Le japonisme en Belgique, l'affiche Art nouveau et l'estampe ukiyo-e
S'il est un pays lointain qui jouit dans la seconde moitié du XIXe siècle du prestige de l'exotisme, c'est bien le Japon qui, fermé au monde depuis 1641, est redécouvert avec passion par les Occidentaux. Sans reprendre le détail de tous les événements qui ont marqué l'ouverture de ses frontières, rappelons néanmoins que le facteur décisif qui précipite l'effondrement du régime isolationniste établi par les Tokugawa est la pression, suivie de l'intrusion, du monde extérieur dans l'archipel. Devant les pressions menaçantes des nations en pleine expansion comme les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Russie et la France, il est en effet impossible pour le Japon de s'en tenir plus longtemps à la volonté de repli sur soi. C'est en 1853, lorsque le commodore Matthew Calbraith Perry envoyé par le président américain Fillmore débarque dans la baie d'Edo, que le shôgun se voit contraint de signer avec les États-Unis un pacte d'amitié, lequel sera suivi de traités bilatéraux de commerce et de navigation avec les autres grandes puissances mondiales.
Sitôt après l'ouverture des frontières du pays, la curiosité européenne pour les « japonaiseries » cède la place à un véritable engouement pour l'art nippon. Grâce à la participation officielle du Japon à l'Exposition universelle de Paris en 1867 (1), le public découvre, avec une ampleur inégalée, des objets japonais de toutes sortes. Ce mouvement d'intérêt, sans cesse ravivé par les manifestations officielles, les marchands, les collectionneurs et les sociétés savantes, devient un véritable phénomène de mode. En 1872, le critique d'art français Philippe Burty (1830-1890) donne un nom a ce nouveau mouvement : le japonisme (2).
Alors que Paris est, dès les années 1860, le théâtre où s'affiche la culture japonisante européenne, la Belgique fait, jusque dans les années 1880, figure de « parent pauvre » du japonisme. A peine constitué, le royaume s'attache bien davantage à préserver son unité nationale et à assurer son autonomie qu'à se forger une véritable identité intellectuelle et artistique. En dépit des problèmes politiques, économiques et sociaux qui agitent la nation, surgit un rêve d'humanité nouvelle lorsqu'elle voit l'avènement. de Léopold II (I865-1909). Se lançant dans la conquête l’industrielle, commerciale et coloniale, le Roi parvient à légitimer les frontières et à renforcer, dans les esprits, une identité nationale. Il garantit non seulement l'indépendance du pays mais lui assure egalement une économie prospère et durable. C'est dans ce but que, le 1er août 1866, il se met au diapason des autres grandes nations en signant un traité d'amitié de commerce et de navigation avec le Japon (3). Le 30 octobre 1866 Maurice Lejeune, vice-consul de Belgique à Yokohama, écrira : « La Belgique ayant eu jusqu'ici une part très minime dans le commerce du Japon, elle ne pouvait choisir un moment plus favorable pour ouvrir ce nouveau débouché à son industrie, et elle n'aura pas à tâtonner comme ceux qui ont débuté dans ce pays quand il venait de s’ouvrir au commerce européen ; elle pourra profiter, au.contraire, de l’expérience souvent chèrement acquise de ceux qui l’ont précédée » (4)
À cette époque, l'intérêt de notre pays pour le Japon se manifeste essentiellement au niveau diplomatique et commercial. Toutefois, bien qu'apparaissant seulement vers la fin des années 1880, le japonisme belge prend déjà forme avec un nombre restreint d'amateurs dans la décennie précédente. En fait cette vogue est jusque-là principalement l’affaire des intellectuels, artistes et littérateurs parisiens et les quelques amateurs belges d’art japonais doivent alors faire le voyage pour découvrir l’engouement que la Ville lumière manifeste depuis plusieurs années déjà pour l'art nippon. A cet égard, il importe de souligner le rôle joué par le musicien et compositeur belge Edmond Michotte (1830 - 1914). C’est à Paris, où il réside pendant plusieurs années (5), qu'il découvre l'art japonais. En fréquentant les milieux japonisants de la capitale, il se lie d'amitié avec le critique d'art Philippe Burty et le marchand d'art japonais Samuel Bing (6) (1838-1905). Il écrira lui-même : « [...]les conseils, de Bing avec lesquels je me trouvais en relations d amitié contribuèrent d'ailleurs puissamment, je dois l'avouer, à me guider du premier jour d'une façon sûre dans un domaine encore si nouveau. Je commençais alors sous leurs auspices la formation de ma collection. » (7). De fait, c'est chez Samuel Bing que Michotte achètera le plus gros de sa collection. En tant que client régulier et ami du marchand, il aura le privilège de choisir, parmi les arrivages en provenance du Japon, les estampes qui lui plaisent. Cette primeur, qu'il partage avec quelques collectionneurs avisés, lui permettra d'améliorer sans cesse sa collection et, en revendant les plus médiocres pour en acheter d'autres de meilleure qualité, il accumulera des pièces d'une valeur exceptionnelle (8).
