fortissimissime”deviendra une inscription incluse dans la vignette, est commenté dans la marge: “ Ce bois peut être placé sur le recto de la page ci-contre et celui qui y est serait alors à cette place-ci / avec ce bout de texte en-dessus”. Grandville trace deux lignes ondulées sous un autre croquis pour indiquer l’emplacement du texte sous-jacent à la vignette annotée “le berceau suit seul” et ainsi annoncée: “Mlle Phénomêna improvisatrice prodige âgée de 22 mois vint recueillir tous les Bravos de l’assemblée (qui la couvrit de fleurs [barré: et de bravos] et de tartines) en exécutant sur la harpe vaporéenne les morceaux les plus compliqués de l’harmonie et les exécuta avec une délicatesse de doigté et un sentiment et une chaleur d’âme inouies sans sortir pourtant des rails de l’harmonie un seul instant”. Et il ajoute dans la marge cette consigne qui sera suivie dans tout le livre: “Je désire autant que possible que l’on puisse toujours mettre un titre un (mot illisible barré) au dessous du dessin qui tombant ainsi au bas d’une page fait sans cela un mauvais effet”. Une sorte de bulle désigne l’implantation d’une autre vignette schématisée par deux profils caricaturaux entre lesquels apparaissent trois immenses points de suspension. Ailleurs, Grandville indique “T.S.V.P.” en laissant le bas de la page blanche après avoir décrit les vocalises de “la célèbre cantatrice [qui] avait osé attaquer le contre la de la contre octave avec une plénitude de voix sur extraordinaire”. L’humour et l’inventivité de ce fragment ne sont pas sans évoquer la Castafiore dans Tintin!

    Fig. 39 – J.J. Grandville, [sans titre], Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, III, p. 18. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 39 – J.J. Grandville, [sans titre], Un autre monde, III, p. 18. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    Dans certaines de ces annotations, Grandville s’adresse autant à l’imprimeur qu’à son rédacteur et à lui-même . Il précise en haut de la première page du brouillon du concert : « Ceci peut être une lettre écrite de Puff à Habble (sic)”; et en bas de la même page: “Ceci peut être une affiche que Puff rédige en s’interrompant pour faire des réflexions”. Il indique un canevas de programme de concert, dont la mise en forme dans le livre est publiée p. 18 , mais dont l’idée se rapproche davantage de la vignette illustrée p. 24: “Le concert commença par l’ouverture des rails notes à grand orchestre./Vint ensuite la symphonie concertante en si majeur pour violon violoncelle et forte (mot illisible) qui laissa les dilettanti dans l’admiration et le tombeau/ ensuite vint une Cantilène pour 200 trombones qui électrisa toute l’assemblée” (fig. 39). La désignation de la vignette, présentée comme reproduction de celle de l’affiche illustrée, est reprise dans le livre à la fin du chapitre Concert à la vapeur (p.19). “le Dr Puff fit placarder dans tous les carrefours une affiche illustrée, avec la vignette suivante [vignette] Melodie pour 200 trombones [en légende de la vignette] (fig. 41)

    le matériau de la réclame et la poésie typographique

    Fig. 40 – J.J. Grandville, Théâtre, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, IX, p. 50. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 40 – J.J. Grandville, Théâtre, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, IX, p. 50. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
    Fig. 41 – J.J. Grandville, [sans titre], Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, III, p. 19. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 41 – J.J. Grandville, [sans titre], Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, III, p. 19. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    En effet, l’une des caractéristiques d’Un autre monde, livre parodique jouant constamment sur la “seconde main” (99), est de recourir à des procédés de greffe utilisant le matériau typographique. Le manuscrit montre comment Grandville introduit dans son livre toutes sortes d’imprimés, par une sorte de montage fictif qui en fait un objet composite non seulement par la combinaison de texte et d’image mise au service d’une synthèse des arts qui inclut la musique (le concert, le chant, l’opéra) et la danse, mais aussi par ses nombreuses variations typographiques dignes des fantaisies de Nodier et de l’oeuvre des “fous typographiques”. Ces collages utilisent des éléments inspirés par les “travaux de ville”, -dits aussi “bilboquets”-, des imprimeurs (100), et par la publicité illustrée naissante dont le lancement du livre à images par le prospectus, l’annonce et l’affiche du librairie, constitue le principal champ d’application, à côté de ceux du cirque et du parfum (101). Ils intercalent dans l’espace rédactionnel des caricatures textuelles d’un programme de concert (fig. double page 18 et 19), ou du livret du Salon (fig. 39). Le caractère visuel de l’économie des pages et doubles pages est particulièrement mis en évidence par la façon dont Grandville utilise l’écrit comme un matériau visuel et intelligible. Dans les illustrations, il joue avec les lettres dans les images, qu’il s’agisse d’inscriptions ou de signatures à demi-cachées. Dans le texte, où il procède comme on l’a vu par collage d’imprimés divers, il incruste aussi la reproduction des mots déployés dans l’espace urbain, par exemple dans Le royaume des marionnettes : « Il pénétra dans une rue, au bout de laquelle il vit un grand édifice en bois sur lequel était écrit le mot THEÂTRE » (fig. détail p.50). (fig. 40)

    Chaque début de chapitre témoigne de ce début de poésie concrète rendu possible par une première révolution de typographie expressive propre au romantisme, avec la présentation du titre du chapitre en caractères variés, et les épigraphes de fantaisie qui « donnent le la » du chapitre à venir. Ces effets de “puffisme” prolongent les jeux typographiques qu’avait pratiqués Charles Nodier au point d’entraîner la ruine de l’éditeur du Roi de Bohème Delangle, et à laquelle s’est intéressé Balzac, imprimeur devenu écrivain qui dans Z. Marcas écrit que l’affiche est “un poème pour les yeux et souvent une déception pour la bourse des amateurs”. Cette grande diversité des imprimés contemporains qui apparaît sur la page d’annonces à la fin des journaux, et notamment du Charivari, s’exprime aussi dans le manuscrit de Grandville: “bon mais qui croira à la possibilité de cette annonce, on va crier encore à la réclame, (mot barré: au puff) à l’impossible au charlatan. En voici dirai-je en frappant du bout de ma baguette sur ma tête lourde en voici , mesdames et messieurs, la peinture exacte naturelle, prenez vos billets.. dilettanti, possibles pianistes-tambourinistes.. vocalistes, machinistes pessimistes-violonistes.. pistonnistes et cantatrices. Voici l’ouverture qui commence, attention silence”.

