Introduction
Sur les 1403 œuvres que Michel Jaffé attribue à Pierre Paul Rubens (1), près de la moitié sont des œuvres à sujet religieux et, si on fait abstraction des modelli, bozzetti et autres disegni, ce sont environ 400 compositions religieuses à part entière que le maître anversois (1577-1640) a produites. Parmi ces œuvres, quatre mettent en scène Pilate : le Couronnement d’épines de la cathédrale de Grasse, l’Ecce Homo du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, le Christ montré au peuple du musée des Beaux-Arts de Bruxelles et celui de la collection G. Cramer de La Haye. La première composition peut être datée de 1602 et on y découvre à l’arrière-plan un Pilate d’apparence juive en toge romaine. La deuxième remonte aux années 1610 et présente un Pilate de type oriental, alors que les deux dernières, des années 1632-35, nous montrent un Pilate en fonctionnaire impérial romain. Comment expliquer ces variantes ?
Ponce Pilate historique
Préfet de la province de Judée, Ponce Pilate n’aurait pu être qu’un obscur fonctionnaire romain condamnant un tout aussi obscur agitateur juif. Mais le personnage est mentionné dans les quatre évangiles (2) comme le « procurateur » (3) qui est amené à juger Jésus de Nazareth, fils de Dieu, et à le condamner à mourir sur la croix. Les auteurs font du procurateur un représentant du pouvoir séculier, un païen, mais un homme bon qui fait tout pour sauver Jésus des mains des Juifs et ne pas céder à leurs injonctions. Il est le seul personnage historique cité dans le Credo des chrétiens et repris dans les symboles de Nicée (325) : « [Jésus..qui..]...a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort et a été enseveli » et de Constantinople (381) : « ...Crucifié pour nous sous Ponce Pilate, il [Jésus] souffrit sa passion et fut mis au tombeau.... ».
Les sources juives de l’époque comme Philon d’Alexandrie (4) et Flavius Josèphe (5) dépeignent Pilate comme un personnage vil, indécis, têtu, brutal, cruel, dévoué à l’empereur Tibère et de plus maladroit avec les Juifs. Flavius Josèphe, seul, donne des précisions sur la condamnation du Christ par Pilate dans quelques lignes qu’on trouve dans ses Antiquités : le Testimonium flavianum (6).
Les sources romaines ne citent pas Pilate, à part Tacite en 115 qui, évoquant les chrétiens, le nomme brièvement (7).
Au sein de la première Église, les apologistes comme Irénée de Lyon (8), Justin (9), Tertullien (10), Eusèbe de Césarée (11) font part de lettres échangées entre Pilate et l’empereur Tibère et dressent un portrait de Pilate plutôt nuancé et empreint de compréhension. Les premières communautés chrétiennes se passionnent pour savoir qui était réellement ce Pilate et le rôle qu’il avait vraiment joué. D’autres textes apocryphes (12) réécrivent la Passion de Jésus et vont combler les « blancs » du récit évangélique et tenter d’apporter une certaine épaisseur au personnage de Ponce Pilate.
Au début du IVème siècle voient le jour les Actes de Pilate (13), une série de textes qui seront à l’origine d’écrits chrétiens qui deviendront les plus célèbres récits de la Passion du Christ et qui prendront vers le VIème siècle le nom d’Évangile de Nicodème. Pilate y apparaît comme un représentant du pouvoir impérial, un païen devant qui Jésus témoigne de sa foi et qui se montre convaincu de l’innocence de celui-ci et de sa divinité. La tradition patristique insistera sur la responsabilité juive et diminuera celle de Pilate, allant jusqu’à en faire un chrétien car, en ordonnant la crucifixion de Jésus, le procurateur a offert à l’humanité son sauveur.
Jusqu’au XIIIème siècle, différentes « biographies » de Pilate circulent, faisant du procurateur un lâche rongé par le remords (14). Celles-ci seront reprises au XIIIème siècle dans la Légende dorée de Jacques de Voragine (15).
Au XVIème siècle, la Légende dorée fait l’objet de critiques sévères de la part des humanistes qui lui reprochent son peu de sérieux et son manque d’érudition. Sa popularité s’étiole puis disparaît pour être remplacée au XIXème siècle par des romans (16) qui condamnent ou réhabilitent Pilate et par des biographies modernes (17).