Grâce aux contacts privilégiés qu'il entretient avec Samuel Bing, Edmond Michotte permet à la Belgique d’organiser, en février 1889, sa première exposition d'art japonais. Aménagée au Cercle artistique et littéraire de Bruxelles, cette manifestation constitue un véritable événement en Belgique. Dans un article intitulé « Tout au Japon », L'Art moderne annonce l'exposition en ces termes : « Bruxelles aura bientôt la bonne fortune de se réjouir les yeux aux éblouissements d'une admirable collection d'estampes japonaises. M.S. Bing, dont les japonisants connaissent tous le goût et la compétence, exposera prochainement au Cercle artistique une partie des chefs-d'œuvre qu'il a patiemment réunis […]. » (9)
L'exposition connaîtra le succès escompté. À peine a-t-elle ouvert ses portes que l'on s'écriera : « Le tout Bruxelles est japonisant. Le japonisme a conquis droit de cité chez nous ; il est à la mode et c’est tout dire. » (10) Même le gouvernement belge ne se tiendra pas plus longtemps à l'écart de ce phénomène de mode. Dans la foulée de l'exposition, il décide de se constituer à l’instar des autres grands pays d’Europe, une collection publique d'art nippon. C'est à Edmond Michotte que la mission sera confiée (11). Il sera chargé d' acheter chez Samuel Bing un lot d'estampes japonaises destiné à enrichir la section ethnographique des Musées royaux des Arts décoratifs et industriels (12). Avant d'être intégré aux Musées, ce lot de 267 estampes sera exposé en partie au Palais des Académies. Un nouvelle fois le succès est à son comble : « Pour nous qui aimons l'art japonais pour les sensations neuves qu'il procure [...], l'exposition qui vient de s'ouvrir nous laisse des impressions exquises, que partageront tous ceux que le japonisme aigu n'a pas atteints. » (13)
Si Edmond Michotte apparaît comme l'un des personnages clés du japonisme en Belgique, il n'en demeure pas moins un simple intermédiaire. C'est en effet grâce aux contacts privilégiés qu'ils entretient avec Samuel Bing et, par extension, avec le marché de l'art japonais à Paris, qu'il permet au pays d'organiser ses premières expositions d'art japonais. Parallèlement au rôle joué par la proximité géographique entre Bruxelles et Paris, un autre intermédiaire, plus fondamental encore, va favoriser la flambée du japonisme en Belgique. Il s'agit du mouvement Art nouveau. Attirant les esprits les plus ouverts par sa rupture de l'imitation et son slogan « d'art dans tout et d'art pour tous », ce mouvement devient, dans les années 1880, un moteur au développement des cercles artistiques et littéraires en Belgique. Las des modèles anciens, les artistes et les intellectuels belges vont, sous l'impulsion du mouvement anglais des Arts and Crafts, se lancer avec enthousiasme dans une lutte progressiste et vont s'atteler à modeler une nouvelle vision de l'art. L'art japonais, qui se base sur l'observation de la nature et qui privilégie l'objet, apporte des réponses aux artistes de l'Art nouveau. Par sa valorisation des arts appliqués et par son heureux mariage entre le beau et l'utilitaire, l'art nippon s'avère un modèle à suivre pour nos artistes. Mais l'enthousiasme qui se manifeste à l'égard de l'art japonais dans la dernière décennie du XIXe siècle n'est pas le fruit du hasard. Les grands bouleversements artistiques que l'on observe en Europe à cette époque sont en réalité déjà amorcés lorsque les artistes découvrent l'art japonais. Il est donc reçu avec enthousiasme par les artistes dès lors qu'il leur paraît correspondre à leurs propres recherches. Ils commencent donc à s'y intéresser au moment où ils prennent conscience qu'il existe une correspondance entre cet art nouvellement découvert et leurs propres créations.