    Fig. 42 – Page de titre à vignette, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 42 – Page de titre à vignette, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
    Fig. 43 – J.J. Grandville, Tête de page de la table des matières, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 43 – J.J. Grandville, Tête de page de la table des matières, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
    Fig. 44 – J.J. Grandville, Frontispice, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 44 – J.J. Grandville, Frontispice, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    Ainsi, une genèse scripto-visuelle complexe permet l’élaboration d’une oeuvre dans laquelle texte et image demeurent étroitement liés, même si tout provient de l’imagination de Grandville, qui s’adjoint divers praticiens pour le texte comme pour l’illustration. La pensée s’exprime tantôt par images, tantôt par mots (102), et rebondit souvent de l’un à l’autre. Les étapes de cette genèse sont celles du programme, puis du processus (103), avant la récapitulation finale : le feuillet du musée Itami indique bien toutes les pistes que le dessinateur veut explorer, et plus encore reprendre à partir d’une matière dessinée dont il dispose, celle de ses croquis, mais aussi par référence à son oeuvre antérieure. Le livre de Grandville s’élabore ensuite de façon progressive, au rythme des livraisons qui paraissent l’une après l’autre. A la fin, le bricolage du « montreur de mondes » peut rétroactivement être exposé au lecteur, au moment où cet objet en train de se faire, qui a des parentés avec le feuilleton et le journal satirique, est devenu volume, mis en vente pour les étrennes, qui sont elles-mêmes évoquées à la fin du livre. Une mise en ordre rétroactive est proposée par la table des matières, le frontispice et la page de titre, offerts aux souscripteurs en prime de la dernière livraison. La disposition typographique de la table des matières (fig. 43), introduite par une vignette rappelant l’idée de la cosmogonie, est soigneusement établie : chaque alinéa commence par le titre de la planche hors texte, en petites capitales, que suit, en chiffres romains, le numéro du chapitre, dont le résumé est ensuite indiqué en minuscules, avec l’indication du numéro de page justifié à droite. La page de titre, avec son long sous-titre (fig. 42), répond à la table des matières où se déploie la liste des chapitres : leur simple énumération en dit long sur le caractère fantaisiste d’un scénario construit, pourrait-on dire, en zigzags. Le frontispice montre, au pourtour de la composition, la ronde des vignettes rappelant les chapitres du livre du jongleur-artiste d’Un autre monde (fig. 44). Une fois achevé, le livre est susceptible d’être relié, comme l’indique Grandville qui procède lui-même ainsi pour les exemplaires de ses oeuvres illustrées qu’il réserve à son beau-père, une sorte de dépôt légal privé mentionné dans sa lettre de février 1843.

    La genèse graphique des vignettes

    Il n’en reste pas moins que Grandville est aussi, et avant tout, un dessinateur et un artiste : parallèlement à la progression des livraisons, il compose ses vignettes et ses planches et ces dessins complètent le dossier génétique dont ils représentent la composante normale pour un illustrateur. Le dessin préparatoire, dans le système de l’image d’édition romantique, est généralement un croquis à la plume gravé en fac-similé, où tout est fait pour dissimuler l'intervention du graveur et donner l'impression d'un dessin vivement noté sur un coin de page. Son traitement est linéaire, et restitue l'effet de griffonnis propre au croquis : c’est un trompe-l’oeil. Dans le cas de Grandville, il révèle la forme qui se transforme, dans la liberté du geste du dessinateur, tandis qu'un réseau de petits traits de plume lui confèrent une texture qui joue avec le blanc du papier évocateur de la lumière, et qui donne aux ombres toute leur importance. Si l’allure des compositions prend en compte les associations d’images et d’idées et semble manifester les transformations de l’image labile dans la conscience et le rêve, les planches de Grandville ne sont rien moins qu’improvisées : ses dessins en témoignent. Chaque dessin a été travaillé, repris longuement jusqu'à ce que le résultat apparaisse satisfaisant. En conservant ses dessins, Grandville a choisi de laisser à la postérité la possibilité d’apprécier ce travail de mise en oeuvre, et de voir ses originaux.

    l’oeuvre dessiné comme autographe et réserve de formes

    Avant d’en venir à l’analyse des dessins, il convient de souligner à quel point l’existence de l’oeuvre dessiné de Grandville constitue, en tant que tel, un fait exceptionnel (104). Certains illustrateurs élaboraient des compositions sur papier préparatoires au report sur bois, qui sont parfois conservées, mais les dessins pour l’édition illustrée restent dans l’ensemble rares et dispersés (105). Il s’agit donc de s’interroger sur la signification de cet acte de conservation de la part de Grandville, dont il subsiste un corpus estimé à 3000 dessins environ qui va du plus petit griffonnage à des études naturalistes fouillées, en passant par les dessins préparatoires aux caricatures, aux lithographies d’albums ou aux illustrations pour la presse et le livre. Le fait que ces derniers aient fait partie du fonds d’atelier n’a en revanche rien de surprenant car, si les bois et leur clichage, comme les pierres lithographiques, demeuraient la propriété des éditeurs ou des imprimeurs, Grandville conservait celle de ses dessins (106). L’album conservé à la bibliothèque municipale de Nancy qui réunit les dessins pour les Fables de La Fontaine, est introduit par une lettre-préface de l’artiste dédiée à son « possesseur présent ou futur » qui en indique l’intérêt et le mode d’emploi, et qui vise à démontrer la supériorité des dessins sur les gravures. Comme pour ses autres livres, les dessins préparatoires d’ Un autre monde ont été dispersés, de sorte que l’ensemble reconstitué autour de la collection Van de Velde revêt un intérêt exceptionnel, tant pour l’oeuvre d’illustrateur de Grandville, que, d’une façon plus générale pour l’étude du livre illustré romantique.

    Fig. 45 – J.J. Grandville, [sans titre], Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, III, face p. 17, détail. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 45 – J.J. Grandville, [sans titre], Un autre monde, III, face p. 17, détail. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
    Fig. 46 – J.J. Grandville, E. Forest, Charivari qui pend à l'oreille de Messieurs Guiz., Dup., Thier., et tutti quanti, détail. La Caricature, 8 septembre 1831, n°45, pl. 88, lithographie signée en bas à droite. Bibliothèque Nationale de France, Paris.
    Photo Bibliothèque Nationale de FranceClose
    Fig. 46 – J.J. Grandville, E. Forest, Charivari qui pend à l'oreille..., détail. La Caricature, 1831. Bibliothèque Nationale de France, Paris.

