II. Des origines juives aux conceptions chrétiennes des six premiers siècles. Du démon du désert au symbole de la tentation
Les Sirènes dans la Bible et les Livres apocryphes
La traduction grecque de l'Ancien Testament, dite la Septante, élaborée aux IIIe et IIe siècles avant Jésus-Christ, répondait au besoin ressenti par les Juifs de la Diaspora d'avoir une version grecque des Livres Saints (252). Elle était également destinée à faire connaître la Loi aux gôyîm, les « nations » de langue grecque (253). Faite par les Juifs hellénisés d'Alexandrie, cette traduction devait inévitablement subir des influences hellénistiques malgré l'hostilité du Judaïsme rabbinique à l'égard de tout ce qui venait des Grecs (254). Aussi y rencontre-t-on notamment quelques termes empruntés à la mythologie grecque (255), parmi lesquels figure celui de Sirène (256). Ce mot fut en fait utilisé pour traduire soit l'hébreu thannim (257), le pluriel de *than, un des noms du chacal, soit l'hébreu (mot-hébreu3) Yà ãnâh (258), l'autruche.
Bien qu'il existât en grec des termes précis pour dénommer ces deux animaux – στρoυθoς désigne déjà l'autruche chez Hérodote et chez Xénophon, et du θως, généralement identifié avec le chacal, il en est déjà question chez Homère (259) – ce choix ne nous paraît pas avoir été fait au hasard, les deux mots hébreux impliquant certains rapports – proches ou lointains – avec la notion grecque de Sirènes. Ainsi le chacal était tenu pour un génie des lamentations à cause de son cri plaintif, à l'instar en quelque sorte, des Sirènes pleureuses des tombeaux. Animal charognard, il était aussi considéré comme « un messager de la mort » (260). On pouvait d'autant plus facilement le confondre avec un démon qu'une vieille croyance gréco-orientale faisait passer le voyage vers l'Hadès par les fauces orci désertiques, séjour traditionnel des esprits mauvais dans la démonologie juive (261). L'autruche, « fille du désert », pouvait également y être localisée et une Sirène plus oiseau que femme était, le cas échéant, susceptible de s'y substituer sans trop d'invraisemblance. Le terme thannim, chacals, identique au pluriel de thannin, monstre marin/dragon/serpent (262), pouvait à l'inverse, par une confusion bien compréhensible, suggérer un rapprochement avec les Sirènes insulaires de l'Odyssée. En outre, la parenté de la Sirène populaire grecque avec le démon féminin juif Lilith qu'on localisait tant dans le désert que dans la mer (263), favorisa encore la contamination. Habituellement figurées toutes deux comme des femmes-oiseaux (264) fortement sexuées, elles étaient redoutées par le peuple pour les mêmes raisons : leur vampirisme et leur lascivité de démons incubes. C'est sans surprise qu'on les voit d'ailleurs associées chez Isaïe (Es., 34, 14) et dans l'Apocalypse de Baruch (Apoc. Bar., 10. 8) (265). C'est ainsi que les connotations érotiques et nocturnes de la Sirène grecque, apparentée par là même à la Lilith juive, ont facilité paradoxalement son adoption, par les Septante, comme traduction des termes hébreux signifiant « chacals » et « autruches » ! Inévitablement, le passage de l'animalité au monstrueux entraîna une accentuation du caractère démoniaque. Au chacal, perçu parfois comme esprit des lamentations, fut substituée la Sirène, véritable « démon » au sens que lui attribuaient les Septante. Si en effet le mot δαιμων, d'importation grecque, fut utilisé pour traduire cinq termes hébreux différents (266), il renvoie toujours à un concept bien défini auquel se rattachent ici les Sirènes : celui du démon pernicieux, cruel, voluptueux, qui séjourne habituellement dans les lieux déserts, au milieu des fantômes nocturnes et des animaux fabuleux (267)
C'est vraisemblablement l'assimilation des Sirènes aux autres démons de l'Ancien Testament et plus précisément, leur insertion dans le contexte des lamentations sur les cités détruites (268) qui explique l'évocation des Sirènes dans le cinquième livre des Oracles sybillins (269) et dans l'Apocalypse de Baruch (270). Ce dernier texte s'inspire d'ailleurs manifestement d'Es., 34, 13-14 comme le prouve une lecture parallèle (271) :
- 13. Dans ses palais pousseront des ronces,
épines et chardons dans ses fortifications,
ce sera une tanière de chacals
(LXX : de Sirènes)
un gîte pour les autruches.
14. Les chats sauvages rencontreront les hyènes,
et les satyres s'y appelleront ;
là aussi se tapira Lilith
pour y trouver le calme.
