Introduction
Si Serge Vandercam – le peintre – est connu près de cinquante ans, c’est pourtant par la photographie que l’artiste s’est tout d’abord fait remarquer, au début des années cinquante. Serge Vandercam apparaît comme une figure singulière dans l’histoire de la photographie, par la brièveté de sa période créative purement photographique, autant que par la force expressive de ses images. Celles-ci, réalisées principalement entre 1948 et 1953, se sont rapidement imposées par leur originalité et leur puissance plastique. Dès 1950, elles sont exposées à l’initiative de Christian Dotremont, fondateur de Cobra, avec celles de Raoul Ubac et Roland d’Ursel. En 1952, Serge Vandercam est invité par Hermann Eidenbenz à exposer à Lucerne aux côtés, notamment, de Man Ray et László Moholy-Nagy. Il participe à l’exposition subjektive fotografie II en 1954. Il y est le seul représentant belge.
C’est pourtant en solitaire, à l’écart du milieu de la photographie, qu’au lendemain de la guerre Serge Vandercam participe au renouveau de la création photographique en Europe.Il a 22 ans en 1946 lorsqu’il choisit de s’exprimer par la photographie. Enfant, il avait découvert avec émerveillement cette technique. L’image qui apparaît dans le révélateur ! Il en avait étudié la chimie pendant la guerre alors qu’il travaillait chez un photograveur. Le reste, il l’avait appris en autodidacte, poussé par une nécessité intérieure, inspiré par un imaginaire développé au contact des civilisations anciennes, découvertes dans les musées et les livres. A son retour en Belgique, après sa captivité dans un camp de travail en Pologne, sa curiosité intellectuelle est grande. Il lit beaucoup. Le surréalisme le passionne et le nourrit même s’il n’adhère pas totalement à ses théories.
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Cinquante ans plus tard, lorsqu’on l’interroge sur ses lectures, les premiers titres qui lui viennent à l’esprit sont : L’histoire du surréalisme de Maurice Nadeau, Pour en finir avec le jugement de Dieu ; Van Gogh, le suicidé de la société d’Antonin Artaud, Le Grand Testament de François Villon, Ballade de la geôle de Reading d’Oscar Wilde, Paroles de Jacques Prévert, Le Questionnaire d’Ernst von Salomon, mais aussi René Crevel, André Breton, Ernst Junger, Hermann Hesse… Il aime le jazz, Charlie Parker surtout, une musique qu’il fait découvrir à ses amis. A cette époque, Serge Vandercam fait de fréquents séjours à la côte belge. « C’était difficile car il y avait des plages interdites. Les services de déminage y travaillaient. Je prenais des photos*. » Il se découvre en extrayant de la réalité des images qui correspondent à ses interrogations, mais aussi à son besoin de construire un monde qui lui convient, le surprend, l’étonne ou l’inquiète.
« Quand j’ai commencé à m’exprimer, je sentais que j’avais quelque chose à dire, je ne savais pas quoi, mais il était impérieux que je le dise, ça poussait vers la surface, je ne parvenais pas à découvrir le fond. Un jour, j’ai touché le fond et j’ai été très surpris de découvrir que c’était moi qui étais allé chercher cela… J’étais profondément étonné, ça devait être moi depuis l’enfance, je ne sais pas ».
Les premières photographies qu’il reconnaît comme abouties datent de 1948. Ce sont des photogrammes, mais aussi des prises de vue réalisées sur la plage, dans des usines désaffectées ou dans des carrières. Des lieux qui ont vécu mais qui, abandonnés, sont habités par des objets, des traces laissées par l’homme. Lors de ses déambulations, Serge Vandercam est attentif aux formes et aux matières. En état de surprise, réceptif aux ombres et aux lumières, il photographie dans ces endroits où l’imagination est constamment en éveil. Il perçoit un objet comme un fait plastique en trois dimensions. « Je regarde les choses comme si c’étaient des sculptures. J’y suis très sensible et c’est cela que je photographie. (…) Dans une forêt, il y a beaucoup d’arbres. A un certain moment, quelque chose va me solliciter et déclencher une série de photographies. L’arbre est le médium, le prétexte, pour communiquer ce que j’ai à dire. Je deviens arbres. L’arbre en lui-même, en tant qu’arbre, n’a plus d’importance. C’est ce que veut dire l’arbre. C’est peut-être ça l’art expérimental ».