    Le fait que Grandville ait ainsi conservé ses dessins dénote l’importance qu’il attachait à son oeuvre de dessinateur: les dessins représentaient pour lui l’original de son oeuvre, -un original paradoxal puisqu’il s’agissait de dessins faits pour être multipliés par l’édition. Grandville conférait ainsi une valeur d’unicité à ses dessins-vignettes, comme le souligne l’annotation ancienne « gravure unique », déjà citée, au dessin préparatoire à la vignette de la plume et du crayon (fig. 12). Pour Un autre monde, comme nous l’avons vu, il pouvait lui arriver de faire don de l’un de ses dessins finis, à un proche. En outre, ses dessins représentaient pour Grandville, comme pour d’autres artistes, depuis Ingres jusqu’à Félicien Rops (107) ou Gustave Moreau, un stock graphique à partir duquel il constituait sa réserve d’images et de formes en vue de leur reprise, de leur reformulation ou de leur assemblage dans de nouvelles oeuvres : Edouard Charton rapporte ainsi que l’artiste glissait « pour mémoire » ses dessins préférés « au fond de quelque coffre » ou d’un portefeuille (108). Les dessins, tout comme l’oeuvre lithographique de sa première carrière de caricaturiste, sont pour lui la matière première de travaux ultérieurs, jusqu’à Un autre monde où cette pratique de recyclage est associée à un recours systématique à la citation et à l’allusion, souvent parodiques. Dans Le concert à la vapeur (III, face p. 17, détail) qui transpose au grand concert à la Berlioz tout un vaste réseau sémantique de sa période politique associé à la musique discordante du charivari, Grandville a réutilisé certains détails, comme celui de la tête rieuse composée de grelots (fig. 45-46), tirés de l’une de ses lithographies pour La caricature, qui remonte à 1831, Charivari qui pend à l’oreille (109)

    Comme nous l’avons vu, il semble bien que les écrits lui aient aussi servi à noter des idées qui étaient susceptibles d’être développées ultérieurement, y compris sous forme d’images. On peut relier cette attitude de Grandville face à l’oeuvre graphique et dessiné à l’émergence de la notion d’autographe, contemporaine de celle du droit d’auteur, à laquelle Hugo a contribué en tant qu’écrivain-dessinateur, lui qui conservait tous ses documents de travail, y compris, dans des chemises spécifiques, ces restes qu’il appelait des « copeaux ».

    La fabrique des illustrations mise en scène dans l’album des Fables de La Fontaine

    Les dessins conservés peuvent être classés selon la catégorie de vignette qu’ils préparent, selon leur stade d’élaboration, et enfin selon l’ordre des vignettes du livre. Cette dernière solution, qui correspond à la pratique bibliophilique du « truffage », est celle qui a été retenue pour la présente publication : elle permet, par une confrontation immédiate avec le résultat gravé, de déceler les modifications et d’apprécier autant l’oeuvre du dessinateur que celle du graveur. C’est la méthode proposée par Grandville lui-même dans la préface autographe de Grandville à l’album des Fables de La Fontaine, véritable exposé d’analyse génétique de ses dessins d’illustrateur: "voici le mode d'exécution que j'ai constamment employé. D'abord esquisse de la pensée sur papier, et, dans les premiers temps, plus généralement sur ardoise avec la craie ce qui me permettait d'effacer de redessiner constamment jusqu'à ce que j'eusse trouvé ma composition et le mouvement que je désirais pour mes personnages. Copie et report sur papier de cette composition dont je passai le trait à la plume, ensuite copie et réduction du même sujet pour en trouver l'effet plus facilement et là j'ai eu l'occasion de voir, et l'on jugera, que j'en attaquais les ombres les touches bien plus hardiment, n'ayant pas à m'occuper de l'expression ni de la finesse de la forme. Cela fait je terminais à la plume, ainsi qu'on le voit, toutes mes compositions" (110). Avant que le lecteur ne juge sur pièces, Grandville a ainsi raconté "par quelle filière la pensée de chacun de ces dessins a passé pour son arrivée à l’exécution définitive" (111). L'oeuvre finale est à la fois "composition" et "croquis", de style linéaire, comme il le rappelle à propos de dessin pour la belette et le petit lapin , son premier essai: "J'ai perdu un petit croquis qui fut probablement fait d'après celui que l'on peut voir, au simple trait et unique que je fis au crayon comme specimen pour mes éditeurs". Le croquis, s'il semble tracé de chic, présuppose un travail d'élaboration que Grandville compare implicitement à celui d'une oeuvre d'art comme un tableau; au long de ce travail, se succèdent copies, reports et réductions qui témoignent de l'aptitude de l'image romantique à être transférée, dilatée ou réduite, qu’il s’agisse de la vignette ou d’oeuvres d’art reproduites au pantographe, thème auquel s’intéresse Grandville depuis sa jeunesse jusqu’à Un autre monde (fig.). La "composition" en manière de "croquis" dans laquelle se conclut le dessin préparatoire à la vignette se trouve encore parachevée (et, pour Grandville, détériorée) à la suite de l'intervention du dessinateur de report puis du graveur, qui, l'un et l'autre, tendent à donner plus de fini à ce qui n'était que suggéré, plus de lourdeur à ce qui n'était que nuance.

    Les dessins pour Un autre monde

    La démonstration de genèse proposée par Grandville pour l’illustration des Fables de La Fontaine ne peut être refaite pour Un autre monde. On dispose pour l’essentiel soit des schémas dans les brouillons, soit de dessins finis ou très avancés. Les premiers sont étonnamment justes malgré leur caractère sommaire ; les seconds, pour les vignettes comme pour les planches, sont généralement au format de l’illustration, et se présentent en contre-partie, comme l’implique traditionnellement cette catégorie de dessin qu’inverse la gravure (et dont Grandville propose une évocation métaphorique dans La lune peinte par elle-même). La lettre-contrat commandait à Grandville deux catégories de compositions, dont la distinction, qui se retrouve dans le livre, apparaît dans l’ensemble des dessins conservés : d’une part des dessins pour les planches hors-texte, destinées à être tirés à part en pleine page sur un papier différent, coloriés ou rehaussés, et conçus de façon plus autonomes que les vignettes, selon la norme utilisée dans les livres illustrés contemporains. D’autre part des croquis pour des vignettes abondantes, plus ou moins nombreuses selon leur taille, qui étaient destinées à couvrir une grande partie de l’espace visuel de la livraison, et environnées d’un texte en gros caractères.

