Icône et narration chez Memling
Rarement, la fortune critique d'un artiste révèle aussi clairement que dans le cas de Memling la progression dialectique du travail de compréhension d'une personnalité artistique. Le XIXe siècle est irrésistiblement séduit par la Stimmung, par l'expression accomplie d'un sentiment de dévotion, de pureté idéale où la Sehnsucht romantique reconnaît une naïveté perdue, et voit en Memling l'un des plus grands maîtres de la peinture flamande. Mais au XXe siècle, alors que cette faveur se maintient auprès du grand public, on assiste, de Friedländer à Panofsky, au choc en retour d'une critique impressionnée d'une part par l'étude systématique des sources iconographiques, de l'autre par les valeurs modernes de l'avant-garde, qui assignent les places dans l'histoire en fonction d'une idée de progrès conçu comme co~nquête du réel continuellement et intrinsèquement révolutionnaire. Mesuré par ce nouveau critère, l'art de Memling paraît alors manquer des qualités d'invention et se réduire à un affadissement de modèles eyckiens et weydéniens dont il ne parviendrait pas à se libérer. Ce jugement, cependant, fait depuis quelques temps l'objet d'une révision de plus en plus solidement argumentée, qui met en évidence l'originalité de l'artiste identifiée sous la forme très particulière d'un traditionalisme lucide qui conditionne une détente et un équilibre stylistique souverainement contrôlés (1).
En fait, si cette détente harmonieuse de Memling s'affirme avec une telle présence, c'est qu'elle est bien autre chose qu'un Ausgleich académique ou, pis encore, une perte de vitalité, et qu'elle est sous-tendue par une problématique propre qui en assure l'intensité au sein même de ce qui apparaît comme une réduction vis-à-vis de la « conquête du réel ». L'analyse qui suit se propose, en abordant l'œuvre sous l'angle de la bipolarité icône-narration (2), de mettre en évidence certains aspects de cette tension propre, qui constitue la créativité spécifique de Memling, et de situer celle-ci dans le contexte historique général de la peinture flamande du dernier tiers du XVe siècle qui, à côté de Memling prolongeant in extremis la problématique fondée par les grands initiateurs, voit éclater la crise de cette tradition dans la production surabondante et artisanale d'une jeune génération dont les ateliers se multiplient (3).
La conception nouvelle de l'image inaugurée au début du siècle par le Maître de Flémalle et Jean Van Eyck concentrait la démarche sur le moment de la représentation, identifiée à l'unification de l'espace comme milieu ambiant de figures qui conservaient leur iconicité symbolique; ce qui impliquait de ramener toute action à l'immobilité d'un état. La conquête de l'espace, de la réalité visible, se constituait dès lors comme intériorisation du temps dans la durée intérieure de la figure iconique. Et c'est en enrichissant le mouvement expressif, la participation sensible de cette durée intérieure, que le génie de Van der Weyden créait, en même temps qu'un rythme plastique-spatial d'une extrême tension formelle, une typologie iconographique d'un prestige exceptionnel. Dans cette formule qui devait s'imposer avec l'autorité d'une révélation, l'immobilité de la représentation était le prix de la profondeur nouvelle de l'intériorité. Par rapport à elle, tout mouvement est un décalage, une scission intime entre la conscience et l'action, à laquelle répond une distance entre les corps et l'espace qui les enveloppe et qui «se vide» car il ne prolonge pas, à l'extérieur, un mouvement issu de l'intérieur. Nous sommes à l'opposé de ce qui se produit au début du Quattrocento à Florence, où l'unification perspective de l'espace répond chez Brunelleschi, Masaccio et Donatello, à la concentration, à l'identification humaniste de la conscience et de l'acte, de l'intérieur et de l'extérieur (4). A l'histoire humaniste s'oppose ce que nous avons appelé l'action « liturgique » flamande: action suspendue, éternisée dans la durée intérieure du symbole iconique (5). Comme l'unification de l'espace ambiant dont elle est solidaire, la structure liturgique de l'action freine tout développement narratif de l'image et la mue aussitôt en symbole. La lecture successive des scènes comme épisodes, qui était essentielle dans les retables pré-eyckiens à compartiments multiples juxtaposant les moments de la narration comme autant d'images distinctes – que Broederlam, dans ses volets de Dijon, avait d'ailleurs liés en une image unique se déroulant de proche en proche – cette lecture narrative ne pouvait qu'être refoulée par l'unification spatiale de chaque scène (6).