Lamentation sur Edom
Es., 34, 13-14 (tr. d'après la Bible de Jérusalem). - 8. J'invoquerai les Sirènes de la mer,
et vous Lilithes, accourez du désert,
Démons et chacals, des forêts.
Réveillez-vous et ceignez vos reins pour le deuil.
Entonnez avec moi des chants funèbres, avec
[moi, gémissez.
Lamentation sur Sion
Apoc. Bar., 10, 8.
Le Livre d'Hénoch (Hen., 96,2) attestait sans doute originellement un autre emploi du terme « Sirène » dans le sens d'esprit des lamentations (272). Le mot éthiopien tsedanât, rendu par « Sirènes » dans la traduction française – [les méchants (...)] « gémiront et pleureront sur vous comme des Sirènes » est en tout cas « employé dans la Bible éthiopienne pour rendre différents mots hébreux que les Septante, au moins dans deux passages, ont traduit par σειρηνες : Es., 13, 21 et Hierem., 50 (27), 39 » (273). L'origine de la tradition qui, dans un fragment de la version grecque du même Livre d'Hénoch, annonce que les femmes coupables d'avoir séduit les Veilleurs « deviendront des Sirènes » est plus obscure (274). On voit mal, en outre, ce que cette prédiction implique si ce n'est la « démonisation » de celles dont la beauté causa la déchéance des anges... L'utilisation du terme σειρηνες comme équivalent grec de différents mots hébreux, se maintint à des degrés divers. Les autres versions grecques de l'Ancien Testament, postérieures à la Septante, en principe plus fidèles à l'original hébreu, attestent notamment que Thannim continua à être traduit de cette manière (275). À cet égard, il arriva même qu'Aquila et/ou Théodotion et/ou Symmaque rétablisse(nt) σειρηνες là où les Septante avaient traduit de manière inconséquente εχινo⛡, hérissons (Es., 13, 22), oρνεις, oiseaux (Es., 35, 7), δραχoνες, dragons/serpents (Hierem., 9, 10-11 et Lam., 4, 3), στρoυθoι, autruches (Hierem., 49, 33); εν τoπω χαχωσεως « en un lieu de corruption » devenant εν τoπω Σειρηνων « au séjour des Sirènes » (Psalm., 43, 20). Par contre, le terme Yà ãnâh, l'autruche, que les Septante avaient très approximativement traduit par σειρηνες, fut rendu chez Aquila par son équivalent grec précis, στρoυθoι. Il est amusant de constater qu'en un passage au moins (Es., 43, 20), Théodotion s'abstint de traduire thannim et fit figurer ce terme tel quel.
Très logiquement, les avatars connus par thannim et Yà ãnâh dans les différentes versions grecques de l'Ancien Testament, se poursuivirent dans la littérature exégétique. Dans les meilleurs cas – chez Eusèbe de Césarée et chez Procope de Gaza –, différentes leçons sont indiquées et expliquées par référence à l'une ou l'autre source (276). Dans les autres cas, le choix du terme dépend uniquement de la traduction choisie comme référence. C'est ainsi qu'en retenant σειρηνες – et non στρoυθoι comme avait corrigé Aquila –, Basile de Césarée, Cyrille d'Alexandrie et Théodoret de Cyr apparaissent – en Es., 13, 21 du moins – dépendants de la Septante (277). La leçon εχινoι, attestée chez Théodoret de Cyr en Es., 13, 22 (278) en lieu et place de σειρηνες substitué par Aquila, Théodotion et Symmaque renforce la précédente hypothèse.
