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- - - Julie Lavigne Le fil de la subversion : pornographie et autres plaisirs au féminin chez Ghada Amer
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Reporticle : 218 Version : 1 Rédaction : 09/07/2017 Publication : 15/12/2017

Introduction

Un ouvrage sur le fil et le défilage en art contemporain ne peut ignorer le travail riche et complexe de Ghada Amer. Cette artiste prolifique et incontournable en art contemporain est née au Caire en 1963. Après un séjour de plus de vingt ans en France, elle s’installe à New York où elle vit encore maintenant et y mène une carrière internationale. On reconnaît son travail pour son questionnement des stéréotypes de genre, sexuels et culturels, ainsi que pour avoir intégré la broderie sur toile. (1) Au-delà de l’apport des pratiques et des discours sur le caractère autoréférentiel des arts textiles, mon approche des œuvres se veut davantage plus près du contenu que de la forme, mon intérêt reposant principalement sur la représentation d’une sexualité explicite. Cet intérêt découle de deux expériences, la première étant de nature personnelle et esthétique, et la seconde, de nature professionnelle.

En effet, j’ai eu l’immense privilège de contempler les œuvres d’Amer lors d’une magnifique rétrospective au Musée d’art contemporain de Montréal organisée par Thérèse Saint-Gelais de 2 février au 22 avril 2012. Au-delà de l’idée qu’il existe sans conteste un décalage entre les reproductions et les œuvres réelles — l’expérience des œuvres d’Amer s’est avérée révélatrice pour trois raisons particulières. La première raison découle du fait que les œuvres d’Amer imposent de manière ostentatoire la beauté de son travail. D’ailleurs, dans le texte du catalogue qui accompagne l’exposition, Saint-Gelais affirme d’entrée de jeu que « Le plaisir de voir les œuvres de Ghada Amer est de ceux qui se vivent dans une approche globalisante et sensorielle de la toile. (2)  » Deuxièmement, la réception in situ des œuvres d’Amer est révélatrice du fait qu’elles s’apprécient très différemment selon le positionnement du regardant dans l’espace, qu’il s’agisse d’une distance éloignée ou d’une distance rapprochée. Dans la distance éloignée, que l’on pourrait qualifier de distance publique de l’œuvre, l’écart nous laisse entrevoir des œuvres s’inspirant de l’expressionnisme abstrait revisitées par l’entremise du médium de la broderie. Lorsque le regardant s’approche de l’œuvre, à une distance intime, les œuvres d’Amer révèlent dès lors leur caractère figuratif et sexuel. Bien évidemment, toutes les œuvres de l’exposition ne suivent pas le même motif de réception, mais on y trouve un nombre suffisant pour y voir un leitmotiv. D’ailleurs, dans le cadre de cet article, les œuvres seront principalement abordées en plan rapproché, à distance intime. La troisième leçon que l’exposition d’Amer nous enseigne est que l’accrochage peut avoir une influence significative sur l’interprétation que l’on peut faire d’un corpus d’œuvres : j’ai quitté l’exposition avec cette conviction que les œuvres de Ghada Amer portent en elles une charge critique envers la pornographie commerciale – une portée critique que les œuvres généralement perçues de manière éparse dans les revues d’art contemporain n’arrivent pas à susciter avec autant de mordant (3). L’accumulation importante d’images de femmes telles que représentées dans les magazines pornographiques se laissait interpréter comme une critique acerbe de leur utilisation par la pornographie. La sérialité du corps sexualisé des femmes évoque de manière spectaculaire l’interchangeabilité propre au processus d’objectivation des femmes dans l’univers pornographique hétérosexuel et commercial. Bien qu’il s’agisse d’une interprétation justifiée de l’œuvre d’Amer, ce n’est pas celle que je choisirai d’emprunter, car je crois que la stratégie « amerienne » se situe davantage dans la subversion et la répétition compulsive que dans la dénonciation féministe classique de la pornographie (je pense ici à Andrea Dworkin et Catharine MacKinnon). En effet, la citation suivante souligne avec justesse que sa stratégie artistique relève moins de la critique directe que de la subversion :

