Introduction
Il y a un peu moins d’une centaine d’années apparaissait parmi les peintres flamands à nom de convention le Maître de la Légende de sainte Lucie. Très vite, de nombreuses œuvres lui furent attribuées, les auteurs le considérant comme une figure majeure, à la production prolifique, du paysage artistique brugeois de la fin du XVe et du début du XVIe siècle. Encore récemment, deux tableaux donnés au peintre ou à son atelier, et jusqu’alors inconnus, sont passés en vente sur le marché de l’art : un triptyque de la Lamentation fortement apparenté au triptyque de Minneapolis, et un pendant aux Deux apôtres du musée des Beaux-Arts de Dijon (1). Malgré un important corpus d’œuvres attestant probablement un peintre ayant joui d’une certaine notoriété, son identification n’a pas été établie jusqu’ici.
Dans ce reporticle, nous commencerons par une synthèse historiographique sur le Maître de la Légende de sainte Lucie dans laquelle les questions stylistiques seront également discutées. Nous aborderons ensuite successivement les différentes propositions d’identification émises par les historiens de l’art en prenant comme point de départ la récente hypothèse développée par Janssens. Ce travail de synthèse, reprenant la bibliographie la plus récente sur le maître, nous permettra de mieux cerner l’identité probable du peintre et de mettre en relation son œuvre avec les diverses mentions historiques conservées qui permettent de soutenir une des identifications anciennement proposées. Nous baserons notre étude sur les données d’archives publiées et tenterons d’étudier notamment les liens existant entre le peintre brugeois et l’art de la tapisserie.
Le Maître brugeois de 1480 et le Maître de la Légende de sainte Lucie
Fig. 1 – Maître de la Légende de sainte Lucie, Scènes de la vie de sainte Lucie. Bruges, église Saint-Jacques. |
Fig. 2 – Maître de la Légende de sainte Lucie, Virgo inter virgines. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. |
Fig. 3 – Maître de la Légende de sainte Lucie et anonyme italien, Retable de sainte Catherine. Pise, Museo nazionale di San Matteo. |
Fig. 4 – Maître de la Légende de sainte Lucie, Vierge à l’Enfant. Williamstown, Sterling and Francine Clark Institute. |
C’est en 1903, dans une critique de l’importante exposition brugeoise de 1902, que Max J. Friedländer groupe autour d’une même main deux œuvres présentées : la Légende de sainte Lucie conservée en l’église Saint-Jacques à Bruges ( (2) ( . Friedländer nommera ce peintre le Maître brugeois de 1480 en raison de la date figurant sur le dais du trône du consul Paschasius dans la deuxième scène de la Légende (3). La représentation de la tour de Notre-Dame dans ce même panneau et les liens stylistiques étroits avec l’art de Memling lui permettront de joindre à ce groupe deux autres peintures : le panneau central du retable de sainte Catherine du Museo Civico de Pise – actuel Museo nazionale di San Matteo – ( et une Vierge à l’Enfant présentée lors de la vente Fondi de 1895, aujourd’hui conservée au Sterling and Francine Clark Institute de Williamstown (4) ( . L’éminent historien d’art pense pouvoir donner ces œuvres à un peintre actif entre 1470 et 1490, qu’il rebaptisera la même année le Maître brugeois de la Légende de sainte Lucie (5). Plusieurs tableaux lui furent attribués en 1909 par Fierens-Gevaert (6) qui verra dans ces œuvres, quelques années plus tard, une influence combinée de Dirk Bouts et d’Hugo van der Goes (7). Ce tout récent Maître de la Légende de sainte Lucie intègre, en 1911, le troisième volume du Niederländische Künstler Lexicon (8), et sera mentionné comme suiveur de Memling par Winkler et Conway (9). En 1928, dans son sixième volume de l’Altniederländischen Malerei (10), Friedländer ajoute dix-huit panneaux au noyau initial, portant ainsi le nombre d’œuvres qui lui sont attribuées à vingt-deux. Plus tard, il en retirera deux et en ajoutera cinq pour arriver à un total de vingt-cinq œuvres attribuées au maître (11). En 1938, Schöne donnera d’autres tableaux à ce peintre et reconnaîtra l’importante influence que Dirk Bouts a eu sur ses compositions (12).
et la Virgo inter virgines des Musées royaux des Beaux-Arts de BelgiqueDans une lettre datée du 25 août 1947 adressée à la French & Company, Valentiner a reconnu la main du Maître dans un grand panneau de l’Assomption aujourd’hui à la National Gallery de Washington (13) ( , attribution sous laquelle il figura dans le catalogue de la collection Kress en 1951. Cette œuvre, dont l’iconographie hispanique suppose une commande étrangère, ouvrira la voie aux nombreuses questions concernant les relations que le peintre brugeois aurait entretenues avec l’Espagne. Post dans son impressionnante Histoire de la peinture espagnole avait déjà relevé l’influence qu’aurait eu le maître sur les peintres de la péninsule ibérique et notamment ses relations avec le style hispano-flamand, allant jusqu’à suggérer qu’il aurait travaillé un certain temps en Espagne (14).
