Femmes au XIXème siècle : statut, mode et représentation
Le portrait et la mode, moyens privilégiés d’expression ostentatoire de l’aristocratie, gagnent avec la Révolution française la classe bourgeoise montante qui tend à bénéficier des mêmes privilèges (1). La mode devient dès lors non plus un domaine de classe mais de sexe et se féminise, faisant du corps de la femme le support privilégié du statut de l’homme qui, quant à lui, se pare d’une mise sombre et austère (2). La femme Fin-de-Siècle occupe une position paradoxale puisque, d’une part, la société patriarcale tend à restreindre ses droits et à la réduire à sa « nature féminine » , fragilité dite biologique sur laquelle se construit la supériorité de l’homme et, d’autre part la survalorise par l’omniprésence de ses représentations iconographiques. Mais ce serait un tort de voir uniquement ce siècle comme celui de la domination masculine puisqu’il est également celui de la naissance du féminisme et de la conquête de nouveaux droits tels que celui d’étudier à l’université, entre autres choses (3).
Fig. 1 – La Mode illustrée, publicité High–Life Tailor. (Bruxelles, Musée du Costume et de la Dentelle). |
La période comprise entre 1880 et 1914 voit le nombre de portraits peints exploser et les sujets féminins y occupent une place de choix. Quant à la mode, elle évolue pour prendre peu à peu la configuration que nous lui connaissons aujourd’hui, un changement rapide des formes indépendant de la réalité historique et politique et une multiplication des tenues selon les activités, le tout permis par le développement des technologies ainsi que l’accès à un public large via la presse spécialisée. Portrait et mode sont dès lors complémentaires. Une publicité pour le tailleur Hight-Life Tailor publiée dans La Mode illustrée du 12 mai 1901 ( (4). La question de la mode comme phénomène sociétal est dès lors rarement posée dans l’analyse de l’art dit majeur. Le vêtement est souvent commenté pour ses formes et ses couleurs, comme élément constitutif de la composition et non comme sujet à part entière, issu d’une histoire et d’une évolution porteuses de sens. Il faut toutefois traiter l’histoire de la mode avec prudence. Les documents qui en permettent la connaissance, gravures, magazines et photographies, ne donnent qu’une vision partielle de ce qu’était réellement la mode portée à l’époque. Les vêtements présentés dans les magazines reflétaient bien plus un idéal qu’une réalité, tout comme nos magazines de mode actuels ne reflètent guère les tendances que l’on peut observer dans la rue. Il est dès lors important de maintenir une certaine distance critique par rapport à ces sources. Il faut garder à l’esprit que les vêtements passés de mode étaient fréquemment modifiés pour connaître une nouvelle jeunesse, qu’une robe de mariée pouvait être teinte pour faire office de robe de soirée, une fois la cérémonie passée. Les documents que le temps a mis à notre disposition et l’histoire de la mode en général, ne peuvent que nous servir de balise, d’indice dans l’analyse des portraits. Cet article nous donne l’occasion d’analyser divers exemples de portrait de femme peints par des artistes belges entre 1880 et 1914 où sera accordée une place centrale à la mise portée par la modèle. C’est une mode complémentaire et signifiante que nous allons observer, dans l’espoir de porter un regard neuf sur ces représentations de la femme Fin-de-Siècle.
relève cette complémentarité. Elle figure deux femmes dans une scène de vernissage d’un Salon. On peut apercevoir derrière elles les cimaises couvertes de tableaux, deux peintres s’affairant à poser le vernis sur leurs œuvres et une foule élégante se pressant déjà pour admirer les tableaux. Les deux femmes au premier plan discutent et l’une d’elles, pointant sans doute son propre portrait dit à l’autre : « Oui, ma chère ! Carolus n’a consenti à faire mon portrait qui si je mettais mon fameux costume-tailleur pour dames à 95 francs, le chef-d’œuvre de High-Life Tailor, 112, rue de Richelieu, au boulevard. ». Le peintre auquel elle fait référence n’est autre que Carolus-Duran, portraitiste mondain par excellence. Si cette publicité est éloquente quant aux rapports entre portrait et mode, elle engendre surtout une multitude de questions. La primauté française sur le marché de la mode jusqu’à la fin du XIXème siècle peut laisser penser que ce rapport étroit entre portraits peints et mode est une exception française. Mais la référence au peintre Carolus-Duran invoque également ce rapport comme une caractéristique du portrait mondain. La question se pose alors dans le contexte des portraits peints réalisés par des artistes belges : est-il pertinent d’y confronter la mode qui leur est contemporaine ? Les portraits privés, représentant le cercle proche des artistes, sont-ils marqués de la même manière par cette influence des tendances ? La mode est encore trop souvent considérée comme un art mineur et un sujet futile alors qu’au contraire, le fait de se vêtir est essentiel pour l’être humain et le différencie de l’animalLa femme seule, entre portrait et peinture de genre
Alfred Stevens et la proposition d’un nouveau genre
Dès le XVIIIème siècle, la frontière entre peinture de genre (5) et portrait, distincts dans la doctrine académique, devient de plus en plus ténue au point que les deux genres finissent par mutuellement s’influencer. La sphère publique croise celle du privé et le portrait rencontre la vie quotidienne (6). De cette intersection naît le genre particulier de La femme seule inventé par le peintre Alfred Stevens, figure qui est définie par Elisabeth Kihara (7) et qui connaît une certaine pérennité auprès de nombreux peintres. La femme seule, chez Stevens comme chez ses contemporains, est une femme dépourvue d’identité incarnant un idéal contemporain et un groupe social, la bourgeoisie, bien plus qu’un individu particulier. Par son rapport à la modernité, la figure de femme seule entretient avec la mode une relation particulière qui s’observe dans de nombreux tableaux. Alfred Stevens peint entre 1875 et 1880 Une Parisienne ( . La femme fait face au spectateur, assise devant un fond noir indéterminé et porte un manteau gris d’hiver orné de fourrure. Son bras gauche est plié sur ses genoux tandis que le droit, dont la main est gantée de blanc, enserre le col autour de son cou. Elle porte également un étroit chapeau noir orné d’un panache de plumes d’où s’échappent ses cheveux blonds indisciplinés. Ce type de tenue, appelé toilette de ville ou de promenade, fleurit dans les magazines de mode, l’hiver venu. Une gravure de La Mode artistique propose une tenue à la coupe proche de celle portée par la modèle de Stevens ( . Le format, la représentation en buste de la jeune femme et l’utilisation d’un fond neutre correspondent au prototype du portrait hérité de la Renaissance (8). Seul le titre permet d’y voir plus clair et nous indique que ce n’est pas le portrait d’une personne singulière mais celui d’une icône, la figure de La Parisienne, incarnation ultime de la dernière mode, celle qui lance les nouveaux styles, incarne la distinction parisienne, dotée de créativité et de ce fameux “esprit” (9).