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L’univers visuel de Vandercam est habité de formes qui surgissent, se confrontent en un dialogue parfois violent. Les éléments sont isolés de leur contexte. Le spectateur perd ses repères familiers, le caractère banal des objets disparaît. Leur image, par la photographie, à travers le cadre qui découpe dans l’espace, glisse de la figuration à ce qui semble être de l’abstraction. Ce que nous percevons est une autre réalité où règne l’étrange, le mystère et la poésie.
Nous pénétrons dans un autre monde. Après l’avoir découvert, c’est notre propre imagination qui, troublée, est attentive aux formes les plus triviales de notre environnement. La transfiguration des formes visibles qui nous entourent en un univers fantastique avait déjà été observée par Léonard de Vinci, il y a près de 500 ans, dans ce qu’André Chastel et Robert Klein appellent une « incitation à la rêverie éveillée ». « Je ne saurais manquer de mentionner parmi ces préceptes un nouveau mode de spéculation qui peut sembler mesquin et presque ridicule, mais n’est pourtant pas sans efficacité pour exciter l’esprit à diverses inventions. Le voici : si tu regardes des murs souillés de beaucoup de tâches, ou faits de pierres multicolores, avec l’idée d’imaginer quelque scène, tu y trouveras l’analogie de paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de toute sorte. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses que tu pourras ramener à une forme nette et compléter. Et il en va de ces murs de couleurs comme du son des cloches ; dans leurs battements tu trouveras tous les sons et les mots que tu voudras imaginer ».
Les formes construites par Serge Vandercam deviennent des signes qui, par l’imagination de celui qui regarde, ressemblent souvent à des créatures étranges. Des brins d’herbe, desséchés sur le sable, se dressent et deviennent des sculptures de Giacometti. Dans un enchevêtrement de barbelés, s’éveille l’image d’un oiseau. Le cadrage crée une dynamique, un mouvement et une tension entre les fils qui dialoguent ou peut-être se combattent. Le trou qui surgit d’une poutre est, comme l’a fait remarquer Julien Coulommnier, « pareil au hurlement d’une horrible bouche ». Le soc d’une charrue, coupé de tout contexte, possède une puissance plastique monumentale. Un élément métallique se détachant sur fond de ciel est aussi un personnage fier et digne, autonome. Les célèbres crochets, cette image qui, il y a longtemps, m’a fait découvrir Serge Vandercam, évoquent des formes organiques gonflées de vie, à la fois molles et fortes, visqueuses et énergiques, attirantes et répugnantes.
En regardant certaines de ces photographies, on pense à Raoul Ubac, que Serge Vandercam connaissait à travers des reproductions publiées dans la revue surréaliste Minotaure, et aux « Pierres de Dalmatie » réalisées en 1932. Ces pierres, Philippe Dewolf dans un article sur les photographies de Raoul Ubac les décrit comme « singulièrement érodées et trouées, jusqu’à présenter des ébauches de corps humains11 ». Serge Vandercam avait découvert Brassaï dans la même revue. Le numéro 3-4 du 14 décembre 1933 reproduit une planche de six « Sculptures involontaires » réalisées en collaboration avec Salvador Dali. Des photographies de graffiti illustrent son article « Du mur des cavernes aux murs d’usine ». Il est tentant lorsqu’on s’attache aux photographies de Serge Vandercam d’établir des connections avec d’autres photographes et de situer son travail dans un contexte plus général afin de mieux l’éclairer.
Brassaï, Man Ray et Raoul Ubac sont les seuls noms de photographes que Serge Vandercam connaissait à cette époque. Cependant, son approche de la réalité l’apparente à certains photographes américains. Alfred Stieglitz, à la fin des années vingt, crée ses « Equivalences », photographies de nuages correspondant à ce qu’il appelle lui-même « mon expérience la plus intimement vécue, ma philosophie de la vie […]. Les formes en soi ne m’intéressent pas, sauf si elles se trouvent être un équivalent extérieur de quelque chose qui se dessine à l’intérieur de moi.
[…] Le plus important, c’est de capter un moment, d’enregistrer quelque chose assez complètement pour que ceux qui le voient revivent un équivalent de ce qui a été exprimé ».