Ceci est encore plus vrai pour l'affiche Art nouveau et l'estampe ukiyo-e (14). Avant même que l'on ne puisse parler d.'influence, ces deux modes de représentation présentent des points communs. De fait, l'éclosion de l'affiche en Europe et celle de l'estampe ukiyo-e au Japon s'inscrivent toutes les deux dans une renaissance d'inspiration bourgeoise. Le spectacle qu'offre l’affiche, tributaire des aspirations du public auquel elle est destinée, se cantonne très vite dans un monde d'insouciance, de plaisirs et de belle apparence. De façon analogue, l'ukiyo-e trouve son expression initiale à une époque où la bourgeoisie japonaise émerge comme un facteur suffisamment déterminant pour commanditer un art qui reflète ses préoccupations et ses activités principales : le kabuki (15) et les quartiers de plaisirs de Yoshiwara (16). Plus que le simple reflet d'un modèle social, l'estampe japonaise peut faire office, à l'instar de l'affiche, de support publicitaire pour ces plaisirs fugitifs (17). Toutefois, la parenté thématique que l'on peut établir entre ces deux genres ne signifie pas qu'il y ait nécessairement un emprunt iconographique de l'affiche à l'ukiyo-e. Le répertoire japonais n'est, en fait, qu'une affirmation concrète pour les illustrateurs européens de leur propre répertoire en train de germer. On peut, dans ce cas, parler de parenté naturelle entre deux arts destinés l'un comme l'autre à satisfaire les attentes de leur temps.
L'une des spécificités de l'estampe japonaise est l'économie impressionnante de moyens avec laquelle elle parvient à exprimer un maximum de choses. Les larges aplats de couleur délimités par un cerne épais et le synthétisme compositionnel sont suffisants pour créer une image expressive et percutante. Ces qualités essentielles se révéleront alors comme d'excellents atouts pour assurer la fonction de lisibilité et d'expressivité de l'affiche.
Fig. 1 – Gisbert COMBAZ, A la Toison d'or […] Expositions […], lithographie en couleurs, 47,3x30,6 cm, 1895. |
Parmi les affichistes belges à avoir exploité ce langage pictural propre à traduire l'essentiel, citons l'artiste bruxellois Gisbert Combaz (1869-1941) (18). Dans sa première affiche, réalisée en 1895 pour la Maison d'art A la Toison d'or , Combaz réussit, à l'instar des maîtres nippons, à exprimer un maximum de choses avec un minimum de moyens. Avec le motif du voilier traité en un seul aplat de couleur, il confère à son affiche une grande expressivité susceptible d'égaler le côté attractif des estampes japonaises. Gisbert Combaz écrira lui-même dans la revue L'Art moderne que « la qualité des paysages Japonais, c est leur unité chromatique : il y a dans chaque estampe une dominante de coloration qui, en simplifiant l'impression, la rend forte et confère à ces tableaux un caractère de puissante homogénéité » (19). Ces considérations de l'artiste sur le paysage japonais pourraient être reprises pour qualifier sa propre affiche, laquelle est dotée d'une unité chromatique, d'une tonalité dominante et d'une puissante homogénéité.