Le Maître de la Légende de sainte Lucie était désormais connu et accepté par la majorité des historiens d’art. Il fut dès lors repris dans plusieurs ouvrages traitant de l’art des anciens Pays-Bas comme celui de Panofsky (15). En 1959, Nicole Verhaegen lui consacra un article amenant quelques « précisions sur son œuvre » (16). Elle détermina les caractéristiques stylistiques de l’artiste en prenant comme œuvre de référence la Virgo inter virgines de Bruxelles. Elle proposa également une reconstitution du retable de saint Nicolas ( reprenant une suggestion de J. Ainaud de Lasarte (17). Ce retable a compartiments latéraux, lui aussi sans doute destiné à l’Espagne (18), avait été attribué au peintre brugeois par Hosten et Strubbe en 1938, alors que Friedländer l’avait donné au Maître de saint Augustin (19). Verhaegen développa une chronologie allant d’avant 1483 à après 1501 en se basant sur la représentation des quatre stades successifs de construction du beffroi surmontant les halles de la ville de Bruges ( . Le premier aspect, avant 1483, nous montre une tour carrée surmontée d’une toiture telle que dans la Virgo inter virgines de Detroit ( ou dans la Légende de sainte Lucie. Le deuxième aspect, où la tour originelle est surmontée d’un octogone avec couronnement, a subsisté de 1487 à 1493, date à laquelle le couronnement fut détruit par un incendie. Celui-ci ne fut reconstruit qu’en 1499-1501 (20). Cependant, les différences peu marquées entre le deuxième et le dernier aspect rend peu aisé la datation d’œuvres présentant ces stades de construction.
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Fig. 9 – Maître de la Légende de sainte Lucie, Vierge à l’Enfant. Pittsburgh, Carnegie Museum of Art. |
Fig. 10 – Maître de la Légende de sainte Lucie, Retable de la confrérie des têtes noires. Tallinn, Niguliste Museum. |
En 1962, Paul Philippot caractérisa la nouvelle conception de l’espace développée à Bruges suite à la crise apparue dans la peinture flamande dans les années 1470-1480. Il développa de manière précise certaines caractéristiques propres au maître en mettant en évidence la perte de l’illusion de la profondeur dans ses œuvres et la mauvaise intégration des figures dans l’espace, le tout amenant à la perception d’une représentation composée d’une juxtaposition d’ornements décoratifs (21). L’exposition de 1969, « Primitifs Flamands Anonymes, Maîtres aux noms d’emprunts des Pays-Bas méridionaux du XVe et du début du XVIe siècle », organisée par la ville de Bruges, fut importante pour la sensibilisation du grand public aux maîtres à nom de convention. Y furent présentés la Légende de sainte Lucie, la Virgo inter virgines de Bruxelles, le retable de saint Nicolas reconstitué, ainsi que la Vierge à l’Enfant aujourd’hui au Carnegie Museum de Pittsburgh ( . Le catalogue et le supplément scientifique apportaient une synthèse actuelle aux diverses recherches et attributions effectuées depuis les travaux de Friedländer. Trois années plus tard, l’édition révisée de l’Early Netherlandish Painting allait ajouter douze œuvres au catalogue du peintre amenant ainsi à trente-sept le total de tableaux lui étant attribués (22). Parmi ceux-ci figure le retable de la Vierge à double paire de volets commandé par la Confrérie des têtes noires et la Grande Guilde de Tallin. Arrivé dans cette ville en 1493, il sera placé dans l’église dominicaine de Sainte-Catherine (23) . Par son ampleur, ce polyptique constitue une des commandes les plus importantes faites au maître brugeois (et un des plus grands retables flamands peints conservé). L’attribution a été faite par Mai Lumiste et Nicole Verhaegen en 1961 (24). La commande de ce retable, tout comme celle du panneau de Washington, a permis de suggérer l’existence d’un atelier important propre à assurer la réalisation de grandes œuvres destinées à l’exportation.
Fig. 11 – Maître de la Légende de sainte Lucie, Triptyque de la Lamentation, détail de la vue de Bruges. Minneapolis, The Minneapolis Institute of Arts. |
Fig. 12 – Maître de la Légende de sainte Lucie, Scènes de la vie de sainte Lucie, détail de la vue de Bruges. Bruges, église Saint-Jacques. |
En 1976, De Vos définira les éléments caractéristiques présents dans les peintures du maître (25). Nicole Verhaegen en avait déjà esquissées certaines, notamment la construction de la composition par plans plutôt qu’en profondeur dont résulte une certaine pauvreté dans le rendu de l’illusion spatiale. Du point de vue de l’exécution picturale, elle retient la minceur des modelés et leur opacité, la tendance au linéaire et aux surfaces silhouettées, le dessin un peu lourd et appuyé, ainsi que la fréquence des traits cernant les formes (26). De Vos établira une liste de cinq motifs considérés comme typiques du maître : l’utilisation d’une bande bleue placée à l’horizon pour séparer le ciel du paysage avec parfois la présence d’une ligne incisée (fig.11-12), la composition de l’arrière-plan par des coulisses d’arbres ou bien des rochers de forme pyramidale s’échelonnant jusqu’à la ligne d’horizon , sa préférence marquée pour les pissenlits qu’il aime représenter groupés les uns en fleur et les autres avec leurs aigrettes , la manière de peindre des groupes de petites fleurs par des ensembles de points colorés disposés en courbes particulièrement visibles dans le plan médian du Saint Jean à Patmos de Rotterdam , et enfin, le fait de fréquemment laisser dépasser le haut des oreilles dans les chevelures des saintes . Cependant, comme l’ont souligné plusieurs auteurs auxquels nous nous joignons, ces caractéristiques pourraient être propres aux pratiques d’un atelier et ne permettraient donc pas de définir une personnalité artistique individuelle.