Iconographie de Pilate
Fig. 1 – Sarcophage de Junius Bassus, Pilate se lave les mains, 359. Vatican, Basilique Saint-Pierre. |
L’iconographie chrétienne a privilégié trois grands moments où Pilate joue un rôle : Pilate interroge Jésus, Pilate présente à la foule Jésus qui a été flagellé et couronné d’épines et, après l’avoir condamné à mort, Pilate se lave les mains. Jésus, condamné à mort par le tribunal religieux juif, est livré à Pilate pour être exécuté (18). Pilate interroge un Jésus silencieux face aux accusations portées contre lui par les autorités juives qui veulent obliger le procurateur à le condamner à la mort sur la croix. Pilate l’interroge : « Es-tu le roi des Juifs ? », question à laquelle Jésus répond de manière équivoque en déclarant que son royaume n’est pas de ce monde car, autrement, il ne se serait pas laissé arrêter et qu’il est sur terre pour attester de la vérité divine. Ces propos laissent un Pilate perplexe qui, selon Jean, clôt l’interrogatoire par un « Qu’est-ce que la vérité ? » (19). « Ecce Homo » (« Voici l’homme ») sont les paroles qu’adresse Pilate à la foule des Juifs rassemblés devant le prétoire quand il lui présente le Christ qu’il a fait flageller. Jésus, la tête coiffée d’une couronne d’épines, est revêtu d’un manteau pourpre et tient dans la main un roseau en guise de sceptre, insignes de sa prétendue royauté (20). La foule hurle « Crucifige, crucifige eum » (« crucifie-le »). Le thème de l’Ecce Homo apparaît à la fin du XVème siècle. Propre à une tradition spécifiquement septentrionale qui a commencé avec les images de dévotion, une nouvelle représentation de l’Ecce Homo voit le jour : la scène avec une multitude de personnages se limite dorénavant à des figures à mi-corps, deux ou le plus souvent trois, montrant un Pilate tout à côté du Christ qui vient d’être flagellé et couronné (21).
Seul l’évangéliste Matthieu (22) rapporte que Pilate, ayant cédé à la foule vociférante réclamant la mort de Jésus, se dégagea publiquement de toute responsabilité de cette condamnation. Il se fit apporter de l’eau et se lava les mains en déclarant : « Je suis innocent du sang de ce juste ». Ce geste fameux fera passer Pilate à la postérité. Aux premiers temps du christianisme, faisant un parallèle avec le lavement des pieds des apôtres par Jésus, ce geste fut assimilé par des apologistes comme Tertullien et Eusèbe (23), et repris par les Actes de Pilate, à un acte de conversion pareil au rituel du baptême : en se lavant les mains, Pilate se débarrassait du péché d’avoir condamné le Christ et était absout de celui-ci. La figure de Pilate, vue par les artistes, qui s’en feront une idée à la lecture des évangiles et des textes chrétiens, sera celle d’un personnage complexe, souvent déconcertant voire énigmatique. Elle sera représentée de diverses manières qui évolueront au cours des siècles.
Curieusement, les spécialistes de l’iconographie de l’art chrétien comme Émile Mâle (24), Louis Réau (25), Gertrud Schiller (26), James Marrow (27) et autres (28) ne parlent pas de cette évolution ou ils se bornent à en faire un simple constat, sans autre explication. Il faudra attendre 2009, pour voir Colum Hourihane, historien de l’art à la Princeton University, nous offrir un regard quasi exhaustif sur les représentations écrites et visuelles de Pilate depuis les premiers temps chrétiens jusqu’à la fin du Moyen Âge (29).