    Fig. 47 – J.J. Grandville, Le doigt de Dieu, dessin préparatoire. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 47 – J.J. Grandville, Le doigt de Dieu, dessin préparatoire. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    Ils sont précis et soignés, comme c’est toujours le cas chez Grandville, à tel point qu’au premier coup d’oeil ils semblent exactement correspondre à leur version gravée. En y regardant de plus près, on découvre souvent de petites différences, qui témoignent de la minutie de l’artiste attentif à tous les détails de sa composition qu’il est capable de modifier jusqu’au dernier moment. Il peut changer un geste ou faire tourner dans l’espace un motif, ce qui prouve son aptitude mentale à se représenter spatialement l’objet ou la figure qu’il dessine. C’est ainsi que « le doigt de Dieu » est de face dans le dessin (fig. 47), et de profil dans la vignette (fig. 48), ce qui le rend plus néo-classique (D et B, XIV, p.87), que la comète lève les mains dans le dessin (fig. 51), ce qui n’est pas le cas dans la gravure(D et B, Les pérégrinations d’une comète, XV, hors texte face p.95) (fig. 52). Les autres modifications peuvent être des ajoûts ou des suppressions de motifs, souvent des détails placés soit à l’arrière-plan, soit sur les bords de la composition : il n’existe aucun cas de bouleversement complet des compositions. La remplacement de la chaise par une échelle au-dessus du saltimbanque faisant son numéro dans la scène de cirque vue d’en haut est le seul exemple de modification de la partie centrale d’un dessin (L’univers au scrutin, D et B II, p.16) (fig. 49-50). Un motif sous sa forme initiale peut être réutilisé dans un autre dessin : ainsi, « tête vide », personnage supprimé dans la vignette de la plume et du crayon et repris tout à la fin comme on l’a vu (D et B p. et p.) (fig. 12-13). Ou encore l’attitude du chêne-personnage qui écarte les branches-bras dans le dessin pour la planche coloriée Les poissons d’avril (D XII, p.67), modifiée dans la gravure pour qu’il ait l’air de se pencher vers la scène montrant la pêche miraculeuse des poissons-pêcheurs qui le divertit, est reprise dans une planche en noir du même chapitre (le réveil des plantes, B XII, p.60). Ce dernier exemple apporte une intéressante précision sur l’ordre de conception des illustrations : il semble bien que la conception du grand hors-texte colorié, dont la légende correspond souvent d’ailleurs au titre du chapitre, préexiste au développement icono-textuel de la livraison et de ses illustrations (112).

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    Fig. 53 – J.J. Grandville, Pas de trois, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, p. 51. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 53 – J.J. Grandville, Pas de trois, Un autre monde, p. 51. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    Les croquis sont dessinés à la plume et à l’encre brune, leur facture est linéaire, d’un tracé plus ou moins accentué à la manière d’une écriture. Les graveurs prouvent leur habileté à rendre l’épaisseur plus ou moins grande du trait, évocatrice de la distance, ou de la consistance plus ou moins nette des objets. Grandville indique souvent le sens des hachures sur les volumes, alors qu’il laisse au graveur davantage de marge d’interprétation pour l’indication de l’espace : dans Le Louvre des marionnettes (D et G XIV, p.82), la poulie et le montant du mur sont complétés par le graveur qui ajoute ainsi de la vraisemblance spatiale à la composition. Les graveurs déploient une grande virtuosité à évoquer les ténèbres des scènes nocturnes. Ils expriment aussi l’éclat éblouissant des nouvelles sources d’éclairage artificiel, restitué par le blanc de réserve de la feuille de papier, qui contraste avec des motifs très noirs, complétés par une graduation de valeurs dans les ombres traitées avec un art consommé. Non sans faire penser à une fantaisie sur les Papillonneries de Saint-Germain, Pas de trois (fig. 53) représente une scène de ballet, éclairée par la rampe, où une rangée de scarabée vus de dos (dont l’un a le profil de Grandville en insecte) danse au premier plan, en contrejour, tandis qu’au centre de la scène trois crabes-danseurs tiennent la vedette, en pleine lumière, et agitent ensemble un voile (p. 50).

    Le croquis (fig. 54) du pantin qui s’évanouit en entendant le nom de Vénus dont il est amoureux est l’un de ceux qui est le plus proche de son interprétation gravée ; l’intervention du graveur porte essentiellement le fond nocturne illuminé par l’étoile du berger (113), que n’avait pas détaillé le dessinateur (D et B, cul-de-lampe du chapitre Les amours d'un pantin et d’une étoile, XVI, p. 96) (fig. 55). Cet apport graphique contribue à renforcer l’effet de réel des scènes fantastiques et animées qu’imagine Grandville.

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    Fig. 55a – J.J. Grandville, La visite des tirelires, dessin préparatoire au hors-texte Le Jour de l'an, avec annotations au graveur. Musée des Beaux-Arts, Rouen.
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    Fig. 55a – J.J. Grandville, La visite des tirelires, dessin préparatoire au hors-texte Le Jour de l'an. Musée des Beaux-Arts, Rouen.
    Fig. 57 – J.J. Grandville, Le concert à la vapeur, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, III, p. 24. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 57 – J.J. Grandville, Le concert à la vapeur, Un autre monde, III, p. 24. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    Pour Le concert à la vapeur (D en hauteur III, p.17) (fig. 56-57), Grandville a soigneusement tracé la spirale du cornet du trombone, dont l’enroulement est un morceau de bravoure graphique (qui pastiche avec humour un effet de gravure virtuose introduit dans l’histoire du burin au XVIIe siècle par Claude Mellan (114) ) : son graveur s’est tenu à cette consigne qui par son effet concentrique désigne au centre à la vignette l’endroit d’où part une musique qui vole en éclats de notes, écorchant les oreilles des auditeurs. D’autres croquis ou compositions restent un peu sommaires, ce qui rend le dessin plus intéressant que la gravure qui devient plus fouillée, et plus chargée de détails, par exemple dans le cas du dessin préparatoire à la planche 7, Apocalypse du ballet, (D IX p. 53) où l’attention peut mieux se concentrer sur la trouvaille graphique de la métamorphose de la danseuse en une sorte de toupie tournoyante dans le dessin, qui anticipe sur les effets des histoires en images de Gustave Doré et de Wilhelm Busch, comme sur les recherches cinétique des futuristes. Le texte, présenté comme un récit de vision à la manière de l’Apocalypse de Jean à l’île de Patmos (115), décrit minutieusement la planche, et notamment les éléments du premier plan, y compris ceux qui manquaient dans le dessin : « la première paire de ces mains était comme des gants jaunes ; la seconde ressemblait à des pattes humaines ; la troisième était des mains de crabe ; la quatrième des battoirs de chair et d’os ; les autres étaient des bouteilles vides et des verres de cristal » (p. 53). Un dessin plus abouti que celui-ci, qui est déjà colorié, a-t-il existé? J’ai tendance à penser que non, et que Grandville a donné quelques précisions par oral, ou les a notées par écrit dans le brouillon de la livraison. En effet, les brouillons de livraison contiennent aussi des indications pour le graveur, et pas seulement pour l’imprimeur et le rédacteur.