« J’occupe esthétiquement et politiquement ce territoire parce que je crée des peintures abstraites, mais j’intègre un univers féminin dans ce champ masculin : soit celui de la couture et de la broderie. En hybridant ces mondes, le canevas devient un nouveau territoire où le féminin a sa propre place dans un champ dominé par les hommes, et un champ duquel, je l’espère, nous ne serons pas retirées à nouveau. J’inscris sur ces surfaces abstraites des images de femmes tirées de magazines pornographiques où les fantasmes masculins sont représentés, et de cette manière je procède à une double réappropriation (4). »

Cette citation permet de situer les ancrages esthétiques, intellectuels et politiques du travail de Ghada Amer : d’une part, l’artiste statue sur la signification qu’elle attribue à l’usage de la broderie en tant que médium féminin, et d’autre part, elle insiste sur la réappropriation de l’imagerie pornographique comme stratégie artistique critique.

La contribution significative du travail de l’artiste dans l’art des femmes s’est avérée confirmée dans un projet de recherche que j’ai dirigé entre 2009 et 2012 s’intitulant Le rapport éthique à soi et à autrui dans les œuvres de femmes artistes : portrait de la représentation de la sexualité en art contemporain (5). La première étape visait à constituer un corpus d’œuvres afin de dresser un portrait empirique de la place occupée par la représentation explicite de la sexualité dans l’art des femmes entre 1999 et 2009 (6). Parmi les 501 œuvres à caractère sexuel retenues pour le corpus, uniquement 15 % d’entre elles représentaient des actes sexuels explicites. Selon notre opérationnalisation des catégories d’analyse, les actes sexuels explicites incluaient la masturbation, la pénétration, le sexe oral ou toute autre configuration qui suggère l’acte sexuel, par exemple, des corps entremêlés ou encore la présence d’un scénario BDSM (acronyme référant aux pratiques de bondage, discipline, domination, soumission et sadomasochisme). De ce maigre 15%, Ghada Amer s’est démarquée comme étant l’une des artistes les plus prolifiques du corpus. Cet article lui est dédié afin de consacrer le travail de l’artiste comme figure marquante de l’art explicite des femmes. Ainsi, je me concentrerai moins sur la spécificité artistique du travail de broderie proposé par l’artiste. Mon propos visera davantage le traitement de la sexualité et du genre qui se matérialise par le fil dans le travail d’Amer. Mon analyse s’articulera autour des trois œuvres suivantes : Princesses (2005), Pink (2000) et D as in Drips (2010).

Princesses (2005) : répétition, déplacement et plaisir.

Fig. 1 – Ghada Amer, Princesses. 2005, encre, crayons de couleur, broderie, sur papier, 57,2 X 72,4 cm.
Photo : Courtesy Cheim & Read, New YorkClose
Fig. 1 – Ghada Amer, Princesses. 2005.

Les images de l’exposition qui possèdent, à mon avis, la charge la plus critique s’inscrivent dans cette série d’œuvres où les princesses de Disney côtoient des images pornographiques. Dans Princesses, les figures de Cendrillon, Jasmine et Belle dessinées à l’encre, dans une facture qui reprend les livres de coloriage qui ont peuplé notre enfance, occupent la très grande partie de l’œuvre sur papier (fig. 01). Les trois princesses sont coloriées avec des crayons de couleurs où les dépassements conjugués aux couleurs arbitraires reprennent les techniques incertaines des jeunes enfants inexpérimentés et manquant de dextérité. L’œuvre évoque ainsi davantage les activités de coloriage de princesses que l’image même de Cendrillon, Jasmine et Belle. Le canevas préfabriqué des livres à colorier prend une singularité grâce aux assauts de cette fausse main enfantine. Malgré l’aspect sériel de ces images, force est de constater que le coloriage et ses dépassements modifie ou déforme ce canevas de base.

