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- - - - Maud Lebrun Les Pays-Bas et Titien au XVIe siècle Une interprétation de Diane et Callisto par Gillis Congnet
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Reporticle : 164 Version : 1 Rédaction : 01/10/2015 Publication : 17/02/2016

Introduction

Fig.1 – Gillis Congnet (1542 - 1599), Diane et Callisto, vers 1585. Huile sur toile, 103 cm x 175 cm. Budapest, Musée des Beaux-Arts, n°inv. 59.2.
Photo Budapest, Musée des Beaux-Arts.Close
Fig.1 – Gillis Congnet (1542 - 1599), Diane et Callisto. Budapest, Musée des Beaux-Arts.

S’il est évident que les Métamorphoses d’Ovide furent de tout temps un corpus d’inspiration pour les artistes, force est de constater que cette assertion se vérifie également pour les peintres maniéristes des Pays-Bas à la fin du XVIe siècle. Six thèmes vont alors particulièrement inspirer les peintres : Diane et Actéon, Diane et Callisto, Vertumne et Pomone, Le Banquet des Dieux durant le mariage de Pelée et Thétis, Le Jugement de Pâris et Vénus et Adonis. A côté de cet engouement pour un répertoire, les artistes se passionnent également pour l’Italie, se rendent sur place, puis retournent aux Pays-Bas, forts de l’expérience qu’ils y ont acquise. C’est ainsi que l’on voit apparaître aux Pays-Bas, dès le milieu du XVIe siècle, des œuvres inspirées par l’art italien, voire même copiées, et diffusées dans notre territoire. C’est dans ce contexte artistique particulier que s’insère une œuvre, Diane et Callisto, réalisée par le peintre maniériste anversois Gillis Congnet en 1585.

Cette œuvre est rarement étudiée dans la littérature, où elle n’est bien souvent qu’évoquée dans la carrière de Gillis Congnet, et toujours pour son lien avec l’œuvre de Titien sur le même thème, réalisée quelques années plus tôt. Ce lien n’est cependant jamais explicitement développé, et aucune analyse comparative complète des deux tableaux n’a été proposée dans la littérature jusqu’à présent. Néanmoins, cette œuvre fut présentée lors de l’exposition « Fiamminghi a Roma. 1508-1608 » organisée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1995, permettant ainsi à Bert W. Meijer de proposer une notice à son sujet (1). Cependant, seule Fiona Healy, dans son article Bedrooms and Banquets : Mythology in Sixteenth-Century Flemish Painting (2), en fournit une analyse relativement détaillée, tant d’un point de vue stylistique qu’iconographique. Si ces études sont un point de départ, il convient de les compléter afin de mieux comprendre l’œuvre de Congnet et pouvoir ainsi la mettre en perspective dans son contexte artistique.

Diane et Callisto de Gillis Congnet : une réinterprétation de Titien

L’artiste, Gillis Congnet (1542 – 1599)

Vers 1585, Gillis Congnet réalise une œuvre représentant Diane et Callisto, tableau actuellement conservé au Musée des Beaux-Arts de Budapest. Cet artiste, né à Anvers en 1542, se forme chez Lambert Wenselys, dans l’atelier duquel il est actif en 1553, ainsi que, peut-être, chez Antoon van Palermo. Il devient maître dans la Guilde anversoise de Saint-Luc en 1561, avant de se rendre en Italie, plus précisément à Naples et en Sicile. Il séjourne également à Terni, où il réalise des fresques avec Stello. En 1568, il est enregistré comme membre à l’Académie de Florence. C’est vers 1570 qu’il retourne probablement à Anvers, où son nom apparaît à nouveau dans le registre de la Guilde, dont il devient par ailleurs doyen en 1585. C’est donc à ce moment-là qu’il aurait peint Diane et Callisto, inspiré de son expérience italienne (3).

Fig. 2 – Le Titien (v. 1488 - 1576), Diane et Callisto, 1556-1559. Huile sur toile, 187 cm x 204.5 cm. Londres, The National Gallery, n°inv. NG6616.
Photo Londres, The National Gallery.Close
Fig. 2 – Le Titien (v. 1488 - 1576), Diane et Callisto. Londres, The National Gallery.

