Introduction
Dans l’étude de la construction des carrières des artistes femmes à la fin du XIXe siècle, Henriette Calais est une personnalité singulièrement intéressante. Figure d’indépendance, elle mène, entre 1885 et 1920, une carrière accomplie et aborde des styles et des techniques alors particulièrement fermés aux artistes féminines. Si l’accès des femmes aux cursus artistiques est toujours difficile, la fin du XIXe siècle voit émerger plusieurs changements significatifs tels que l’ouverture des académies de Belgique aux femmes. Au-delà de la formation, la possibilité de côtoyer les acteurs des milieux artistiques et d’établir des relations professionnelles reste la condition sine qua non à la réussite d’une carrière artistique. En l’occurrence, c’est à peu près ce qu’il nous reste d’Henriette Calais : les bribes d’un réseau. Depuis le cercle Le Progrès jusqu’à La Libre Esthétique, en passant par le Cercle des Femmes-Peintres et les Salons d’Art Idéaliste, on remarque sa présence assidue sur la scène artistique belge. À défaut de pouvoir appréhender complètement une carrière encore mal connue, il convient de mettre au jour l’itinéraire de cette créatrice « libre » (1).
Situation familiale et formation
Henriette Calais naît le 15 février 1863 à Vilvorde. Elle est le troisième et dernier enfant de Philippe Calais (1821-?) et de Joséphine Van Lauretten (1824-1866). Philippe Calais est originaire de Gand. Son père était marchand de parapluies et lui-même exerce la profession de libraire. Il épouse Joséphine Van Lauretten à Bruxelles en 1853. La famille maternelle est issue de la bourgeoisie et possède une certaine fortune. Dans les documents relatifs au mariage, les membres de la famille Van Lauretten sont renseignés comme « négociants » ou comme « propriétaires » (2). Calais semble donc issue d’une famille qui ne compte pas d’artistes. L’on sait la situation précaire dans laquelle se trouvent les jeunes filles souhaitant entamer une carrière artistique sans être issues d’une lignée d’artistes ou sans en épouser un (3). Il est possible que son oncle par alliance, Hippolyte Cellier, ait pu encourager la vocation artistique de Calais, voire lui fournir une première formation. En effet, dans son testament olographe, elle indique posséder des œuvres de son « oncle Cellier » (4). Ce dernier est repris comme « négociant » dans l’acte de mariage du couple Calais, ce qui indiquerait qu’il eut une pratique artistique amateure. Devenu veuf trois ans après la naissance d’Henriette, Philippe Calais se remarie en 1877. Cette fois, parmi les témoins du mariage, figure un certain Jacques Stockmans, peintre de son état.
À partir de 1885, et bien que la famille Calais réside à Bruxelles, Henriette vit à Namur où elle commence à être active. Elle n’a toutefois jamais étudié à l’Académie des Beaux-Arts de Namur, qui n’a ouvert ses portes aux femmes qu’en 1900, et ces dernières n’y ont été intégrées que très progressivement. Au cours des premières années, il était même interdit aux étudiants masculins de leur adresser la parole, de peur que cela puisse les détourner de leur cursus artistique (5). Toujours est-il que Calais a probablement suivi des cours privés dans l’atelier d’un artiste qui enseignait à l’Académie de Namur (6). L’hypothèse d’une formation dans un atelier d’artiste est étayée par la nécessité pour les jeunes filles de suivre des enseignements privés pour disposer d’une formation complète, les cours dispensés aux femmes dans les académies étant souvent insuffisants (7). À Namur, elle expose d’abord au salon du cercle Le Progrès. Fondé en 1881, Le Progrès était un cercle artistique et philanthropique qui organisait régulièrement diverses activités comprenant excursions, soirées musicales, conférences ainsi qu’un salon d’art annuel (8).
Après cette première formation, Calais entre à l’Académie de Bruxelles en 1889 – année de son ouverture aux femmes – alors qu’elle est âgée de 26 ans et expose déjà depuis plusieurs années. Elle y suit des cours de dessin et de peinture durant cinq ans (9). Par sa formation à l’Académie, elle fait partie de la première génération d’artistes femmes qui a eu plus facilement accès à l’étude de modèles vivants et qui s’oriente plus volontiers vers la figuration humaine (10). En 1890, le peintre Emile Antoine Coulon (1868-1937) réalise son portrait à l’huile . Pendant cette période, elle continue d’exposer à Namur, notamment aux Expositions internationales et triennales des Beaux-Arts, version namuroise des Salons triennaux. Elle expose aussi régulièrement dans plusieurs autres grandes villes de Belgique et occasionnellement à l’étranger (11).