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    Les annotations

    Quelques dessins, peu nombreux, sont annotés. Il peut s’agir d’indications destinées au dessinateur de report, auquel Grandville explique ce qu’il convient de changer, alors qu’il a fini son dessin, et n’a plus le temps de le refaire pour y intégrer une retouche. Dans La Visite des tirelires (Rouen, musée des beaux-arts, D XXXIV, p.284 (116) ) (fig. 55a), c'est à son graveur que s'adresse Grandville, à cet Auguste Despéret (117) [Desperret ou Desperet] qu'il dénomme familièrement "sire Augustin"; il l'invite à déplacer la hallebarde, ce qui a été fait, à ne pas tenir compte des taches du feuillet, à soigner ses hachures ("de la régularité et de la fermeté dans les z'hachures"), et le salue enfin très amicalement ("salut, amitié, et bonjour sire Augustin") . Ici encore, on ne peut qu'admirer l'adresse du graveur à surmonter les obstacles techniques pour servir fidèlement le modèle tracé à la plume. Les exigences pointilleuses de Grandville à l'égard de ce dessin s'expliquent peut-être par l'autoportrait qu'il introduit subrepticement dans cette scène, en transformant , comme il le fait parfois, son travail d'illustrateur en une autobiographie par le dessin: le voici , à sa fenêtre, traqué, assiégé par tous ceux qui lui réclament de l'argent, dans une société mécanisée où lui seul garde figure humaine: la masse des tirelires humanisées, où toutes les nuances du ricanement, de l'avidité, de la suffisance sont exprimées par la fente qui leur tient lieu de bouche, se teinte de fantastique; alors qu’ il s'agit seulement du vieux rite annuel des étrennes, la "petite misère de la vie humaine" devient scène de cauchemar. Certes, il passe ici comme un pressentiment des grelots de Magritte, mais c'est surtout le thème obsédant de l'individu isolé dans une foule qui lui est hostile que reprend ici Grandville; derrière le mur qui lui sert d'écran protecteur, son autoportrait de profil répond à l'indication au nom de JJ Grandville de la bande du "journal"

    D’autres annotations de travail contribuent à l’élaboration du dessin tout en servant à qu'apporte une tirelire-facteur.son ancrage contextuel du croquis, ou à la formulation de sa légende. Tel est le cas de l’étude (III, p.12 D), préparatoire au portrait collectif de l’un des trois néo-dieux, sous laquelle Grandville écrit : « Jean Nicolas Krackq, capitaine de la Chimère, Grande Croix de la Langue bien Pendue, Chevalier du Génie (118) de la Hablerie, rédigeant ses notes et mémoires entouré de ses diverses curiosités rapportées »...Cette énumération humoristique rappelle celle qui honorait Philipon, le roi de la caricature, d’une cascade de titres fantaisistes. La suite de l’annotation, placée en haut à droite, décrit les objets composant le cabinet de curiosité du personnage manchot qui dessine de son unique main. Le portrait du Capitaine Krackq, vêtu d’un uniforme chamarré à col montant, évoque l’esprit de certains dessins de jeunesse, que Grandville a pu ressortir de sa réserve de dessins, tels un portrait-charge découpé puis collé par lui sur un montage ainsi légendé par lui : « vrai cornichon de mes amis 1829 Célèbre Clarinette violon basse alto guitariste tromponiste bassoniste etc. etc. » (119).

    Mise en couleurs et répétitions

    Deux solutions avaient été envisagées dans le contrat pour les planches hors texte, mais celle des rehauts blancs sur fond ocre fut abandonnée ; il s’agissait d’une technique utilisée pour la lithographie en camaïeu, que l’on trouve chez Grandville dans le Voyage moral et pittoresque du prince Kamtchatka, Paris, Beauger,1839 (fig.) (120), mais guère applicable au bois. Les hors-texte étaient donc destinés à être coloriés, ce qui ajoutait une opération supplémentaire à la chaîne de production graphique (qui comportait déjà le report sur bois et la gravure) et devait avoir lieu après l’impression du texte et de l’image.

    Les compositions coloriées préparatoires aux planches

    Fig. 58 – J.J. Grandville, Combats de deux raffinés, hors-texte, dessin préparatoire, X, face p. 64. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 58 – J.J. Grandville, Combats de deux raffinés, hors-texte, dessin préparatoire, X, face p. 64. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
    Fig. 59 – J.J. Grandville, La terre en plan, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844, hors-texte col., V, face p. 25. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.
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    Fig. 59 – J.J. Grandville, La terre en plan, Un autre monde, hors-texte col., V, face p. 25. Collection Ronny Van de Velde, Anvers.

    Ces grands dessins sont rehaussés par Grandville à l’aquarelle d’un coloris léger et délicat. Le fait qu’il s’intéresse ainsi à la mise en couleur des grands bois hors texte prouve autant son désir de contrôler l’intégralité de la chaîne de reproduction graphique que sa tentation de la peinture (121). On peut d’ailleurs remarquer que les planches hors texte de son livre ne connurent pas de diffusion en noir, alors que l’habitude était de proposer deux tarifs de vente des livraisons, en noir et en couleurs (122). Le coloriage, une opération confiée à une main d’oeuvre ouvrière mal payée, -et souvent à des femmes ou à des enfants-, était une pratique traditionnelle à l’imagerie populaire, d’autant plus familière à Grandville que ses parents avaient été installés à s à la même adresse que l’imagier Desfeuilles (123). Grandville n’en oubliait pas la technique simplifiée, réduite à un petit nombre de couleurs appliquées sur des surfaces bien délimitées à laquelle fait référence La bataille des cartes. Mais il recourait aussi à la transparence de l’aquarelle et à des teintes pastels, de préférence aux coloris plus vifs de sa production antérieure, depuis La Sybille des Salons jusqu’aux Métamorphoses du jour et aux planches parfois coloriées de La caricature. Son traitement de la couleur correspond bien à l’ensemble de sa démarche artistique qui introduit dans l’art savant des éléments d’art populaire, - ce dont témoignent également son goût des enseignes, ces images parlantes et publicitaires, et pour les images des brochures de colportage que combine la vignette facétieuse sur « la femme sans tête » (à laquelle s’est sûrement intéressée Max Ernst (124) dans le livre-collage La femme 100 têtes !) de l’enseigne « à la bonne femme » dans La course au clocher conjugal (B cul-de-lampe XXIII, p.208) (125). Pour Combat de deux raffinés ( hors-texte colorié, X, face p. 64 D), -planche rappelant la révolution de l’industrie sucrière et l’invention du pain de sucre, au moment du blocus continental qui empêchait l’importation des cannes, en 1812 à Passy par le manufacturier philanthrope et naturaliste Benjamin Delessert, ce qui fit sa fortune et lui valut son titre de baron d’Empire-, Grandville emploie une harmonie « raffinée » en vert pâle, mauve et ocre, sur son dessin qui montre l’affrontement de la betterave et de la canne à sucre anthropomorphisés. Pour « Voilà des hommes qui passent leur vie »..., le frontispice du chapitre La terre en plan ( Paris, musée Carnavalet hors-texte colorié, V, face p. 25 D et B), elle est vermillon sur l’écharpe de l’écuyère, brun, et bleu de Prusse sur le gilet du dompteur annoté « frac vert » par Grandville qui propose ainsi une rectification effectuée sur la planche. Pour les fantaisies nocturnes et astrales de la fin du livre, Grandville recourt à l’aquarelle et au lavis avec rehaut.

