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- - - - Michel Butor Alchimigramme pour Pierre Cordier
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Reporticle : 181 Version : 1 Rédaction : 01/08/2007 Publication : 24/08/2016

Alchimigramme pour Pierre Cordier

Pierre Cordier

Pierre Cordier est né le 28 janvier 1933 à Bruxelles. En 1952, il rencontre Georges Brassens qui l’encourage à suivre « une route non-fréquentée encore et pleine d’escarpements ». Le 10 novembre 1956, il invente la technique du chimigramme qui combine la physique de la peinture (vernis, cire, huile) et la chimie de la photographie (émulsion photosensible, révélateur, fixateur) ; sans appareil photographique, sans agrandisseur et en pleine lumière.
En 1958, Otto Steinert, fondateur de la Subjektive Fotografie, lui propose de suivre un stage dans son école de Saarbrücken. Autodidacte, ce sera le seul enseignement qu’il suivra. De 1965 à 1998, il sera chargé de cours à l’École Supérieure des Arts Visuels de la Cambre à Bruxelles. Il fait connaître le chimigramme par des expositions (MoMA, New York en 1967, Musée d’Art Moderne de Bruxelles en 1988, Victoria & Albert Museum, London en 2010) ; par des publications (monographie en 2007, « le chimigramme / the chemigram », Racine, Bruxelles) ; une intégration dans le métro, Porte de Namur, Bruxelles. Il est membre de l’Académie royale de Belgique, classe des Beaux-Arts, section Peinture et Arts apparentés depuis 1988. Depuis 2011, il collabore avec l’artiste plasticienne autrichienne Gundi Falk, pour la création du chimigramme. Expositions à New York, Bruxelles, Paris, Los Angeles, Berlin, San Francisco.