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Henriette Calais symboliste
La situation complexe des femmes au sein des milieux symbolistes a été mise en lumière par Charlotte Foucher-Zarmanian dans sa thèse de doctorat (12). L’hermétisme du symbolisme aux artistes féminines nous donne une idée des difficultés auxquelles Calais a dû faire face pour se faire accepter dans un courant qui promeut un discours profondément misogyne. Les théories artistiques de la fin-de-siècle sont particulièrement clivantes : si l’impressionnisme est un art du ressenti, le symbolisme est un art de l’intellect qui nécessite une compréhension approfondie du monde pour révéler aux spectateurs les idées au-delà de l’expérience sensible. Dans cet esprit, les femmes étant, au mieux, capable de reproduire ce qu’elles voient, doivent se borner à un style impressionniste ou réaliste dont le rejet est la base même du symbolisme. Dans le même ordre d’idées, le symbolisme rejette a priori des genres alors considérés comme plus adaptés aux femmes, tels que la nature-morte. Cette théorie répond aussi à des changements d’ordre pratique ; avec l’impressionnisme vient l’essor de la peinture en tube et du pleinairisme, qui facilitent et démocratisent la pratique picturale. Il est donc beaucoup plus aisé pour les femmes de s’adonner à la peinture. Cette démocratisation est elle-même vue d’un mauvais œil par les tendances aristocratiques de certains cercles symbolistes. Cette situation pourrait laisser penser que les femmes ont été absentes des milieux symbolistes, trop fermés pour qu’elles y participent. Les faits sont tout autres et les artistes mettent en œuvre de multiples stratégies pour pouvoir exprimer leur créativité et légitimer leur œuvre, quitte à parfois dissimuler leur genre (13).
En ce qui concerne Calais, la tendance symboliste apparait tôt dans son œuvre et se remarque malgré le nombre limité d’œuvres connues de l’artiste. Il est aussi possible de se référer à l’iconographie des œuvres d’après leurs titres – souvent le seul témoignage restant de son travail. En 1892, au Cercle artistique et littéraire de Namur, elle expose un Sphinge et une œuvre intitulée Tourment. La même année, au Cercle des Femmes Peintres, elle expose à nouveau le Sphinge mais également Prière, en plus de deux portraits féminins au pastel. En 1895, à l’Exposition internationale et triennale des Beaux-Arts de Namur, elle expose Elégie, mais aussi un dessin, Délivrance, une aquarelle intitulée Âmes Solitaires , un pastel, Vision et également une aquarelle sur le thème mythologique des trois Moires. Ce bref aperçu permet de constater la proximité de Calais avec la mouvance symboliste alors très active en Belgique.
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En 1896, elle participe au premier Salon d’Art Idéaliste (14) » L’analogie est à nuancer puisque, contrairement à leurs homologues bruxellois, les Salons de la Rose†Croix étaient explicitement fermés aux femmes. Dans l’organe trimestriel de l’Ordre de la Rose†Croix, Péladan écrivait : « Suivant la loi magique, aucune œuvre de femme ne sera jamais ni exposée ni exécutée par l’Ordre. (15) » La réalité est bien différente puisqu’au cours de l’existence des salons rosicruciens, plusieurs femmes y ont exposé en utilisant un pseudonyme, le nom de leur mari ou seulement leur nom de famille. C’est par exemple le cas de la Belge Hélène Cornette (1867-1957) qui expose sous le nom de « Cornette » au dernier Salon de la Rose†Croix, en 1897 (16).
, organisé par le peintre Jean Delville (1867-1953). Ce dernier présente ses salons comme « analogues, si pas identiques, aux Salons de la Rose†Croix créés à Paris par le Sâr Joséphin Péladan […] et au Mouvement Préraphaélite de Londres.1 picture | Diaporama |
Aux Salons d’Art Idéaliste, la situation est différente et c’est sous son vrai nom que Calais expose. Il en va de même pour Alice Eckermans (17) qui y expose une œuvre. Hélène De Rudder-du Ménil (1869-1962) participe au premier salon en même temps que son mari Isidore De Rudder, et expose cinq panneaux brodés. Calais semble s’y faire remarquer positivement, du moins par la presse acquise au symbolisme. Dans la revue L’Art Idéaliste, que Delville fait paraitre en parallèle à ses salons, elle est évoquée immédiatement après lui mais n’échappe pas à une critique condescendante :
« Les œuvres capitales étaient assurément celles de M. Jean Delville (Orphée – à Dodone – Parsifal) qui s’oriente de plus en plus vers le Beau, en affirmant un souci – rare et d’autant plus louable – de la forme et du style. […] C’est le même souci qui attire l’attention sur les Ames solitaires et sur la Fontaine d’amour de Mlle H. Calais, à laquelle nous signalerons quelques notes de couleur discordantes (18) ».