En effet, pendant et après son séjour en Italie, Gillis Congnet propose un style profondément influencé par l’école vénitienne, en particulier par Titien, dont on retrouve principalement les coups de pinceaux rapides. Congnet développe même une véritable fascination pour l’artiste vénitien, ce dont témoigne par exemple sa Vénus de 1579, conservée à Kassel, qui rappelle de façon évidente la Vénus au miroir (4) de Titien (5). Le rapprochement entre la Diane et Callisto de Congnet et la version de Titien, peinte entre 1556 et 1559 et conservée à la National Gallery de Londres, apparaît évident, compte tenu de l’admiration du peintre anversois pour l’artiste vénitien. Diane et Callisto de Titien est un témoignage important de la popularité des Métamorphoses d’Ovide dans la République vénitienne à cette époque. En effet, du vivant de Titien, pas moins d’une quinzaine de publications de cet ouvrage sont éditées à Venise. L’artiste se fait alors un des interprètes majeurs de cette mythologie classique qui se diffuse, puisque Diane et Callisto fait partie d’une série d’œuvres mythologiques, directement inspirées des Métamorphoses : les Poésies.

Les Poésies de Titien

Ce groupe de peintures, composé de six œuvres mythologiques (6), est exécuté entre 1551 et 1562 pour le roi Philippe II d’Espagne. Cette série, pour laquelle Titien avait carte blanche quant au sujet, représente l’union, toujours problématique, entre terrestre et surnaturel, témoignant en même temps de ce à quoi l’amour d’une divinité peut conduire : la destruction, ou l’immortalité. Cependant, malgré la communauté entre ces œuvres représentant des interactions entre les dieux et les mortels, il ne semble pas y avoir de fil rouge expliquant l’association de ces sujets entre eux. Seuls Diane et Callisto et Diane et Actéon semblent avoir été conçus ensemble, comme une paire symbolisant des destinées similaires pour les mortels, ainsi que la fragilité de l’existence humaine (7).  Du point de vue de l’iconographie à proprement parler, la tradition veut qu’il se base sur les textes d’Ovide, sa fidélité au poète latin se manifestant sur les points essentiels de la représentation du mythe (8). Néanmoins, il semble plus correct de penser qu’il a probablement utilisé la traduction faite par son ami Lodovico Dolce, le Trasformationi, puisque force est de constater que sur certains points de la représentation, il s’éloigne du récit original. Titien crée donc une série porteuse d’une certaine ambition, à la fois formelle et esthétique, celle de créer un art de connaisseurs. C’est ce qui explique entre autres le haut niveau technique des œuvres, la variété des poses, les attitudes sophistiquées et recherchées des figures, que l’on retrouve dans Diane et Callisto (9).

Ces poses, ainsi que ces attitudes maniérées, se retrouvent chez Gillis Congnet. La similarité entre les deux œuvres est même frappante, à tel point que la question se pose : s’agit-il d’une copie de l’œuvre de Titien ? D’une réinterprétation ? Dans quelle mesure Congnet a-t-il pu connaître l’œuvre originale et s’en inspirer ?

Diane et Callisto, la réinterprétation flamande

De prime abord, l’œuvre de l’artiste flamand est très proche du tableau vénitien : même format rectangulaire horizontal et même tonalité générale, assez chaude, avec des dominantes de bleu et de rouge pastel, ainsi que du jaune orangé. La composition générale de l’œuvre est également similaire, tant au niveau de la disposition des figures, du décor, que des poses. Le moment auquel se déroule la scène est également similaire, puisque, comme chez Titien, le ciel contient des tons orangés. Par contre, au niveau des proportions, l’artiste flamand semble adopter un cadre plus serré que Titien, puisque les figures remplissent presque l’entièreté de la hauteur de l’œuvre. Un autre détail frappant est l’inversion par Congnet du tableau vénitien, puisqu’il dispose Diane à gauche et Callisto à droite.

Cela n’empêche cependant pas l’idée d’un lien entre les deux œuvres, puisque la ressemblance va en réalité beaucoup plus loin. Tout d’abord, le moment choisi pour illustrer la scène est en soi influencé par Titien. En effet, celui-ci innove d’un point de vue iconographique, puisqu’il introduit le thème du bain de Diane et Callisto, en représentant cette scène comme un épisode isolé. En effet, dans la gravure, le bain est illustré, mais comme faisant partie d’un ensemble comprenant la faute de Callisto avec Jupiter, la révélation de sa grossesse, puis, généralement, sa punition par Junon (10). Dans la peinture, c’est la représentation de la faute qui est préférée, comme on peut le voir chez Giorgione (11), Palma l’Ancien (12) ou encore Andrea Schiavone (13). C’est donc une véritable nouveauté que de figurer la scène du bain de façon isolée, aussi bien en gravure qu’en peinture, où ce thème n’avait d’ailleurs jamais été représenté en Italie. Titien crée donc une iconographie qui sera reprise par tous les artistes, notamment la pose lascive de Diane pointant son doigt accusateur sur Callisto. En effet, ce geste n’avait été représenté par personne avant lui, les graveurs se contentant de montrer la désapprobation de la déesse, et non une telle punition. C’est donc une première influence de l’artiste vénitien sur ce tableau, puisque si cela s’explique dans le cas de Titien, qui choisit de représenter la scène du bain pour en faire un parallèle avec Diane et Actéon, c’est par contre moins compréhensible dans le cas de Congnet, qui réalise lui un tableau indépendant. Il y a dès lors lieu de penser qu’une influence a dû s’exercer sur l’artiste flamand, qui, s’il s’était basé sur les gravures existantes, aurait représenté la séduction par Jupiter et aurait mis le bain au second plan.