En juxtaposition ou en superposition à ces coloriages de l’univers Disney, l’artiste a brodé quatre figures de femmes tirées d’un magazine pornographique. Il s’agit de quatre motifs identiques brodés dans quatre couleurs différentes. Le motif donne à voir une femme dont le corps est représenté de la tête aux cuisses. Celle-ci adopte une posture de profil suggestive au dos cambré dont les sous-vêtements sont à demi baissés de manière à révéler des fesses rebondies et un sein rondelet. Les mains de cette femme esquissent une caresse et son visage à demi retourné laisse présager une extase érotique. La technique de broderie est à l’exact opposé du coloriage, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un ouvrage mené de main de maître (ou de maîtresse, pour citer le titre ironique du livre canonique de Rozsika Parker et Griselda Pollock (7) ). Bien que la technique soit précise, l’artiste a néanmoins pris soin de laisser certains fils se défiler. Il est possible de voir dans la juxtaposition des motifs appartenant à deux  univers, deux étapes de la socialisation genrée des femmes, soit la tendre enfance, puis la socialisation des femmes sexuellement actives. Ainsi, le formatage à la féminité passive où la beauté est gage de succès par les contes de fée passe à une socialisation plus sexuelle qui dirige les femmes également vers le statut de l’objet à regarder et à consommer. Il va sans dire que la consommation de ces deux types d’images est fort différente, l’une étant destinée aux enfants par le plaisir de colorier et de s’identifier à un univers féérique, l’autre étant destinée aux hommes pour assouvir de prime abord des besoins masturbatoires. Toutefois, les deux types d’images montrent des femmes dont le capital érotique (8) ou sexuel (9) est mis en avant. Il s’agit également de deux types d’images qui sont socialement désapprouvées dans la lutte pour l’égalité entre hommes et femmes dans la mesure où les contes de fées et la pornographie constituent des modèles stéréotypés de la féminité omniprésents dans la société Occidentale. Ainsi accolée, la parenté entre les deux iconographies devient significative : poitrine en évidence, tête penchée dans une pose de séduction et les lèvres entre-ouvertes. Quelle meilleure critique de l’idéologie de la féminité transmise à travers l’imagerie des princesses ?

Cependant, cette analyse me laisse insatisfaite dans la mesure où elle propose une critique simpliste de l’enculturation passive des filles et des femmes. De même, je crois qu’il serait erroné d’y voir une critique similaire à la panique morale sur l’hypersexualisation ou la sexualisation précoce des jeunes filles qui est particulièrement prégnante au Québec et en Amérique du Nord (10). En fait, c’est précisément le fait de recourir à deux activités féminines, le coloriage et la broderie, qui achoppe dans cette interprétation. L’activité des filles et des femmes met en échec l’idéal de beauté promu par les contes de fées et la pornographie. Dans les deux cas, l’impossibilité volontaire à respecter les canevas imposés, en laissant des fils sortir du motif pour le déformer ou en ne respectant pas les bonnes couleurs et en dépassant le trait préfabriqué, sont autant de signes symboliques qui témoignent de l’impossibilité d’imiter parfaitement la norme de genre dont parle la théoricienne Judith Butler.