Elle participe ensuite aux deuxième et troisième Salons d’Art Idéaliste. Delville ayant obtenu le soutien de l’avocat et mécène Edmond Picard, ces événements sont d’une ampleur bien supérieure au précédent et se déroulent à la Maison d’Art, lieu central de l’activité artistique bruxelloise entre 1894 et 1900. Cette fois, Louise Danse (1867-1948) y expose également. À l’occasion du troisième Salon d’Art Idéaliste, la revue L’Art Moderne publie :
Dans la moitié la plus récente, un triptyque de Mlle Calais, dont un volet, Vers la Lumière, avait été exposé précédemment à la Maison d'Art. La Fontaine d'amour et Ames solitaires répètent, sans y ajouter d'intérêt, la première page de la jeune artiste. Peinture de sentiment et d'inexpérience (19) ».
Si L’Art Moderne est régulièrement peu tendre avec les artistes qui gravitent autour de Delville, la critique est ici adaptée à une artiste femme. Il s’agit de la réduire à une condition de « peintre de sentiment ». Dans les années qui suivent, L’Art Moderne poursuit ses critiques sur une ligne anti-symboliste. Toutefois, en étudiant la réception de Calais, on remarque qu’aux jugements des critiques s’ajoute le poids des attentes envers les artistes féminines et celui de la réprimande lorsqu’elles ne s’y conforment pas. L’Art Moderne affiche un certain mépris face à une quelconque forme d’intellectualisme, en souhaitant par exemple que Calais se limite à « décrire les sensations » :
»Il y a de jolies pages, lumineuses et fines, dans l'envoi de Mlle Calais, qu'on souhaiterait voir s'affranchir du mystico-symbolisme dont les excentricités de la Rose-Croix ont propagé, il y a quelque quinze ans, les funestes doctrines. […] Combien la jeune artiste est plus intéressante et plus émouvante quand […] elle se borne à décrire, en des paysages exquis, les sensations que lui fait éprouver la nature (20) ! »
En 1899, l’écrivain et journaliste Ray Nyst, proche de Delville et de la Rose†Croix, consacre à Calais un article élogieux dans la Revue Mauve (21). La même année, elle est invitée à exposer au Salon d'art religieux de Durendal, l’un des plus grands rassemblements d’artistes symbolistes organisé en Belgique (22). Calais semble donc bien installée dans le mouvement symboliste et avoir gagné la reconnaissance de ses pairs.
Calais sur la scène belge : réseau et réception
Le réseau que se crée Calais au fur et à mesure de sa carrière est difficile à appréhender, faute de sources. Néanmoins, on devine une proximité avec certains artistes avec qui elle expose régulièrement. L’on peut déjà citer Jean Delville. Celui-ci quitte l’Académie de Bruxelles avant que Calais n’y entre et ne devient professeur que plusieurs années après que Calais soit elle-même diplômée. C’est donc en dehors de l’Académie que la rencontre s’est faite. Jean-François Portaels (1818-1895) semble avoir été un modèle important pour Calais (23). Il était directeur de l’Académie durant ses études. On peut également citer le couple De Rudder-du Ménil avec qui elle expose à plusieurs reprises. En 1899, elle organise une exposition au Cercle artistique et littéraire de Bruxelles en compagnie d’Alice Eckermans – qui expose également au salon de Durendal – et d’Edmond Van Hove. En 1903, elle participe à une seconde exposition en groupe au Cercle artistique et littéraire, cette fois en compagnie de Servais Detilleux et Franz Gailliard. Elle participe également aux expositions du Cercle des Femmes Peintres et sera proche de La Libre Esthétique dès les premières années du XXe siècle.
En 1899, elle expose une série de panneaux décoratifs intitulée Les Heures à laquelle L’Art Moderne consacre, cette fois, un article élogieux (24). Cette série semble faire partie des chefs-d’œuvre de Calais. Elle est aujourd’hui considérée comme perdue mais l’inventaire des œuvres joint au testament de l’artiste indique que « le travail exécuté se trouve à Ansin (25) (France) chez M. Mestroit » (26).