Historiographie de Pilate avant Rubens
Fig. 3 – Psautier d'Utrecht, Le Christ devant Pilate, vers 820. Utrecht, Bibliothèque de l'université. |
Fig. 4 – Maître anonyme allemand, Jésus devant Pilate, 1015. Hildesheim, cathédrale (porte de bronze). |
La perception du personnage de Pilate et la représentation qui en découle sera en constante mutation au cours des siècles en fonction des facteurs religieux, politiques ou sociaux de chaque époque. En tirer dès lors des généralisations peut se révéler téméraire. C’est au IVème siècle que Pilate est représenté pour la première fois. Il figure sur un sarcophage romain (30) interrogeant Jésus, puis se lavant les mains (fig. 1). L’image s’en tient au récit biblique et donc Pilate est figuré en préfet romain, portant la toge, le visage glabre, la tête ornée d’une couronne de laurier, emblème de l’autorité impériale. Du VIème au IXème siècle, Pilate est généralement encore représenté en fonctionnaire impérial. Mais si, en Orient, Pilate sera rapidement considéré comme un saint (fêté le 25 juin) (31), en Occident, quand il juge le Christ (fig.2) (32), le procurateur sera perçu comme un personnage de caractère faible qui s’est fait manipuler par les Juifs. Au IXème siècle, faisant allusion à l’autorité dont il fut dépositaire, Pilate est tour à tour représenté en roi ( (33) rendant la justice, tenant parfois dans la main un sceptre ou une épée, ou en juge portant une longue robe et serrant en main une baguette, assis face au Christ, dans un rôle de magistrat inique, parfois conseillé par le diable ( (34). Pilate n’est plus un Romain et, à la fin du Xème siècle, le procurateur devient un sujet de controverse : de chrétien qu’il avait été considéré jusqu’alors, il va être assimilé aux grands prêtres juifs qui ont fait condamner Jésus, à savoir « ces méchants Juifs » (35). Le procurateur est alors figuré en « méchant », en Juif qui, comme tous les Juifs, n’a pas cru en Jésus et à partir du siècle suivant, il sera désormais personnifié en Juif âgé, au nez crochu (36) et à la barbe foncée, portant un chapeau pointu et vêtu d’habits orientaux somptueux (37) qui n’ont plus rien à voir avec la tenue d’un préfet ou d’un officier romain du temps de Tibère. À la suite des légendes et textes qui lui sont consacrés au XIIIème siècle, cette image ( (38) se généralise les siècles suivants, à l’exception de l’Italie où les artistes jusqu’au début du quattrocento demeurent sous l’influence de l’art byzantin et continuent à représenter Pilate sous les traits d’un haut fonctionnaire romain (39). À partir du XVIème siècle, se juxtapose maintes fois une nouvelle image : Pilate est montré en officier turc, la tête couverte d’un turban ( (40), personnifiant ainsi le Turc, ennemi des chrétiens, qui occupe depuis trois siècles les lieux saints de Jérusalem et qui maintenant menace l’empire habsbourgeois.
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Il faudra attendre le XIXème siècle pour voir les artistes s’en retourner à l’énoncé des textes bibliques et représenter à nouveau Pilate en préfet romain.
Le Couronnement d’épines (Grasse)
Quand Rubens en 1601 peint ce tableau ( (41), il a 24 ans. C’est sa première commande publique (42). Le sujet en est Jésus qui, après avoir été flagellé par des légionnaires romains dans les sous-sols du palais, est coiffé d’une couronne d’épines. Il porte un pagne blanc. Pilate se trouve en haut sur la terrasse, attendant de présenter le Christ à la foule. Il se tient debout, vêtu d’une toge pourpre symbole de l’autorité impériale, qui fait écho au manteau pourpre (à main gauche dans le tableau) qui va être jeté sur les épaules de celui que les soldats ont appelé « roi des Juifs ». Le procurateur est affublé d’un couvre-chef oriental et d’une barbe qui n’avait pas cours dans l’empire romain à l’époque des Julio-Claudiens. Manifestement, Rubens n’a pas osé déroger à l’habitude de son temps qui était de représenter Pilate en Juif barbu.
L’Ecce Homo (Saint-Pétersbourg)
Cet Ecce Homo ( (43) fut peint par Rubens vers 1610-1612 à Anvers après son retour d’Italie où il avait pu observer l’Ecce Homo de Ludovico Cigoli (1559-1613) ( dont il s’inspira (44). Trois personnages athlétiques figurent à mi-corps sur ce tableau et semblent avoir pris place sur une terrasse sans balustrade. Au centre, se tient le « Roi des Juifs », le Christ vu de face, portant une couronne d’épines, vêtu uniquement d’un pagne ceignant ses reins, les mains liées derrière le dos et serrant un roseau ébréché en guise de sceptre. Son visage n’exprime aucune souffrance et son regard semble dédaigneux. À sa droite, un personnage portant un casque romain découvre le corps marqué de coups de fouet. Il est aidé par un personnage qui se tient de l’autre côté et qui n’est autre que Pilate sous l’apparence d’un prêtre juif. Le procurateur est nu-tête, cheveux noirs et bouclés. Il porte une grande barbe blanche et est vêtu d’une robe foncée. De la main droite, il désigne le Christ à la foule.