Rappelons rapidement que pour Butler, le genre et le sexe ne sont pas ontologiquement déterminés, ils ne sont qu’un effet de répétition de la norme sociale hétérosexuelle et patriarcale. En fait, pour elle et à la suite de Nietzsche, il n’y a pas d’acteur préalable à l’action : l’action est immanente et détermine la fiction même de l’acteur (11). De cette manière, pour la féministe, il n’y a pas d’identité sexuelle préalable à son expression, l’identité n’est qu’une répétition de la norme qui prétend être l’identité normative et dite authentique. L’identité n’est pas un fait, mais une expression ou un effet de la norme. Néanmoins, chez Butler, la répétition est compulsive et impérative pour l’intelligibilité. Autrement dit, l’imitation des normes de genre constitue le propre de l’identité, elle les rend cohérentes. On peut lire en conclusion de Gender Trouble que : « Le sujet n’est pas déterminé par les règles qui le créent, parce que la signification n’est pas un acte fondateur, mais un processus régulé de répétition. Celui-ci se cache alors même qu’il applique ses règles, produisant précisément par là des effets substantivants. En un sens, toute signification se fait dans l’orbite d’une compulsion à la répétition ; il faut donc voir dans la « capacité d’agir » la possibilité d’une variation sur cette répétition. […] ce n’est que dans les pratiques répétées de la signification qu’il devient possible de subvertir l’identité. » (12)

En d’autres mots, c’est dans la répétition compulsive de la norme qu’une variation peut subvenir et survient inévitablement, car la norme de genre est impossible à reproduire intégralement. Ainsi, Butler adopte une perspective foucaldienne et postule que le pouvoir, représenté par la compulsion à imiter la norme, contient en lui son contre-pouvoir ou sa résistance. La question se pose de savoir quelle liberté ou quelle subjectivité confère ce contre-pouvoir ? L’identité n’étant qu’une sédimentation de l’imitation ou de la répétition de normes hétérosexuelles et patriarcales, la subjectivité propre à l’individu s’en trouve réduite à un déplacement subversif, toujours restreint de la norme.

Il est étonnant de constater à quel point cette pensée résonne avec l’œuvre mais aussi avec la citation suivante d’Amer : 

« I experience my work as a statement of my own failure to become free because of all the barriers that have been taught to me. So by trying to make a whole list of elements that have alienated me, I might be able to free myself a tiny bit. » (13)

Ainsi, il m’apparaît plus approprié de voir Princesses comme une série de tentatives volontairement échouées de répéter parfaitement les normes de la féminité plutôt que comme une critique directe de « l’enculturation » passive des filles et des femmes à travers l’univers des contes de fées et de la pornographie. Bien que l’œuvre demeure critique de ces deux univers, elle manifeste une « capacité d’agir », certes minimaliste, rendue possible par cette répétition subversive des normes du féminin qui vise, je pense, un affranchissement réaliste du pouvoir culturel hétérosexuel et patriarcal.

Pink (2005) : subversion du male gaze.

Fig. 2 – Ghada Amer, Pink. 2000, acrylique, broderie et gel sur toile, 121,9 X 127 cm.
Photo : Courtesy Cheim & Read, New YorkClose
Fig. 2 – Ghada Amer, Pink. 2000.

Dans Pink, la nature sexuelle de l’œuvre est plus prédominante encore. Formellement, Pink est composée de 5 frises qui se superposent (fig. 02). Chaque frise est composée de la répétition d’un même motif en alternance. Une première frise est composée de 3 exemplaires d’un motif reproduisant une femme plus ou moins allongée qui se masturbe tout en se caressant un sein et en regardant le spectateur. Cette frise est répétée à trois reprises sous formes de bandes horizontales dans le tableau. Puis, l’autre frise, qui revient 2 fois, présente une femme debout se caressant le sexe d’une main et la poitrine de l’autre : ce motif y sera répété 10 fois. Les deux motifs ainsi répétés 9 et 20 fois sont brodés avec des fils roses de différentes tonalités. À l’image des motifs de Princesses, des fils pendent ici et là, donnant l’impression d’une peinture qui coule ou dégouline. Les représentations de ces femmes qui se masturbent proviennent directement de magazines pornographiques et sont encore facilement identifiables, du moins lorsqu’on s’approche du tableau (le tableau mesure 121,9 X 127 cm).