Dans la recherche d'affiches efficaces susceptibles de captiver le regard, les affichistes vont également, en s'inspirant de l'estampe nipponne et en reprenant à leur compte les decouvertes de leur aînés, formuler une nouvelle conception de l'espace. Les points de vue inhabituels, l'imagerie fragmentée, le refus de tout modelé de même que l'absence de profondeur sont autant de caractéristiques que l'on retrouve dans l'affiche Art nouveau. Créée en marge de l'establishment artistique, l'affiche n'est pas prisonnière des conventions et des préjugés qui pèsent sur la peinture (20). Les audaces compositionnelles des estampes japonaises, reçues avec un certain enthousiasme dans la peinture, seront dès lors encore mieux véhiculées dans l'affiche, laquelle est dotée d'une plus grande liberté artistique et expressive. La parenté existant entre l'ukiyo-e et les aspirations esthétiques des affichistes leur permet de tirer pleinement parti de cette source d'inspiration. C'est pourquoi certains traits spécifiques à l’estampe japonaise deviennent progressivement ceux de l’affiche.
Fig. 2 – Auguste DONNAY, [Affiche muette pour les régates. Société royale du Sport nautique de la Meuse], lithographie en couleurs, 74x54,5 cm, 1897. |
Toujours dans son article de la revue L'Art moderne, Gisbert Combaz écrit que l'une des particularités de l'artiste japonais est de traiter son avant-plan à grande échelle et de ne pas hésiter à couper délibérément sa composition au milieu même des éléments de son sujet (21). Ce type d'audace compositionnelle, consistant à mutiler délibérément les motifs principaux de la composition, est en effet une pratique largement exploitée dans l'estampe ukiyo-e. On retrouve cette traduction nouvelle de l'espace dans une affiche dessinée en 1895 par l'artiste liégeois Auguste Donnay (22) (1862-1821) pour la Société royale du Sport nautique de la Meuse . Qu'il s'agisse de la jeune femme à l'avant-plan, du personnage barbu derrière elle, de la barque du rameur au plan médian ou du voilier à l'arrière-plan, tous ces motifs sont délibérément coupés par le cadrage. En adoptant ce genre de mise en page, Donnay invite le spectateur à compléter, par sa propre imagination, les différents objets tronqués. À côté de l'exploitation du principe de fragmentation de l'image par le cadrage, on découvre dans cette affiche d'autres points de vue inhabituels, lesquels se rapprochent incontestablement de ceux que l'on rencontre dans l'estampe ukiyo-e. Le premier concerne le traitement de l'avant-plan à grande échelle qui est, comme Combaz le fait remarquer ci-dessus, un trait caractéristique de la gravure japonaise. En traitant son avant-plan à grande échelle (en l'occurrence la jeune femme au chapeau), Donnay empêche le spectateur de pénétrer dans l'œuvre alors même que les différents plans successifs de la composition nous incitent à y accéder. La participation du spectateur, tantôt active, tantôt passive, entraîne ainsi un paradoxe tout aussi déroutant qu'attrayant. Ce dualisme, très fréquent dans les estampes japonaises, se rencontre également dans le contraste marqué entre les personnages du second plan (le rameur et le personnage barbu) imprimés en négatif et la figure féminine à l'avant-plan, laquelle apparaît comme l'épreuve positive de la composition. L'impression en négatif, rappelant nettement la technique de silhouette au Japon, permet d'accentuer le mouvement du rameur, lui-même suggéré par le glissement en diagonale. Signalons que Combaz, pour son affiche A la Toison d'or (fig. 1) a également recourt au système de diagonale et à la technique de la silhouette. En adoptant une telle méthode, il parvient à donner l'illusion que le bateau file comme une flèche en un élan unique vers la profondeur.
