



Je suis fou, je suis sot, je suis méchant, Autoportrait de James Ensor (1860-1949)

Avant-propos

Nous publions ici le synopsis du film de Luc de Heusch, projeté en avant-première, aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique au cours de la séance de la Classe des Beaux-Arts du 3 mai 1990.
Synopsis du film

Le jour se lève sur Ostende. C'est dans ce petit port de la mer du Nord que naît Ensor, fils d'un ingénieur anglais et d'une mère flamande, il y a 130 ans, le 13 avril 1860. Un vendredi, jour de Vénus. Mais c'est avec la Mort, et non avec la déesse de l'amour, qu'avait rendez-vous celui qui allait bouleverser l'art de peindre en Belgique. Sorti de l'Académie de Bruxelles, cette «boîte myope» en 1877, James Ensor revient dans sa ville natale et réalise coup sur coup une série de chefs-d’oeuvres. Mais la critique accable de ses sarcasmes les salons bourgeois, les admirables natures mortes de ce très jeune homme qui bouscule les règles en vigueur. Ensor décide de comparaître devant les Bons Juges, magistrats grotesques qu'il a peints dans un tableau célèbre. Il se fait l'avocat de sa propre cause. Il raconte sa naissance et sa mort, ses illusions, ses fantasmes. Ce monologue qui fournit au film sa trame dramatique est authentique: il est composé de diverses déclarations empruntées aux Écrits du peintre. Les critiques l'accusent d'être fou, sot et méchant. Il lance des flèches acerbes contre ses contempteurs; son amertume, sa misogynie, son désespoir prennent le ton sans appel de l'humour noir.
Ensor ne quittera jamais Ostende, « déesse de la lumière blonde ». Dans sa jeunesse il peint d'un trait mordant les baigneurs de la plage dont le Roi Léopold II a fait un lieu de villégiature à la mode. Un demi-siècle plus tard, Ensor est devenu une célébrité nationale et un jeune cinéaste ostendais, Henri Storck, le filme au retour d'une promenade, accompagne d'Auguste, son fidèle domestique (1947). Quarante ans plus tard encore (1989), Storck revient chez Ensor. Il pénètre dans la boutique du rez-de-chaussée où Auguste, de temps en temps, vendait un coquillage. Il évoque avec émotion d'anciens souvenirs. À chaque visite, Auguste l'introduisait cérémonieusement auprès du maître qui l'attendait invariablement sur le palier, jouant de la flûte. Au-dessus de l'harmonium, un gigantesque tableau bariolé: L'Entrée du Christ à Bruxelles, brillait de ses feux barabares.
Ensor est présent dans ses lieux à travers d'anciennes photographies et à travers des images filmées peu avant la mort du peintre (1949); Ensor s'assied au piano et se met à jouer le début de son ballet-pantomine, La gamme d'amour, dont il composa aussi les costumes et le décor. Cette maison, où Ensor vit depuis 1917, il en a hérité de sa tante maternelle. À cinquante mètres de là, au coin de la rue de Flandre et du boulevard Van Iseghem, sa mère tenait le même commerce de souvenirs. Ensor se souvient des coquillages, de leurs formes serpentines, des nacres irrisées et surtout de la mer voisine, immense et constante, où règne la Lumière, déesse de la peinture. Il la peignit un jour sous les traits de la vierge consolatrice. De la mer toute proche jaillit Vénus qui court sur les nacres, s'oublie dans les conques, salive sur les brosses du peintre. Alors de mystérieuses sirènes jalouses emplissent la boutique maternelle de murmures humides. La Sirène. C'est le nom qu'Ensor a donné à sa maîtresse, Augusta Boogaerts. Il ne l'épousera pas, mais lui restera attaché toute sa vie. Sans grande passion. Il vivra jusqu'à l'âge de 55 ans auprès de sa mère qui ne comprend rien à son génie. Un cauchemar d'enfant aura une influence durable sur son œuvre. Un oiseau marin terrifiant, avide de lumière, vient bousculer son berceau. La Mort désormais l'accompagne partout, flanqué de masques tragiques. Elle le cueille au saut du lit, jette la panique sur la ville. Mais Ensor la nargue: il fait son autoportrait squelettisé.
Le premier atelier d'Ensor est un sanctuaire vide, que conserve pieusement un amateur ostendais, Frans Aerts. Il est situé sous les toits au cinquième étage de la maison maternelle. C'est dans cet espace exigu qu'Ensor a planté son chevalet lorsqu'il avait 20 ans. C'est là qu'il a peint la plupart de ses chefs-d'oeuvre, avant le tournant du siècle. Et notamment l'Entrée du Christ à Bruxelles, ce manifeste de l'art moderne, annonciateur de l'art moderne, annonciateur de l'expressionnisme. Ensor ne se séparera jamais de ce maître-œuvre, aujourd'hui exilé dans un grand musée américain. Et brusquement, mystérieusement, il va perdre sa force créatrice. Il a 40 ans, et sa première exposition personnelle à Paris a été accueillie dans l'indifférence. Désespéré, Ensor est plus ombrageux que jamais. Alors Emma Lambotte, une jeune femme d'esprit indépendant, écrivain, vient à son secours. Elle s'évertue à faire connaître son œuvre et la gloire grandit. Ensor ne cesse de peindre et de dessiner, mais l'élan créateur s'est brisé. Il est nommé baron, fait des discours, des harangues, préside le Carnaval d'Ostende. Il attend désormais la mort avec sérénité. Lorsqu'elle arrive enfin alors qu'il est âgé de 89 ans, James Ensor se retrouve, comme il le souhaitait « couché parmi les moules parquées d'Ostende et les sirènes bavardes », livré « aux baisers, avides des jolies bêtes des eaux, du ciel, de la terre et de la mer ».