Des conclusions du même ordre peuvent être tirées de la manière dont les Pères latins employèrent le terme Sirenae dans leurs commentaires de l'Ancien Testament. Malheureusement, son utilisation par Tertullien, sur Es., 43, 20 (279) ne nous apprend rien, cette traduction étant commune à la Septante, à Aquila et à Symmaque. L'étude des références que fit Ambroise aux Sirènes se révèle plus riche d'enseignements. Ainsi l'expression filiae Sirenum qu'il utilisa à propos de Hierem., 50, 39 (280) est la traduction fidèle – un hébraïsme même – de θυγατερες ςειρηνων attesté dans la Septante. Cette expression, employée quelques années plus tard au sujet d'Es., 13, 21 (281) se réfère sans doute au même passage de la même version! En tout état de cause, il est exclu qu'Ambroise ait utilisé ici Aquila, celui-ci ayant préféré στρoυθoι à σειρηνες. Par contre il cite et commente même avec quelque admiration son interprétation du locum afflictionis (traduisant le τoπoς χαχωσεως de la Septante) comme locum Sirenum (Explan. Psalm., 43, 75) : Pulcre autem et Aquilae interpretatio... (282)
Malgré une grande irrégularité dans l'utilisation des sources, le stemma des différentes exégèses aurait été relativement aisé à établir si Jérôme ne s'était écarté à la fois des différentes traductions grecques et même latines qui le précédaient. Au mot Sirenae, utilisé dans la Vetus Latina (283), comme traduction tant de thannim (chacals) que de Yà ãnâh (autruche), l'illustre père latin préféra struthio pour Yà ãnâh et pour thannim, selon les cas, struthiones (Hierem., 50, 39 ; Mich., 1, 8) ; dracones (Es., 34, 13 ; Es., 43, 20 ; Hierem., 14, 6 : Iob, 30, 29) ; lamiae (Lam., 4, 3) et Sirenae (Es., 13, 22). Tout en faisant généralement état des autres traductions de ses prédécesseurs, Jérôme tait souvent les raisons de ses propres choix terminologiques – du moins dans le cas du terme thannim. En Es., 43, 20, il s'en explique tout de même partiellement en invoquant le contexte : dracones lui semble préférable à sirenae quand il est question d'autruches et de désert :
« Pour les "dragons/serpents" que seul Théodotion appela thannim selon ce qui est écrit en hébreu, les autres ont traduit par "Sirènes" (...). Cependant il vaut mieux comprendre "les dragons/serpents", puisque les autruches leur sont associées ; car du moment qu'il parlait des bêtes du désert, il mettait ces êtres-là, qui sont des familiers du désert » (284).
En fait, Jérôme qui connaît parfaitement l'épisode d'Ulysse et des Sirènes – il le cite et allégorise souvent à son propos (285) – rejette parfois les Sirènes dans les rangs indifférenciés des bêtes sauvages. Ainsi dans son commentaire sur Es., 13, 22 :
« Mais que s'y reposent les bêtes sauvages, les dragons/serpents, les autruches, les "poilus" (pilosi), les chouettes et les Sirènes, toutes ces bêtes que nous devons comprendre comme ayant l'aspect des anges ou des démons et de ceux à qui l'on nous confie pour être punis » (286).
C'est dans une exégèse du même passage que Jérôme risque, en réalité, sa seule définition « naturaliste » des Sirènes :
« Les Sirènes sont appelées thannim ; nous entendons par là de grands dragons/serpents pourvus d'une crête et volants » (vel certe dracones magnos interpretabimur, qui cristati sunt et volantes) (287).
Ainsi donc, les Sirènes sont des dragons/serpents pour Jérôme! Voilà qui explique pourquoi il a systématiquement remplacé « Sirènes » par « dragons/serpents », sauf en Es., 13, 22. Cette dernière exception se justifie sans doute par référence aux connotations érotiques spécifiques aux Sirènes, dont il pouvait percevoir un écho dans le contexte du verset. Il y est en effet question de « palais de plaisir » qu'il rend par delubris voluptatis. Cette allusion aux Sirènes est par ailleurs complétée, dans son commentaire, par une évocation de l'épisode homérique, sous forme de métaphore :
« (...) leur chant doux et mortel précipite les âmes dans un gouffre pour qu'à la suite d'un naufrage cruel, elles y soient dévorées par les loups et les chiens (de Scylla) » (In Es., 14, 1) (288).
La maigre place que fit Jérôme aux Sirènes dans la Vulgate et les quelques commentaires qu'il leur consacra suscitèrent tout de même certains emprunts. Ainsi la définition qu'il en donna en Es., 13, 22 fut reprise à peu près littéralement par Eucher de Lyon, Isidore de Séville, le Pseudo-Walafrid Strabon, et par quelques auteurs plus récents (289).
En fait, le plus curieux avatar des Sirènes de l'Ancien Testament fut leur passage dans le Physiologus grec et latin. Une citation d'Isaïe fut en effet choisie pour introduire le chapitre qui leur était consacré. Aux divergences de terminologie relatives aux Sirènes relevées chez les traducteurs et les exégètes de l'Ancien Testament s'ajoutèrent ainsi celles du Physiologus et des bestiaires. À la rigueur d'un Jérôme allaient succéder les approximations du « Physiologue »...
Le Physiologus est un recueil d'histoires animalières dont les notices comprennent à la fois la description d'un animal réel ou fabuleux et l'interprétation typologique de sa nature. D'inspiration chrétienne – quoique ses sources soient surtout païennes : Aristote, Pline, Plutarque, Élien, Horapollo, Hermès Trismégiste... – il fut sans doute élaboré à Alexandrie à la fin du IIe siècle ou au début du IIIe siècle après J.-C. (290) L'attribution ancienne de l'œuvre à un certain « Physiologue » ne nous renseigne guère sur son auteur, Φυσιoλoγoς signifiant littéralement « celui qui étudie la nature ». Un tel détail révèle toutefois que ce recueil était autant considéré comme un manuel de zoologie que comme un ouvrage religieux. Cette bipolarité explique par ailleurs l'origine biblique de la plupart des animaux qui y sont mentionnés.