Gillis Congnet reprend à Titien d’autres éléments que la composition et l’ordonnancement généraux, le premier élément étant le geste accusateur de Diane, innovation donc du peintre vénitien. La pose de la déesse est également inspirée de la composition italienne, dans la mesure où Titien est le seul artiste à représenter une Diane lascive, à moitié allongée sur des draps. On retrouve en effet chez Congnet la même disposition pour la déesse, avec une vue de face pour le corps et de profil pour le visage, ainsi qu’une jambe tendue et l’autre repliée et en partie cachée. Par contre, contrairement à Titien, Diane trempe chez Congnet ses pieds dans l’eau, comme le mentionnait d’ailleurs Ovide (14). Deux chiens sont également visibles aux pieds de Diane, dont la présence est révélatrice d’une connaissance de l’œuvre de Titien. En effet, ce détail iconographique apparaît chez Titien, alors qu’il n’est pas mentionné dans le texte d’Ovide. Congnet va même jusqu’à reprendre le chien brun avec un collier rouge, de profil, situé à l’avant-plan chez Titien, qu’il place lui à l’extrême gauche du tableau, en-dessous de la main de Diane.

Un autre élément majeur repris à la composition vénitienne est la tenture pendue dans les arbres. C’est significatif dans la mesure où, à nouveau, ce détail n’est pas mentionné par Ovide et n’a de ce fait aucune raison d’être représenté par l’artiste flamand, puisqu’il n’apparaît nulle part ailleurs que chez Titien. Congnet conserve son emplacement, en la situant à droite de l’œuvre comme chez Titien, mais il inverse le groupe situé en-dessous, puisque c’est ici Callisto qui est représentée, et plus Diane. Callisto est d’ailleurs représentée comme chez Titien, à savoir au sol, déshabillée par les nymphes, le visage implorant. À nouveau, il ne peut s’agir que d’une inspiration du maître vénitien, puisque nous retrouvons ce type de représentation pour la première fois dans son œuvre. En effet, les gravures antérieures présentent une Callisto debout. Apparait également chez l’artiste vénitien, comme chez Congnet, la mise en évidence du ventre, et ce par l’action des nymphes qui relèvent le vêtement de Callisto. Or, cet épisode n’est présent que dans la version des Trasformationi de Lodovico Dolce, duquel s’est inspiré Titien. Remarquons enfin une similitude assez grande au niveau des poses des nymphes, ainsi que de leurs coiffures, quasi identiques dans les deux œuvres.

Néanmoins, il convient de nuancer ces parallélismes, en relevant les éléments par lesquels Gillis Congnet s’éloigne de Titien, volontairement ou non. Le premier élément remarquable est le paysage, réduit au strict minimum quand Titien prend lui le parti de réaliser un cadre relativement détaillé et important pour cette scène. C’est assez étrange dans la mesure où les peintres flamands sont réputés pour leur maîtrise du genre du paysage. Nous émettons l’hypothèse que Congnet souhaite peut-être s’éloigner d’un domaine plus caractéristique de sa culture artistique, pour au contraire montrer une plus grande proximité avec le monde italien. Gillis Congnet attire davantage l’attention sur le côté relativement agressif de la déesse, en multipliant les attributs liés à la chasse, au contraire de Titien. L’artiste flamand omet cependant de représenter un élément essentiel de l’œuvre du peintre vénitien : la fontaine. Cependant, cela reste compréhensible dans la mesure où celle-ci n’a aucun rôle dans le texte d’Ovide ou dans l’iconographie de l’œuvre vénitienne, autre que celui de la création d’un décor. De ce fait, Gillis Congnet a sans doute pris le parti de l’enlever, ce qui lui permet de mettre en avant la représentation des nymphes et de leur nudité, ce thème étant avant tout un prétexte pour la représentation du nu (15).

Nous voyons donc que des similitudes iconographiques apparaissent entre la version de Titien et celle qu’en propose Gillis Congnet. De là se pose une question cruciale : comment expliquer ces ressemblances, qui attestent d’une connaissance certaine de l’œuvre de Titien, de façon directe ou indirecte ?