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    Enfin, dans plusieurs cas, la couleur s’avère un élément déterminant de la composition et fait partie de sa signification. Dans Le Louvre des marionnettes (fig. 60), la transformation de la peinture en coloriage est à soi seul un élément de critique d’art caricaturale ; la blague du détail de la marine-drapeau tricolore, évoquant l’oeuvre intitulée dans le livret La traversée de la mer rouge, ne se comprend qu’en couleurs (126) ( hors texte colorié, XIV face p. 84 G) : Henry Mürger l’a reprise dans Scènes de la vie de bohème (127). Dans le chapitre Les quatre saisons, l’arc-en-ciel illumine la planche L’éventail d’Iris, (fig. 61-62) ce qui apparaît d’autant plus que seul est conservé le dessin préparatoire en noir (hors-texte colorié, XXII, face p. 150 D et G).

    Le hors-texte pour La terre en plan : la vue d’en haut et l’autre monde du cirque

    Les planches en couleurs s’avèrent des emplacements du livre qui en synthétisent les grands réseaux thématiques. Tel est le cas pour le hors texte La terre en plan (fig. 59), qui utilise le procédé de la vue à vol d’oiseau, préexistant dans l’oeuvre de Grandville et présent dans d’autres vignettes du livre réparties sur les deux livraisons commentées dans la lettre à Minette Fischer, qui développent l’idée de l’un des croquis du feuillet-programme du musée Itami. Tandis que le narrateur entraîne le lecteur en ballon (128), Grandville se souvient de ses des premières émotions de « provincial à Paris ». Il s’amusait alors à dessiner les passants depuis la fenêtre des étages supérieurs des immeubles, notant l’écrasement des figures, bien reconnaissables néanmoins: les chapeaux, signe distinctif essentiel du costume, la corpulence, l’écartement des bras du corps, et le maniement de la canne, la posture de l’homme assoupi sur la borne restent compréhensible dans cette vision inédite, qui dépayse et dérange le regard du spectateur en transformant le schéma fondé sur le point de vue usuel à hauteur d’homme (129). Ce procédé ludique (annonciateur des recherches des impressionnistes, de Gustave Caillebotte à Claude Monet) s’accomplit dans les dessins qui donnent tant de mal à Grandville, où il adopte le point de vue romanesque et démiurgique que la littérature attribue au Diable boîteux, soulevant les toits des maisons, chez Lesage, ainsi qu’au Méphisto de Faust, deux titres qui font partie du répertoire de l’édition illustrée contemporaine. Hahblle, écrit Delord, « muni de son album et de ses crayons, ouvrit un ballon de poche, l’insuffla, puis s’éleva dans l’espace bien au-dessus des considérations et des cheminées humaines, et non sans adresser à la terre l’apostrophe de rigueur : [vignette] « je vous quitte sans regret, ô hommes qu’en des jours de folie j’ai appelé mes amis ; vous ressemblez à ces saltimbanques que je vois en ce moment danser sur la place publique.

    « Adieu, terre maudite, ville de boue et de fumée, patrie des flâneurs , des chipeurs, des sauteurs, je t'abandonne, je te maudis, je te laisse en plan. »

    Le dessin préparatoire au saltimbanque prouve que la première idée, celle d’un acrobate contorsionniste qui fait danser une chaise (p. 16, D), a été remplacée par un équilibriste dressé, la tête en bas, au sommet d’une échelle que tient son comparse. Grandville, pour lequel le saltimbanque (130) apparaît comme une figure d’identification même s’il est aussi celui qui s’élève en plein ciel au-dessus des habitants de la terre, multiplie les difficultés en s’imposant à lui aussi un numéro de dessinateur virtuose qui, pour dessiner son personnage, subit la contrainte d’un raccourci au carré, pourrait-on dire.

    Les livraisons vues à vol de ballon d’Un autre monde indiquent d’emblée les audaces graphiques de Grandville qui se déploient le plus complètement dans le remarquable dessin préparatoire au bois colorié du chapitre La terre en plan qui appartient au musée Carnavalet (hors texte face p. 25, D et bois colorié non signé) (fig. 59) intéresseront l’affichiste Jules Chéret, comme Georges Seurat (131) et Edgar Degas. Grandville aborde une thématique liée aux spectacles populaires qui suscite alors une abondante imagerie, notamment à Epinal, et qu’il a lui-même abordée, dans la facture néo-classique de ses débuts parisiens dans un autre dessin évoquant le cirque Franconi (132), avant de la transposer dans le registre de la caricature politique (133). Comme dans Cirque de Seurat (1891), la figure circulaire de la piste où a lieu le numéro équestre prend la portée d’une métaphore du monde. Le couple des protagonistes, avec l’écuyère menée par le fouet du dompteur dont la ligne sinueuse se dresse au-dessus d’elle peut s’interpréter comme une métaphore supplémentaire du couple de l’artiste et de la fantaisie.

    la répétition autographe de l’illustration du Concert à la vapeur

    Deux dessins conservés se relient à la planche coloriée du Concert à la vapeur : l’une est un dessin préparatoire et l’autre me semble en être une reprise autographe. Ce dessin à la plume sur papier brun est dessiné dans le même sens que l’illustration gravée, dont les solistes aux têtes en fumée ressemblent aux trois héros néo-dieux, tandis que se déchaîne l’orchestre mécanique d’automates dans la fosse. Il reprend une partie du hors-texte publié, en le recadrant en largeur et en y ajoutant au premier plan deux portraits-charges de musiciens de Nancy que l’on reconnaît sur des caricatures anciennes de Grandville ainsi que des inscriptions qui transforment le sens. Au premier plan un panneau porte l’inscription « par brevet d’invention J.J. Grandville/ et de perfectionnement J. Fischer » et au fond est encadrée une affiche typographique « Avec permission de Mr le maire de la ville de Nancy Concert Société des enfants d’Apollon/ Fondu et fondue/ par B. ». Ce dessin est rehaussé aux crayons de couleurs bleu et jaune pâle, technique différente de celle de l’aquarelle qui prévaut dans les dessins préparatoires aux planches coloriées. Pourrait-il s’agir du dessin promis par Grandville à son beau-père Fischer dont il annonçait l’envoi dans sa lettre à Minette (134)  ? Le portrait charge de gauche est peut-être celui, devenu plus vieux, d’un ami musicien que Grandville avait représenté vers 1830, et celui de droite reprend en contre-partie une caricature dessinée en 1840. Son identification fournit la clé de la partie du dessin supprimée dans la version définitive, puisqu’il s’agit de Beer Isidore Beer de Turique (1767-1840), fils d’un notable de la communauté israélite de Nancy, et mélomane réputé, qui avait trouvé l’énergie, à l’âge de 78 ans, de fonder, en marge de la Société des Concerts, une société philharmonique, Les enfants d’Apollon. Grandville, qui avait précédemment réutilisé le même dessin dans une vignette des Petites misères (135), lui rend ici un second hommage caricatural posthume (136). Désormais, au lieu de s’appuyer sur sa canne, le personnage presse la poignée du mécanisme qui déclenche le concert à la vapeur, et dont l’illustration ne montre, avec humour, que la main !