Dès le début semble-t-il, les Sirènes et les onocentaures (oνoχενταυρoι) ont été étudiés conjointement : les cinq versions de la rédaction la plus ancienne, la Rédaction I, les regroupent en effet au sein d'un même chapitre (291). Mais si la réunion de ces deux hybrides peut se justifier à la fois par des raisons formelles et symboliques, elle s'explique ici aussi par des raisons de philologie biblique. Souvent nous l'avons vu, Sirènes, comme traduction de l'hébreu thannim et onocentaures, comme traduction de l'hébreu (s)iim, ont été associés dans les versions grecques déjà citées d'Es., 13, 21-22 et d'Es., 34, 13-14 (292). Si l'on se réfère à la Septante, on lit notamment, pour le premier de ces versets :
- χαι αναπαυσoνται εχει σειρηνες,
χαι δαιμoνια εχει oρχησoνται (22)
χαι oρχησoνται εχει χατoιχησoυσιν,
χαι νoσσoπoιησυσις εχινoι
εντoις oιχoις αυτων.
Là se reposeront les Sirènes,
là danseront les démons (22)
Les onocentaures y habiteront,
et les hérissons feront leur
nid dans leurs maisons. - (éd. A. RAHLFS, Stuttgart, Württembergische Bibelanstalt, t. II, 1970, p. 584 (7e éd. établie en 1962)).
C'est donc sans étonnement que l'on retrouve une allusion à ce passage en tête du chapitre sur les Sirènes et les onocentaures. Toutefois si celle-ci est présentée comme une citation : « Le prophète Isaïe a dit que... », elle est tout à fait approximative et varie d'une version à l'autre. C'est ainsi que, poursuivant, on lit dans la version G : « des démons, des Sirènes et des onocentaures danseront dans Babylone » (293) alors que la version commune au groupe AIΠEΔφρ atteste : « des démons, des Sirènes et des hérissons danseront dans Babylone » (294). Dans les deux cas donc, certains êtres démoniaques ont été retenus – selon quels critères? – contrairement à d'autres. Pourquoi avoir en effet privilégié parfois les hérissons dans un chapitre consacré aux onocentaures ? Cette incohérence ne semble pourtant pas avoir choqué puisque la « citation » dans laquelle sont mentionnés les hérissons est commentée de la sorte : « Le Physiologue a dit ceci au sujet des Sirènes et des onocentaures » ! En fait, le couple Sirènes/onocentaures dut à tel point marquer le lecteur grec d'Isaïe qu'il en vint sans doute à symboliser tous les êtres démoniaques qui y étaient énumérés. Jérôme lui-même n'y fit-il pas allusion dans son Commentaire à la Lettre aux Galates (295) alors qu'il s'abstint de citer conjointement ces deux monstres dans sa propre traduction du prophète?
Curieusement, les versions latines du Physiologus (296) – issues chacune de la première rédaction du Physiologus grec – témoignent d'une plus grande fidélité par rapport au texte sacré. Ainsi la version B reflète assez exactement la traduction des Septante : Sirena et daemonia saltabunt in Babylonia, et herinacii et onocentauri habitabunt in domibus eorum (297). Quant à la version Y, et davantage encore la version C, elles en offrent une forme abrégée. On lit respectivement : Syrene et onocentauri et demonia et herinacii veniunt in Babilonia et saltabunt (298) et Serenae et honotaurus et iricii ibi saltabunt (299) . S'il est impossible de dater avec précision les différentes versions latines, il semblerait que saint Ambroise ait utilisé nonante mots du recueil latin pour son Hexaemeron (300). La fausse décrétale du pape Gélase (VIe siècle) mentionne en outre le Physiologus pour l'inclure dans l'index : liber Physiologus ab haereticis conscriptus et beati Ambrosi nomine praesignatus (301) . Si cette condamnation implique vraisemblablement l'existence d'une traduction latine, elle ne permet toutefois pas d'identifier formellement le Physiologus incriminé avec le livre dont il est question ici. Quoi qu'il en soit, les citations bibliques furent reprises dans les exemplaires latins du Physiologus avant de passer dans les bestiaires. C'est ainsi qu'au XIIe siècle, Pierre le Picard put donner du fameux passage d'Isaïe (Es., 13, 21-22) une traduction française aussi savoureuse que relativement fidèle : « Ysayes dist : La seraine et li diable manront en Babiloine. Et li hérichons et li hanetons (= ono-centaures) mandront en lors maisons et habiteront » (302)... et qu'un sculpteur eut l'idée de réunir sur un même chapiteau le prophète, les Sirènes et le hérisson parmi d'autres démons (303) !