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La principale synthèse des diverses attributions et sources d’inspiration du peintre, ainsi que de ses relations avec l’Espagne, sera donnée en 1982 par la thèse d’Ann Michel Roberts (27), synthèse qui sera la première monographie à couvrir des recherches qui avaient vu le jour en 1903. Elle présentera le catalogue des œuvres du maître en faisant la distinction entre les peintures de sa main et celles données à son atelier formant ainsi un groupe de trente-quatre œuvres. Elle proposera également d’identifier le maître à Jan I de Hervy, actif à Bruges de 1472 à 1509. Malheureusement, cette thèse ne fut jamais publiée et seuls quelques exemplaires photocopiés existent dans certaines bibliothèques, de sorte que ses enseignements ne furent pas systématiquement repris dans la littérature scientifique ultérieure.
Très vite, cette clarification du style et des caractéristiques propres au maître allait donner naissance à une nouvelle vague d’attributions. Ainsi, en 1995, Didier Martens (28) propose une nouvelle synthèse des recherches effectuées depuis la publication d’Ann M. Roberts en reprenant les nouvelles attributions, entre autres, celle d’un saint Sébastien dans lequel il avait reconnu la main du maître deux ans auparavant (29). Bermejo lui attribua en 1994 une Annonciation et une Visitation et De Vrij en 1995 lui donna une Vierge à l’Enfant (30), trois œuvres que nous pensons toutefois devoir rejeter de la production du peintre, les deux premières présentant plutôt un caractère bruxellois et la troisième, aujourd’hui volée, ayant été très fortement restaurée par le célèbre Van der Veken ne nous permet plus de distinguer les parties « originales » du maître (31).
Tout récemment, l’édition du catalogue des collections de primitifs flamands des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique a remis en question l’existence même du Maître de la Légende de sainte Lucie en réfutant l’attribution de la Virgo inter virgines de Bruxelles au peintre brugeois (32). Nicole Verhaegen avait déjà soutenu quelques trente-cinq ans plus tôt la nécessité de recommencer de manière objective l’étude des œuvres du maître par une analyse approfondie de chaque panneau. Un tel travail ne peut se réaliser que par l’étude approfondie d’une œuvre essentielle : la Légende de sainte Lucie. Ainsi, comme le mentionne le catalogue du musée de Bruxelles, la « publication d’une étude détaillée de l’œuvre éponyme serait une étape vitale dans cette démarche » (33).
Si, effectivement, des différences techniques et stylistiques émaillent le corpus des peintures attribuées au Maître de la Légende de sainte Lucie, nous pensons toutefois que celles-ci ne remettent pas en cause l’existence de ce groupe qui apparaît relativement homogène lorsque l’on prend en considération les recherches récentes montrant l’importance de certains ateliers, la division du travail en leur sein, et la participation de plusieurs maîtres, apprentis, journaliers à l’élaboration d’une même œuvre. Ajoutons également qu’un peintre ne peut être toujours constant dans sa technique et que des modifications stylistiques ou formelles peuvent notamment s’expliquer par le recours à des modèles peints ou dessinés d’autres artistes – auxquels nous savons que le maître a eu fréquemment recours – ou par des stratégies de communication différentes.
En raison de l’homogénéité de ce groupe d’œuvres et de son importance quantitative, les historiens de l’art ont tenté à plusieurs reprises d’identifier le Maître de la Légende de sainte Lucie. Dans la suite de ce reporticle, nous nous proposons de reprendre les différentes hypothèses de travail concernant cette identification et de les confronter afin de tenter de mieux apréhender sa personnalité artistique et son identité.
Les premières propositions d’identification
La représentation fidèle et précise du paysage urbain présent dans plusieurs des œuvres attribuées permet de situer avec une relative sécurité l’activité du Maître de la Légende de sainte Lucie à Bruges dans les années 1475-1502 d’après les différentes phases de construction du beffroi surmontant les halles de la ville (34). Lorsque l’on considère l’importante production du peintre et de son atelier, ainsi que le nombre important de ses commanditaires brugeois et étrangers (35), le Maître de la Légende de sainte Lucie a dû jouir d’une certaine importance au sein du milieu artistique brugeois. On devrait donc pouvoir en trouver des traces dans les documents d’archives conservés. Une fois ces éléments matériels acceptés, de quelles archives disposons nous pour parvenir à une identification ? Exerçant le métier de peintre, son nom doit probablement apparaître dans les registres ou dans l’obituaire de la guilde de Saint-Luc. Ces registres ont été publiés pour la première fois en 1867 (36) et l’obituaire en 1862-1863 (37). Superposant les données d’archives aux informations obtenues par l’étude historique, stylistique et technologique des œuvres, nous devrions ainsi parvenir à mieux cerner l’identité du Maître de la Légende de sainte Lucie.
Les deux premières propositions d’identification du peintre ont été faites par Hulin de Loo lors de l’exposition de Bruges de 1902 (38). Pour l’historien de l’art, le Maître devrait être reconnu dans la figure de Pieter Casenbroot ou de Jan van Bentham. Pieter Casenbroot, né en 1436 (39), est un peintre actif à Bruges qui est reçu franc-maître de la guilde de Saint-Luc en 1459. Cette hypothèse ne tient toutefois pas lorsque l’on compare la carrière de ce peintre aux œuvres conservées du Maître de la Légende de sainte Lucie. En effet, une évolution stylistique partant d’une manière fortement imprégnée par Dirk Bouts et trahissant progressivement une influence de l’art brugeois est présente dans l’œuvre du maître dans les années 1475-1480. Or dans le dernier quart du XVe siècle, Pieter Casenbroot devait déjà être assez âgé pour connaître cette modification stylistique (40). Les historiens de l’art s’accordent aujourd’hui pour reconnaître ici un autre peintre brugeois à nom de convention : le Maître de la Légende de sainte Ursule, nommé par Friedländer d’après les deux panneaux représentant le martyre de cette sainte conservés à Bruges (41). La seconde proposition faite lors de cette exposition de 1902 est d’identifier le Maître de la Légende de sainte Lucie à Jan van Benthem. Cependant, le nom de ce peintre n’est plus mentionné dans les registres de la guilde à partir de 1485. L’identification devrait dès lors être contestée puisque c’est justement à partir de cette période que se développe l’abondante production du Maître de la Légende de sainte Lucie. De plus, le même problème d’ancienneté évoqué pour Pieter Casenbroot se retrouve également avec Jan van Benthem. Ces deux premières propositions devraient donc être rejetées.