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Les successeurs d’Alfred Stevens
On retrouve le même procédé chez Fernand Toussaint qui peint en 1908 Le chapeau à plumes (fig.4). À nouveau, une jeune femme est représentée au centre de la composition, en buste devant un fond sobre. Comme dans le tableau précédent, tout porte à croire que nous sommes devant un portrait. Pourtant, c’est à nouveau le titre qui semble nous dire le contraire en mettant l’accent sur le couvre-chef et non pas sur l’identité de la jeune femme. Elle arbore bel et bien un grand chapeau brun orné de plumes de la même couleur. Mais qu’a-t-il de si particulier, ce chapeau ? Lorsque l’on se penche sur les magazines de mode de la même époque, c’est évident, le chapeau rond à large bord orné de plumes est la star incontestée des coiffes, et ce depuis 1907. Il fait même la couverture du numéro de La Mode Illustrée sorti le 9 juin 1907 (fig.5). Mais alors, Le chapeau à plumes serait-il le portrait d’une mode ? La femme serait alors comme tous ces modèles de magazines, le support d’une tendance et non pas une représentation individualisée. L’interprétation est tentante mais si ce portrait était celui d’un chapeau, pourquoi ne pas mieux le mettre en valeur ? Brun foncé, il se détache à peine du fond sombre indistinct et ne se présente pas à son meilleur avantage.
Fig. 6 – Herman RICHIR (1866–1942), Blanc et noir, dans la tiédeur de l’ombre. (Bruxelles, Musées royaux des Beaux–Arts de Belgique). |
Fig. 7 – Paul IRIBE (1883–1935), Les robes de Paul Poiret racontées par Paul Iribe. (Paris, Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris). |
Ce rapport étroit entre la mode et le genre de la femme seule se retrouve également dans le tableau Blanc et noir, dans la tiédeur de l’ombre ( (10). Cette fois, l’œuvre représente une jeune femme anonyme dans un intérieur d’un raffinement discret, dos à une fenêtre. Elle porte une robe que l’on pourrait appeler, à la manière des magazines de mode de l’époque, « de villégiature ». Cette tenue claire est, comme son nom l’indique, réservée aux séjours estivaux hors de la ville, à la campagne ou à la mer. La robe semble réalisée en voile léger blanc avec une superposition de tulle transparent. La coupe, jupe resserrée sous la poitrine et tombant presque droite laissant apparaître une paire de souliers blancs, s’inscrit dans la mouvance de la fameuse robe de Paul Poiret (11) conçue en 1906 et popularisée en 1912 ( . La toilette est complétée d’une paire de gants et d’un chapeau noir ainsi que d’une ombrelle bicolore parfaitement assortie. Le chapeau est, comme le veut la mode de l’époque, très large et richement décoré, et de son sommet tombe délicatement un voile qui couvre les épaules du modèle. Loin d’être secondaire, il fait intrinsèquement partie de la tenue, une femme ne pouvant décemment pas sortir « en cheveux ». Le titre, Blanc et noir, dans la tiédeur de l’ombre, entre en résonance avec ce que nous voyons dans le tableau et nous confirme quelques informations. La jeune femme qui porte une tenue de villégiature se trouve dans un endroit chaud où il est agréable de profiter de la fraicheur intérieure. Ce thème reflète, par la tenue et le titre, le luxe bourgeois de pouvoir prendre des vacances. Des tentures foncées encadrent le modèle à la manière d’un rideau de théâtre, cet effet de mise en scène de la classe de loisirs est renforcé par un parquet de bois nu qui crée une distance entre modèle et spectateur mais aussi entre le personnage et la surface du tableau. La présence de la jeune femme à l’ombrelle semble de ce fait moins forte et celle-ci semble “ailleurs” et non plus ici (12). Cet ailleurs est le monde idéalisé et codé de la bourgeoisie, sorte d’idéal à atteindre par tout un chacun. D’ailleurs, le voile qui obstrue la fenêtre ramène la modèle à sa place déterminée par la bourgeoisie, celle de la sphère intime du foyer.
réalisé par Herman RichirFig. 8 – Emile FABRY (1865–1966), La fiancée. (Bruxelles, Musées royaux des Beaux–Arts de Belgique). |
Dans ces trois exemples de femme seule peints dans un contexte académique, la mode joue un rôle identique. Il n’est pas question de donner à voir le portrait d’un individu à part entière, ni encore celui d’une mode, le vêtement n’étant pas toujours pleinement à son avantage à l’inverse d’une gravure. La mise est, dans ces trois cas, l’outil qui permet de construire l’image d’une classe et d’incarner un idéal de la femme bourgeoise. La mode est le marqueur d’une identité sociétale, se faisant le vecteur de l’intérêt pour la modernité et les dernières tendances ou soulignant des privilèges tels que le fait de prendre des vacances. Si l’usage de représentation de la mode paraît évident dans une iconographie réalisée par et pour la bourgeoisie, public privilégié du milieu académique, il ne s’y limite pas et cette même observation peut être faite chez les peintres de l’avant-garde.
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Variation autour du genre de la femme seule
Le peintre symboliste Emile Fabry peint en 1894 La fiancée (fig.8). Cette figure, bien plus énigmatique que les exemples précédents, représente une jeune femme nous faisant face, en buste, se détachant d’un fond vert aux motifs stylisés que l’on peut rapprocher des estampes japonaises. Une robe dans les tons mauves et un manteau brun sont esquissés mais l’attention est principalement focalisée sur le chapeau orné d’un oiseau blanc aux ailes déployées. On peut bien sûr y chercher une allégorie, si chère aux peintres symbolistes, mais on peut également y voir le simple reflet de la mode de l’époque. L’exposition Chapeaux 1750-1960 présentée au Musée de la Mode et du Costume (13) revient sur leur évolution et nous indique ceci : « De 1890 à 1895, le bibi prend la forme d’un petit plateau rond soit fleuri, soit garni d’ailes de papillons ou d’oiseaux réalisées en rubans, plumes ou paillettes, que l’on pose sur le dessus de la chevelure bouffante. » (14). Le commentaire ne parle ici que d’ailes d’oiseau mais une gravure du magazine La Mode illustrée du mois de novembre 1895 propose un chapeau sur lequel trône un perroquet qui semble prêt à prendre son envol (fig.9). La lecture symboliste du chapeau n’est pas à écarter complètement puisque dans La fiancée, l’oiseau est sans doute une colombe qui symbolise l’amour et la fidélité et cette interprétation fait sens au vu du titre mais elle est à nuancer au vu du fait que les chapeaux ornés d’oiseau étaient courants à cette même période. Cette fiancée, bien que très différente des femmes seules académiques, présente pourtant également les codes propres à la bourgeoisie ; le japonisme du fond reflète le goût d’une classe aisée et cultivée, le chapeau à la dernière mode et le fait même du titre qui induit le mariage, institution à la base de la société bourgeoise.