À l’occasion de l’exposition des femmes peintres au Cercle artistique et littéraire de Bruxelles en 1906, le critique Sander Pierron signe un article très éclairant. Si Calais est avant tout peintre, elle pratique régulièrement la sculpture. Toutefois, la sculpture est un art qu’on estime alors très peu adapté aux femmes (27). Rappelons par ailleurs que Calais n’a pas étudié la sculpture à l’Académie, uniquement le dessin et la peinture. À travers Pierron s’exprime tout le mépris pour la « pratique féminine » de la sculpture : la sculpture nécessite « avant tout de la fermeté et aussi de l'endurance » et n’est « point faite pour les femmes » (28). Cela illustre aussi le cercle vicieux qui est mis en place autour de la pratique de la sculpture. Cette discipline étant considérée peu adaptée aux femmes, il leur est dès lors difficile d’obtenir une formation de qualité. Ce manque de formation se faisant parfois sentir dans la qualité des œuvres, celle-ci est aussitôt brandie comme la preuve de l’incapacité des femmes à sculpter. Cependant, un rapide coup d’œil à la maquette de La Fontaine d’Amour de Calais – seul témoignage connu de sa pratique sculpturale – nous montre que l’artiste possède une habileté manifeste et une connaissance approfondie de la sculpture de son temps.
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À partir de 1903, elle est présente chaque année au vernissage du Salon de La Libre Esthétique, ce qui fait d’elle une figure non-négligeable de la vie artistique bruxelloise. Toutefois, Calais n’a jamais pris part aux Salons des XX, ni à ceux de La Libre Esthétique. Au début du XXe siècle, elle expose beaucoup : aux Salons triennaux, aux Cercles artistiques de Bruxelles et de Namur, et à l’Exposition universelle de 1904 à Saint-Louis (Etats-Unis) pour laquelle elle envoie ses toiles Midi (29). Un dessin au crayon sur papier est acquis par le collectionneur Henri Van Cutsem. En 1912, elle expose, au Salon de Printemps, le groupe de sculptures La Fontaine d’Amour. Il semble que ce soit un travail comparable à celui de La Porte de l’Enfer d'Auguste Rodin. En effet, cette œuvre a occupé Calais pendant plusieurs années et elle en a exposé des fragments à plusieurs reprises. La chronologie des expositions des fragments est difficile à établir puisqu’une autre œuvre de Calais – un triptyque décoratif peint – porte le même titre. Deux motifs de la sculpture ont certainement été présentés à l’Exposition universelle et internationale de Bruxelles en 1910. Le projet était initialement destiné au parc Josaphat, à Schaerbeek, où se trouve la source qui donne son titre à l’œuvre, mais il n’a pas abouti. L’œuvre reçoit d’excellentes critiques, notamment de L’Art Moderne (30) et même de la part de Pierron dans le quotidien L’Indépendance Belge (31).
et Alléluia . Celles-ci sont ensuite acquises par l’Etat belge3 pictures | Diaporama |
Dernières années et succession
Après la Première Guerre Mondiale, la carrière de Calais semble pratiquement à l’arrêt. Néanmoins, elle est nommée Chevalier de l’Ordre de Léopold en 1920 (32). En 1922, elle emménage rue Martin Lindekens, à Woluwe-Saint-Pierre, où elle restera jusqu’à sa mort. À partir de 1930, elle se fait inscrire dans l’annuaire des Beaux-Arts où sont recensées toutes les adresses des artistes de Belgique. Dans les dernières années de sa vie, elle propose, par l’intermédiaire de son avocat, un projet de sculpture, La Fontaine d’Amour, à la commune de Woluwe-Saint-Pierre. Cette dernière semble intéressée mais rien de concret n’en émerge (33). Elle décide alors d’inclure cette œuvre dans son testament en laissant de l’argent pour qu’elle soit fondue. Un bulletin communal de la Ville de Bruxelles nous apprend que Calais meurt le 13 septembre 1951, à l’âge de 88 ans (34).
La succession d’Henriette Calais est particulièrement intéressante. Déjà abordée dans un mémoire partiellement consacré à l’artiste en 2006 (35), il convient de faire une brève mise à jour de la question. À sa mort, Calais lègue une grande partie de ses biens à la commune de Woluwe-Saint-Pierre. Elle fait elle-même l’inventaire des biens, en précisant : « Il m’est impossible de noter tout… on retrouvera encore bien des choses dans les coins » (36). Ceux-ci comprenaient notamment de nombreux tableaux, dessins, aquarelles, sculptures et photographies de ses œuvres ainsi que les meubles de son atelier, des gravures anciennes, dont une de Jacques Callot, et une eau-forte de Paul Gauguin. Le legs comprenait aussi des papiers personnels ainsi que son journal intime dont elle espère « qu’il intéressera peut-être quelqu’un un jour » (37). Elle souhaite alors que ce legs puisse servir de base à la création d’un musée communal « en reconstituant un peu le milieu dans lequel j’ai vécu, travaillé et souffert » (38).