Frans vanden Pitte
L’hypothèse la plus récente a été proposée par Albert Janssens (2004 et 2005). Pour cet auteur, le Maître de la Légende de sainte Lucie devrait être identifié au peintre Frans vanden Pitte, maître dans les années 1453-1456 (42), qui mourut en 1508. Originaire de Bruges, où il a très probablement reçu sa formation (43), cet artiste a joué un rôle important dans la corporation des peintres. On lui connaît plusieurs apprentis, dont Coppen Feys en avril 1464, et il devait probablement se trouver à la tête d’un atelier important (44). Ce peintre est mentionné en 1469-1470 comme membre de la confrérie Notre-Dame des Neiges, tout comme l’étaient Pierre Coustain, Hans Memling et Jan Fabiaen sur lequel nous reviendrons ; il est également connu pour posséder une importante fortune personnelle (45).
Qu’en est-il de sa production artistique ? Frans vanden Pitte est tout d’abord mentionné comme « gevelschilder » et effectue divers travaux de décoration pour la ville de Bruges. Il produit notamment des dessins pour des statues destinées à orner la façade de l’Hôtel de ville dont certaines seront exécutées par un sculpteur bruxellois, Lievin van Bueyghem, ainsi que des drapeaux représentant saint Sébastien, sainte Barbe et saint Christophe (46). Il peignit également une sainte Catherine destinée à être suspendue à la Katelijnepoort (47). Lors de la guerre avec la France, Vanden Pitte est chargé de mettre en couleur des canons et exécutera en 1477 l’étendard de guerre de Marie de Bourgogne et les étendards du comté (48). Il est également chargé des peintures et décorations exécutées pour différentes festivités comme le tournoi annuel de la société de l’Ours blanc ou pour certains « entremets » qui se déroulaient lors des banquets (49). Il est d’ailleurs proche de la cour de Bourgogne et dessinera, par exemple, les armes de Flandre sur une coupe en argent doré offerte lors du baptême de Philippe le Beau, ainsi qu’un portrait de ce souverain à l’occasion de sa Joyeuse Entrée à Bruges le 30 avril 1484 (50). En 1487, il participe à l’ornementation de la nouvelle tour octogonale du beffroi. Il y fait notamment les dessins du saint Michel terrassant le démon destiné à être fixé au sommet de la flèche. L’archange sera exécuté par Eeuwoud vanden Kelnare (51). Toutefois, aucune des œuvres mentionnées dans les documents d’archives ne subsiste ou n’a pu être identifiée à ce jour.
Fig. 18 – Maître de la Légende de sainte Lucie, Triptyque de la Lamentation. Minneapolis, The Minneapolis Institute of Arts. |
Comme pour la plupart des peintres de cette période, son activité artistique n’est pas limitée, nous le voyons, à la peinture sur panneau, qui reste très peu connue et n’est presque jamais évoquée dans les documents d’archives publiés. Il est donc assez difficile d’affirmer sur base de ces sources son identification avec le Maître de la Légende de sainte Lucie. De plus, le Maître de la Légende de sainte Lucie se caractérise par des représentations fidèles et minutieuses des différents édifices de la ville de Bruges parmi lesquels le beffroi – ce qui a d’ailleurs permis d’établir une chronologie relative de son œuvre –. Or, lorsqu’il représente le beffroi dans le retable de saint Nicolas ou la Lamentation de Minneapolis
, ce peintre ne détaille jamais la flèche ou le saint Michel pourtant exécutés par Frans vanden Pitte. Il est donc surprenant que l’auteur de la flèche n’ait pas été plus minutieux dans sa représentation peinte alors qu’il l’est pour dépeindre l’ensemble du beffroi dans les vues urbaines de plusieurs de ses œuvres. Il est toutefois probable que celles-ci aient été réalisées par un membre de l’atelier. En effet, un examen approfondi des œuvres nous montre qu’elles sont pour la plupart exécutées au-dessus du paysage déjà peint, à un stade avancé dans la production de l’œuvre, sans que l’artiste ne prévoit de réserves. À ce stade, aucun élément déterminant ne vient donc confirmer ou infirmer cette hypothèse.Une analyse stylistique des œuvres nous apportera quelques éléments supplémentaires à l’encontre de cette proposition. Ainsi nous pouvons souligner, comme l’a fait Ann Roberts, que le Maître de la Légende de sainte Lucie n’est que très peu marqué par l’art de Petrus Christus et qu’il se confronte à Memling comme un égal, sans le reproduire servilement (52). Contrairement à Janssens qui se base sur les rapprochements stylistiques avec le Maître de la Légende de sainte Ursule pour affirmer l’origine brugeoise commune des deux artistes, nous pensons que les sources de l’art du Maître de la Légende de sainte Lucie sont plus éclectiques (53). En effet, ses œuvres montrent de nombreuses interactions avec les peintures de Rogier van der Weyden et de Hugo van der Goes, notamment par la reprise de motifs et de compositions. C’est toutefois avec l’art des Bouts que les similitudes sont les plus fortes tant pour les sources d’inspiration qui peuvent être dues à la circulation de dessins et modèles, que pour l’aspect stylistique et technique. On pourrait, dès lors, émettre des doutes quant à sa formation initiale à Bruges et voir plutôt un apprentissage à Louvain, probablement avant la mort de Dirk Bouts. Cette dernière hypothèse a d’ailleurs été soutenue par plusieurs historiens de l’art (54). En conséquence, l’identification du Maître de la Légende de sainte Lucie à Frans vanden Pitte, né à Bruges, ayant très probablement fait son apprentissage à Bruges et mort à Bruges, devrait être rejetée, les données historiques actuellement connues ne répondant pas aux données stylistiques et techniques.