Fig. 10 – Léon SPILLIAERT (1881–1946), La dame au chapeau. (Bruxelles, Musées royaux des Beaux–Arts de Belgique). |
Léon Spilliaert, peintre solitaire, représente également des femmes seules, mais contrairement à la manière idéalisée d’Alfred Stevens, c’est une veine critique et caricaturale qu’il exploite comme dans La dame au chapeau réalisé en 1907 (15). La représentation des vêtements dans ce tableau est intéressante et amène à d’autres commentaires. La mode de 1907 est encore influencée par la ligne 1900 qui dessine comme un “S” dans ses volumes : « La poitrine est descendue et aplatie, le buste projeté en avant par un corset qui ne comprime pas l’estomac mais cisaille la taille, tout en imposant au dos une cambrure extrême. Le bas de la robe forme une traîne souple qui s’enroule comme une racine au pied d’un arbre. » (16). À cette silhouette s’ajoute le chapeau qui est très grand et fort orné cette année-là comme en témoigne une gravure du Journal des demoiselles . La robe que porte le modèle de La femme au chapeau s’inspire sans doute plutôt d’un modèle de l’année 1900 que de 1907 car les manches de celle-ci sont ajustées aux bras alors que celles de 1907 présentent des manches bouffantes aux épaules. Par ailleurs, l’intérêt est ici surtout dans la manière dont Spilliaert a représenté la robe et le chapeau. Malgré la tendance évidente du chapeau de grande taille, son ampleur se trouve être disproportionnée et semble écraser la tête de la femme dont les cheveux couvrent presque les yeux. La forme menaçante de ce qui semble être un arrangement de plumes prend l’aspect d’une patte griffue qui, si elle paraît inquiétante pour le spectateur, doit l’être d’autant plus pour cette femme sur laquelle elle paraît prête à se refermer. Le bas de la robe est lui un amas de tissus, bien plus proche d’un enchevêtrement de tentacules que de la jupe souple et élégante des modèles de 1907. Là encore, l’aspect de l’habit semble bien plus dangereux pour cette femme que pour le spectateur. Elle paraît ne pas pouvoir sortir de son fauteuil dans lequel elle est maintenue par le tissu encombrant qui l’empêche de tout mouvement, et cela sans parler du col, enserrant son cou frêle. Cette double lecture permise par la comparaison avec la mode contemporaine n’était peut-être pas une volonté consciente de l’artiste, mais il est évident que les tenues contraignantes que la société imposait aux femmes ne devaient pas échapper à l’observateur torturé qu’était Léon Spilliaert. Que ce soit chez les peintres académiques ou d’avant-garde, la figure de femme seule va de pair avec une mode qui correspond au plus près à celle des magazines contemporains. Ce n’est une mode ni somptueuse, ni extravagante mais bien une mode normalisée qui concorde en tout point à l’image bourgeoise idéalisée. Le vêtement sert une représentation de femme attendue à laquelle tout membre de la bourgeoisie peut s’identifier et peut également servir une illustration critique de cette même classe, comme nous l’avons vu chez Spilliaert.
. Une femme, dans un intérieur simplement matérialisé par un sol vert sable et un mur saumon divisé par une plinthe, est assise dans un fauteuil, les bras posés sur les accoudoirs. Elle lance un regard courroucé à sa droite, comme si elle avait été interrompue dans un moment de colère. Anne Adriaens-Pannier la décrit comme « la silhouette noire et mince assise dans le canapé [qui] symbolise la volonté de la femme fatale. Le regard perçant, la forme menaçante et hallucinée qui surmonte son chapeau, son attitude de défi sans pitié sont ici une personnification de la dépravation. Spilliaert n’associe pas la séduction à la beauté et la perfection, mais plutôt à une perversité aguichante. »Le portrait de commande « contractuel »
Portrait de commande issu du milieu académique
Fig. 12 – Alfred STEVENS (1826–1906), Madame Prosper Crabbe ou Madame la Baronne du Mesnil de Saint Front. (Collection privée). |
Si les représentations de femme seule font appel à une mode conventionnelle, les portraits issus d’un contrat entre un artiste et un commanditaire usent du vêtement d’une tout autre manière. Alfred Stevens qui accepte durant sa carrière de très rares commandes de portrait, réalise en 1887 celui de Madame Prosper Crabbe (17). La jeune femme n’est autre que Clémence Allard, sœur du banquier, diplomate et homme politique belge Victor Allard. Elle est l’épouse du financier Prosper Crabbe qui décède en 1889 et elle convole en secondes noces avec le baron du Mesnil de Saint-Front, ce qui explique la double dénomination du portrait. La jeune femme est debout, faisant face au spectateur, devant un long drapé frangé à motifs et s’appuie sur une chaise dorée de type Louis XVI. Elle porte une robe à tournure typique de l’année 1887, dont le corset enserre la taille de manière disproportionnée par rapport à l’ampleur de la jupe. La richesse du tissu, le décolleté largement ouvert et la traîne ramenée vers l’avant indique que ce modèle est une robe de bal ou de réception. En effet, si la traîne et le décolleté généreux sont typiques de la robe de bal, comme nous le présente cette gravure de La Mode illustrée , les manches mi-longues et la couleur noire sont, elles, caractéristiques de la robe de réception. Cette nouvelle tenue qui apparaît dans les années 1870 correspond à de nouvelles habitudes sociales, la chute du Second Empire provoquant le repli de la haute société dans ses salons et les bals laissant place aux dîners “entre soi” (18). Cette tenue a le grand avantage d’être adaptée aux réceptions de jour comme de soir et épargne aux dames au moins un changement de tenue supplémentaire. Dernier détail important, la couleur noire de la robe n’est pas ici signe de deuil mais simplement une couleur adoptée pour la robe de réception, noir moral et princier hérité de la Renaissance (19).Une multitude de dentelles est appliquée à l’avant de la jupe, autour du col et sur les manches. Des perles d’un noir brillant et un nœud garnissent également le décolleté. Les accessoires ne sont pas en reste ; la coiffure est couronnée d’un diadème et d’une décoration de plumes ou de tulle, des perles brillent aux oreilles et au cou, les unes rondes et les autres en forme de goutte et la taille est ceinturée d’un ruban sur lequel repose un diamant rutilant. Elle tient d’une main gantée un bel éventail noir en bois incrusté, tandis que la main gauche reposant sur le dossier de la chaise, tient le second gant entre les doigts pour dévoiler une bague sertie d’un diamant à la taille imposante. Le poignet est couvert d’un bracelet doré en forme de serpent enroulé. Ce bijou d’une certaine modernité détonne par rapport au reste de la tenue. Ce tableau est l’archétype du portrait d’apparat où s’étalent la richesse et l’élégance de la baronne et reflète par le déploiement de ce luxe, la position enviable de son mari. Monsieur Crabbe, fils de boucher, est un nouveau bourgeois dont la volonté de mettre en valeur son statut fraîchement acquis est indéniable.
aussi connu sous le nom de Madame la Baronne du Mesnil de Saint-FrontOn retrouve la même opulence dans le portrait de Blanche Manier au boa (20) resplendissante de la tenue portée. Mais à l’inverse de Madame Prosper Crabbe dont on savait que le mari travaillait dans la finance, de telles informations ne sont pas disponibles pour Blanche Manier dont on ignore tout. La tenue extrêmement sophistiquée portée par le modèle a de quoi rivaliser avec celle d’une reine et celle-ci était sans doute issue de la haute bourgeoisie. Elle porte, au regard du col, une robe de bal en tissu beige ou doré richement orné de motifs, à la manière de celle présentée dans un numéro de La Mode illustrée du mois d’août 1906 . Une sortie-de-bal, veste d’apparat qui porte bien son nom, recouvre la robe. Ses manches sont gonflées aux épaules, particularité propre à l’époque, et le tissu est finement décoré de motifs aux couleurs claires. Un immense boa de plumes blanches, comble du chic, entoure un bras du modèle et retombe mollement de l’autre côté du fauteuil. Il est intéressant de noter que Fernand Toussaint peint en 1903 un autre portrait au boa, celui de Madame O. de R. , où l’accessoire est fortement similaire. Le catalogue Berko nous apprend d’ailleurs dans son introduction qu’ « Il disposait, dans son atelier, d’une garde-robe féminine si raffinée et d’un goût si sûr qu’elle apparaît aujourd’hui encore comme indémodable. » (21). Il n’est donc pas impossible que Fernand Toussaint complète les toilettes de ses modèles de l’un ou l’autre accessoire, lorsque ce n’était pas la tenue entière. Peut-être pour équilibrer le tout, les bijoux de Blanche Manier sont bien moins chargés. Deux fleurs vert d’eau, dans les cheveux et au col, rappellent la couleur du fond et les petits motifs de la sortie-de-bal. Le portrait de Blanche Manier tout comme celui de Madame Prosper Crabbe présente une femme de la haute bourgeoisie vêtue de ses plus beaux atours dans une position formelle et une expression impassible qui dévoilent une appartenance à un milieu plus qu’un caractère ou qu’une personnalité particulière.