Plus que par toute autre voie, les Sirènes semblent avoir pénétré la pensée chrétienne par l'intermédiaire des traductions grecques et latines de l'Ancien Testament. Rangées parmi les animaux du désert et les esprits des lamentations, confondues parfois avec Lilith, ces « nouvelles Sirènes » ont ainsi été dotées de caractéristiques communes à d'autres démons juifs. Leur « christianisation » entraîna par contre la perte de leur ambivalence originelle en les dépouillant de toute connotation positive. Cette « démonisation » – au sens chrétien du terme – ne les empêcha pas toutefois d'être associées – ne fût-ce que symboliquement – aux espoirs de rédemption accordés aux Sirènes au sens figuré : les philosophes et les poètes païens, les hérétiques et les luxurieux. C'est du moins ce qu'on pourrait déduire de nombreux commentaires d'Es., 43, 20, comme celui d'Eusèbe de Césarée :
« Lorsque les bêtes sauvages, les Sirènes et les autruches auront bu de mon eau et adopté une nouvelle nature, civilisée et conforme au Logos, elles apprendront – elles qui sont devenues le peuple et la race que j'ai choisis – à clamer ma perfection ou, selon Symmaque, à chanter mes louanges » (304).
Cette « récupération » inattendue des esprits impurs par le biais de l'allégorie avait évidemment été suggérée par le contexte du verset. Toutefois ce type de formulation orientait déjà les mentalités vers un progressif renversement des valeurs dont l'aboutissement allait consister, dans notre cas, en l'apparition de « bonnes Sirènes ». Il devait en effet échoir au christianisme d'élever sur le plan moral, le thème de la démone délivrée et réhabilitée. Mais cette conversion dont on peut déjà reconnaître le mécanisme dans le passage précité, ne se fit que de manière extrêmement lente : elle n'aboutit même qu'après une longue involution. En outre, elle se réalisa par l'intermédiaire d'une littérature plus didactique qu'exégétique. En fait, la manière dont les Pères de l'Église concevaient les Sirènes était rarement originale, à la différence d'ailleurs de l'usage allégorique qu'ils en faisaient. Dès qu'ils s'écartent du contexte biblique, ils apparaissent en effet dépendant de l'héritage classique et, dans une moindre mesure, des superstitions populaires dont ils étaient à la fois les témoins et les contempteurs.
Mais en fin de compte, que représentaient encore très précisément les Sirènes dans le paganisme finissant contemporain des Pères ?
Les Sirènes dans l'art et la littérature païenne de l'Antiquité tardive
Quand – selon Suétone – l'empereur Tibère demandait aux grammairiens de lui préciser « quels étaient les chants des Sirènes » (305) il voulait sans doute déconcerter autant qu'« en savoir plus ». Cet intérêt pour les Sirènes et leur mythe ne cessa pas, en fait, de se manifester sous l'une ou l'autre forme durant toute la Basse Antiquité. Si les représentations odysséennes dans l'art gallo-romain sont excessivement rares (Ill. 33) (306), il en existe de très nombreuses dans l'art romain proprement dit. Dans ce contexte, les Sirènes sont figurées à trois, face à la nef d'Ulysse sur des lampes (Ill. 29), des gemmes, des plaques en terre cuite, des fresques (Ill. 28) et des mosaïques (ills 31 et 32) (307). On les rencontre seules ou à deux sur des monnaies, des gemmes, des vases en terre sigillée (308) et parfois même sur des urnes cinéraires où, d'après Georg Weicker (309), elles n'ont qu'une fonction décorative. Par contre, l'épisode homérique sculpté sur la série de sarcophages évoqués plus haut exprime un contenu symbolique bien spécifique (310). Il en est de même pour la compétition musicale entre les Muses et les Sirènes qui figure sur d'autres sarcophages (Ill. 25) (311). Sans doute le voisinage d'une Sirène musicienne et d'une scène obscène sur un fragment de coupe du IIe siècle n'est-il pas non plus dépourvu de signification (312). Manifestement les Romains ont repris aux Grecs les interprétations et l'iconographie traditionnelles de la Sirène dont ils ont préféré la forme très humanisée qui s'était généralisée dans l'art alexandrin. Ainsi plusieurs Sirènes romaines ont-elles l'innocente apparence de jeunes femmes ailées dont les