Minor White prolongera et enrichira la vision animiste d’Alfred Stieglitz y ajoutant une dimension spirituelle quasi mystique. Pour lui, comme pour Serge Vandercam, on ne photographie pas une chose simplement « pour ce qu’elle est », mais « pour ce qu’elle est d’autre ». Dans le même esprit, Aaron Siskind, abandonnant la photographie documentaire, s’engage dans les années quarante vers une démarche purement créative de formes nouvelles à partir de murs délabrés, de graffiti, de rocher… « Quand je fais une photographie, écrit-il en 1956, je veux qu’elle soit un objet complètement nouveau, accompli et autonome dont l’état fondamental est l’ordre (contrairement au monde des événements et actions, dont l’état permanent est le changement et le désordre) ».
Serge Vandercam n’est pas loin des démarches de ces artistes et on pourrait établir des rapprochements avec sa manière de concevoir la photographie. Reproduire « objectivement » la réalité ne l’intéresse pas. Il faut l’interpréter pour découvrir une autre réalité, enfouie. Marcel Broodthaers écrivait très justement en 1957 : « En photographie subjective, on isole un moment du cheminement de la pensée. En photographie de reportage, on isole un moment de la vie.» Cette conception « subjective » de la photographie est celle qui prévaut au lendemain de la guerre en Europe auprès des photographes soucieux d’affirmer leur vision du monde. Les expositions subjektive fotografie (1951, 1954, 1958) organisées par Otto Steinert rassembleront les nouvelles tendances. Ce titre générique deviendra rapidement une référence pour toute une génération de photographes. Dans son texte de présentation, Otto Steinert écrit en 1951 : « Cette exposition est donc essentiellement vouée à une photographie dans laquelle l’artiste a fait subir aux données de la réalité extérieure les transformations que lui suggère sa vision personnelle du monde ».
En Belgique, dans les années cinquante, alors que la tradition pictorialiste s’attarde et que le culte de la « belle image », déterminée par le sujet (souvent anecdotique), domine, des photographes vont s’exprimer en approchant et en explorant la réalité d’une manière nouvelle et rigoureuse, tout en exploitant les potentialités techniques du médium. Le Photo-Ciné-Club de Boitsfort a la réputation d’un groupe avant-gardiste. Robert Besard, Marcel Permantier, Julien Coulommnier, Gilbert De Keyser, Roger Kockaerts, notamment, en font partie. A Anvers, le Fotokring Iris est particulièrement actif avec Antoon Dries, Lode Bouwen, Bert Bracke… Filip Tas, avec ses photogrammes, Pierre Cordier, qui invente le chimigramme en 1956, Marcel Lefrancq qui participe aux activités du groupe Surréalisme en Hainaut et Willy Kessels qui se lance dans la photographie expérimentale, contribuent également au renouveau de la création photographique à cette époque.
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Par esprit d’indépendance, Serge Vandercam reste à l’écart du milieu de la photographie. Il va pourtant participer aux activités d’un groupe de jeunes artistes. En effet, en 1949, la rencontre avec le poète et membre fondateur de Cobra, Christian Dotremont, sera déterminante. Les photographies de Serge Vandercam vont immédiatement l’intéresser par leur esprit qui correspond tout à fait à ce que Cobra défend : renouer avec un imaginaire primitif et spontané, retourner aux sources, à la matière, à la vie, contre le naturalisme, le « vieux-surréalisme » et l’art abstrait.
Mouvement de contestation d’un certain art prôné par Paris, Cobra s’affirme non dogmatique, libre de toute théorie, de toute référence aux milieux artistiques. Le « manifeste » Cobra ne contient d’ailleurs aucune affirmation théorique – ce qui ne pouvait que plaire à Serge Vandercam.
Serge Vandercam sera très proche de Christian Dotremont, avec lequel il partage la même curiosité intellectuelle, un esprit anti-conformiste et ce sentiment que l’art, en bousculant les conventions, peut transformer la société. Au sein de Cobra, Christian Dotremont joue un rôle de tout premier plan. Il publie d’importants textes dans la revue Cobra dont il est le rédacteur en chef. Au début de la guerre, il a rencontré Raoul Ubac, Jean Cocteau, Gaston Bachelard, Alberto Giacometti, Paul Eluard, Pablo Picasso… Il était en contact avec les surréalistes René Magritte, Louis Scutenaire, Marcel Mariën. Ainsi que l’écrit Françoise Lalande, « c’est lui qui va réunir tous ces jeunes gens, avec une générosité, une mobilité, une créativité dont il ne tire aucun profit à l’époque ». Le mot « générosité » revient souvent à l’esprit de Serge Vandercam lorsqu’il se souvient de cette époque.