Le japonisme dans l'affiche Art nouveau ne se limite pas à un apport uniquement stylistique et compositionnel. On constate également, sous l'impulsion de l'art japonais, un enrichissement important du répertoire iconographique de l'affiche. En découvrant des recueils tels que la Manga (23) d'Hokusai (24), les artistes vont bientôt admettre l'idée selon laquelle la faune et la flore peuvent être traitées comme des thèmes picturaux à part entière. On ne saurait exagérer en affirmant que la Manga d'Hokusai a été une véritable mine d'or pour les artistes de la génération Art nouveau. En parcourant les quinze volumes qui composent ce livre illustré, les créateurs européens vont découvrir ce qu'Edmond de Goncourt nommera des « milliers de reproductions fiévreuses de ce qui est sur la terre, dans le ciel, sous l'eau, ces magiques instantanés de l'action, du mouvement, de la vie remuante de l'humanité et de l'animalité [...] » (25). Tel un panorama de la vie quotidienne japonaise, la Manga regorge de motifs issus de la nature, qu'il s'agisse d'oiseaux, de poissons, d'insectes, d'arbres ou de plantes. Hokusai aura ses disciples parmi les artistes belges. Auguste Donnay, dans la préface du catalogue de sa propre exposition organisée en 1911 par L'Œuvre des artistes, s'adressera au lecteur en ces termes : « Laisse-moi enfin, pour terminer, te remémorer les admirables et encourageantes paroles du sage Hokusai, le vieillard fou de dessin, l'Asiatique auquel l'art actuel doit énormément – ...'c'est à l'âge de soixante-treize ans que je compris à peu près la structure de la Nature vraie, des animaux, des herbes, des arbres, des oiseaux, des poissons et des insectes. Par conséquent, à l'âge de quatre-vingts ans, j'aurai fait plus de progrès ; à quatre-vingt-dix ans, je pénétrerai le mystère des choses ; à cent ans, je serai décidément parvenu à un degré de merveille et quand j'aurai cent dix ans, chez moi, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant'. » (26) À travers cet extrait, on comprend combien les artistes japonais – et en l'occurrence Hokusai – ont apporté, au delà d'un simple enrichissement thématique, l'enseignement de la nature qui en est la base (27). À cet égard, on sait que Donnay, professeur des arts décoratifs à l'Académie royale des Beaux-Arts de Liège à partir de 1901, mettait à la disposition de ses étudiants des carnets de croquis japonais (28).
Fig. 4 – Ichiryûsai HIROSHIGE, La route de Yotsugi, estampe tirée des Cent vues d'endroits célèbres d'Edo, xylographie en couleurs, 22x37 cm, vers 1857. |
Fig. 5 – Gisbert COMBAZ, Les éléments, série de douze cartes postales, lithographies en couleurs, 9x14 cm chacune, 1898. |
Parmi les artistes belges à s'être employés à établir dans leurs affiches un rapport de type nouveau avec le milieu naturel, on retrouve une nouvelle fois Gisbert Combaz. À propos de la Manga d'Hokusai, il écrira : « Il n'est rien de plus exquis, rien de plus significatif à parcourir que les quinze albums de la Mangwa, les dix mille dessins où, avec une verve étourdissante, Hokousaï a prodigué les aspects les plus divers de la Vie, multiple, changeante et toujours en mouvement. » (29) À travers cet extrait, Combaz révèle indirectement l'idée même qu'il se