Jan I de Hervy
Ann Roberts propose plutôt d'identifier le peintre à Jan I de Hervy, originaire de Valencienne et actif à Bruges de son inscription à la guilde de saint Luc en 1472 à sa mort entre le 1er septembre 1508 et le 9 novembre 1509 (55). Toutefois, il était déjà présent à Bruges pour collaborer à la décoration de la ville en l’honneur du mariage de Charles le Téméraire et de Marguerite d’York en 1468 et y travaillait sous la direction de Jean Hennekart et Pieter Coustain (56). Il entrera ensuite dans l’atelier de ce dernier, peintre du duc, en tant que « varlet et serviteur » tel qu’en témoigne un document de 1472 (57). Suite à un litige quant à son statut, Jan de Hervy est contraint de s’inscrire à la guilde de Saint-Luc comme apprenti de Pierre Coustain, ce qu’il fait le 27 avril 1472. Il acquiert le même jour la citoyenneté (58) ; il semble rester dans l’atelier de son maître jusqu’à la mort de celui-ci en 1488 (59). Jan de Hervy devient progressivement un membre important de cette guilde dont il sera à plusieurs reprises « vynder » à partir de septembre 1490 et « gouverneur » jusqu’en 1508 (60), tout en maintenant des contacts avec la cour ducale. Il est d’ailleurs mentionné comme « paintre de monseigneur l’archiduq » dans les comptes de la guilde de Tournai, qui avait organisé une fête en son honneur en 1502 (61).
Certaines œuvres aujourd’hui perdues sont mentionnées dans les archives : il dessine des patrons pour les uniformes des arbalétriers de Saint-Georges (1492/3) (62), il exécute la polychromie de l’Annonciation de l’Hôtel de Ville de Bruges, réalise des statues de Charles le Téméraire et de Maximilien d’Autriche en 1494/5 également destinées à la façade de l’Hôtel de Ville. Il participe à l’instar de ses contemporains à plusieurs œuvres décoratives éphémères destinées à des divertissements, notamment des bannières aux armes d’Espagne et de Grenade en 1497-98 (63), et apparaît encore dans l’inventaire des biens de Marguerite d’Autriche établi à sa mort en 1530. On y fait mention d’un portrait décrit comme « ung tableau de la portrecture Jehan Denyr, fait au lustre de la chandaille » (64).Que signifie cette dernière expression ? Il ne s’agit assurément pas du témoignage d’un peintre exécutant ses tableaux à l’éclairage d’une chandelle. S’agirait-il plutôt d’un commentaire relatif à une particularité iconographique ? À ce jour, aucun portrait n’est attribué au Maître de la Légende de sainte Lucie. Par contre, nous pensons que cette mention pourrait se rapprocher d’un petit diptyque conservé au musée des Beaux-Arts de Gand représentant Marguerite d’Autriche en prière devant une Vierge à l’Enfant . La souveraine se trouve dans une pièce assez sombre, à peine éclairée par la lueur du feu et d’une chandelle. Est-ce l’obscurité de la scène, peu fréquente dans la peinture des anciens Pays-Bas méridionaux, qui aurait retenu l’attention de la personne chargée d’établir cet inventaire ? L’œuvre est aujourd’hui donnée au Maître de 1499 (65).
Outre cette dernière hypothèse dont l’attribution ne peut toutefois pas être approfondie deux autres œuvres sont données à Jan de Hervy, bien qu’il ne s’agisse pas de peintures sur panneau. La première est le tombeau de Marie de Bourgogne (66). Jan de Hervy se rendra à Bruxelles à plusieurs reprises entre le 17 août 1497 et le 5 juillet 1498 afin de travailler à cette œuvre et sera chargé de nettoyer le monument après son installation à Bruges, témoignant ainsi de la responsabilité du peintre dans l’élaboration collective d’une œuvre relevant de plusieurs corps de métier. L’autre œuvre qui lui a également été donnée par Ann Roberts est la carte du Zwin conservée au Groeningemuseum . La commande est faite au peintre par la ville de Bruges entre septembre 1501 et septembre 1502 (67). Cette carte était probablement destinée à servir de document de référence produit pour départager les parties lors de litiges en justice. Nous ne pouvons toutefois soutenir avec certitude l’identification proposée par Roberts de cet artiste au Maître de la Légende de sainte Lucie. Bien que Jan de Hervy soit déjà peintre hors de Bruges avant d’entrer en apprentissage chez Pierre Coustain, le style de ces deux seules œuvres attribuées avec certitude reste très différent comparé aux œuvres de l’anonyme brugeois, malgré l’utilisation d’un autre medium et une influence probable de l’intervention du sculpteur sur la perception finale du style des panneaux latéraux du tombeau de Marie de Bourgogne. Aucun élément déterminant ne vient donc infirmer ou confirmer cette hypothèse. Cette proposition ne sera d’ailleurs plus reprise par Ann Roberts elle-même par la suite.