Diane et Callisto de Titien, une iconographie qui voyage

Les sources de Gillis Congnet

Fig. 3 – Cornelis Cort (d’après Le Titien) (1533 - 1578), Diane et Callisto, 1566. Eau-forte, 432 mm x 361 mm. Londres, British Museum, n°inv. X, 1.78.
Photo Londres, British Museum.Close
Fig. 3 – Cornelis Cort (d’après Le Titien) (1533 - 1578), Diane et Callisto. Londres, British Museum.

Afin d’éclairer ces ressemblances entre les deux œuvres, il importe de se pencher sur les voies de diffusion du tableau de Titien dans les Pays-Bas. Il faut dans ce contexte signaler la personne de Cornelis Cort, peintre, dessinateur et graveur hollandais, connu pour ses représentations d’œuvres italiennes (16). Nous pouvons estimer que c’est par lui que s’est répandue dans les Pays-Bas la version de Titien de Diane et Callisto, puisqu’il en réalise une gravure en 1566. Cependant, une autre donnée essentielle intervient à ce niveau : ce n’est pas le tableau original que Cort grave, mais bien le ricordo fait par Titien lui-même vers 1566.

Fig. 4 – Le Titien (v. 1488 - 1576), Diane et Callisto, vers 1566. Huile sur toile, 183 cm x 200 cm. Vienne, Kunsthistorisches Museum, n°inv. GG_71.
Photo Vienne, Kunsthistorisches Museum.Close
Fig. 4 – Le Titien (v. 1488 - 1576), Diane et Callisto. Vienne, Kunsthistorisches Museum.

C’est en effet une particularité dans l’œuvre du peintre vénitien : une fois ses peintures réalisées, Titien exécute un ricordo, une réplique, afin de pouvoir reproduire le tableau par la suite (17). Celui de Diane et Callisto est par chance conservé et se trouve actuellement au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Cette version est légèrement plus petite que l’œuvre originale, mais diffère également sur quelques autres points, dont la statue au sommet de la fontaine, le nombre de nymphes et leurs poses. Les tonalités de l’œuvre sont également différentes, puisqu’elles sont plus sombres. La trace de ce ricordo est perdue entre 1568 et 1648, date à laquelle il se trouve dans la collection anversoise de l’Archiduc Léopold Guillaume de Habsbourg. En effet, l’artiste vénitien, après avoir satisfait la commande de Philippe II, réalise les mêmes Poésies pour l’Empereur Maximilien II. Or, les liens entre les artistes des Pays-Bas et ceux de l’Empire Romain germanique sont attestés, notamment à travers la personnalité de Bartholomeus Spranger. Néanmoins, il n’existe à ce jour aucune preuve tangible que Gillis Congnet ait connu ce ricordo, directement à Anvers ou indirectement par les voyages d’autres artistes flamands.

Quant à la gravure de Cort faite, rappelons-le, à partir de ce ricordo, elle n’est la réplique exacte d’aucune des deux œuvres. En effet, Cornelis Cort en change le format, puisque son œuvre est verticale, et modifie le côté gauche du ricordo. L’œuvre gravée est présentée inversée par rapport à l’original, ce qui s’explique par le procédé de création de la gravure. C’est sans doute ce qui justifie également l’inversion que l’on retrouve chez Congnet. Cette gravure se diffuse dans les Pays-Bas par la suite, ce qui contribue à répandre la popularité du thème de Diane et Callisto. Cela implique également que c’est donc le ricordo qui est diffusé dans nos régions, et non la version originale de Titien (18).

Enfin, une dernière raison évidente à la connaissance de ce tableau est le voyage réalisé par Congnet lui-même en Italie entre 1561 et 1570, à Naples, en Sicile, à Terni et enfin à Florence. Sa connaissance de l’art italien passe donc par un contact direct avec celui-ci, et il n’est pas impossible que l’artiste flamand ait pris connaissance des réalisations du peintre vénitien.

En effet, certains éléments de son œuvre laissent penser que Congnet a pu voir au moins une des deux versions de Titien, puisqu’ils ne se retrouvent pas chez Cort. C’est le cas, par exemple, du croissant de lune que Titien place sur le diadème de Diane. Or, ce croissant de lune est présent dans les deux versions de Titien, mais Cornelis Cort ne le représente pas. C’est un argument de plus pour confirmer l’hypothèse du contact avec au moins une des deux réalisations de Titien. On peut donc imaginer que Congnet ait pensé à représenter cet attribut par souci de ressemblance avec l’œuvre vénitienne, afin d’assurer une certaine justesse dans la représentation. Un second élément qui va dans le même sens est la représentation de Diane, avec un tissu négligemment jeté à la taille. Or, celui-ci est absent dans la version originale et dans la gravure, mais est par contre présent dans le ricordo, et disposé de la même façon. Cependant, ce seul élément ne suffit pas à étayer l’hypothèse selon laquelle Congnet aurait vu le ricordo. Cela pourrait également être une façon pour l’artiste de donner à son tableau un aspect plus chaste, sans rapport aucun avec l’œuvre de Titien.