Ainsi, Ghada Amer brave littéralement le mot d’ordre du féminisme des années 70 et 80 où, suite au texte de Laura Mulvey intitulé « Visual Pleasure and Narrative Cinema » (14), les femmes artistes étaient invitées à se soustraire au plaisir visuel de l’objectivation du corps féminin. Cette stratégie féministe sera appuyée par des historiennes de l’art comme Griselda Pollock (15) et Kate Linker (16), préconisant d’éviter la représentation du corps féminin en arts visuels afin d’empêcher que l’inévitable male gaze ne vienne objectiver le corps des femmes et des artistes féministes. Dans ce contexte artistico-politique, force est de constater que l’objectivation sexuelle est synonyme de prise de pouvoir. La stratégie d’Amer sera effectivement plutôt inverse : multiplier cette représentation du corps féminin, qui plus est, déjà sexuellement formatée à la consommation pornographique. Il ne s’agit pas en soi d’une stratégie nouvelle dans la mesure où plusieurs artistes féministes y ont déjà eu recours.

Je pense en particulier au travail de Marlene Dumas qui disait d’ailleurs : « Je suis une artiste qui se sert d’images de seconde main et d’expériences directes » (17). Comme pour Amer, Dumas travaille à partir d’images déjà existantes, tirées de magazines pornographiques. Comme dans les œuvres d’Amer, l’image pornographique transparaît, mais est retravaillée par l’artiste afin de lui conférer une autre forme et un autre sens. Chez Dumas, c’est par l’entremise de l’informe et de l’abject qu’elle retravaille l’image porno : les œuvres de l’artiste cherchent-elles à déchirer l’image pornographique, la liquéfier par le lavis d’encre ? (18) Le questionnement de Charles Darwent à propos du travail de Dumas peut également s’appliquer chez Amer : « La question n’est pas vraiment “Pourquoi Dumas choisit-elle de représenter des sujets aussi crus ?” mais “Pourquoi choisit-elle de le faire par l’intermédiaire de la peinture ?” »  (19).

Pourquoi traiter de cette image pornographique en broderie ? Parce qu’il s’agit d’un moyen de se réapproprier cette image des femmes et du plaisir féminin. D’ailleurs, il importe de préciser que toutes les images pornographiques retravaillées dans les œuvres d’Amer sont des images bien précises : il s’agit toujours de femmes qui se masturbent ou de scènes de caresses ou de baisers entre femmes : jamais Amer ne représente d’hommes lorsqu’elle se réapproprie des images pornographiques. Paradoxalement, le regard masculin est omniprésent dans l’image pornographique qu’elle se réapproprie. En effet, la pornographie hétérosexuelle et commerciale est faite par et pour les hommes et son contenu visuel repose sur le plaisir visuel masculin où l’excitation repose sur l’objectivation sexuelle du corps des femmes. Afin de poursuivre l’analyse, il faut d’abord préciser les assises du concept d’objectivation.