. La jeune duchesse, décédée suite à un accident de chasse le 27 mars 1482, sera enterrée le 2 avril dans l’église Notre-Dame à Bruges. L’effigie surmontant le tombeau de la duchesse est attribuée à Boremans, tandis que les panneaux latéraux ont été sculptés par Renier van Thienen sur un modèle de Jan de Hervy qui était par ailleurs chargé de la supervision des travaux, comme l’attestent les documents d’archivesLes liens avec l’art de la tapisserie
Un élément ayant jusqu’à ce jour peu retenu l’attention des historiens de l’art est la forte ressemblance entre la Légende de sainte Lucie et certaines tapisseries qui pourra nous conduire à envisager une autre identification. La mauvaise intégration des figures, leur écrasement et juxtaposition, l’aspect formel des compositions, leur symétrie, les traits soulignant systématiquement les contours et la présence récurrente de végétation à l’avant plan nous font directement penser à l’art de la tapisserie (68). Trop souvent ignorées, les relations entre peinture et tapisserie sont pourtant nombreuses et n’ont malheureusement jamais fait l’objet d’une étude systématique.
Fig. 22 – Gerard David, Retable de San Gerolamo della Cervara, partie inférieure. Gênes, Palazzo Bianco. |
Fig. 24 – Tenture de la Dame à la Licorne : la Vue. Paris, Musée de Cluny – Musée national du Moyen Âge. |
La récente exposition Rogier van der Weyden. Maître des Passions à Louvain a mis en évidence l’influence qu’eut Van der Weyden sur l’ensemble des formes artistiques et notamment sur la tapisserie (69). Guy Delmarcel avait déjà relevé quelques interactions entre certaines tentures conservées et des peintres anonymes notamment le Maître au Feuillage en Broderie et le Maître à la Vue de Sainte-Gudule. Cet auteur remarque l’influence du premier dans une tapisserie datée de 1485 et conservée au musée du Louvre représentant Marie Source d’Eau Vive, et celle du second dans une Adoration des Mages commandée par l’archevêque Charles de Bourbon entre 1476 et 1488 et conservée à la cathédrale de Sens (70) . La représentation de « verdures » dans les œuvres du Maître de la Légende de sainte Lucie constitue un premier lien avec la tapisserie brugeoise. Des coussins ornés de millefleurs sont placés contre la balustrade du panneau central du retable de saint Nicolas, ainsi que derrière les personnages du retable de la confrérie des Têtes Noires de Tallinn lorsque celui-ci est complètement ouvert. Nous pensons également retrouver l’évocation de ces tentures ponctuées de fleurs dans les représentations des rosiers présents dans plusieurs compositions du peintre telles que la Virgo inter virgines de Detroit, la Virgo inter virgines de Bruxelles, la Vierge à l’Enfant de Williamstown, ou encore la sainte Catherine de Philadelphie. Notons que d’autres artistes contemporains firent de même, c’est le cas de Gerard David qui représente de tels textiles dans le retable de San Gerolamo della Cervara de 1506 , ainsi que dans les Noces de Cana du Louvre . Or, nous savons par les documents que la production de millefleurs était une des spécificités des ateliers brugeois, certains auteurs remarquant même un lien entre ce centre artistique et la plus célèbre représentation sur fond de millefleurs, la série de la Dame à la Licorne conservée au musée de Cluny (71) .
Cette influence entre peinture et tapisserie résulte également de la participation active des peintres dans l’élaboration de ces tissus. En effet, certains artistes brugeois ont réalisé des cartons destinés à être traduits en tapisserie par les lissiers dès la fin du XIVe siècle (72). Jean Bondol (Hennequin de Bruges), miniaturiste originaire de Bruges se trouve, entre 1368 et 1380, à la cour de Charles V de Valois à Paris. Il entrera ensuite au service de Louis Ier d’Anjou pour lequel il réalisera les cartons de la tenture de l’Apocalypse d’Angers.
D’autres cartonniers brugeois, dont certains étaient aussi peintres sur toile à la détrempe, sont connus comme Rogier de Bruges que Duverger propose d’identifier à Rogier van de Woestijne (73), Jan Bevelent qui s’inscrivit en 1422 à la guilde des peintres de Tournai (74), Gillis de Stichele qui exécuta des cartons pour les tapisseries et coussins de la salle échevinale en 1429 (75), Sanders le peintre identifié à Alexander ou Sander Fraet (76) et Jan Fabiaen.
Jan Fabiaen
Jacqueline Versyp, sur la base des rapprochements avec l’art de la tapisserie, a proposé en 1954 d’identifier le Maître de la Légende de sainte Lucie à Jan Fabiaen (77). Ce dernier est un peintre originaire de Béthune. Un certain Jean Fabien est mentionné comme maître de la chambre aux deniers de la duchesse Isabelle du Portugal (78). Il épouse, après intervention de la duchesse, Agnès Poignaire, fille de Broyart Poignaire, premier échevin de la ville de Béthune. Le mariage est prévu le 21 mai 1447 (79). Peut-être s’agit-il des parents de Jan Fabiaen. Celui-ci s’établit à Bruges en 1469 (80). Il s’y marie avec une certaine Kathelijne dont il aura deux fils également peintres : Donaes et Adriaan (81). Il réalisa des cartons pour les tapisseries de la grande salle d’audience du Franc de Bruges dont le tissage fut confié à Jacob Apans (82). Les paiements de cette commande datent de 1478-1479 et de 1480-1481 (83). Fabiaen joua un rôle important dans la guilde des peintres dont il fut plusieurs fois gouverneur et dont il devint doyen en 1489-1490. Il dut s’expliquer sur la gestion qu’il fit dans cette corporation lors d’un procès en 1508 (84). Il participa, en outre, à la décoration de la ville de Bruges pour la Joyeuse Entrée de Philippe le Beau en 1503 et pour celle du jeune Charles Quint en 1515 (85), et avait exécuté des armoiries sur panneau pour les funérailles de Philippe le Beau en 1507 (86). Jan Fabiaen faisait également partie de plusieurs groupements dont la confrérie Notre-Dame des Neiges pour laquelle il est chargé de peindre six représentations de la Vierge en 1489, la gilde des arbalétriers de Saint-Georges (dite Vieux Serment) (87), et la chambre de rhétorique du Saint-Esprit (88). Il travaillera également en tant que cartographe pour la ville et sera chargé de la restauration du Jugement Dernier de la salle échevinale. Jan Fabiaen, qui mourut vers 1520 (89), était à la tête d’un important atelier dans lequel ont été formés sept élèves, dont Pierkin Fieret et Wouter van Campen.