De ce fait, nous pouvons déterminer que, même si la littérature actuelle évoque généralement une connaissance du modèle vénitien via la gravure de Cort (19), Gillis Congnet a peut-être vu au moins une des deux versions peintes. Nous penchons pour une vision du ricordo, d’une part au vu des éléments concordants, d’autre part de par la plus grande proximité de cette version avec le monde flamand, qui va jusqu’à se retrouver à Anvers au XVIIe siècle. Il nous est cependant impossible, compte tenu des connaissances actuelles sur Gillis Congnet et de l’absence de localisation du ricordo jusque 1648, de déterminer par quels moyens il a pu être mis au contact de ces œuvres.

Si le lien entre les œuvres est attesté, il reste encore à déterminer pourquoi les artistes flamands se tournent vers l’art italien, et plus particulièrement celui de Titien.

Un contexte propice aux échanges

Depuis le début du XVIe siècle, le voyage en Italie devient presqu’un passage obligé pour les artistes flamands. Ce voyage, réalisé par Congnet lui-même, est, dans le chef des artistes flamands, motivé par plusieurs raisons. La Renaissance a remis l’Italie, antique et moderne, au centre de la civilisation. L’Antiquité et la Renaissance sont la principale source d’inspiration, d’instruction et de documentation, faisant de l’Italie un point de passage obligé. On estime à l’époque que les nouvelles et meilleures manières viennent d’Italie, et qu’il faut désormais les imiter. Les artistes gagnent alors, au fil du temps, de plus en plus de maîtrise en ce qui concerne la culture italienne. Plus aucun artiste flamand ne peut ignorer l’influence venue d’Italie. Plusieurs générations d’artistes s’étant succédées dans le Sud, l’italianisme s’est considérablement développé, renforcé par l’intermédiaire de la cour cosmopolite de Marguerite d’Autriche, et le marché de l’art anversois. La Renaissance se caractérisant, dans l’esprit des artistes flamands, par le nu et sa représentation, c’est ce qu’il faudra désormais principalement imiter. Cependant, l’emprunt au modèle italien ne se traduit presque jamais par une imitation servile, mais plutôt par une confrontation réfléchie, qui comprend un choix dans la saisie, ce qui implique dans le même temps le refus de certains éléments (20).

On constate également, à côté de cet attrait pour l’Italie, une fascination pour la figure de Titien. En effet, il devient un artiste important quant aux échanges réciproques entre Nord et Sud, car son atelier accueille de nombreux élèves issus des deux régions d’Europe. Parmi ceux-ci, nous retrouvons Jan van Scorel, un des premiers artistes flamandsréalisations à s’inspirer des réalisations de Titien et à les diffuser dans son pays d’origine. Dès 1524 et son retour d’Italie, il commence en effet à peindre des tableaux proches de ceux de Titien, principalement pour des compositions religieuses. Les élèves de van Scorel suivent ensuite son exemple et se rendent en Italie, plus particulièrement dans l’atelier de Titien. Les enseignements de ce dernier dans l’art flamand s’expriment par un modelé doux des corps, des inclusions dans des décors architecturés ou des fenêtres, des représentations de textiles chers ou des effets de lumière. La diffusion de l’art de Titien dans l’Europe du Nord est aussi assurée par les gravures, principalement celles de Cornelis Cort. Il est significatif de constater que Charles-Quint s’intéresse aussi à l’art et aux artistes italiens, et principalement à Titien (21).

La communauté artistique entre les écoles vénitienne et flamande donne lieu de penser que les artistes flamands ont pu chercher leur inspiration pour la représentation de sujets iconographiques moins familiers, comme la mythologie, dans l’art vénitien. C’était un art familier, reconnu pour sa qualité, ce que les artistes n’ont pu négliger. C’est pour nous une des raisons pour lesquelles les artistes flamands ont choisi de s’intéresser à ce thème mythologique qu’est Diane et Callisto. Le scénario est en effet assez clair : les artistes flamands, habitués jusqu’alors à représenter des sujets religieux, se fascinent pour l’art italien jusqu’à entreprendre, dès le début du XVIe siècle, le voyage en Italie. Ils découvrent là une nouvelle manière de peindre, un nouveau style, mais aussi de nouveaux sujets iconographiques. En effet, depuis le XVe siècle, les humanistes revalorisent l’Antiquité et par la même occasion, la mythologie. Cette nouvelle iconographie attire les peintres flamands. En effet, se l’approprier c’est faire preuve de nouveauté, voire de modernité. Les artistes se valorisent ainsi via leurs références à l’art italien. Dans le même temps, les Pays-Bas s’ouvrent progressivement à l’humanisme et à tout ce qui a trait à l’Antiquité. Les éditions gravées des Métamorphoses se diffusent, se multiplient et se popularisent. Les sujets mythologiques deviennent donc également populaires dans nos régions. Mais les artistes flamands doivent assimiler cette nouvelle iconographie. Ils vont dès lors se tourner, très logiquement, vers ce qui avait été fait en Italie, puisque cela leur permet d’une part de trouver des modèles, d’autre part de montrer leur connaissance de cet art. qu’ils y ont, pour la plupart, séjourné. Reproduire des sujets mythologiques leur permet de démontrer et de témoigner de leur valeur en tant qu’artistes.