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Christ montré au peuple (Bruxelles)
La scène (45) qui présente au recto deux scènes de la mythologie grecque. Au verso, à gauche du Christ montré au peuple, on découvre l’esquisse des bourreaux qui apparaissent dans le tableau de la Montée au calvaire (46) que l’on peut voir dans ce même musée, ce qui permet de dater ce dessin des années 1634. La scène du Christ montré au peuple s’apparente à un Ecce Homo. Le Christ est au centre du dessin, au bas d’un escalier. Il est presque nu, les reins ceints d’un pagne et les épaules recouvertes d’un drap. Pilate est à la droite du Christ, de profil, la tête tournée vers la foule et les bras tendus. Le procurateur est nu-tête, les cheveux courts, imberbe et porte une toge. Un soldat portant un casque ôte le manteau du Christ. En bas, à droite, en plus petit, Pilate est représenté à nouveau, assis sur un trône. D’autres personnages sont esquissés tel un licteur barbu qui prend place entre Pilate et le Christ et porte des faisceaux. Les trois personnages du Christ, de Pilate et du soldat casqué seront repris presque tels quels dans le tableau de La Haye (voir infra).
est dessinée sur une feuilleLe Christ montré au peuple (La Haye)
Ce tableau (47) a été probablement exécuté à l’époque où Rubens réalisa le dessin du musée de Bruxelles (voir supra) (48). Vêtu d’un pagne blanc, les poignets attachés, la tête coiffée d’une couronne d’épines, un roseau dans la main gauche, le Christ se tient debout au sommet d’une volée de marches et fait face à Pilate. Deux soldats lui ôtent le manteau pourpre dont il a été revêtu après la flagellation. Le procurateur se lève de son trône, tournant le dos à ses conseillers qui n’apparaissaient pas sur le dessin de Bruxelles. Cheveux courts, imberbe, il porte la toge pourpre symbole de ses hautes fonctions en Judée et désigne de sa main gauche le Christ à la foule hurlante et de la droite Barrabas amené par un soldat et drapé d’un linge noir recouvrant les reins et les cuisses, les bras enchaînés derrière le dos. À main gauche, un licteur vu de profil et un soldat sont assis sur les marches. Au premier plan, des Juifs manifestent leur hostilité au Christ. On retrouve les trois principaux personnages figurant dans le dessin du musée de Bruxelles (voir supra), mais Pilate est vêtu d’une toge ample laissant voir ses sandales et prend une posture un peu différente.
Conclusion
Quand en 1601, Rubens reçoit la commande d’un Cristo deriso nommé aujourd’hui Couronnement d’épines (Grasse), il connaît de mémoire les Ecce Homo de Jérôme Bosch (1470) (49), Quentin Metsys (1520) (50), Mantegna (1500) (51), Dürer (1507) (52) et bien d’autres. Mais il découvre à Milan, en la chapelle de la Santa Corona de Santa Maria delle Grazie, lors de son séjour à la cour des Gonzague à Mantoue, un tableau du Titien, le Couronnement d’épines (fig.12) conservé de nos jours au Louvre (53). Il en reprend la composition, y ajoute un Pilate qu’il représente en Juif tel qu’on le figure à cette époque mais lui fait porter une toge romaine.
En 1610, il peint un Ecce Homo (Saint Petersbourg) composé seulement de trois figures de trois-quarts face : le Christ, Pilate et un soldat qui découvre le corps du condamné. Il semble que Rubens se soit inspiré d’un tableau homonyme de Lodovico Cigoli (fig.9), tableau qui serait sorti gagnant d’une compétition organisée en 1604 entre ce peintre, le Caravage et Domenico Pagnano (54), et que Rubens aurait vu l’année suivante à Rome. Quelques vingt ans plus tard, Rubens est amené à peindre la scène du Christ présenté par Pilate à la foule des Juifs, dont d’abord il fera une esquisse (Bruxelles), puis le tableau du Christ devant Pilate (La Haye), inspiré de l’Ecce Homo que Titien (55) avait peint pour un marchand flamand résidant à Venise et que le jeune Rubens a pu voir lors de son passage dans cette ville. Il situe lui aussi la scène devant le palais du gouverneur au sommet de l’escalier. Pilate est en général romain. L’inébranlable foi du maître anversois et sa connaissance approfondie des textes bibliques l’ont poussé à rétablir la vérité historique de l’événement : Pilate est redevenu un officier romain.
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