Dans une Europe qui se reconstruit, Cobra est un immense espoir, un élan vital où les disciplines se mélangent, les nationalités se croisent. La spontanéité et la polyvalence sont encouragées ainsi que les créations communes. Pour Christian Dotremont, le leitmotiv de Cobra est « essentiellement d’ALLER, non de dessiner une route ou de choisir une route ou de discuter des routes ».
Cobra est un mouvement expérimental. Dans La cause était entendue, Christian Dotremont écrit : « Nous voyons comme le seul chemin pour continuer l’activité internationale une collaboration organique expérimentale qui évite toute théorie stérile et dogmatique » .
Dans le texte intitulé Qu’est-ce que c’est ?, il insiste sur cet aspect essentiel : « La notion d’expérience gagne de plus en plus radicalement l’art. C’est que seule elle peut le vertébrer sans que se perdent ses moyens spécifiques, c’est que seule elle peut rendre compte des valeurs authentiques de l’art moderne. Aux exigences littéraires, aux muselières mystiques, et aux explications marxistes ou psychanalytiques qui brûlent les étapes, la notion d’expérience oppose une volonté de connaissance qui ne se laisse pas rouler par le scientisme, une volonté de conscience qui fait la part du feu et la part de la glace. » Pour le peintre Constant, « l’expérimentation est un outil nécessaire pour connaître la source et le but de nos aspirations, leurs possibilités, leurs limites ».
En photographe expérimental, Serge Vandercam est continuellement à la recherche de la révélation visuelle de ce qu’il imaginait confusément. « Je sais que je cherche quelque chose, j’en ai une petite idée. Au moment où le résultat dépasse mon idées, ça m’intéresse de plus en plus. Je ne me dis jamais je vais faire ceci ou cela, avec précision. Ça ne m’intéresse pas du tout. C’est une évolution continue. Lorsqu’il n’y a plus d’évolution, il n’y a plus rien. » Serge Vandercam expérimente aussi en explorant et en exploitant le matériau photographique. Ainsi, il se souvient avoir sensibilisé du bois et du tissu. Il a réalisé des photogrammes avec des nus. Il lui arrive de couvrir un négatif d’encre de Chine et de le raturer avec un abrasif. Parfois, il surcharge des épreuves photographiques sans intérêt de créatures bizarres dessinées à l’encre de Chine. Ses photographies, comme les œuvres sculptées et peintes des artistes Cobra, se situent entre abstraction et figuration. A ce propos, le peintre Atlan écrit en 1950 : « Les formes qui nous paraissent aujourd’hui les plus valables, tant par leur organisation plastique que par leur intensité expressive, ne sont à proprement parler ni abstraites, ni figuratives. Elles participent à ces puissances cosmiques de la métamorphose où se situe la véritable aventure, d’où surgissent des formes qui sont elles-mêmes et autre chose qu’elles-mêmes, oiseaux et cactus, abstraction et nouvelle figuration ».
Si les photographies de Serge Vandercam intéressent Christian Dotremont, c’est par leur audace, leur pouvoir d’éveiller l’imagination, leur humour et surtout cette capacité de perturber notre perception du monde.
Lorsqu’il les découvre, Christian Dotremont connaissait les créations de Raoul Ubac, notamment ses photomontages solarisés, reproduits en 1940 dans L’Invention collective, revue dans laquelle il avait aussi fait paraître Les Pièges à lumière. Ce texte avait frappé Christian Dotremont à tel point qu’un projet commun de traité d’optique était né. Dans la revue Cobra, la première utilisation interpellante de la photographie , dans le numéro 2 (21 mars 1949), est la confrontation d’une vitre brisée et d’une ville vue du ciel. Cette mise en page s’apparente aux jeux des surréalistes, aux rapprochements inattendus. La phrase accompagnant ces deux images apparaît comme un credo de Cobra : « pour un art naturel, comme le bris d’une vitre ou la croissance d’une ville ». La ressemblance formelle entre ces deux images n’existe que par la photographie. Dans le même esprit, une sculpture africaine et un bourgeon de marronnier seront reproduits côte à côte en une « rencontre fortuite » dans le numéro 10 de la revue (automne 1951), accompagnant le texte de Pierre Alechinsky Abstraction faite. C’est également dans le numéro 2 qu’est publiée une photographie du surréaliste montois Marcel Lefrancq, Pastorale (1947).