peint par Fernand Toussaint presque vingt ans plus tard, en 1906. Ce sont à nouveau les mêmes éléments caractéristiques du portrait d’apparat, le drapé cette fois-ci vert, la chaise de style Louis XVI sur laquelle est assise le modèle et surtout l’allure2 pictures | Diaporama |
Fig. 17 – Jean de la HOESE (1846–1917), Portrait de Madame Marie Delbove–Derboven. (Saint–Josse–ten–Noode, Administration communale). |
Les portraits de commande n’usent pourtant pas uniquement du vêtement pour évoquer la richesse des commanditaires, comme nous allons le voir dans le portrait de Madame Marie Derboven-Delbove (22). À la lumière de ces informations, le portrait peint par De La Hoese s’avère répondre à une tout autre fonction que le seul étalage de richesse du portrait d’apparat. Le cadrage en buste ne permet pas d’admirer la tenue de cette femme mais attire l’attention sur un visage et des mains qui tiennent un livre. La mise brille par son absence et porte l’attention non pas sur le statut et la richesse mais bien sur une singularité, l’esprit et le caractère d’une ancienne actrice et professeure appréciée dont le livre symbolise l’activité, l’érudition et le métier.
peint par Jean de la Hoese en 1910. Ce portrait se distingue complètement des portraits vus précédemment. Une femme d’un certain âge représentée en buste se tient de trois-quarts et tourne la tête vers le spectateur. Le fond apparaît comme une fresque où l’on distingue ce qui peut être un ciel nuageux et des oiseaux, le tout dans un style japonisant. La femme porte une robe noire très sobre au col échancré avec pour seul apprêt, une grosse rose rouge à la boutonnière, un ruban beige qui contraste dans sa chevelure noire attachée et une alliance à peine perceptible à l’annulaire de la main gauche. Par contre, détail loin d’être anodin, elle tient dans ses mains un livre ouvert. Il est également intéressant de détailler le visage de ce modèle ; très rond, la peau brillante et les yeux légèrement cernés, d’épais sourcils noirs et un léger duvet foncé à la commissure des lèvres : le peintre ne l’a pas ou peu idéalisée. Une rapide recherche nous permet de trouver l’avis de décès de Marie Derboven-Delbove qui a les honneurs d’un petit encart dans L’Echo belge : elle est professeure de diction et de déclamation au Conservatoire royal de Bruxelles, de Mons ainsi qu’à l’Académie de musique de Hal, postes qu’elle a occupés après une courte carrière d’actrice au Théâtre du ParcPortrait de commande issu du milieu d’avant-garde
Théo Van Rysselberghe, portraitiste reconnu, tente de s’imposer en Allemagne avec l’aide de son ami Henry Van de Velde et c’est durant cette période qui s’étend entre 1905 et 1913 qu’il réalise le portrait de Madame Else Lampe von Guita (fig.18) (23). Celle-ci, assise dans un fauteuil, est représentée de profil dans un environnement marqué par l’Art nouveau. Elle porte une robe verte serrée à la taille qui habille son corps mince sans créer de volume supplémentaire. Une petite veste transparente aux reflets bleus et prune ornée d’une attache dorée rectangulaire couvre la robe dont elle dévoile la manche et le côté par transparence. À son cou long et fin repose un pendentif terminé par une floche rose, peut-être de type asiatique et à sa main gauche, appuyée sur sa taille, deux bagues sont mises en évidence. Sa main droite tient un morceau d’étoffe, sans doute un châle, sur lequel elle est assise. Cette tenue est d’une grande modernité par ses couleurs chatoyantes et profondes, la superposition des tissus et la ligne de style Empire qui ne devait pas encore être une allure courante dans les rues allemandes. En effet, la coupe verticale et sans volume qui débarrasse les femmes du corset que promeut Paul Poiret ne se démocratise qu’à partir de 1912 environ. Mais cette modernité n’a rien d’étonnant puisque Else Lampe von Guita n’est pas n’importe qui. Elle est connue pour ses précieuses reliures qu’elle réalise à Weimar, ville qu’elle habite depuis quelques années et où elle occupe une maison partiellement aménagée par Henri Van de Velde (24). Le portrait est également peint alors que le modèle est en pleine procédure de divorce d’avec son mari le pianiste Walther Lampe. Par la suite, elle travaillera en collaboration avec Henry Van de Velde avant de devenir son amante (25). Faut-il le préciser, le divorce en cette fin de XIXème siècle est loin d’être une banalité et c’est une femme résolument moderne que dépeint Théo Van Rysselberghe. La tenue, au-delà du signe extérieur de richesse, incarne l’avant-garde dans laquelle évolue le modèle.
Fig. 19 – Fernand KHNOPFF (1858–1921), Portrait de Maria van Rijckevorsel–Dommer van Poldersveldt. (Collection privée, Epen). |
Fernand Khnopff, qui est également un portraitiste réputé, peint en 1888 le Portrait de Maria van Rijckevorsel- Dommer van Poldersveldt (26). L’observation du corsage, est elle, plus aisée. Cette robe ne peut vraisemblablement pas être une robe de jour car elle dévoile trop le corps de la jeune fille. Mais elle ne peut pas non plus être une tenue de bal, par exemple, celle-ci se caractérisant par des manches ballons ou d’étroites bretelles qui laissent bien plus largement apercevoir les épaules et le décolleté. La toilette de dîner peut être ce type d’entre-deux et un corsage pour réunion du soir présente une vague ressemblance avec la tenue portée par le modèle. Ce genre de tenue où se mélangent col haut et transparence n’apparaît en fait couramment que vers les années 1900 et donne une image presque avant-gardiste à cette jeune femme qui s’inscrit pourtant dans un portrait de tradition typiquement bourgeoise. À nouveau, la tenue est ici le moyen d’inscrire le modèle dans la modernité tout autant que la richesse matérielle de sa famille.