fait de la représentation de la nature, laquelle se traduit de façon remarquable dans son Paysage à l'arbre . Cette lithographie, qui constitue le modèle d'une affiche qu'il dessinera en 1899 pour La Libre esthétique (30), est révélatrice de l'attrait qu'il porte au thème de la nature mais aussi de la « démarche japonisante » qu'il adopte pour l'évoquer. Non seulement il partage avec les dessinateurs japonais l'idée selon laquelle un arbre peut être traité comme un thème à part entière, mais il partage aussi avec eux cette façon de représenter la nature dans ce qu'elle peut évoquer de plus expressif. Telle une réplique de l'estampe de paysage au Japon, cette lithographie de Gisbert Combaz se caractérise par une tendance à montrer, sur le mode de la suggestion, le côté fugitif et éphémère de la nature. Elle constitue, du reste, un exemple remarquable de l'assimilation par l'artiste des principes compositionnels de l'estampe ukiyo-e. En témoigne la fragmentation de certains éléments de la composition, tel le feuillage de l'arbre, lesquels donnent l'impression de se prolonger en dehors du cadre de l'affiche. Citons aussi les chardons traités à l'avant-plan à grande échelle ainsi que le tronc et les branches, réalisés à partir de la technique de la silhouette. Enfin, les motifs eux-mêmes semblent issus du répertoire classique du paysage japonais. Le chemin sinueux se faufilant vers le fond de la composition est en effet un motif fréquemment représenté dans l'ukiyo-e. Il peut parfois même être le sujet central de la composition .
Si l'on devait trouver une œuvre susceptible de résumer à elle seule l'intérêt de Gisbert Combaz pour la nature, on choisirait sans conteste la série (31) des douze cartes postales qu'il dessine vers 1899 pour la maison d'édition Dietrich & Cie. Cette série, intitulée Les éléments (fig. 5), constitue une sorte de rétrospective des motifs privilégiés du répertoire iconographique de l'artiste. Parmi eux, on retrouve celui de la vague. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, écrit Siegfried Wichmann, « le thème iconographique et le motif ornemental de la vague ont profondément influencé la pemture, la gravure et l'artisanat d'art européens. La formule extrêmement codifiée de la vague connut une radicalisation ornementale en Europe, particulièrement dans l’Art nouveau et le Jugendstil, au point qu'elle devint pour un temps le symbole de ce que l'Allemagne et l'Autriche ont appelé le style ondoyant […]» (32). Si Combaz nous donne à voir par l'intermédiaire de la vague, une nature rigoureusement stylisée elle n’en demeure pas moins reconnaissable. À l'instar d'Hokusai dans sa série des Trente-six vues du Mont Fuji (fig, 6), Combaz traite, la vague pour elle-même, dans ce qu'elle peut évoquer de plus simple et de plus percutant. Avec un minimum de moyens, il parvient, tel un disciple d'Hokusai, à exprimer la force et la vitalité de la mer. Chez Combaz, la vague n'est pas un motif décoratif parmi tant d'autres. Nous sommes donc loin des interprétations symbolistes et des conceptions purement décoratives de la vague, telles qu'on les retrouve, par exemple, dans les affiches du belge Privat Livemont (33) (1861-1936) ou du tchèque Alfons Mucha (34) (1860-1939).