L’image nous montre ce qui semble être le mélange de deux liquides, un blanc et un noir. De ce mélange surgissent des formes que l’on peut interpréter comme étant des galaxies ou des fonds marins. On devine des visages…
La photographie de Serge Vandercam, L’Escalier, accompagne le texte de Franz Hellens Equilibre de réalité et d’abstraction dans le numéro 7 (automne 1950).
En 1950, Christian Dotremont organise l’exposition Les développements de l’œil. A propos des photographies de Raoul Ubac, Roland d’Ursel et Serge Vandercam à la galerie Saint-Laurent à Bruxelles. A cette occasion, il écrit un texte important où il exprime ses conceptions de la photographie : « Nous l’oublions, me semble-t-il : la photographie ne se contente pas de les offrir et de les garder, les apparences : elle les transforme, et ainsi transforme l’univers […] Depuis que la photographie existe, à son insu, l’œil a toujours quelque chose de l’objectif. L’œil se détourne de ce que la photographie a trop pris. Elle l’a pris, elle l’a mis hors réalité. Ainsi des pavés gras, du halo, des réverbères… Demain, l’œil découvrira, après l’objectif, la géographie physique des choses, elle verra que ni leur contour ni leur fonction ne suffit à les définir, qu’elles ont des taches, des poils, des pores, …
C’est le développement de l’œil qui est en train de se faire. La photographie, la peinture, la poésie (Ponge), la philosophie même (Bachelard) y sont occupées. Car en fin de compte, la photographie n’a point pur but de garnir les murs, elle a pour mobile de dénuder l’oeil. »
Gaston Bachelard n’est pas cité ici par hasard. La pensée du philosophe français va fortement marquer les artistes Cobra. Serge Vandercam le découvrira grâce à Christian Dotremont. La matière, la rêverie et l’imagination poétique sont au centre de son œuvre. Dans L’Eau et les rêves, il écrit : « L’imagination invente plus que des choses et des drames, elle invente de la vie nouvelle ; elle invente de l’esprit nouveau ; elle ouvre des yeux qui ont des types nouveaux de vision. » Pour lui, l’imagination ne crée pas des images de la réalité, elle dépasse la réalité. La complicité entre l’homme et la nature est essentielle dans sa réflexion. La poétique de Gaston Bachelard trouvera auprès de Cobra un terrain propice à sa matérialisation. Dans le numéro 2 de Cobra, Pol Bury dans son texte De la pièce montée à la pierre, fait référence à Gaston Bachelard et y découvre « les fondements d’une peinture de la matière… »
Egalement dans ce numéro, le peintre tchécoslovaque Istler écrit : « Quant à nous, nous ne trouvons que dans la matière la source réelle de l’art. Nous sommes peintres, et le matérialisme est d’abord pour nous sensation : sensation du monde et sensation de la couleur. » Chaque matière suscite une réaction et une approche différente.
Aujourd’hui encore, lorsqu’on rend visite à Serge Vandercam, on découvre souvent, à portée de main, dans son atelier, un livre de Gaston Bachelard. Ses réflexions et sa psychanalyse de la matière (la terre, l’eau, le feu, l’air) participeront certainement, en plus des contacts étroits qu’il entretient avec des peintres, à son orientation vers la peinture. En 1951, il a notamment l’occasion de faire des rencontres déterminantes lorsqu’il est chargé par Roger Van Gindertael de photographier des peintres et sculpteurs renommés. Les portraits d’artistes de Serge Vandercam possèdent des caractéristiques que l’on observe dans ses photographies expérimentales. Son approche est identique. De la même façon, la personne photographiée est perçue comme un « fait plastique ». A y regarder de plus près, on devine un humour né de la complicité avec ses « modèles ». Les artistes qu’il photographie s’insèrent dans une structure préexistante dont la présence est extrêmement puissante. On a l’impression, par exemple, que le visage de Gaston Bertrand surgit au milieu d’une des images expérimentales de Serge Vandercam. Le lieu, des maisons en ruines, est choisi par le photographe en contraste avec les créations abstraites et rigoureusement ordonnées du peintre. Pol Bury, photographié dans une carrière (autre lieu de prédilection de Serge Vandercam), est enserré entre de lourdes masses rocheuses. Reinhoud apparaît comme par surprise à travers une étroite fenêtre. Christian