    L’art de la vignette

    La vignette d'illustration est appelée à se situer à l’interface de diverses expressions artistiques, qui relèvent à la fois de la position de l'illustrateur entre le dessinateur et le peintre et de la nature de l'édition illustrée associant le texte à l'image. Elle prend alors place entre la peinture et le dessin, comme entre le dessin et l'écriture.

    la vignette comme écriture

    La vignette témoigne d'une grande parenté graphique avec le ductus et les tracés élémentaires de l'écriture manuelle alphabétique: boucles, paraphes, lignes brisées aux segments d'amplitude variable et plus ou moins tassés de part et d'autre d'un axe imaginaire. La minutie du détail évoque la discipline imposée par l'apprentissage à la motricité gestuelle de la main tandis que la verve proliférante du croquis, la variété foisonnante des directions de la ligne que ne contraint aucune règle de linéarité horizontale renvoie à la libre décharge du griffonnage (137). Cette écriture de la vignette s'enracine stylistiquement dans l'oeuvre d'aquafortiste de Callot souvent évoqué à propos de Grandville, qui connaissait également George Cruikshank, l'illustrateur anglais au graphisme caractéristique diffusé en 1840 par Le magasin pittoresque (138), comme le travail d’écrivain-dessinateur propre à Rodolphe Toepffer, l’auteur des Voyages en zigzags, que cite Grandville (139). Le pourtour de L’Apocalypse du ballet (fig. 63) indique ce plaisir ludique du griffonnage, d’où naissent les images.

    L’écriture du vignettiste est fréquemment thématisée chez Grandville : des pattes de mouche, il passe aux insectes, dont la morphologie linéaire inspire de nombreux motifs, par exemple celui de la planche La mort d’une immortelle, et permet aussi d’animer des objets inanimés, tels que les pavés de Paris. Les notes de musique animée en sont une autre occurrence qui introduit en outre une nouvelle dimension, phonique, au livre comme « autre monde », synesthésique.

    le dessin-vignette, sa forme, ses réemplois et ses reprises

    Indépendamment du sujet de l’image, la vignette rappelle aux lecteurs sa définition. Image fragmentaire, elle flotte sur la page comme un fantasme, comme le souvenir d’un regard ou d’un coup d’oeil. Elle peut aussi être reportée, dilatée, déplacée, projetée. Elle est enfin énigme, hiéroglyphe, rébus. Grandville ne cesse de jouer avec ces différentes qualités morphologiques et esthétiques. Et par exemple la vignette sur « le doigt de Dieu », sculpture que taille un pantin, donne une représentation du fragment romantique, tout en se moquant de l’artiste qui se prétend un démiurge. Transférable, par exemple au plat de reliure (fig.), la vignette a aussi la capacité de pouvoir être agrandie à l'échelle du mur, par exemple, dans le cas de l'affiche de librairie (fig.) : tel est le cas pour la planche frontispice, cette image d’entrée du livre. Al'heure du pantographe et de la lanterne magique, il apparaît possible qu'une image soit agrandie ou réduite sans que le changement de format n’importe à la conception de l'oeuvre. Dans une vignette du Louvre des marionnettes, Grandville démontre que cette perception de l'image, toujours copiée, et tour à tour agrandie ou rétrécie, procède de la tradition de l'enseignement académique dont il se moque: un singe-peintre, les yeux bandés, dessine un fragment anatomique, une jambe que s'ingénient à copier des "disciples" dont la taille décroît en même proportion que leur feuille de papier et leur dessin; à l'arrière-plan un "pantin-pantographe", selon l'expression de Clive Getty, s'exerce à agrandir à l'échelle du mur un oeil qui devient démesuré par rapport à sa propre taille (fig.) exp. Nancy, p. 343.

    la clé des rêves

    Fig. 63a – Lewis Caroll (= Charles Dodgson), Alice in Wonderland, illustrations de John Tenniel. Londres, 1865.
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    Fig. 63a – Lewis Caroll (= Charles Dodgson), Alice in Wonderland, illustrations de John Tenniel. Londres, 1865.
    Fig. 63b – Max Ernst, La femme 100 têtes, avec une introduction d'André Breton. Paris, 1929.
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    Fig. 63b – Max Ernst, La femme 100 têtes, avec une introduction d'André Breton. Paris, 1929.
    Fig. 64 – Jules Chéret, The Christy Minstrels, affiche anglaise non datée. Les Arts décoratifs, musée de la Publicité.
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    Fig. 64 – Jules Chéret, The Christy Minstrels, affiche anglaise non datée. Les Arts décoratifs, musée de la Publicité.