Fig. 6 – Katsushika HOKUSAI, Tempête au large de Kanagawa [La vague], estampe tirée des Trente-six vues du Mont Fuji, xylographie en couleurs, 25x37cm, 1829-1830. |
Fig. 7 – Gisbert COMBAZ, La Libre Esthétique [Cueillette de fleurs], lithographie en couleurs, 71,5x40,8 cm, 1897. |
À côté de la flore et de la faune qui, on l'a vu, occupent une place de choix dans le répertoire de l'Art nouveau et de l'ukiyo-e, il y a aussi, de part et d'autre, une même attention portée à l'égard de l'univers féminin. On distingue, dans l'affiche, deux modèles essentiels. Il y a tout d'abord la femme dont la séduction est évoquée par une attitude affectée, des parures raffinées et une chevelure ondoyante. Ce premier modèle, qui incarne pour beaucoup le type féminin de l'Art nouveau, reflète la stratégie publicitaire de l'affiche. En faisant appel à toute une série d'artifices et en proposant des créatures s'apparentant bien souvent à des odalisques de harem, les affichistes parviennent à évoquer la valeur du produit à vendre et à lui conférer une sorte de statut mythique (35), Le second modèle féminin que l'on rencontre dans l'affiche est tout autre. Il s'agit de la femme qui attire le regard par la simplicité et la douceur qu'elle reflète, À la manière des courtisanes d'Edo, elle prend place dans une composition propre à mettre en évidence les gestes les plus communs de la réalité de tous les jours. Cette façon de représenter la femme dans son univers quotidien se rapproche incontestablement des évocations nipponnes de la féminité. Une fois encore, c'est Combaz qui illustre le mieux cette parenté thématique avec l'estampe ukiyo-e. Un grand nombre de ses affiches sont en effet centrées sur la représentation de la femme, le plus souvent occupée à une activité de la vie courante : lecture, cueillette, couture, etc. Son affiche pour La Libre esthétique de 1897 , illustrant le thème de la cueillette, manifeste clairement l'influence de l'estampe japonaise tant en ce qui concerne le thème qu'en ce qui concerne la mise en page dominée par un synthétisme graphique et chromatique. Sur un fond neutre, constitué d'un seul aplat de couleur, se détache une jeune femme en pied, vue de profil, se penchant gracieusement pour cueillir un fleur. Cette composition axée uniquement sur une attitude féminine trouve de remarquables échos dans l'estampe japonaise. À l'instar des maîtres de l'ukiyo-e, il parvient à créer, à partir d'un thème familier, une image expressive pleine de grâce et de poésie. Du reste, Combaz pousse à l'extrême le principe de synthétisme compositionnel de l'estampe japonaise ainsi que celui du refus de tout modelé pour suggérer le volume par des teintes plates. En silhouettant la figure féminine par un seul aplat de couleur cerné d'un large contour noir, l'artiste rejoint les propos qu'il tient trois ans auparavant dans son article consacré aux arts décoratifs : « [...] il faut procéder par teintes plates, comme l'ont fait les Gothiques, et encore les Japonais, et rechercher l'harmonie des couleurs et la beauté du dessin. » (36). Parmi les autres affichistes belges à avoir hissé les gestes les plus simples de la vie quotidienne au-dessus du rang de la simple quotidienneté, on retrouve Henri Meunier (37) (1873-1922). A l'opposé de certaines exubérances de l'Art nouveau, Meunier cherche à donner à ses affiches une pureté exceptionnelle. Il offre au regard des images d'une grande simplicité d'où se dégage une atmosphère qui force l'attention, Son affiche dessinée en 1896 pour la Maison d'ameublements Gonthier-Meysmans est particulièrement japonisante tant par le thème évoqué que par la mise en page. Elle sera d'ailleurs considérée comme telle par ses contemporains. Maurice Bauwens écrira, en 1897, dans son ouvrage sur Les affiches étrangères illustrées : « Pour une maison d'ameublements, Henri Meunier vient de faire une jolie affiche d'intérieur traitée à la façon des maîtres japonais. » (38) Les comparaisons avec les dessinateurs nippons peuvent se multiplier tant en ce qui concerne la construction de l'image qu'en ce qui concerne le thème mis en œuvre. Le dépouillement de la composition, l'épuration graphique, les effets de transparence au niveau de l'étoffe et l'expression concentrée