Dotremont, quant à lui, est confronté à une tache de peinture sur un mur. Le clin d’œil est amusant quand on relit un extrait d’un texte de Christian Dotremont écrit à l’époque où ce portrait a été fait : « Entre nous, la tache de couleur me paraît être une tache de santé. La tache de couleur troue le mur blanc, étoile le ciel vide, et il est impossible de jouer avec elle : elle tombe sous le sens, comme un aérolithe, alors qu’elle vient pourtant de tout près, elle donne à l’œil le pouvoir de la main, et elle ne ment aucunement parce qu’elle n’est pas signe devenu objet ni objet devenu signe, elle ne figure ni dans les dictionnaires de la conversation, ni dans les galeries métaphysiques du trompe-l’œil, elle n’est pas illusion mais tache, elle n’est pas dessin mais crachat. Elle est terriblement inconvenante, dans le grand salon de la merde. » Le peintre allemand A.R. Fleischmann est photographié dans une serre délabrée. D’abord perçu comme un portrait austère et même sévère, on le ressent ensuite à la vue d’un détail, comme une image révélant une tension dramatique obsédante, presque fantastique. En effet, un éclat de verre est dangereusement suspendu, en équilibre instable, au dessus du peintre tout à fait impassible et apparemment inconscient de la menace. Le sculpteur Jacobsen est montré à travers une de ses créations, tandis qu’Edgard Pilet, assis sur un escalier, est prisonnier de la structure dynamique de la rampe. Le portrait à la fois classique et sophistiqué de Victor Vasarely évoque par sa douce lumière et ses ombres projetées les portraits de l’Américain Horst P. Horst.
Serge Vandercam possède ce don extraordinaire de sentir l’espace, les formes et la lumière. Cette sensibilité s’est exprimée durant plusieurs années par la photographie. A partir de 1952, c’est au moyen de la toile, des pinceaux et de la couleur qu’il va mettre en image son monde intérieur. Plus tard, ce sera avec la céramique et la sculpture. En effet, Serge Vandercam n’a cessé d’évoluer parmi des peintres, sculpteurs et poètes. « Vers 1951, j’ai vu chez Christian Dotremont des peintures de Jorn, Corneille, Constant, Appel, des gens pour qui tout ça était simple… Il y avait une telle liberté dans cette peinture, une telle charge poétique spontanée… »
La rencontre avec Nicolas de Staël à Paris va l’aider à se former un autre regard et va déterminer son choix. Il s’engage dans une nouvelle exploration car il éprouve un besoin physique de manipuler la matière. Il cherche aussi un autre rythme. « Je voulais faire des choses à la main, très spontanément. » On pense à Man Ray, peintre-photographe, qui écrit dans ses mémoires : « L’appareil photo, trop rigide, ne se prêtait pas à certaines idées qui me venaient, et qu’il fallait exprimer par des moyens plus souples […] La couleur manquait. » Ainsi que le dit justement Richard Miller : « La vitesse est un élément de la peinture Cobra, c’est par elle que doivent s’insérer dans le geste des rapports imprévus, improvisés, spontanés. »
Lorsqu’il commence à peindre, son imaginaire visuel existe déjà à travers son regard de photographe : les formes verticales qui jaillissent, le foisonnement dans lequel on reconnaît des êtres extraordinaires, cette inclination pour les ténèbres d’où surgit la vie. « Il fallait choisir […] j’étais à la fois content et mort d’angoisse en quelque sorte… ou plutôt j’affrontais des situations inconnues, je commençais une sorte de travail d’archéologie des profondeurs, dans l’inconscient… où les images se présentent… palier par palier, on descend et il n’y a pas de fond, le voyage continue jusqu’à la dernière image, celle qui s’impose d’elle-même… C’est une découverte de soi-même. »
Cette découverte de lui-même, il continue de l’exprimer par des moyens différents, sans établir entre eux la moindre hiérarchie. Comme il aime à le dire : « Je suis un photographe devenu peintre et resté photographe. Mais je suis un peintre qui fait de la céramique. Je ne suis pas un céramiste. Je fais de la sculpture, mais je ne suis pas un sculpteur. Je suis un peintre qui fait de la sculpture. C’est très différent ! »
Artiste Cobra, libre, ouvert à toutes les expériences, en perpétuel mouvement, Serge Vandercam crée des images et des formes comme la nature produit de la vie.