Pour la philosophe américaine Martha Nussbaum, l’acte d’objectiver une personne, soit de traiter un humain comme s’il s’agissait d’un objet, n’est pas en soi un comportement nécessairement négatif contrairement à l’argumentaire des féministes anti-pornographie telles que Laura Mulvey ou Linker. En fait, selon Nussbaum, l’objectivation peut même être souhaitable, notamment dans les rapports sexuels. Selon Nussbaum, — « nous devons respecter un élément fondamental : quand on parle d’objectivation, le contexte est clé. » (20) De même, il faut selon elle distinguer différents types d’objectivation. Pour Nussbaum, il existe sept manières d’objectiver un être humain : l’instrumentalisation, le déni d’autonomie, l’inertie, l’interchangeabilité, le droit de violer, le droit de propriété, le déni de subjectivité. (21) Dans le cas de Pink, c’est surtout d’interchangeabilité dont il est question, soit « Le sujet de l’objectivation considère que l’objet est interchangeable (a) avec d’autres objets du même type et/ou (b) avec d’autres types d’objets. (22)  » L’aspect de filles en séries exemplifie le fait que ces femmes se réduisent à un seul motif, et par conséquent, qu’elles sont interchangeables. Par contre, il s’agit de femmes qui se masturbent, ce qui complexifie la lecture de l’œuvre : difficile, d’y voir un déni d’autonomie ou de l’inertie par exemple. L’image d’origine (dans son format pornographique) est également instrumentalisée à des fins masturbatoires. Cependant, ces images sont réappropriées dans le cadre de l’œuvre et décontextualisées. Or, comme l’affirme Nussbaum, le contexte est crucial lorsqu’il est question d’objectivation. Le contexte est ici celui d’une artiste femme qui utilise des images de masturbation féminine pour en faire un motif récurrent brodé sur une toile. De plus, la technique de broderie aura pour effet non seulement d’abstraire le signe, mais aussi de l’opacifier. Ainsi, le plaisir visuel pornographique conçu par et pour les hommes se transforme grâce à la broderie en un plaisir artistique qui reste certes visuel, mais qui confère au plaisir une dimension tactile. De même, le caractère sexuel du motif se révèle lorsque le regardant est à distance intime de l’œuvre, une distance plus propre au sens du toucher que du visuel. Préservée minimalement du male gaze par la réappropriation d’Amer, la masturbation féminine peut revenir à ses origines et s’apprécier pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une découverte du plaisir sexuel des femmes, un plaisir du toucher et de la caresse.

D as in Drips (2010) : vers une érotisation du motif pornographique

Fig. 3 – Ghada Amer, D as in Drips. 2010, acrylique, broderie et gel sur toile, 177,8 X 127 cm.
Photo : Courtesy Cheim & Read, New YorkClose
Fig. 3 – Ghada Amer, D as in Drips. 2010.

L’opacification de l’imagerie pornographique est encore plus prégnante dans D as in Drips de 2010, la dernière œuvre que j’aimerais aborder. D as Drips s’inscrit dans le même modus operandi, celui d’un motif issu de magazines pornographiques répété plusieurs fois sur la toile formant ainsi une série (fig. 03). Dans cette œuvre de très grand format (177,8 x 127 cm), il s’agit d’un seul motif répété 24 fois réparti en quatre colonnes. Le motif ne peut être déchiffré que par la somme de ses répétitions que les fils n’opacifient pas toujours de la même manière. Celui-ci est composé de deux femmes qui se masturbent. L’échelle de grandeur et l’angle de la prise de vue nous renseignent en effet qu’il s’agit d’un collage de deux images différentes, plutôt que d’une seule image comprenant deux femmes en relation. L’image de gauche présente une femme nue vue de dos agenouillée et s’insérant un godemichet dans le vagin. La femme porte des talons hauts et un ruban assorti dans les cheveux et regarde le spectateur. Ce motif sera dessiné, peint et brodé : la peau du modèle sera rendue dans différentes tonalités de rose pâle et de beige rosé selon les colonnes. Les cheveux seront aussi peints, cette fois-ci en jaune plus ou moins ocre. De même, les talons hauts et le ruban passeront du rouge, au mauve, au vert et au bleu selon les différentes colonnes. Chaque colonne aura ainsi une palette chromatique différente due à la peinture choisie et aux fils utilisés. À l’image des fils qui dégoulinent, la peinture fuit également du motif, produisant des effets de coulures.