pattes d'oiseaux révèlent plus ou moins discrètement la vraie nature. En tout état de cause, il existe peu de représentations vraiment originales de Sirènes dans l'art de l'Empire et du Bas-Empire. La manière dont elles furent évoquées dans la littérature grecque et latine de cette période – et même après les invasions – apparaît à cet égard moins conventionnelle, dans certains cas du moins. À côté d'innombrables allusions au rocher des Sirènes, on y trouve en fait plusieurs références aux épisodes d'Homère et d'Apollonios (313) de même que le rappel des sépultures campaniennes de Parthénopè, de Ligeia et de Leucosia (314). À ce propos, le culte de Parthénopè – ou du moins son souvenir – semble s'être perpétué particulièrement longtemps (315) à l'inverse d'ailleurs de celui des Sirènes funéraires. Si Sénèque prêtait encore à Iole, dans l'Hercule sur l'Œta, le désir d'être transformée en Sirène pour pouvoir se lamenter sans fin (316), Philostrate paraît totalement ignorer, vers 23, la signification originelle de sa représentation sur un tombeau. Il interpréta, rappelons-nous, la Sirène sculptée sur celui d'Isocrate comme un symbole de charme et de persuasion et non comme une figure apotropaïque (317). Déchues par les chrétiens de leur rang de divinités chthoniennes bienveillantes, les Sirènes quittèrent sans doute progressivement le domaine de la religion populaire pour celui des superstitions. Plus que jamais on les confondit avec d'autres démons incubes et vampiriques comme les lamies, les goules et les empuses (318) dans le cadre du syncrétisme magique qui dominait alors le monde païen.
Assez logiquement, cette évolution au niveau populaire n'affecta guère – du moins dans un premier temps – l'utilisation de la notion de Sirène dans les spéculations des philosophes. Influencé sans doute par leur antique fonction psychopompe, Plutarque leur confia, nous l'avons vu, le rôle d'attirer les âmes errantes vers les Astres majeurs (319). Au siècle suivant, Théon de Smyrne rappelait dans son commentaire de Platon, les interprétations les plus courantes à son époque, des Sirènes de la République : elles auraient représenté soit les astres eux-mêmes soit les sons harmonieux nés de leur mouvement (320). Quant à Proclus et à Hermias, au Ve siècle, ils appliquèrent curieusement au mythe d'Er, l'interprétation moralisante de la tentation sensible, en attribuant aux Sirènes de la genesis la fonction de retenir les âmes enlisées dans la matière (321). Notons qu'au premier siècle, un philosophe juif, Philon d'Alexandrie, associait déjà harmonie céleste et séduction fatale des Sirènes (322), mais à titre de comparaison uniquement. Ainsi ne voyait-il en elles ni la source de la musique céleste, ni des daimὀnia maléfiques, au sens propre ou figuré. Si Philon mentionna les Sirènes – odysséennes, par ailleurs – dans un tel contexte, c'était seulement comme « symbole du risque mortel que fait courir aux hommes la perception d'une harmonie insolite et fascinante » (323). Le philosophe conclut en effet :
« que si le chant des Sirènes, au dire d'Homère, entraîne si violemment ceux qui l'écoutent qu'ils en oublient patrie, maison, amis et nourriture, combien plus cette musique absolument parfaite (...) si elle parvenait à nos oreilles, nous mènerait au délire et à la divination » (324).
Les allusions les plus déconcertantes aux Sirènes célestes se trouvent toutefois dans certaines versions et traductions anciennes du Roman d'Alexandre. Si la Rédaction A (325), proche de l'original du début du IVe siècle (326), ne mentionne guère d'oiseaux anthropomorphes qui y feraient penser, il en est question dans les traductions syrienne et arménienne, rédigées au plus tard au VIe siècle (327). Dans cette dernière, ceux-ci sont même expressément mis en relation avec les Îles des Bienheureux situées au ciel, comme dans la tradition pythagoricienne. Surgissant d'une région de ténèbres, l'un d'eux s'adresse en effet à Alexandre en ces termes :
« Pourquoi foules-tu ce sol ayant vu l'habitation des dieux ? Retourne, Misérable ! Tu ne peux fouler les îles des zones bienheureuses. Pourquoi t'efforces-tu de monter au ciel, ce qui t'est impossible » (328).