La juxtaposition d'épisodes successifs sur un même plan de présence, à une même échelle spatiale, devient impossible. De sorte que, lorsqu'il paraît opportun d'assortir le thème principal, spatialement unifié, d'épisodes secondaires, ceux-ci sont rejetés dans le lointain et réduits, par rapport à la scène centrale, aux dimensions d'éléments de paysage; ils perdent ainsi leur valeur narrative pour acquérir un caractère de commentaire allusifsymbolique. Une autre solution, imaginée par Van der Weyden, est la transposition des épisodes rendus secondaires par l'unification de l'image sous la forme de sculptures décorant les voussures d'un portail. Formules qui, toutes deux, révèlent la même affinité profonde avec le développement du symbolisme caché.
Ce qui frappe alors dans une série d'œuvres de Memling, c'est précisément le développement inaccoutumé des scènes narratives et, grâce à lui, le déroulement continu du temps dans l'unité englobante et toujours immobile de l'espace. Les épisodes du récit ne se juxtaposent plus, mais se lient. Le temps coule dans l'espace unifié. Mais ce n'est pas, ce ne peut être, le temps intérieur d'une conscience personnelle. On ne passe pas de l'action liturgique à l'action humaniste, fondatrice de l'histoire. L'espace englobant ne devient pas non plus l'organisme cosmique de Bruegel – qu'il annonce cependantà certains égards – mais conserve la durée immobile et transcendante de l'icône. Né au sein de l'image liturgique, le mouvement ne peut se réaliser qu'au prix d'une réduction intime de celle-ci; il ne peut extérioriser du temps qu'en l'empruntant à la densité intérieure de la figure, qui subit une sorte de perte ontologique au profit du climat qui l'enveloppe. C'est pourquoi la narration ne se fait pas histoire, mais légende, dont l'intériorité nouvelle n'est plus celle des acteurs, mais l'âme de la narration elle-même. La Stimmung ainsi engendrée résulte donc du maintien de l'unité de l'espace contre la menace évidente que présente pour elle le développement narratif. D'où la corrélation profonde, nécessaire, de la réduction du réalisme et de l'émergence du climat, du « vide » et du « sentiment ». D'où aussi la constante menace de mièvrerie qui pèse sur les figures de Memling, d'autant plus manifestement qu'elles présupposent une action ou un caractère plus dramatiques.
Mais à côté de ses œuvres narratives, Memling est aussi le peintre de l'équilibre iconique immobile et parfait, des Sacre conversazioni : Triptyque Donne, Mariage Mystique de Sainte Catherine, Vierge trônant… Dans ces compositions, comme dans son type idéal et constamment répété de vierge, belle et distante dans une pureté rêveuse et légèrement rétractile – qui devait en faire un modèle romantique de la virginité – c'est un temps dilaté, plus fluide, qui s'arrête, tenu en suspens. Temps qui renouvelle totalement l'image weydénienne en la soumettant à une tension cachée mais implacable, à laquelle répond la facture mince, concentrant le rythme dans le frémissement lumineux et chromatique de l'épiderme et le tranchant immatériel du dessin, si opposés à la densité d'émail et au tracé plastique de Van der Weyden (7).