La question se pose alors de savoir qui imiter, vers quel grand peintre italien se diriger dans ce contexte. Il apparaît que les artistes flamands vont se tourner, pour représenter Diane et Callisto, vers l’œuvre de Titien. En effet, un des peintres que ces artistes admirent le plus propose des représentations de ces sujets mythologiques, qu’eux-mêmes cherchent désormais à représenter. L’aemulatio peut donc s’exercer dans ce cadre (22). L’accès à cette œuvre en particulier est en plus facilité par une gravure, celle de Cornelis Cort, et un ricordo. Les artistes flamands, lorsqu’ils doivent représenter Diane et Callisto, s’inspirent dès lors de l’œuvre de Titien, peintre proposant une iconographie fondatrice et désormais typique de ce thème, avec des gestes et des attitudes reconnaissables.

Aussi bien le contexte que les circonstances expliquent et justifient le choix des artistes de peindre des œuvres mythologiques, qui présupposent une certaine érudition et un effort intellectuel, mais aussi qu’ils vont se tourner vers les réalisations de Titien lorsqu’ils représenteront Diane et Callisto. Nous comprenons ainsi le choix fait par Gillis Congnet de reproduire Diane et Callisto en suivant le modèle de Titien, d’une part pour des raisons pratiques liées à la connaissance aisée de son œuvre, d’autre part pour le prestige d’être lié d’une certaine façon à l’artiste vénitien, voire même, éventuellement, d’être considéré comme son « élève ».

Conclusion

Comme nous pouvons le constater, Diane et Callisto de Gillis Congnet est une œuvre porteuse de nombreuses significations lorsqu’elle est replacée dans son contexte artistique. La ressemblance entre les œuvres de Gillis Congnet et de Titien, est perceptible par une simple comparaison visuelle. Il existe également des documents sur lesquels nous pouvons nous baser pour comprendre ce lien entre les deux œuvres. De plus, le contexte artistique établit lui aussi cette relation entre l’art italien et celui des Pays-Bas, et plus encore avec l’œuvre de Titien. Ainsi, tous ces éléments suggèrent fortement que Diane et Callisto de Gillis Congnet est bien une réinterprétation consciente et volontaire de l’œuvre du peintre vénitien.