Cette version qui ne contient pas le récit de l'ascension l'évoque néanmoins : fruit de la culture littéraire et figurative du monde tardo romano (329), cet épisode circulait sans doute indépendamment du Bias grec, sous forme d'une lettre d'Alexandre à sa mère (330). Lorsqu'il fut incorporé – à une date difficile à préciser –, on y intégra parfois, très logiquement d'ailleurs, l'intervention des « Sirènes » (331). Sans jamais recevoir précisément ce nom, les oρσνεα ανθρωπoμρφα semblent néanmoins le mériter : leur morphologie et le contexte pythagoricien (332) dans lequel ils surgissent, les apparentent en effet aux Sirènes : dans les versions anciennes, elles sont toujours situées sur une terre sombre et sans étoiles, aux confins du monde, à l'entrée des Îles des Bienheureux. Cette allusion à l'au-delà, aux Îles Fortunées, transforme ainsi l'ascension d'Alexandre en voyage vers le monde des morts, en « apothéose astrale ante litteram » (333) dont les « Sirènes » marquent toutefois les limites « car les dieux ont toujours dû défendre la frontière de leur empire, de leur empyrée » (334). Curieusement, elles ne seront plus mentionnées dans la traduction latine du Prêtre Léon, faite à la fin du Xe siècle, l'avertissement étant directement donné par la divinité (divina quidam virtus obumbrans eos) (335). Sans doute avait-on oublié à l'époque, l'existence des Sirènes célestes dont le rôle – positif – devait paraître tout à fait incongru : au lieu de promettre la Connaissance aux hommes – leur promesse se soldant par la mort – ces Sirènes repoussaient en quelque sorte ceux qui en faisaient la quête...
En fait, c'était déjà aux Sirènes d'Ulysse, aux Sirènes néfastes, que l'on faisait le plus souvent allusion dans la littérature du Bas-Empire, du moins sur le mode métaphorique. Dans ce cas, la nature du péril qu'elles symbolisent est soit non précisée – leur chant évoque indistinctement toutes les séductions dangereuses à fuir (336), soit mise en rapport avec l'amour vénal ou tout simplement sexuel (337). L'ambiguïté née de l'association de cette dernière notion, considérée habituellement comme positive, avec celle de danger mortel, devait inévitablement inciter certains à tenter des variations sur le thème du dulce malum dans leur évocation des Sirènes. Martial semble avoir été le premier à s'y risquer, non sans ironie d'ailleurs :
« Ces Sirènes, supplice joyeux (hilarem pœnam) des marins qui leur devaient une mort séduisante et de cruelles délices » (blandasque mortes gaudiumque crudele)... (338).
Le procédé fut repris par un poète tardif qui, sans faire œuvre de création, sut toutefois donner à l'inquiétante ambiguïté de la Sirène, une expression poétique particulièrement heureuse : Dulce malum pelago Siren sont les premiers mots du poème qui s'achève sur une phrase aussi concise que suggestive : mortem dabat ipsa voluptas (339). Mais c'est à Boèce qu'allait revenir l'honneur de léguer au Moyen Âge sa propre formulation de cette ambiguïté. L'expression Sirenes usque in exitium dulces utilisée dans sa Consolation (340) pour qualifier les Muses poétiques se retrouve en effet régulièrement citée aux XIe et XIIe siècles (341).
L'assimilation des Sirènes et des Muses, pratiquée par Boèce, couronnait, nous l'avons vu (342), une longue tradition littéraire. Il en fut d'autres – auxquelles les Sirènes étaient liées – qui continuèrent pareillement pendant la Basse Antiquité. Ainsi ne cessa-t-on guère de leur comparer « le charme des œuvres en vers et en prose » selon les paroles mêmes de Pausanias, la beauté ou les dons musicaux d'une femme, la séduction d'un poète, d'un orateur, d'un philosophe (343). Il semble même que les connotations positives associées à la notion de Sirène se soient concentrées peu à peu dans ce type de figure de style. Dans les autres domaines, en effet, les Sirènes furent valorisées négativement, grosso modo à partir du IVe siècle : l'usage qu'en firent Proclus et Hermias est significatif à cet égard. Le référent imaginaire s'était transformé : il ne nous semble pas exagéré de prétendre que ce fut, en grande partie, sous l'influence des écrits patristiques. Quand les Sirènes n'y font pas figure d'esprits des lamentations, elles y sont régulièrement mentionnées comme symboles de perversion et d'hérésie.