En 1958, la commune fait réaliser une expertise de l’ensemble des biens. Celle-ci conclut qu’il n’y a là « aucune pièce de qualité » (39). Le conseil communal du 11 janvier 1958 décide à l’unanimité de tout vendre. La vente est organisée via la galerie Nova. Cependant, on peut s’interroger sur ce qu’il est advenu des biens invendables : lettres, documents personnels et journal intime. Hélas, il semble que plus aucun document ne soit en possession de la commune de Woluwe-Saint-Pierre. Néanmoins, le testament ayant été réalisé plusieurs années avant la mort de Calais, il est possible que certains biens devant initialement faire partie de la succession ne soient jamais parvenus à la commune. Si ce n’est pas le cas, ces documents ont été soit déplacés sans qu’il y ait de trace écrite, soit simplement jetés.
La succession n’a cependant pas été complètement vaine. Comme Calais n’a pu faire ériger La Fontaine d’Amour de son vivant, elle laisse de l’argent et souhaite via testament que l’œuvre soit fondue et placée quelque part à Woluwe-Saint-Pierre. La commune estime l’argent laissé insuffisant pour réaliser l’entièreté du groupe. Il est alors décidé de n’en réaliser qu’une partie mais de fondre la maquette en bronze. À nouveau, les fonds sont jugés insuffisants (40). L’avocat propose alors de restaurer et de teinter la maquette couleur bronze afin qu’elle puisse être exposée, estimant que cela suffira à respecter les dernières volontés de Calais (41). L’idée ne se concrétisera pas. La maquette a donc été conservée par la commune au moins jusqu’en 1962, lorsque la succession fut bouclée, et probablement jetée par la suite. Finalement, seule une partie du groupe, Les Fiançailles, est réalisée en pierre par le sculpteur Charles Verhasselt (1902-1993) en 1962 d’après un modèle grandeur d’exécution laissé par Calais. La sculpture se trouve encore aujourd’hui à l’intersection de l’avenue Général de Longueville et de l’avenue Jules César.
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Par son testament, Calais souhaite également l’instauration de deux prix. Un prix « Anna-Théodore Calais » – du nom de sa sœur – pour les étudiantes du Cours supérieur de l’École de Musique. Le prix est remis pour la première fois en 1960 (42). Un second est destiné aux étudiantes de l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles.
Conclusion : le prix de l’indépendance ?
Le déroulement de sa succession, entre 1951 et 1962, est révélateur du peu d’intérêt qu’on accorde à Henriette Calais, même morte récemment. Plus généralement, il est étonnant qu’elle soit tombée dans un oubli si profond malgré une longue carrière et le fait qu’elle ait elle-même œuvré pour sa mémoire à travers son legs. Simple victime d’une succession malchanceuse ? Il est certain que si un groupe sculpté de quatorze figures en bronze signé de son nom trônait dans le Parc Josaphat à Schaerbeek, l’intérêt pour l’artiste aurait été tout autre. Mais la situation de Calais dépasse ce constat. Il est clair que son statut de créatrice « libre », sans père ni mari artiste, son appartenance aux courants symbolistes et sa pratique de la sculpture ne l’ont pas empêchée de réaliser une carrière accomplie – loin s’en faut. Si les critiques sont rudes, les artistes femmes mettent en place suffisamment de stratégies et de moyens alternatifs, pour se créer un réseau, pour exposer, pour être vues et reconnues. D’après mes recherches, il semble que cette autonomie ait surtout posé problème à la mémoire de l’artiste. En poursuivant cette idée, on pourrait imputer son anonymat posthume à cette situation d’indépendance vis-à-vis d’une quelconque figure masculine. C’est ce que semble indiquer la comparaison avec des artistes similaires – de la même génération et évoluant dans des milieux communs. La notoriété d’Alix d’Anethan (1848-1921) serait sûrement moindre si la presse parisienne ne s’était pas prononcée sur sa contiguïté – aussi bien esthétique que personnelle – avec Pierre Puvis de Chavannes (43). De même, il est certain qu’Hélène De Rudder-du Ménil a mieux vaincu l’épreuve du temps du fait de son couple avec un autre artiste. Calais vient donc confirmer que les créatrices « libres » existent et qu’elles réussissent à être présentes sur toutes les scènes, même celles qui peuvent sembler impénétrables aux femmes, comme les salons symbolistes. La figure de Calais vient aussi compléter ce constat par un point plus négatif : pour ces femmes indépendantes, la réussite est un travail acharné de tous les instants et leur reconnaissance en tant qu’artiste semble ne perdurer que le temps où elles peuvent la faire exister elles-mêmes.