du modèle sont autant d'éléments prisés par Utamaro (39) dans son estampe représentant une Courtisane tendant devant elle une étoffe légère . Enfin, si la composition est dénuée de tout détail inutile, on constate la présence, à l'ar- rière-plan, du motif typiquement nippon du chemin sinueux. Cette insertion de motifs issus du répertoire iconographique du Japon correspond, selon Geneviève Lacambre, à l'un des principaux stades dans l'introduction du japonisme. Il s'agirait même du modèle d'inspiration le plus rapidement assimilé par les artistes européens (40). Dans l'affiche Art nouveau en Belgique, cette tendance peut être illustrée par une œuvre de l'artiste liégeois Armand Rassenfosse (41) (1862-1934). Il s'agit du Tournoi de lutte de Liège, imprimé chez Auguste Bénard en 1899 (fig. 10). L'emprunt de l'artiste au répertoire thématique de l'ukiyo-e est évident. Les deux lutteurs mis en scène par Rassenfosse se rapprochent, en effet, des représentations de sumo dans l'art nippon. Bien qu'il ne soit pratiqué que par un nombre restreint d'adeptes, il s'agit du sport le plus populaire du Japon. Il constitue dès lors l'un des thème privilégiés de l'ukiyo-e. Outre le fait qu'il semble s'inspirer du thème japonais du sumo, Rassenfosse accentue l'effet japonisant de son affiche en signant sa composition de ses initiales entrelacées. Son monogramme s'apparente ainsi aux cachets de censure que l'on retrouve presque toujours sur les estampes japonaises ou aux sceaux des collectionneurs d'art japonais de l'époque (42).
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Fig. 10 – Armand RASSENFOSSE, Tournoi de lutte de Liège […], lithographie en couleurs, 100 x 74,5 cm, 1899. |
Voilà, présentés dans ce qu'ils ont de plus fondamentaux, les rapports existant entre l'affiche et l’ukiyo-e. Quel bilan peut-on tirer d'une telle analyse? Ceci, sans conteste : le japonisme fait sa véritable entrée en Belgique au moment où le pays devient un foyer de l'Art nouveau. En puisant en partie son inspiration dans l'art japonais, l'Art nouveau contribue donc à favoriser l'inspiration nipponne chez un grand nombre d'artistes participant au renouveau artistique. Si nous nous sommes proposés d'étudier le japonisme belge à travers l'affiche, c'est non seulement parce que ce support constitue une expression artistique particulière de l'Art nouveau, mais c'est aussi par ce qu'il se présente comme une sorte de réplique occidentale de l'estampe japonaise. On discerne entre l'ukiyo-e et l'affiche de nombreux points communs « idéologiques » et sociologiques, lesquels ont probablement favorisé l'influence du premier sur la seconde. En outre, le synthétisme compositionnel et chromatique ainsi que les audaces stylistiques qui caractérisent les estampes japonaises apparaissent comme autant d'atouts pour assurer la fonction fondamentale de lisibilité de l'affiche. Les intérêts de la publicité rejoignent, en réalité, ceux des artistes cherchant à remanier le langage pictural dans une expressivité de la construction de l'image. C'est pourquoi un grand nombre de peintres se sont adonnés à cet art de choc en marge de toute contrainte artistique. On constate par ailleurs une situation analogue au Japon où l'estampe, considérée comme un art populaire, a été, en raison de la grande liberté d'expressivité qui y règne, pratiquée par des peintres formés dans les écoles classiques du pays. Il ne s'agit pas ici d'établir un rapport historique entre le développement de l'ukiyo-e et celui de l'affiche Art nouveau. Il s'agit simplement de montrer que, le jour où l'Europe apprend l'existence d'un art offrant aux artistes un langage pictural pour traiter leurs propres problèmes idéologiques, s'élabore alors un support commun susceptible de véhiculer cette idéologie qui en facilite l'adaptation (43). On se gardera donc de conclure que le japonisme reflète à la fois la société qui l'adopte et la société qu’il « copie », car cela pourrait sous-entendre que deux arts semblables soient le reflet de deux civilisations identiques, ce qui serait d’un déterminisme affligeant. Ce que l'on peut néanmoins affirmer, c'est que le japonisme est devenu une mode parce qu’un certain milieu, à une certaine époque, était disposé à le recevoir.