qui est particulièrement intéressant concernant la tenue que porte la jeune fille. La robe qu’elle arbore, en gaze ou en organza, est d’une grande modernité. Si l’on se penche sur l’ensemble des numéros de La Mode illustrée de l’année 1888, il est impossible de dire à quel type de tenue elle correspond. La tournure qui est toujours l’immanquable protubérance de la mode semble ici assez réduite. Bien sûr, la position de la jeune fille et les limites floues de la robe qui se mêle au noir du piano devant lequel elle se trouve ne permettent pas une observation fine, mais la jupe semble moins ample que ce que montrent les gravures des magazines. La bande claire à motifs qui orne la jupe est caractéristique de la mode de 1910 et témoigne du modernisme de la tenue par rapport à la tendance contemporaine2 pictures | Diaporama |
Le Portrait de Madame Botte (27). Madame Botte est représentée debout, de trois-quarts dos et ses pieds coupés lui donnent des airs d’apparition flottante. Son bras droit qui tient le parapluie effectue un geste vers l’arrière, comme si le peintre la surprenait en mouvement, se dirigeant vers l’hypothétique sortie de l’environnement bourgeois tout en lignes verticales et horizontales dans lequel elle s’inscrit. Toutes ces droites sont contrariées par un pan de chaise aux formes courbes dépassant d’une porte ouverte et faisant écho au profil sombre de Madame Botte. La tenue sobre est intégralement noire. Le chapeau panaché de plumes et les perles aux oreilles semblent être les seules coquetteries accordées. Cette tenue d’extérieur détonne dans le contexte familier d’une maison bourgeoise. Les femmes dont on réalise le portrait choisissent généralement des tenues qui reflètent leur richesse, leur beauté, leur originalité et elles jettent souvent leur dévolu sur une tenue de bal, de réception ou de dîner, plus rarement une tenue de jour. Celle que porte Madame Botte doit vraisemblablement refléter quelque chose. La sobriété et le noir font naturellement penser au deuil. Mais pourquoi poser en collet et armée d’un parapluie ? Nous n’avons pu retrouver d’information sur cette personne et nous pouvons seulement poser des hypothèses. Cette tenue est peut-être liée à l’activité qu’elle pratiquait, une activité qui exigerait d’être habillée de manière pratique, sobre pour pouvoir affronter les intempéries. Mais à ce compte, Madame Botte pouvait tout autant être la personne la plus frileuse de Bruxelles. Nous arrêterons donc ces hypothèses ici mais pouvons tout de même dégager de ces élucubrations que la tenue connote le fait de sortir. Et dans le contexte du XIXème siècle où la femme est confinée à son foyer, cela a toute son importance. Par ailleurs, cette dame, malgré la tenue d’une sobriété inégalable, a de l’allure. Elle est élégante et son ensemble de promenade rivalise avec n’importe quelle robe dernier cri. C’est peut-être aussi cela que veut évoquer ce portrait ; il n’est nullement nécessaire de faire étalage d’apparat lorsque l’on possède cette noblesse naturelle inhérente aux classes élevées.
que peint Khnopff en 1896 pose question quant à la mise singulière portée par le modèle. Dès lors, la question du choix de la tenue dans le cadre de la réalisation d’un portrait peut interpeller. Contrairement aux portraits de commande vus précédemment, c’est une tenue des plus sobres et couverte qu’arbore Madame Botte. Nous avons ici affaire à la panoplie complète de visite ou de promenade : un collet, le chapeau et les gants ainsi qu’un parapluie. Qui est à l’origine du choix de cette tenue ? Sans doute le modèle elle-même, mais on sait que les peintres avaient généralement droit de regard sur les tenues et n’hésitaient pas à en refuser une, si nécessaireLe vêtement au sein du portrait de commande joue un rôle actif dans la représentation du modèle. Il permet d’afficher son statut et sa richesse mais également l’appartenance à une certaine avant-garde. A contrario, l’absence de visibilité de la mise permet de mettre l’accent sur d’autres caractéristiques de la personne représentée, tel que l’intellect notamment. Dans le portrait de commande, le port d’une tenue n’est plus seulement la marque de l’appartenance à une classe, la bourgeoisie, mais est également la marque d’une singularité, l’élément constitutif d’une personnalité à part entière.
Les portraits du cercle proche de l’artiste
Les portraits du cercle proche de l’artiste constituent une catégorie où le vêtement joue des rôles d’autant plus variés que les contextes de réalisation de ces portraits sont multiples. Du portrait de commande en passant par le portrait réalisé au hasard d’un moment d’inspiration, les amis et proches parents de l’artiste posent autant en tenue d’apparat qu’en vêtement de tous les jours. Il est toutefois intéressant de nous pencher sur ces vêtements qui souvent nous en disent long sur les représentations que se font les artistes de leurs modèles.
Le réseau amical
Théo Van Rysselberghe, qui entretient une amitié soutenue avec le peintre Maurice Denis (1870-1943), réalise deux portraits de son épouse Marthe Denis, née Meurier (1871-1919). Ces deux tableaux, peints successivement, présentent un intérêt majeur quant à l’usage des vêtements dans la représentation de cette femme. La correspondance entre les deux artistes nous éclaire de manière détaillée au sujet du processus de création des deux œuvres (28). Ces lettres sont un témoignage précieux puisqu’en plus d’apprendre que ce sont les Denis qui ont fait la demande de ce portrait à Van Rysselberghe, elles nous apprennent la manière dont s’est passé le choix de la toilette : « Maintenant, pour gagner du temps : si Madame Denis n’avait pas d’amis à recevoir ou de visites à faire, dimanche prochain après-midi, qu’elle pût m’accorder une petite heure, pour passer une ou deux toilettes, et me laisser chercher une attitude et un arrangement, je serai fixé sur le format à adopter et dès le lendemain les séances commenceraient […] » (29). Cet extrait nous apprend que le modèle choisit l’une ou l’autre toilette et que le choix final se fait en accord avec le peintre. Cette manière de faire doit sans doute être identique pour l’ensemble des portraits exécutés par Van Rysselberghe.
Fig. 23 – Théo VAN RYSSELBERGHE (1862–1926), Portrait de Marthe Denis au miroir. (Saint–Germain–en–Laye, Musée Départemental Maurice–Denis). |
Fig. 24 – Théo VAN RYSSELBERGHE (1862–1926), Portrait de Marthe Denis au kakémono. (Collection privée, ancienne collection Maurice Denis). |
Le premier Portrait de Marthe Denis au miroir (30). Assise dans un fauteuil de type Louis XVI, elle se tourne légèrement vers le spectateur, une main sur l’accoudoir, l’autre appuyée sur sa jambe. Elle tourne le dos à une fenêtre au rideau à demi-fermé et à un grand miroir rond qui reflète sa nuque et l’envers du salon. On peut y voir deux cadres dont l’un enferme un éventail qui fait référence au japonisme très en vogue en ce tournant de siècle. Elle porte une robe claire aux reflets roses dont le col échancré et les manches courtes sont ornés de dentelles. La tenue de bal ou de dîner aux tons estivaux accroche la lumière et dévoile largement la peau du modèle. Outre les défauts de composition que déplore l’artiste, on peut se demander si ce n’est pas également l’image renvoyée de Marthe Denis qui lui déplaît, sa posture ou le décolleté trop plongeant ? Quoi qu’il en soit, le résultat ne satisfait pas Théo Van Rysselberghe qui propose d’en peindre une nouvelle version (31).