Les preuves historiques pour l’identification de Jan Fabiaen au Maître de la Légende de sainte Lucie ne sont a priori pas plus probantes que celles concernant Jan de Hervy. Toutefois, s’il est le fils de Jean Fabien et d’Agnès Poignaire, il aurait donc eu une vingtaine d’année lorsqu’il s’installe à Bruges, et aurait par conséquent été formé dans un autre centre artistique, ce qui concorderait avec l’évolution stylistique qui apparaît dans les œuvres attribuées au Maître de la Légende de sainte Lucie. De plus, on retrouve dans les registres de la guilde de Saint-Luc la mention de sept apprentis ce qui prouverait l’existence d’un atelier important, et dans les archives la commande de plusieurs peintures représentant la Vierge, type d’œuvre que nous retrouvons abondamment dans l’œuvre peint du Maître de la Légende de sainte Lucie. Cette proposition est donc, à ce stade de notre étude, celle comportant le plus d’éléments probants soutenant une identification au peintre brugeois.
Afin d’appuyer cette hypothèse, Pierre-Gilles Girault a essayé de retrouver des échos de l’art du Maître de la Légende de sainte Lucie dans les œuvres de ses élèves. Sur les sept apprentis supposés présents dans l’atelier brugeois, seuls deux sont documentés hors de cet atelier. Pierkin ou Pierre Fiéret fut surtout actif à Tournai en tant que cartonnier (90). Il est nommé maître de la guilde le 11 janvier 1483. Le 17 août 1498, il termine le tableau de chœur de la chapelle des Augustins de cette ville. Bien que nous ne connaissions de lui aucune œuvre conservée, nous savons qu’il eut comme élève Antoine Fiéret qui devint maître en 1503 et son fils, Jennin Fiéret, devenu maître en 1500 (91).
Fig. 25 – Tenture de saint Étienne, pièce II, scènes 3 et 4. Paris, Musée de Cluny – Musée national du Moyen Âge. |
Le cas de Wouter van Campen, étudié par Girault, nous éclairera d’avantage. Engagé par Jan Fabiaen le 22 septembre 1480, il devient maître le 28 mai 1490 (92). Le fait qu’il ne soit plus mentionné dans les registres brugeois par la suite confirme qu’il doit avoir quitté la ville et corrobore l’identification proposée de cet artiste au peintre parisien Gauthier de Campes (93). Celui-ci réalisa pour la cathédrale de Sens, entre 1503 et 1506, les cartons d’une tenture de chœur aujourd’hui perdue relatant l’Histoire de saint Étienne (94). Les mêmes cartons auraient en partie servi à la tenture de la cathédrale d’Auxerre (95) conservée au musée de Cluny . Or, comme l’a relevé Girault, certaines pièces de cette tenture présentent des similitudes frappantes avec l’œuvre éponyme du Maître de la Légende de sainte Lucie : « même composition horizontale, mettant en scène des personnages raides et longilignes, même construction symétrique alternant scènes extérieures et intérieures, séparées entre elles par des colonnes de marbre ou de porphyre baguées à mi-hauteur ou supportant des armoiries, mêmes scènes latérales bordées au premier plan par une étroite frise végétale » (96). Une autre œuvre attribuée à Gauthier de Campes, un parement d’autel représentant la Vierge de pitié entourée de saint Michel et de saint Étienne, renvoie encore à l’art brugeois (97).
Deux autres tentures de chœur ont été rapprochées de l’Histoire de saint Étienne du musée de Cluny. Il s’agit de la Vie des saints Gervais et Protais et de la Vie de saint Martin qui ont récemment été associées à la Vie de saint Florent, l’Histoire du saint Sacrement, la Vie de la Vierge et la Vie de saint Rémi (toutes deux à Reims), ainsi qu’à la Vie de saint Julien conservée au Mans et à la Vie de saint Jean-Baptiste anciennement à Angers mais aujourd’hui dispersée. L’ensemble de ces tentures présente des caractéristiques communes : les scènes sont séparées par des arbres ou des pilastres, certains types de figure sont repris et se répètent dans les différentes tapisseries (98), le premier plan sur lequel les personnages sont groupés est souvent couvert de feuillage, la composition semble écrasée et restitue peu l’illusion de la profondeur. Audrey Nassieu Maupas a également remarqué la représentation récurrente de certains jeux de mains spécifiques dans ces différentes tentures : « l’index de la main droite, déplié, se pose sur le pouce de la main gauche éloigné à angle droit du reste des doigts » (99). Ce geste se retrouve dans la figure de Saint Jean-Baptiste s’adressant à la foule de Glasgow , chez un des personnages de droite de Saint Jean-Baptiste prêchant devant les prêtres et les lévites (localisation inconnue) , ainsi que dans la tenture de la Vie de saint Rémi du musée Saint-Remi de Reims et dans celle de l’Histoire de saint Étienne du musée de Cluny plus particulièrement lorsque saint Étienne discute avec les docteurs de l’église . Or, nous proposons de voir le même geste exécuté par sainte Lucie dans la scène centrale de la Légende de l’église Saint-Jacques, au moment où elle est présentée devant le Consul Paschasius . Cet élément rapproche une fois encore l’œuvre du Maître de la Légende de sainte Lucie des tapisseries de chœur réalisées à Paris dans le premier tiers du XVIe siècle par l’entourage de Gauthier de Campes. Notons également que l’ensemble de ces jeux de mains se retrouve fréquemment dans l’œuvre du peintre brugeois et lui permet de structurer et de dynamiser ses compositions.