Notes

NuméroNote
1De Liedekerke (Anne-Claire) (coord.), Fiamminghi a Roma 1508-1608. Artistes des Pays-Bas et de la Principauté de Liège à Rome à la Renaissance, catalogue d’exposition, Palais des Beaux-Arts, Bruxelles, 24 février – 21 mai 1995, Bruxelles, Société des Expositions du Palais des Beaux-Arts, 1995, pp. 159-161.
2Healy (Fiona), « Bedrooms and Banquets : Mythology in Sixteenth-Century Flemish Painting », in H. Vlieghe, A. Balis et C. Van de Velde (éd.), Concept, Design & Execution in Flemish Painting (1550-1700), publié dans le cadre du projet Concept-Design-Execution : an Analysis of Creative Processes in Flemish Painting of the sixteenth and seventeenth Century, Turnhout, Brepols, 2000, p. 79.
3Van der Sterre (Jetty E.), « Congnet, Gillis », in J. Turner (éd.), The Dictionary of Art, vol. 7, Londres, Grove, 1996, p. 708. Van Mulders (Christine), « Coignet Gillis I », in E. De Wilde et Ph. Robert-Jones (coord.), Le dictionnaire des peintres belges du XIVe siècle à nos jours. Depuis les premiers maitres des anciens Pays-Bas méridionaux et de la Principauté de Liège jusqu’aux artistes contemporains, t. 1. A-K, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1995, p. 198. Meskens (Ad), « Enkele biografische gegevens over Gillis I Coignet alias Gillis met de Vlek », in Oud Holland, 110, 3-4, 1996, pp. 142-143.
4Le Titien, Vénus au miroir, vers 1555. Huile sur toile, 124,5 cm x 105,5 cm. Washington, The National Gallery of Art, n°inv. 1937.1.34.
5Van der Sterre (Jetty E.), op. cit., p. 708.
6Cette série se compose des œuvres suivantes : Danaé, Vénus et Adonis, Persée et Andromède, L’Enlèvement d’Europe, Diane et Actéon et Diane et Callisto. Ces deux dernières sont considérées comme des pendants l’une de l’autre.
7Plusieurs faits entrent en ligne de compte pour conclure qu’il s’agit bien d’une paire de tableaux. Tout d’abord, de façon évidente, Diane apparaît dans les deux tableaux. Ensuite, les œuvres ont été peintes au même moment. Toutes deux présentent des groupes de nus féminins, répartis suivant des échelles différentes. Les décors sont également similaires, voire dans la continuation l’un de l’autre, et sont harmonisés au niveau des coloris. De plus, un problème de perspective est visible dans les deux peintures, Titien utilisant deux échelles pour ses figures. Enfin, les deux œuvres sont des variations autour du bain et de la révélation de ce qui était caché. Autant d’éléments donc, qui permettent de penser que Titien a conçu ses tableaux comme un ensemble. Lawson (James), « Titian’s Diana Pictures : The Passing of an Epoch », in Artibus et Historiae, 25, 49, 2004, pp. 54-56.
8Par ceux-ci, nous entendons l’importance du cadre et la qualité plastique de la scène évoquée, l’insistance sur le voyeurisme dénoncé par Ovide, la lecture dramatique de la rencontre entre le chasseur et la déesse, ainsi que la réflexion sur l’identité, qui affleure dans le poème comme dans la peinture.
9Rostand (David), « Review: Titian’s Mythological Paintings for Philip II. by Jane C. Nash », in Renaissance Quaterly, 39, 4, 1986, p. 753.Butterfield (Andrew), « Titian and Venetian Painting in a Time of Triumph and Tragedy », in E. P. Bowron (éd.), Titian and the Golden Age of Venetian Painting. Masterpieces from the National Galleries of Scotland, catalogue d’exposition, The High Museum of Art, Atlanta, 16 octobre 2010 – 2 janvier 2011, The Minneapolis Institute of Arts, 5 février – 1 mai 2011, The Museum of Fine Arts, Houston, 21 mai – 14 août 2011, New Haven/Londres, Yale University Press, 2010, pp. 16-17. Habert (Jean), « L’enlèvement d’Europe dans la peinture vénitienne du XVIe siècle : Titien et Véronèse », in R. Poignault et O. Wattel-de Croizant, D’Europe à Europe – I. Le mythe d’Europe dans l’art et la culture de l’Antiquité au XVIIIe siècle, actes de colloque, ENS, Paris, 24-26 avril 1997, Tours, Centre de Recherches A. Piganiol, 1998 (Caesarodunum XXXI bis), pp. 221-223.
10Nous nous basons, pour établir ce constat, sur l’étude que nous avons faite des gravures de Callisto issues des manuscrits suivants : Ovide moralisé, Rouen (MS O.4) ; Ovidio Metamorphoseos vulgare, Venise, 1497 ; Metamorphosis cum luculentissimis Raphaelis Regii enarrationibus, Toscolano, 1526 ; Les Trois premiers livres de la « Métamorphose » d’Ovide, Lyon, 1556 ; La métamorphose d’Ovide figurée, Jan de Tournes et Bernard Salomon, Lyon, 1557.
11Via un dessin préparatoire. Voir Giorgione, Jupiter et Callisto, vers 1500. Sanguine sur carton, 14 x 18,7 cm. Darmstadt, Hessisches Landesmuseum, n°inv. 175.