est réalisé à leur domicile, probablement au mois de juillet 1907Le second portrait, Portrait de Marthe Denis au kakémono (fig.24), est donc peint, mais dans l’atelier de l’artiste, cette fois. Le contexte est bien plus simple : un fond traité en touches larges multicolores sur lequel est accroché un kakémono (32) où Théo Van Rysselberghe a apposé sa signature, une petite table en acajou et un fauteuil au coussin vert où est assise le modèle. La tenue sobre est à l’opposé de celle du portrait précédent. Madame Denis porte une robe de couleur noire parée de entelles ton sur ton et d’un empiècement blanc qui dissimule complètement le décolleté. Les bijoux, absents de la composition précédente, sont ici nombreux. Ses cheveux sont noués par un ruban vert et un châle de tissu bleu clair couvre négligemment ses épaules. Elle tient dans ses mains une fine paire de lunettes. Ce changement radical de tenue peut s’expliquer de plusieurs manières. La première, sans doute la plus évidente : nous sommes en hiver. En effet, le premier tableau est réalisé en juillet alors que celui-ci est peint aux alentours de décembre, comme en témoigne la dernière lettre écrite le 5 décembre 1907 (33). C’est donc assez logiquement que Madame Denis est quelque peu plus couverte. De plus, ce portrait-ci est peint à l’atelier de l’artiste et non plus chez le modèle, peut-être que par décence, parce qu’elle devait sortir, Mme Denis s’est habillée différemment. Mais toutes ces déductions logiques peuvent tout autant être écartées car rien ne l’empêchait d’arriver dans une tenue à l’atelier et d’en changer pour le portrait. À ce stade, seules des hypothèses peuvent être proposées. La robe noire témoigne peut-être d’un deuil mais peut tout autant être une robe de tous les jours. Il est en fait probable que cette tenue convienne mieux à la représentation d’une mère de famille nombreuse, la robe précédente renvoyant peut-être une image trop débridée ou mondaine de Marthe Denis. Le fait que le kakémono soit bien plus visible que l’élément japonisant du tableau précédent et que Marthe tienne une paire de lunettes entre ses mains, induit l’aspect intellectuel et amateur d’art de sa personnalité. Au-delà des faiblesses de composition perçues par l’artiste dans le premier portrait, c’est une nouvelle image de Marthe Denis que Van Rysselberghe propose : ce n’est plus la femme légère en robe d’apparat trônant dans son salon du premier tableau mais plutôt une femme à l’allure sobre dont l’esprit plus que l’apparence est encensé par l’artiste.
Jusqu’en 1912, le portrait est chez Léon Spilliaert presque inexistant (34). Il peint pourtant en 1907 La dame au pince-nez à propos duquel Anne Adriaens-Pannier émet l’hypothèse qu’il serait en fait celui de l’artiste Paule Deman dont le peintre avait déjà fait le portrait (35). La femme est probablement représentée assise dans un fauteuil mais son corps qui n’est pas détaillé s’en différencie à peine. Seules ses épaules, l’esquisse d’une main et un haut col orné d’un bijou rond lui donnent forme humaine. Il n’y a ici aucune volonté de détailler une tenue, ce n’est pas ce qui intéresse l’artiste. Par contre, le visage clair émerge de la masse sombre et se détache du fond, comme auréolé. Elle porte de fines lunettes pince-nez derrière lesquelles ses yeux nous fixent avec attention. Le fait que cet accessoire soit à la fois spécifié par le titre tout en étant le seul élément distinct de sa tenue souligne l’importance que Spilliaert lui accorde. En effet, les lunettes font référence à l’œil qui « est l’organe le plus étroitement associé à l’activité mentale, souvent perçue au XIXème siècle comme une forme de pouvoir masculin. » (36). En mettant son visage en valeur, bien plus que le reste du corps et en soulignant la présence des yeux par l’usage des lunettes, le peintre met l’accent sur l’esprit et l’intellect du modèle. Si Anne Adriaens-Pannier évoque le tableau accroché au mur comme indice allant dans le sens de l’identité du modèle (37), évoquant son activité d’artiste et d’intellectuelle, il nous semble bien plus éloquent de parler de l’absence de détail de la tenue, de la mise en valeur du visage et de la présence des lunettes qui habillent les yeux, et non du tableau qui est plutôt l’apanage de tout intérieur bourgeois et synonyme d’une classe plus que d’une personnalité.
Les femmes artistes : l’exemple d’Anna Boch
Les femmes artistes font également l’objet de représentation par leurs pairs mais comme le souligne Linda Nochlin dans son article Le portrait impressionniste et la construction de l’identité moderne, s’il y a bien une grande absente dans le portrait impressionniste, c’est « la femme artiste en tant que telle, figurée en train de peindre ou tout au moins représentée dans son atelier. » (38). En effet, les hommes peintres, sculpteurs, musiciens, écrivains sont fréquemment représentés accompagnés des attributs de leur profession lors de la réalisation de leur portrait. C’est ainsi que Jean-Luc Nancy considère comme seule action possible dans un portrait le fait de peindre : « C’est en effet l’action dont la représentation forme en même temps le retour à soi, et qui fait deux fois le sujet du tableau. » (39). Qu’en est-il dans la peinture belge de 1880 à 1914 ? Comment ces femmes artistes sont-elles représentées ? Les exemples sont nombreux, mais lorsque, pour la période traitée dans ce travail l’on songe aux artistes belges féminines, c’est d’abord la figure d’Anna Boch (40) qui apparaît comme une évidence. En effet, aux antipodes de ses consœurs, celle-ci occupe une place privilégiée dans le milieu d’avant-garde belge. Sœur du peintre Eugène Boch et cousine de l’amateur d’art Octave Maus, elle est la seule femme membre du groupe des XX et y expose régulièrement, ainsi que plus tard à La Libre Esthétique. Peintre, mécène, musicienne et animatrice d’un salon en vue, elle est marquée par le « syndrome de la femme exceptionnelle » et a longtemps été considérée comme la seule femme artiste de l’avant-garde belge (41). Cette place à part lui vaut de nombreux portraits réalisés par ses confrères, ajoutant à son rôle d’artiste, celui de muse.
Fig. 27 – Isidore VERHEYDEN (1846–1905), Anna. (Bruxelles, Musées royaux des Beaux–Arts de Belgique). |
Isidore Verheyden (42), dont elle est l’élève, exécute le plus grand nombre de ses portraits (43). Il peint en 1884 Anna (fig.26), portrait qu’elle garde chez elle jusqu’à son décès. Elle est représentée assise sur une chaise en bois, se détachant d’un fond neutre en clair-obscur. Elle est tournée vers le spectateur qu’elle regarde avec pénétration. Son bras gauche est posé sur le dossier et sa main droite repose sur ses genoux. Elle porte une robe noire de jour très simple où les seules coquetteries sont les manches et le col en dentelle qui dépassent de la robe ainsi qu’une broche qui ferme l’encolure. Il est intéressant de constater que parmi les mises en situation des tenues aux fonctions diverses que propose La Mode illustrée, se trouvent également des représentations de femme peintre comme dans le numéro du 2 mars 1884 . D’ailleurs, la tenue de la gravure est sensiblement proche de celle d’Anna Boch, ornée du même type de manches et d’un col en dentelle fermé par un bijou. Mais, à la différence de la gravure de mode, Anna Boch n’est pas représentée en train de peindre. Aucun attribut n’indique qu’elle est peintre et c’est en tant que femme, voire muse, qu’Isidore Verheyden l’a représentée.
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Quelques années plus tard, le peintre effectue un autre portrait d’Anna Boch, cette fois bien plus lumineux. La dame à l’ombrelle (Anna Boch) (fig.28) peint entre 1886 et 1887 la représente cette fois à l’extérieur, dans un milieu verdoyant. Debout dans l’herbe, représentée en demi-profil gauche jusqu’aux genoux, elle regarde vers le spectateur et tient une ombrelle dans sa main droite. L’ombrelle comme le rendu de la perspective sont directement influencés par le japonisme de l’époque. Elle porte une robe d’après-midi à tournure, coupée dans une étoffe vieux rose imprimée de petits motifs et appliquée de dentelles blanches. Sur sa tête, un chapeau de paille orné de plumes ou de rubans blancs complète la silhouette. L’ensemble, robe et chapeau, est typique de la période. Si la nature environnante peut faire référence aux thèmes de prédilection de la peintre, c’est à nouveau comme femme bourgeoise que son maître l’a représentée. Aucune référence, à part celle très vague de la nature, ne la situe comme artiste. Seule une petite peinture sur bois qui figure Anna Boch peignant la mer, mentionnée par une monographie de l’artiste (44), la figure comme telle. Mais il s’agit sans doute d’une esquisse anecdotique qui n’a pas été présentée lors d’expositions, contrairement aux deux portraits précédents.