    Transformations. Visions. Incarnations. Ascensions. Locomotions. Explorations. Pérégrinations. Excursions. Stations. Cosmogonies. Fantasmagories. Rêveries. Folâtreries. Facéties. Lubies. Métamorphoses. Zoomorphoses. Lithomorphoses. Métempsychoses. Apothéoses et autres choses : le sous-titre titre d’Un Autre Monde qu’inspirent les énumérations rimées de Charles Nodier dans l’Histoire du roi de Bohème, évoque l’univers de fantaisie que l’image romantique suggère au spectateur pour l’entraîner dans « un autre monde » ou, selon Tony Johannot, le compétiteur de Grandville, dans « un voyage où il vous plaira ». La fluidité dynamique des formes est suggérée par les suffixes en -tion et en -ose, et se résume dans les termes de « transformations » et « métamorphoses » ; intercalée entre les deux autres, une troisième série de mots se terminant par –ie évoque la variété des registres et des postures imaginatives retenues, tandis que les gravures qui illustrent le livre offrent comme une anthologie de toutes ces procédures explorées par Grandville. Pourtant les vignettes de Grandville se distinguent par leur précision et leur netteté, renforcées par l’interprétation des graveurs, qui contribuent à l’effet de réel de situations inimaginables. C’est de cette tension entre le traitement graphique et l’invention scénique que découle tout l’attrait de son art, tel qu’il a intéressé ensuite d’autres explorateurs des mondes de l’imagination depuis Lewis Carroll (fig. 63a) jusqu’à Walt Disney, en passant par Jules Chéret (fig. 19, 64) ou Méliès, mais aussi Max Ernst (fig. 63b) et Topor. Il est parvenu à mener aussi loin que possible les expériences de fantaisie graphique proposées depuis ses débuts de dessinateur, de caricaturiste et d’illustrateur. Son livre est aussi un livre sur le livre illustré, celui dans lequel il manifeste sa prérogative de dessinateur agissant en tant qu’auteur et prenant le dessus sur les autres acteurs du livre. Les dessins préparatoires conservés, avec leurs annotations, les brouillons de chapitres en disent long sur la genèse du projet et sur la façon dont Grandville définit son rôle. Démiurge d’« un autre monde », il en est aussi le montreur selon un dispositif qui ressemble à celui de la lanterne magique, à laquelle il avait déjà fait référence dans Les métamorphoses du jour. D’un côté, il tourne en dérision l’évolution de la société, il parodie l’art, la science, la réclame, tout en faisant référence à la culture partagée des contemporains, par des effets de parodie intertextuelle ou intericonique. De l’autre il parvient à installer sous nos yeux la scène des rêves (140), d’une façon qui met en évidence leur fonctionnement et leur langage dynamique, et anticipe sur l’analyse des auteurs, de Hervey de Saint-Denis (141), qui le cite, à Freud (142), de la seconde moitié du siècle. Sa méthode, celle de la juxtaposition en spirale évoquant la métamorphose cinétique (143) des images de l’intérieur de la vue et du sommeil, est apparue très tôt, avec le dessin de la guitare fait sous les yeux de son entourage dans ses années romantiques (fig.), elle s’est poursuivie dans les caricatures et devient un thème prédominant dans plusieurs chapitres d’Un autre monde (fig.), avant de trouver une occurrence tardive dans les Derniers rêves du Magasin pittoresque (fig.). Ces préoccupations se retrouvent dès 1846 dans les recherches médico-psyhologiques du docteur Macario (144) : on peut même se demander jusqu’à quel point l’imprégnation dans la mémoire collective de l’imagerie romantique dont Grandville fut l’un des maîtres, qu’il s’agisse du langage de la caricature ou des images d’Un autre monde, n’a pas contribué à l’élaboration des théories modernes du rêve. Grandville, cet esprit que Baudelaire tenait pour « maladivement littéraire », a su exprimer sa pensée par images et proposer la représentation d’une pensée visuelle. Ce pourrait être le propos d’une autre étude... La « clé des champs » dont s’emparait au début du livre le lutin personnifiant Grandville dessinateur, en joyeux saltimbanque la tête en bas et les pieds en l’air, n’était-elle pas un calembour annonçant, à travers la parodie du titre d’un ouvrage de colportage répandu, une nouvelle « clé des rêves » ?

    Tous les éléments du dossier de genèse d’Un autre monde prouvent combien le système icono-textuel est présent chez Grandville qui, crayon en main, pense tantôt par mots et tantôt par images, basculant continuellement de l’un à l’autre, et trouve ses images à partir des mots. Son aptitude au livre illustré en découle. Depuis le feuillet-programme jusqu’au livre effectivement paru, tout démontre cette façon de penser, qui prend aussi en compte, après Balzac et Nodier et avant Mallarmé, la visibilité de l’écrit et la poétique de l’imprimé, dans un livre-collage. De plus, le mode de composition par livraisons, à partir des images, qui détermine la genèse, donne lieu à un livre difficile à résumer, car il s’organise plutôt comme un recueil de nouvelles, liées entre elles par la présence des trois personnages qui s’échangent leurs textes en vue de fabriquer un livre. Comme dans les Mille et une nuits dont une grande édition illustrée d’après la traduction de Galland, après celle de 1837, a paru en trois volumes chez Bourdin en 1840, le « récit-cadre » sert de liaison aux contes successifs dont le livre est le recueil. Mais ce récit-cadre, au lieu d’être celui d’une belle princesse qui tient en haleine le sultan pour échapper à la mort qu’il lui a promis, est le conte de la fabrique d’un livre, rapporté par trois « néo-dieux » qui peu ou prou représentent les rôles de l’éditeur, de l’illustrateur et de l’auteur de texte : sur la page qui présente leur trinité, Hahbble se signale en tant que dessinateur car il tient sous le bras son portefeuille de croquis ; le nom de « Puff » à lui seul, tout en ouvrant tout un pan satirique du livre, renvoie aussi au rôle de l’éditeur ; enfin Kracqk est celui qui tout au long du livre rédige un manuscrit très attendu par ses comparses qui attendent impatiemment la suite de la copie. L’ironie romantique fait ainsi d’Un autre monde un passionnant objet d’étude sur le livre illustré par les continuelles mises en abyme que suscite cette structure où l’énonciation, mêlant mise en texte, mise en image et mise en livre, s’enchevêtre avec les énoncés des fabulations successives. Inspirée par la fantasmagorie, les théâtres d’ombres, la lanterne magique, et les jeux d’optique, cette Fantasia romantique, initiée par l’intention de critiquer la photographie, prépare la poétique de la fantaisie cultivée par Banville (145) dans la seconde moitié du siècle et inspire fréquemment les affiches bariolées de Chéret, depuis celles pour la Saxoléine qui montrent la lumière artificielle jusqu’à celles de la Loïe Fuller, comme en témoigne aussi une affiche de ses débuts produite pour l’Angleterre, The Christy Minstrels (fig. 64) (146). Ultérieurement, Un autre monde a été redécouvert par les surréalistes et tenu pour un « précurseur de l’art du mouvement » (147). Maître lui-même du livre-collage fabriqué à partir de citations, Walter Benjamin, tout en y trouvant la démonstration déjà marxiste du fétichisme de la marchandise, en a perçu à son tour la poésie d’images inattendues: « Les fantaisies de Grandville correspondent à cet esprit de la mode, tel qu’Apollinaire en a tracé plus tard une image : « Toutes les matières des différents règnes de la nature peuvent maintenant entrer dans la composition d’un costume de femme. J’ai vu une robe charmante, faite de bouchons de liège ... La porcelaine, le grès et la faïence ont brusquement apparu dans l’art vestimentaire... On fait des souliers en verre de Venise et des chapeaux en cristal de Baccarat. » (148).

    Documents

    Copie de la version de 1843 d'Un autre monde de J.J. Grandville.