Le deuxième motif juxtaposé est composé d’une femme couchée se masturbant d’une main et se caressant un sein de l’autre. Une vue rapprochée permet de voir que son corps est tronqué : seul son torse jusqu’au pubis est visible. Cette figure n’est pas peinte, ni même dessinée, mais uniquement brodée. Tandis que les fils dépassant du premier motif forment un mouvement vertical de descente, les fils qui s’échappent du deuxième motif produisent un amas qui n’est pas sans rappeler une touffe de poils (dans son (plein) double sens d’amas de poils et de toison pubienne). De loin, l’œuvre adopte une facture de type all-over et est complètement abstraite, composée de quatre colonnes elles-mêmes ponctuées de 24 épisodes de dripping. Dans sa distance publique, l’œuvre fait définitivement référence à ce « grand art » masculin du Colorfield, mais surtout de l’expressionnisme abstrait. Le titre alimente d’ailleurs cette réappropriation de l’expressionnisme abstrait pollockien. La distance intime de réception, quant à elle, nous amène dans une toute autre réappropriation, celle des images pornographiques faites par et pour des hommes. Cependant, dans D as drips le modèle pornographique est complètement parasité par les coulures, dégoulinages et touffes de fils. Il s’avère tout à propos que la couche picturale qui nous empêche de bien décoder le signe pornographique soit composée d’un dégoulinage qui évoque la coulure d’un liquide et d’une touffe de fils qui évoque la toison pubienne. En effet, de tous les tabous de la pornographie commerciale, ceux qui persistent concernent les liquides féminins (lubrification naturelle, liquide éjaculatoire et sang menstruel) ainsi que les poils, qu’ils soient pubiens ou non. La matérialité du corps féminin vient littéralement compromettre la forme parfaitement fétichisée pour le regard masculin. C’est en ce sens que la broderie comme stratégie de réappropriation de la peinture abstraite et de la pornographie propres à la culture masculine converge vers une féminisation et une érotisation de l’art comme de la pornographie.

On assiste à une féminisation dans la mesure où l’œuvre reprend une technique traditionnellement féminine pour produire un art suffisamment similaire pour être associé à l’expressionnisme abstrait de Pollock. Au-delà de la figure de Pollock à laquelle l’œuvre réfère explicitement, le courant de l’expressionnisme abstrait est catégorisé par histoire de l’art moderne, notamment par Clement Greenberg, à une production caractéristique des hommes artistes. Le cas de Pollock est singulièrement intéressant à cet égard. Dans Body Art: Performing the Subject, Amelia Jones affirme justement que la critique a perçu le travail de Pollock comme étant presque emblématiquement masculin. Selon Jones « The violence and the spontaneity of Pollock’s “trace”, in this formulation, confirm his virility, as well as the divinity of inspiration » (23). Pas étonnant qu’Amer choisisse de référer à la production de Pollock pour la féminiser par l’utilisation de la broderie. Non seulement elle féminise la technique pollockienne, mais elle en subvertit l’aspect impérativement abstrait en y ajoutant des éléments figuratifs issus d’une autre institution masculine, soit la pornographie commerciale. Par ailleurs, elle féminise autrement la production pornographique. En fait, Amer choisit de la féminiser en imposant une référence formelle à la matérialité du corps féminin exclut de l’univers pornographique mainstream : c’est-à-dire en déformant l’image pornographique par des dégoulinages de peinture et de fils et en entremêlant les fils devenant symboliquement sang, lubrification et poils féminins.

L’érotisation de l’œuvre s’effectue d’une part, en subvertissant un style abstrait par l’ajout de motifs pornographiques dissimulés dans la toile et accessibles uniquement à ceux et celles qui s’engagent corporellement avec l’œuvre en s’en approchant suffisamment. D’autre part, elle érotise également la pornographie en entravant la consommation rapide des images pornographiques par un voile symbolisant trois tabous. Ainsi, l’œuvre réfère à deux définitions de l’érotisme. La première, plus usuelle, appréhende l’érotisme comme une représentation artistique ou suggérée d’actes sexuels. La deuxième, plus phénoménologique, renvoie à Georges Bataille (24) où l’érotisme se définit par la transgression de l’interdit lié à la sexualité. Bien que cet interdit du sexuel soit ici inversé par la référence à la pornographie où l’impératif de tout montrer sans entraves est érigé en règle, D as Drips donne à voir ce même mouvement de la transgression d’une règle ou d’un interdit. De même, chez Bataille, lorsque l’interdit vient à manquer, c’est vers l’abjection que l’humain se tourne pour éprouver le frisson de l’érotisme : poils féminins, sang menstruel et liquides du plaisir féminin sont autant de signes synonymes d’une l’impureté abjecte, tant dans la pornographie que dans la société en général, du moins chez Julia Kristeva (25) et Georges Bataille.