Fig. 29 – Théo VAN RYSSELBERGHE (1862–1926), Anna Boch dans son atelier. (Massachusetts, USA : The James Philip Gray Collection, Museum of Fine Arts). |
Théo Van Rysselberghe semble être le seul à avoir représenté Anna Boch comme peintre dans Anna Boch dans son atelier (45). Anna Boch est représentée de profil, debout dans son atelier, sans doute face à sa toile. Elle tient d’une main sa palette colorée et de l’autre un pinceau. Son attitude légèrement en retrait, comme si elle avait fait un pas vers l’arrière et son air concentré évoque le fait qu’elle vient de s’interrompre pour juger du résultat de son œuvre. Derrière elle, un grand meuble en bois accueille une coquille, du papier et un pot rempli de pinceaux ainsi que la cheville d’un violon qui rappellent son goût égal pour la peinture et la musique (46). Le tableau accroché au mur est une œuvre japonaise qui fait, bien sûr, référence au japonisme ambiant et aux goûts de la collectionneuse qu’était Anna Boch (47). Sa robe à la veste large resserrée par un cordon correspond assez peu à ce que présentent les magazines de mode de l’époque. Il est plausible que ce soit une robe plus confortable expressément portée dans le cadre de son travail en atelier. Si l’attitude nous le confirmait déjà, le vêtement surenchérit afin de nous rappeler qu’il s’agit bien d’Anna Boch travaillant dans son atelier et non pas posant dans un contexte d’atelier.
. Il réalise le portrait dans la technique divisionniste aux alentours de 1890 – 1892 et il fut exposé en 1892 au Salon des IndépendantsLe cercle familial : l’épouse de l’artiste
Les portraits de l’épouse de l’artiste lui-même fleurissent dans la peinture Fin-de-Siècle. Dans la société du XIXème siècle où le mariage est l’un des piliers de l’organisation sociale et est l’élément indispensable du schéma bourgeois, la femme n’a d’autre existence que celui d’épouse et de mère. On peut de ce fait aisément imaginer l’importance de son rôle auprès de l’artiste et sa place de choix dans l’iconographie du portrait en cette fin de siècle. Si certains ne la peignent qu’épisodiquement, d’autres en font leur sujet de prédilection voire le fil conducteur de toute leur œuvre. C’est le cas des peintres Théo Van Rysselberghe et Rik Wouters qui peignent tous deux une multitude de portraits de leurs épouses respectives. Si les deux hommes ont pour habitudes de représenter leurs épouses dans l’intimité du quotidien, c’est un quotidien bien différent qui les caractérise. Quand le premier représente son épouse, bourgeoise émancipée aux innombrables tenues, le second dépeint une épouse plus modeste où tenues et bijoux varient à peine et où la mode n’est pas une priorité.
Fig. 30 – Théo VAN RYSSELBERGHE (1862–1926), Portrait de Maria Van Rysselberghe–Monnom. (Otterlo, Kröller–Mu¨ller Museum). |
Chaque année, c’est au moins un portrait de Maria que peint Théo Van Rysselberghe et parmi les quarante-neuf portraits dénombrés (48), nous avons fait le choix, difficile, de trois tableaux de périodes bien distinctes. Le premier ”vrai” portrait – entendons le portrait terminé, non pas une esquisse ou un dessin – est réalisé en 1892. Le couple, qui s’est marié en 1889, ne se connaît pas encore très bien et ce portrait en pied de Maria en belle robe de jour dans un intérieur bourgeois présente une allure assez officielle. Dans Portrait de Maria Van Rysselberghe-Monnom , le modèle est debout, appuyée sur une desserte surmontée d’un bouquet de fleurs multicolores et tourne le regard vers l’artiste. L’attitude qu’adopte Maria est assez intrigante : en appui sur le meuble, elle semble soulever le pied ou esquisser un mouvement de la jambe qui fait apparaître ses deux chaussures noires. Peut-être était-elle encore mal à l’aise de poser devant son jeune mari ? Ce portrait bourgeois somme toute assez classique est, comme nous le verrons, une exception dans l’iconographie des portraits de Maria Van Rysselberghe.
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Un bond dans le temps nous amène en 1907, année de réalisation du portrait de Maria Van Rysselberghe à Jersey (fig.31) lors d’un été sur l’île Anglo-normande. L’ensemble très décoratif est dû au papier peint aux motifs stylisés de vigne et à la tenue de Maria. Un livre fermé sur la table rappelle que Maria Van Rysselberghe est férue de littérature et qu’elle-même est à l’origine de plusieurs ouvrages. Un regard sur une double page d’un magazine de mode l’année 1907 (fig.32) suffit pour se persuader que le vêtement porté par le modèle est d’une grande modernité. Est-ce une tenue réservée au foyer ou est-ce une tenue de jour d’une grande originalité ? Quoi qu’il en soit, cette chemise croisée aux larges manches est bien sûr directement inspirée des kimonos. Mais ici, pas d’étalage de japonisme comme cela a pu être le cas dans certains tableaux de Stevens, par exemple. C’est bien plus l’inclusion de la tendance dans un mode de vie, la modernité incarnée en toute discrétion. En outre, le collier de grosses chaines ornées d’un médaillon présente quant à lui une inspiration plus Renaissance. La confrontation des deux styles impose l’originalité du modèle.
Maria Van Rysselberghe assise s’appuyant à la table (fig.33) peint en 1913 contraste avec le portrait précédent par sa sobriété. Sa silhouette se détache d’un fond composé de droites. Le coussin coloré du fauteuil répond au vert du montant de la porte et se reflète sur la chemise blanche, dans les boucles de cheveux et la veste du modèle. Les bras croisés, Maria regarde ailleurs, les yeux baissés, plongée dans une réflexion intense. Elle porte une veste noire et une chemise blanche à large col volanté dont l’association rappelle la veste et la chemise masculine. Sa coupe de cheveux courte est d’une très grande modernité, puisqu’il faudra attendre les années vingt pour que les cheveux courts ne soient plus une excentricité. Le stéréotype du portrait bourgeois des premières années s’est rapidement effacé pour laisser place aux portraits d’une femme de caractère, moderne et en avance sur son temps.
Fig. 34 – Rik Wouters (1882–1916), La dame en noir assise dans un intérieur (chapeau rouge à la main) ou Après–midi à Boitsfort. (Bruxelles, Musée d’Ixelles). |
Hélène Duerinckx, dite Nel, rencontre Rik Wouters alors qu’elle travaille comme modèle et qu’elle fréquente les élèves de l’Académie de Bruxelles où celui-ci suit les cours de sculpture. C’est le coup de foudre et le jeune couple s’installe ensemble avant de se marier en 1905 (49). Wouters apprend la peinture en autodidacte et Nel est le témoin et le modèle de ses expérimentations. L’inspiration de son œuvre est issue du quotidien et les nombreux portraits de Nel en sont le fil conducteur. Il ne sera dès lors pas possible de tous les aborder. Rik Wouters réalise un des premiers portraits peints de Nel en 1908, La dame en noir assise dans un intérieur . Les portraits de Nel sont toujours peints dans le contexte du foyer du couple ou à l’extérieur, lors de leurs promenades dans les bois aux alentours. C’est un intérieur modeste dans lequel s’inscrit Nel, il est vrai que le couple a souvent eu du mal à joindre les deux bouts. La pièce se compose de murs nus, seulement bordés d’un lambris blanc, quelques objets épars, un fauteuil et un tapis dont on devine le dessin. Mais le modèle rayonne, son sourire et la lumière qui entre par la fenêtre réchauffent la pièce. Assise, penchée vers l’avant, elle tourne son visage pétillant vers le peintre. Sa robe noire, très simple, est à peine esquissée et confère à celle-ci un aspect d’écran sur lequel Wouters capte les jeux de lumière. Gantée de blanc, elle porte un grand chapeau brun ou rouge décoré d’un ruban foncé. Sa tenue donne à penser qu’elle s’apprête à quitter la maison, le chapeau et les gants étant des accessoires indispensables au monde extérieur, mais que le peintre l’a interceptée le temps d’une pose. Le tableau donne à voir une scène de vie, de l’instant, capturée par l’artiste.