Autant est variée à l'infini l'image narrative, où abondent les inventions de motifs originaux, autant se fixe et se répète l'image iconique, idéale. La bipolarité icône-narration n'est donc pas seulement une commode grille d'approche critique. Elle constitue ici une tension spécifique fondamentale de l'image, une sorte d'écartèlement, entre deux pôles, de forces unitairement soudées chez Van der Weyden. Le Jugement Dernier de Dantzig (8) montre que cette tension se manifeste dès les débuts de la carrière autonome de Memling et est bien inhérente à sa démarche propre. Les figures dominantes des anges, de Saint Pierre et surtout du Christ, qui ont la fixité de l'icône, ont été dessinées au pinceau de façon détaillée, avec l'élégance graphique et le fini formel de gravures, et exécutées avec un minimum de modifications. Bien que littéralement repris à la figure de Van der Weyden dans le Jugement Dernier de Beaune, le Christ a cependant subi, du point de vue formel, une transposition radicale qui illustre admirablement l'attitude de Memling vis-à-vis de l'image iconique. Au contraire, les figures des élus et des damnés, multipliées par rapport au retable de Beaune pour développer le sentiment d'étendue de l'espace et les motifs « narratifs », sont esquissées très sommairement, généralement sans hachures de modelé, et ont fait l'objet de modifications continuelles au cours de l'exécution, dans un travail qui vise évidemment à équilibrer, à détendre l'ensemble en calmant avec rigueur la fougue initiale. Travail qui, on le voit, doit unir les pôles opposés dans le premier jet, par un processus de réduction, de décontraction évidemment rétractile par rapport à la conquête représentative du visible qui caractérisait le mode d'intériorisation du début du siècle (9).
, que l'on peut dater de 1467La comparaison de la Passion de Turin (10) et des Epiphanies de Munich , datable de 1480 (11) permet de suivre deux étapes de ce travail infiniment subtil de détente, de fluidification de l'espace comme continuité horizontale, qui n'émane pas de l'action mais l'enveloppe comme un climat. Etalement du format comme de l'espace vers l'horizon, égrènement et cependant enchaînement continu des épisodes de la légende: autant d'aspects symptomatiques où se lit une même progression cohérente, qui témoigne d'une conscience formelle étonnamment lucide. Confrontée à la seconde, la première œuvre semble présenter des groupes de figures agglutinées, des scènes et des architectures juxtaposées et en compétition l'une avec l'autre; la seconde est, à tous égards, détente sereine dans la fluidité irréelle de la légende. Si Memling a pu, sur cette voie, s'inspirer de l'enluminure, la démarche qu'il développe ici montre en tous cas qu'il en transforme radicalement les structures traditionnelles. Dans la Châsse de Sainte Ursule , achevée en 1489, la multiplication des personnages et le déroulement continu des scènes de foule combiné avec l'abandon de la vue plongeante au profit d'un horizon exceptionnellement bas auquel s'ajustent les architectures, constituent indiscutablement une nouvelle étape sur la voie de l'intégration du temps narratif et de l'unité spatiale.