Un soir que, découragé de mes recherches optiques, je revenais amer et lourd vers mon Brabant natal, cherchant à étouffer rancœurs et déceptions par des kilomètres à pied dans la suée, la soif, comme un compagnon charpentier ou maçon d’antan marmonnant, titubant, mes longues jambes projetant leurs ombres de-ci de-là sur la route éblouissante au retour d’un colloque de photographes en vogue,
À un carrefour qui bifurquait juste à l’orée d’une forêt après des lieues et des lieues de plateau calcaire bruyant avec les crissements des camions et les vrombissements des motards. Je fis la rencontre de celui que je suis incapable d’appeler autrement qu’un ange, car il m’est impossible en ce qui le concerne de préciser âge ni sexe.
C’est comme s’il en avait changé à chaque phrase de son discours, dans certains passages presque à chaque mot. Le plus souvent il avait l’air d’un jeune garçon, mais brusquement il grandissait, la voix muait, sa barbe poussait à toute vitesse, ruisselait, grisonnait, blanchissait, il se ridait, courbait, cassait, perdait tous ses poils. Alors son sourire prenait une indulgence féminine, sa voix remontait d’une octave ; et c’était une vieille sibylle qui se redressait, rajeunissait, retrouvait chevelure et seins, glissait, riait, ondulait en enfance impubère et repartait dans les étonnements de sa maturation virile.
C’était l’heure des grands rayons mordorés, des nuages flamboyants après la sonnerie de l’angélus. Un silence effaré s’était installé soudain. Plus une seule automobile même au loin, plus un moteur. Pas la moindre habitation en vue. Je venais de m’asseoir sur un rocher couvert de lichens, ayant déposés pour quelques instants mon barda d’artisan dans la poussière, car il me fallait encore une bonne heure de marche dans le crépuscule, d’après mes estimations les plus optimistes, avant l’auberge, le dîner, la gare, la vie présente enfin d’où j’avais réussi à m’échapper pour cet après-midi de méditation, mais qui me reprendrait à la gorge dès le lendemain. Alors il m’adressa la parole, cet ange, sans éprouver manifestement le moindre besoin de me saluer, comme s’il me connaissait depuis longtemps déjà, comme s’il devait m’être familier depuis longtemps et que le moment fût venu pour lui de m’expliquer cette familiarité. Mais moi je m’enfonçais dans ma stupéfaction, incapable de lui répondre ou de l’interrompre pour lui demander quelque explication.
Je suis le messager de l’autre colloque, celui des Anciens dont les ombres émues par tes recherches et ton acharnement m’ont envoyé à ton secours. Ecoute attentivement ce message pour le graver dans ta mémoire. Il faut qu’il fasse désormais partie de tes nerfs et de leurs réflexes.
Tu travailleras en pleine lumière, sans chambre noire. Tu sortiras de sa boîte le papier photo comme s’il était un papier à dessin. Si en pleine lumière tu trempes cette émulsion vierge dans un élixir révélateur elle deviendra noire. Un autre papier, laissé quelques instants dans une liqueur fixatrice, restera blanc, mais si tu le mets quelques secondes seulement dans cette liqueur et que tu le plonges ensuite dans l’élixir, il deviendra jaune ou brun. Tu sais déjà qu’il est recommandé en magie photographique de ne pas souiller l’élixir par la liqueur. Ce sera pourtant une de tes pratiques de base.
Une émulsion exposée à une lumière intense devient bleue ou mauve ; c’est la photolyse. Ainsi teintée, trempée dans la liqueur fixatrice, elle ne deviendra pas blanche mais beige ou rose. Tu réuniras toutes ces expériences dans un album.
Tu obtiendras les couleurs vives en dissolvant directement dans l’élixir révélateur chromogène les colorants alchimiques ou copulants qui se trouvent habituellement dans les émulsions couleur. Inversant le processus traditionnel, tu obtiendras avec l’émulsion noir et blanc tout l’arc-en-ciel et toutes ses combinaisons.
Tu utiliseras toutes sortes de produits qui entrent dans la composition des peintures, vernis, laques, résines, cires, huiles, colles, œuf, etc. Localisateurs, ils joueront un rôle comparable à celui du négatif mais, au lieu de contrôler la quantité de lumière qui atteindra l’émulsion photosensible, ils la protégeront plus ou moins de l’action, alternée ou simultanée, de l’élixir et de la liqueur.
Dans des conditions de travail semblables, des localisateurs différents engendreront chacun des structures particulières, un vernis cellulosique ne se laissant pas éroder comme un acrylique. Tu pourras reconnaître une cire, une huile, une graisse, en examinant leurs effets. Pour rivaliser avec le saint suaire de Turin, tu enduiras des corps avec du sirop de pomme, et enregistreras leur empreinte.
Tu deviendras capable de reporter sur l’émulsion n’importe quelle image (photo ou dessin), et tu soumettras celle-ci à tous les traitements de ton invention pour la faire passer aux aveux. Tu dessineras à la main les grandes lignes d’une photo, d’un dessin, avec un pinceau chargé de localisateur, ou tu graveras avec une lame, une pointe ou une roulette dans un vernis préalablement enduit. Tu éroderas, craquelleras, froisseras. Tu saupoudreras de sucre ou de grains de riz.
Tu découvriras un vernis magique qui, dans un liquide, se détachera régulièrement de son support. En alternant les bains d’élixir et de liqueur, tu lui feras inscrire, à partir d’une seule ligne d’incision, un nombre illimité de parallèlse de part et d’autre. À partir d’un trou, ce seront des cercles concentriques. À partir d’un carré, ce seront d’autres carrés à l’intérieur et, à l’extérieur, les angles des nouveaux carrés s’arrondiront progressivement. Là où les angles droits rencontreront les angles arrondis, se formeront des triangles.
Inutile de t’en dire plus, car si tu suis bien fidèlement ces indications, tu parviendras bientôt au continent des grammes dont tu seras l’annonciateur, et tu relèveras ses rives et ses ressources en t’y taillant un immense royaume dans lequel tu pourras accueillir en émerveillement et fortune toute ta famille et tous tes amis.
Médusé je ne le vis pas disparaître. Tout d’un coup il n’était plus à l’extérieur de moi-même. Une nouvelle vigueur m’emplissait. J’étais hanté délicieusement, la double vue m’était donnée.
La nuit était venue, mais je m’élançais joyeusement dans l’obscure forêt trouée de clair et de lune, scandant mes pas, presqu’une course, avec une rengaine ou litanie que je découvrirais inépuisable :
Alchimi-, amal-, amstram-, ana-, anarchimi-, audiogramme… Et de nouvelles allées s’ouvraient sans cesse, me découvrant de nouvelles régions : Autochimi-, cardio-, centi-, centrichimi-, chimichromo-, chimigramme… Et de nouvelles mines s’ouvraient sans cesse, me découvrant de nouveaux filons : Ciné-, colé-, cosmo-, déca-, déci-, dédalogramme… Et encore de nouvelles collines et des villes entières illuminées : Démo-, dermo-, dia-, egg-, électro-, encéphalogramme… Et encore de nouvelles peuplades et des civilisations entières à élucider : Épi-, évolu-, hecto-, hexa-, holo-, humanogramme… Tout devenait plus vaste et l’intensité de l’éclairage nocturne rivalisait avec celui du plus beau jour : Hydro-, illégibili-, islam-, kilo-, leuko-, logogramme… Et les horizons se multipliaient tellement que je perdais toute notion de la distance et du temps : Lumino-, machini-, méta-, micro-, milli-, monogramme… Si bien que je me retrouvais dans mon laboratoire sans savoir comment j’y étais parvenu : Musi-, nano-, penta-,phono-, photo-, physiogramme… Abordant mon immense tâche de déchiffreur et défricheur que j’ai à peine commencée : Rayo-, séri-, tétra-, vélo-, xylo-, zigzagramme…

J’ai beau avoir dessiné déjà plusieurs alphabets, je n’en suis qu’aux premières lettres, aux premiers champs, premiers contreforts, premiers chemins, premiers abords, premiers accords, premiers jardins.

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