Fig. 35 – Rik Wouters (1882–1916), Intérieur D ou Dame en bleu, collier d’ambre. (Bruxelles, Musées royaux des Beaux–Arts de Belgique). |
En 1912, Rik Wouters peint Intérieur D ou Dame en bleu, collier d’ambre (50). Dans un intérieur bigarré, la jeune femme est assise dans un fauteuil en osier, le visage appuyé sur une main, l’autre tenant une chaise couverte d’une étoffe chatoyante et regarde dans la direction du peintre. Nel décrit le contexte de réalisation de Dame en bleu, collier d’ambre :
Encore indécis sur ce qu’il fera ce matin-là, Rik et moi bavardons. Je sais déjà qu’il peindra car c’est dans ce but que je me suis habillée. Fatigue ou dégoût momentané de l’atelier, je ne sais quelle impulsion me donne envie d’être belle au repos et de passer quelques heures au gré de ma fantaisie. M’étant assise dans un fauteuil d’osier près de la fenêtre, Rik m’observe tout en bavardant. Je guette l’expression de ses yeux pour voir si j’ai pensé juste en me disant que Rik peindra. Après un impératif « reste », il prend une toile et commence à peindre comme si cette image faisait suite à notre conversation. (51)
Ce témoignage nous apprend à quel point la peinture faisait partie du quotidien du couple et que Nel participait activement à la réalisation des peintures puisque, connaissant les goûts de son mari, elle savait quelles tenues porter pour l’encourager à peindre. Elle porte une simple robe bleue dont l’artiste rend les reflets par touches de bleu roi et de noir. Un collier d’ambre orangé tranche au milieu du bleu et rappelle le jaune du rideau à gauche de la composition. Ce collier d’ambre est un leitmotiv des portraits de Nel. On le retrouve dans presque chacun d’eux, comme par exemple dans les Reflets que Wouters peint en mai de la même année. Cette fois, c’est en pleine nature que l’artiste représente son épouse et ce portrait est autant celui de Nel que celui de la lumière qui crée mille reflets sur la peau du modèle. En buste, de face, se détachant de l’écrin de verdure, Nel regarde le peintre. Elle porte une robe bleue légèrement ouverte qui laisse entrevoir la dentelle de son sous-vêtement et qui dévoile sa peau sur laquelle danse la lumière en reflets vert, blanc et rose. Elle porte à nouveau son collier d’ambre et des boucles d’oreilles en opale qui retiennent la lumière (52).
Fig. 39 – Rik Wouters (1882–1916), Portrait de Madame Rik Wouters. (Paris, Musée national d’art moderne–Centre Georges Pompidou). |
Les rideaux rouges (53). Cette phrase nous en dit long sur le rôle du vêtement dans la peinture de Rik Wouters ; il n’est pas élément d’apparat – le couple n’a pas les moyens d’une garde-robe débordante – mais il est vêtement de la vie quotidienne et surtout un motif, l’objet d’expérimentation, de recherches de couleurs, d’effets de matière et de reflet. Durant tout ce travail, nous avons principalement croisé des robes d’apparat, de bal ou de dîner, des élégantes robes de jour, des matières précieuses. Même chez Théo Van Rysselberghe, qui a peint un nombre impressionnant de portraits de son épouse, les tenues ne se ressemblaient jamais. Mais ici, le couple ne disposait pas des mêmes moyens, l’argent allant d’abord aux premières nécessités et les vêtements n’étant pas une priorité. C’est ainsi que cette robe rayée se retrouve dans bien d’autres tableaux et esquisses tels que le Portrait de Madame Rik Wouters peint en 1912. Ces portraits constituent donc le reflet de la vie quotidienne de Nel et Rik Wouters où le vêtement est celui du quotidien, prétexte aux étudeset essais du peintre.
, peint en 1913 représente Nel debout dans l’encadrement de deux rideaux rouges à motifs verts. La jeune femme porte une robe blanche à rayures rouges et l’inévitable collier d’ambre. Cette robe est connue par un portrait photographique et Nel dit à son propos « Je suis naturellement choisie comme modèle, ayant justement ce jour-là, la robe à rayures rouges et blanches, si amusante à peindre. »Le vêtement à la mode est intrinsèquement lié à la mise en images de la classe bourgeoise. Il souligne un statut, dénote la richesse et reflète des habitudes propres à cette classe de loisir. Mais au-delà du simple attribut d’une classe, il est un élément essentiel de la construction d’une identité et d’une singularité, il est indispensable à la constitution de l’image que souhaite renvoyer le sujet représenté. Le portrait de commande est le plus souvent lieu d’étalage de richesses où les vêtements d’étoffes précieuses côtoient les bijoux les plus brillants et évoque la richesse du commanditaire. Mais ces portraits sont aussi le moyen de se positionner au sein de l’avant-garde et de la modernité en arborant une mise à la coupe novatrice ou en portant des tenues inhabituelles dans le genre du portrait, comme un ensemble de sortie. L’absence de visibilité de la mise est tout aussi porteuse de sens puisqu’elle porte l’attention sur d’autres caractéristiques de la personnalité de la modèle, le plus souvent son intellect. Les portraits effectués au sein du cercle proche de l’artiste donnent une place plus variée aux vêtements qui sont par ailleurs généralement plus sobres. C’est moins une image publique qu’une image privée qui est proposée, laissant un temps le public entrer dans l’intimité du modèle. En représentant des personnes familières, c’est tout autant le milieu de l’artiste que celui du modèle qui est évoqué. L’accent n’est pas seulement mis sur la richesse mais encore sur l’intellect, la culture, le goût ou le mode de vie moderne de ces femmes. Le vêtement n’est pas étranger à ces constructions et est une variable tout aussi importante que la posture et le contexte du portrait. Il s’efface pour accentuer la signification d’un accessoire ou se dépouille pour évoquer un style de vie particulier, se rattache au style normé de la bourgeoisie ou exprime sans détour l’attachement à la pointe de la modernité. Il peut également évoquer la profession de la « portraiturée », comme c’est le cas dans celui d’Anna Boch peint par Théo Van Rysselberghe. Il est nécessaire de ne plus considérer l’habillement des modèles peints comme un détail futile tout juste bon à enrichir la composition mais bien en lui donnant une place significative dans l’analyse de l’œuvre et en le confrontant à la mode contemporaine par le biais de magazines d’époque et de photographies. La mode, cette « frivolité essentielle » (54), constitue un prisme de lecture original du portrait de femme peint, ouvrant de nouvelles perspectives et posant de nouvelles questions qu’il ne nous faut pas sous-estimer.