, dont on admet généralement la datation vers 14702 pictures | Diaporama |
Fig. 5 – Hans Memling, Retable de la Passion, Lübeck, Museum für Kunst und Kulturgeschichte der Hansestadt Lübeck. |
La dernière œuvre de Memling, le Retable de la Passion de Lübeck, daté de 1491, pourrait, de prime abord, avec son horizon haut et une certaine instabilité dans la conception des volets, paraître un retour en arrière (12). Mais si l'on considère le caractère éminemment iconique du thème – le Calvaire comme centre d'une image d'autel monumentale – l'originalité et même l'audace de l'entreprise s'imposent aussitôt, puisqu'il s'agit cette fois d'intégrer dans la continuité narrative cette figure iconique par excellence qu'est l'image du crucifié. C'est d'ailleurs aussi pourquoi apparaît ici, plus clairement sans doute que dans tout autre œuvre, la perte de densité ontologique des figures. Mièvrerie? ou réduction du symbole attiré dans la Stimmung de la légende? Les deux pôles, si clairement distincts encore dans le Jugement Dernier de Dantzig, ont atteint leur complète fusion dans le nouveau ton de sentiment (13). L'ensemble du Retable de la Passion, avec ses doubles volets qui constituent une nouveauté dans les Pays-Bas, se présente d'ailleurs comme une véritable synthèse récapitulative des recherches de Memling. Fermé, il offre dans l'Annonciation – grisaille avec les fleurs en couleurs – une variante de la demi-grisaille et du passage – alors particulièrement apprécié parce que symptomatique de la problématique picturale – de la représenta tion de sculptures monochromes à l'image picturale directe (14). Ouvert au premier stade, il propose une fois encore, dans les quatre grandes figures de Saints, une monumentalité iconique cependant sentimentalisée par l'unification spatiale. Par contraste, la troisième vue sur l'ensemble de la Passion et de la Résurrection entourant le Calvaire , produit un effet de miniaturisation analogue à celui recherché dans les huches sculptées par opposition à l'échelle des figures des volets peints (15). La progression, le crescendo du retable d'autel ne se fait donc plus vers une monumentalité iconique et « objective », mais vers cette extension du temps intérieur de l'image par le récit, où cependant la figure est ramenée à la légende, le dogme au sentiment.
Par là, Memling portait à ses dernières possibilités de tolérance une forme de subjectivation de l'image liturgique flamande. La perte ontologique de la figure, la réduction du visible au profit du rêve, sont le signe évident d'une crise en sursis. Loin d'attester une faiblesse spécifique de l'artiste, elles sont au contraire l'expression la plus claire de sa situation historique: la conclusion personnelle qu'il apporte à une problématique ouverte au début du siècle par les fondateurs, et que, dernier des grands, il porte en quelque sorte ultra vires pour en renouveler le sens. Mais attention: ni la voie empruntée par Thierry Bouts, ni celle, plus turbulante, de Van der Goes, ne débouchait sur une issue: eux aussi concluaient (16)
Rien ne le confirme mieux que le comportement de la jeune génération contemporaine, dont la production, depuis 1475 environ, révèle au grand jour la crise devenue inévitable de la grande vision liturgique traditionnelle (17).
Fig. 6a – Maître de la légende de Sainte Barbe, Légende de Sainte Barbe, fragment d’un panneau, vers 1480, huile sur panneau. Bruges, Basilique du Saint-Sang. |
Fig. 6b – Maître de la légende de Sainte Barbe, Légende de Sainte Barbe, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique. |
A Bruges comme à Bruxelles, avec la montée sur la scène de l'histoire des « petits maîtres » – Maître de la légende de Sainte Lucie, Maître de la légende de Sainte Ursule, Maître de la légende de Sainte Catherine, Maître de la légende de Sainte Barbe, et tant d'autres, l'exigence d'une expression narrative de l'action fait littéralement éclater l'unité spatiale conquise par les fondateurs comme représentation iconique, immobile. Chaque épisode se voyant reconnaître désormais – ou plus exactement de nouveau, mais dans un contexte modifié – une importance égale, la composition se désarticule en juxtaposition additive d'images isolées dont aucune n'entend se soumettre à une unification englobante: ce qui rétablit la nécessité d'une lecture successive apparemment archaïque (fig. 6 a et b). Mais la tension invisible, impondérable et essentielle, encore maintenue par Memling, est tombée. Et avec elle la poussée authentiquement créatrice de la peinture flamande, qui devra dès lors se reconstituer sur un nouvel axe, en recherchant une unification de la conscience perçue comme devenir d'une expression personnelle. Mais une telle révolution ne pourra s'opérer sans une forme de récupération du moment qu'avaient en quelque sorte « manqué » les fondateurs et qui distinguait les initiateurs du quattrocento florentin: la soudure intime de la conscience et de l'acte dans l'autonomie humaniste de la personne. Longue crise de culture figurative qui ne se résoudra définitivement qu'avec Rubens.