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Fig. 31 – Tenture de saint Anatoile de Salins, pièce VIII, Funérailles de saint Anatoile. Paris, Musée du Louvre. |
Une autre tenture, d’origine brugeoise cette fois, est aussi à rapprocher du style du Maître de la Légende de sainte Lucie (100) et des tentures de chœur précédemment citées. Il s’agit de la Vie de saint Anatoile de Salins, exécutée entre 1502 et 1505, dont les trois pièces encore connues – sur les quatorze réalisées – sont conservées au Louvre . Après avoir engagé Marc van Yelingen, un lissier bruxellois, qui se désistera par la suite, deux chanoines de Salins ont finalement conclu un contrat avec la manufacture de Jean Sauvage et de son épouse Catherine Hasselet pour la réalisation de cette tenture (101). Les documents taisent le nom du cartonnier, mais nous savons que celui-ci était brugeois et qu’il avait été chargé par l’intermédiaire d’un marchand génois installé à Bruges – Démétrius de Coste – d’exécuter les « pourtraits sur toile » (les cartons à grandeur) pour la réalisation des tapisseries (102).
Plusieurs caractéristiques communes existent entre la tenture du Louvre et la Légende de sainte Lucie : les scènes sont séparées par des colonnes baguées à mi-hauteur dont certaines portent des armoiries, la composition est structurée par plans successifs s’échelonnant dans la profondeur, les personnages sont assez longilignes et ont des visages stéréotypés, ils sont groupés et leurs têtes se superposent accusant une mauvaise intégration spatiale qui accentue encore l’aspect plat et écrasé de la composition, cela est encore renforcé par le fait de souligner les contours d’un trait sombre, l’artiste montre un certain goût pour le détail et la richesse des vêtements. Toutes ces caractéristiques, si elles ne prouvent pas une identification au Maître de la Légende de sainte Lucie, montrent toutefois un style provenant sans doute d’une production très proche du peintre brugeois.
Conclusion
La figure du Maître de la Légende de sainte Lucie fait donc toujours débat aujourd’hui. Tantôt identifié à Pieter Casenbroot, Jan van Bentham, Frans vanden Pitte ou encore Jan de Hervy, c’est plutôt avec Jan Fabiaen que le peintre brugeois semble partager les liens les plus étroits lorsque les documents d’archives sont étudiés parallèlement aux preuves matérielles que sont les œuvres de son atelier. Quels éléments propres à Jan Fabiaen pouvons-nous retenir afin d’appuyer le rapprochement avec le Maître de la Légende de sainte Lucie ? Tout d’abord, sa formation hors du milieu artistique brugeois enrichissant l’œuvre de l’artiste de motifs nouveaux empruntés à Rogier van der Weyden, Dirk Bouts et Hugo van der Goes qu’il intègrera par la suite à ses compositions ; deuxièmement, la direction d’un atelier certainement important qui accueillera pas moins de sept apprentis et qui lui permettra une large production d’œuvres sérielles – en particulier de Vierge à l’Enfant d’après des modèles en vogue – ; ensuite, son statut important au sein de la guilde des peintres qui lui apportera de nombreux commanditaires étrangers et brugeois, tout comme le fait d’être membre de plusieurs confréries prestigieuses (103) ; finalement, ses liens étroits avec l’art de la tapisserie qui se retrouvent dans le style et les compositions du maître ainsi que dans celles de Gauthier de Campes, un de ses élèves dont la production parisienne au début du XVIe siècle a pu être retracée par Pierre-Gilles Girault. L’ensemble de ces éléments, s’ils ne sont pas irréfragables, vient toutefois largement appuyer l’hypothèse émise par Jacqueline Versyp dès 1954, qui malgré un bon accueil par les historiens de la tapisserie n’avait trouvé que peu d’écho dans les recherches ultérieures.
Nous pouvons encore retenir de cette étude de dossier deux enseignements. Premièrement, l’importance des recherches dans les archives qui, bien qu’elles ne soient pas décisives dans l’identification du peintre, nous apportent des éléments de preuves inestimables sur la diversité de la production artistique, particulièrement concernant les œuvres éphémères ou qui n’entrent pas dans les domaines classiques des recherches en histoire de l’art. Les travaux menés par Janssens et Roberts sont à cet égard essentiels à la compréhension du contexte artistique brugeois de la fin du XVe siècle.
De plus, la diversité de la production artistique médiévale, attestée par les sources d’archives, devraient de manière plus systématique se retrouver dans les recherches actuelles. Le décloisonnement des différents types artistiques dans les études récentes, que l’on retrouve notamment dans les expositions telles que celle présentée à Louvain en 2009, doit être encouragé. Une exploitation globale des sources scientifiques, matérielles et d’archives, nous a ainsi permis d’appréhender de manière plus complète la personnalité artistique du Maître de la Légende de sainte Lucie et d’appuyer son identification à Jan Fabiaen.