En conclusion, les trois œuvres sont traversées par une réappropriation de la toile et de la pornographie, toutes deux associées aux hommes et la masculinité, par le recours à la broderie, un médium traditionnellement féminin. Lorsque Ghada Amer affirme qu’ « En hybridant ces mondes, le canevas devient un nouveau territoire où le féminin a sa propre place dans un champ dominé par les hommes... » (26), elle s’approprie certains éléments de la pensée queer, qui refuse les catégories identitaires fixes et qui aspire à leur hybridité. Par ailleurs, cette insistance à recourir à des catégories comme le masculin et le féminin (par exemple, dans le médium féminin de la broderie, la peinture masculine qu’elle se réapproprie), pourrait être perçue comme une entreprise en partie essentialiste. Paradoxalement, le projet de Judith Butler (du temps de Gendre Trouble), se fonde sur un rejet complet de l’essentialisme et des catégories identitaires, et ce, bien que l’on ne puisse pas y échapper, comme la répétition compulsive de la norme de genre l’indique. Or, dans Défaire le genre, Butler, nuance son propos sur le refus de la catégorie identitaire : elle avance qu’ « … une vie pour laquelle il n’existe aucune catégorie de reconnaissance n’est pas une vie vivable, une vie pour laquelle ces catégories constituent une contrainte invivable n’est pas une option acceptable. La tâche de tous ces mouvements me semble être de distinguer entre les normes et les conventions qui permettent aux gens de respirer, désirer, aimer et vivre, et les normes et les conventions qui restreignent ou minent les conditions de la vie elle-même. » (27) N’est-ce pas justement le projet de Ghada Amer que de transformer les normes (artistiques et pornographiques) créées par et pour les hommes qui restreignent et minent tant la création artistique que le plaisir sexuel des femmes, tout en affirmant la féminité de la broderie qui lui permet de vivre et faire advenir ou respirer son art ?

Notes

NuméroNote
1Saint-Gelais, T. (2012). Ghada Amer, Montréal, Musée d’art contemporain.
2Saint-Gelais, T. Op. cit., p. 9.
3Bien que l’accrochage provoque cette lecture critique, le texte nuancé de la commissaire de l’exposition n’allait pas dans cette voie d’interprétation. Voir le texte pertinent du catalogue d’exposition : Thérèse Saint-Gelais, Ghada Amer, Montréal, Musée d’art contemporain, 2012.
4Ghada Amer citée dans une entrevue menée par Rosa Martinez parue dans Make Magazine, 1992, no 92, p. 73. Traduction libre du passage suivant : « I occupy this territory aesthetically and politically because I create materially abstract paintings, but I integrate in this male field a feminine universe: that of sewing and embroidery. By hybridising those worlds, the canvas becomes a new territory where the feminine has its own place in a field dominated by men, and from where, I hope, we won't be removed again. In those abstract surfaces I inscribe figures of women taken from pornographic magazines where male fantasies are represented, and this way I do a double re-appropriation. »
5Cette recherche financée par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture a été réalisée entre 2009 et 2014.
6Pour ce faire, l’équipe de recherche a recensé une dizaine de revues spécialisées en art contemporain d’envergure internationale : Art press, Art Journal, Parkett, Parachute, Contemporary, Make, Artforum, Flash Art, Art in America et Modern Painters. Je tiens d’ailleurs à remercier les étudiantes qui ont travaillé au projet, soit Sabrina Maiorano et Audrey Laurin.