12Palma l’Ancien, Jupiter et Callisto, vers 1510-1525. Huile sur bois, 98,3 x 152,4 cm. Francfort, Städelsches Kunstinstitut, n°inv. 1417.
13Andrea Schiavone, Jupiter séduisant Callisto, vers 1550. Huile sur toile, 18,7 cm x 18,9 cm. Londres, The National Gallery, n°inv. NG1884.Mentionnons cependant l’existence d’une seconde œuvre, où Diane et Callisto sont représentées : Andrea Schiavone, Diane et Callisto, milieu du XVIe siècle. Huile sur toile, 18,6 cm x 49 cm. Amiens, Musée de Picardie.
14Ovide, Métamorphoses, éd. par J. Chamonard, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 77.
15Weinquin (Fanny), « Les premières représentations du mythe de Callisto dans la gravure », in Annales d’histoire de l’art et d’archéologie, XXXII, 2010, pp. 67-68. Bonnet (Jacques), Femmes au bain. Du voyeurisme dans la peinture occidentale, Paris, Hazan, 2006, pp. 74-75.
16Cornelis Cort (1533 – 1578) est un peintre, dessinateur et graveur hollandais, actif en Flandres et en Italie. Ses premiers travaux documentés sont une série de gravures publiées par Hieronymus Cock, auprès de qui Cort était peut-être apprenti. Cornelis Cort se spécialise tout d’abord dans la reproduction des compositions d’inspiration italiennes de Frans Floris, et des œuvres de Maarten Van Heemskerck, Andrea del Sarto, Rogier van der Weyden. Il quitte ensuite Anvers pour l’Italie, où il travaille à Venise et à Rome. A Venise, il s’associe avec Titien, d’après qui il grave une douzaine d’œuvres. A Rome, Cornelis Cort produit des gravures d’après Raphaël, Giulio Romano ou encore Corrège, mais travaille également beaucoup avec Federico et Taddeo Zuccaro, Giulio Clovo et Girolamo Muziano. Le style qu’il développe dans ses gravures sera admiré et développé à la fin du XVIe siècle par Hendrick Goltzius et son école dans les Pays-Bas septentrionaux, et par Carrache en Italie. Riggs (Timothy), « Cort (van Hoorn), Cornelis », in J. Turner (éd.), The Dictionary of Art, vol. 7, Londres, Grove, 1996, pp. 899-900.
17Rearick (William R.), « Titian’s Later Mythologies », in Artibus et Historiae, 17, 33, 1996, pp. 54-55.
18Ibid.
19Healy (Fiona), op. cit., p. 79.
20Griener (Pascal), « L’Europe des maitres et l’Europe des collectionneurs », in R. Recht (dir.), Le Grand Atelier. Chemins de l’art en Europe. Ve-XVIIIe siècle, catalogue d’exposition Europalia 2007, Palais des Beaux-Arts, Bruxelles, 5 mai 2007 – 20 janvier 2008, Bruxelles, Europalia International/Fonds Mercator, 2007, p. 232. Maldague (Jacques M.), « L’art de Michel-Ange et la gravure néerlandaise au XVIe siècle », in Bulletin de la Classe des Arts, XX, 2009, p. 187. Nijenhuis (Andreas), « L’inspiration italienne dans l’œuvre de l’artiste néerlandais Carel van Mander (1548-1606) », in S. Costa, Ch. Poulain, M. Tarpin et G. Tosatto (dir.), L’Appel de l’Italie. Les échanges artistiques en Europe à l’époque moderne : les Français et les Flamands en Italie, actes de colloque, Grenoble, 2009 (Cahiers du CRHIPA, 14), p. 47.
21Bastek (GraŸina), « Chapter VI : Venice. At the artistic crossroads of the 16th century », in D. Folga-Januszewska et A. Ziemba (éd.), Transalpinum. From Giorgione and Dürer to Titian and Rubens, catalogue d’exposition, Musées nationaux de Varsovie et Gdaṅsk, 2004, Lesko, Bosz, 2004, pp. 169-170. Hochmann (Michel), « Le rôle des Flamands dans les relations artistiques entre Venise et Rome », in S. Costa, Ch. Poulain, M. Tarpin et G. Tosatto (dir.), L’Appel de l’Italie. Les échanges artistiques en Europe à l’époque moderne : les Français et les Flamands en Italie, actes de colloque, Grenoble, 2009 (Cahiers du CRHIPA, 14), p. 64. Dacos (Nicole), « Pour voir et pour apprendre », in A. – C. de Liedekerke (coord.), Fiamminghi a Roma 1508-1608. Artistes des Pays-Bas et de la Principauté de Liège à Rome à la Renaissance, catalogue d’exposition, Palais des Beaux-Arts, Bruxelles, 24 février – 21 mai 1995, Bruxelles, Société des Expositions du Palais des Beaux-Arts, 1995, pp. 26-27. Burke (Peter), « Les artistes : circulation et rencontres », in R. Recht (dir.), Le Grand Atelier. Chemins de l’art en Europe. Ve-XVIIIe siècle, catalogue d’exposition Europalia 2007, Palais des Beaux-Arts, Bruxelles, 5 mai 2007 – 20 janvier 2008, Bruxelles, Europalia International/Fonds Mercator, 2007, p. 25.
22Boschloo (Anton W. A.), Coutre (Jacquelyn N.), Dickey (Stephanie S.), Sluijter-Seijffert (Nicolette) (éd.), Aemulatio. Imitation, emulation and invention in Netherlandish art from 1500 to 1800. Essays in honor of Eric Jan Sluijter, mélanges in honorem, Zwolle, Waanders Publishers, 2011, p. 8.