Les Sirènes dans la littérature patristique. Interprétations morales
L'allégorisme des philosophes, nous l'avons vu, avait essentiellement trois fonctions : réhabiliter les fables antiques jugées immorales, accorder le mythe à la réflexion et permettre aux différentes écoles de se prévaloir de l'autorité des anciens poètes, chacune d'elles prétendant retrouver chez eux sa propre doctrine. Mais cette dernière fonction, utilitaire, s'appuyait elle-même sur une opinion de plus en plus répandue : celle que « les anciens poètes » – et particulièrement Homère – « étaient des inspirés, de véritables θεoλὀγoι, porteurs d'une sorte de révélation primitive qu'ils avaient livrée en énigmes dans leurs vers » (...). « Une telle vue mystique avait naturellement pénétré le judaïsme alexandrin qui l'avait appliquée à la révélation biblique » (344) avant que Clément d'Alexandrie et dans une moindre mesure Origène, ne l'adoptent à leur tour. Ainsi donc les exégèses juive et chrétienne s'inspirèrent-elles fondamentalement d'une conception des Écritures sacrées dont les couleurs étaient empruntées à l'âge hellénistique et au milieu alexandrin. Mais ce que Clément et Origène pensèrent l'un et l'autre de l'interprétation allégorique de même que l'usage qu'ils en firent ne peut être étendu – tant s'en faut – à tous les écrivains chrétiens des premiers siècles.
Si quelques uns d'entre eux, dont Clément est le meilleur exemple, apparurent fort avertis de l'allégorisme païen, et en utilisèrent largement les procédés et les leçons dans leur propre explication de la Bible (345) bien d'autres se montrèrent réticents, hostiles ou indifférents aux « modèles » antiques. Certains auteurs, les premiers dans l'ordre chronologique, usèrent de l'interprétation allégorique mais sans emprunter quoi que ce soit d'important à l'exégèse figurée du paganisme. D'autres, très nombreux – on trouve parmi eux des apologistes grecs comme des polémistes latins – s'avérèrent franchement hostiles à l'endroit de l'allégorie païenne (346). Il n'empêche que cette technique d'interprétation biblique se répandit dans toute l'aire de culture gréco-romaine et qu'elle fut largement pratiquée, dans un esprit parfois assez différent d'ailleurs suivant les lieux. Ainsi l'école d'Alexandrie accorda plus d'importance au sens spirituel que celle d'Antioche qui prôna une grande fidélité au sens littéral. Car si l'on peut parler à partir d'Origène, du « triple » ou du « quadruple sens de l'Écriture », il n'y en a fondamentalement que deux, « le littéral et le spirituel » (347). C'est à cette simple distinction qu'ont souvent recouru les Pères pour expliquer les termes bibliques isolés qui ne se prêtaient guère à une interprétation plus poussée. Ce fut notamment le cas du mot σειρηνες qui apparaissait, nous l'avons vu, dans certaines versions grecques des Livres d'Isaïe, de Jérémie, de Job, de Michée et des Psaumes. Ainsi en donnèrent-ils une interprétation de type historique (alternative du sens littéral) suivie d'une interprétation morale (sens spirituel). Un passage du Commentaire sur les Psaumes d'Ambroise offre à cet égard un exemple très clair :
« L'interprétation qu'Aquila donne du « lieu de désolation » est belle car il faut la comprendre ainsi : vous nous avez humiliés au séjour des Sirènes mais il ne faut s'en prendre ni à la chair ni à la nature mais bien aux causes qui rendent la chair si faible. À cet égard, la tradition païenne rapporte que les Sirènes (...) étaient des jeunes filles qui, par la douceur de leurs voix, éveillaient chez les marins le désir de les écouter chanter et les amenaient ainsi à se rapprocher du rivage. L'histoire ancienne transmet aussi à la postérité que, charmés par leurs accents, les marins faisaient naufrage dans les rochers. Voici leur interprétation de ces choses : le plaisir de la voix et une certaine flatterie. Ainsi donc les jouissances terrestres nous charment par leur aspect sensuel de sorte qu'elles nous abusent. Le naufrage n'était donc pas dû (à la proximité) du rivage mais bien à la douceur du chant (des Sirènes) qui a fait que les marins n'ont pas pris garde aux anfractuosités des rochers. Donc ce n'est pas la chair qui est coupable mais bien les tentations qui l'excitent et la troublent » (348).
Fréquemment le premier type d'interprétation se limite toutefois à une simple assertion dans laquelle l'auteur rappelle sa propre conception des Sirènes: femmes fatales à la voix ensorcelante, bêtes sauvages, monstres, démons, voire illusions démoniaques (daemonum phantasmata)... (349). Dans cette mesure, il apparaît comme une sorte de préambule destiné avant tout à introduire l'allégorie dont elle constitue en fait le support.
Les traducteurs grecs de la Bible, nous l'avons vu, s'étaient manifestement laissé influencer par la mythologie dans le choix du vocable σειρηνες comme équivalent de l'hébreu Thannim (350). D'une manière un peu analogue, les Pères qui commentèrent les passages bibliques où il était question de Sirènes se situèrent volentes nolentes dans la tradition de l'exégèse païenne d'Homère (351). Si l'interprétation qu'Ambroise donna des Sirènes rappelle celle attribuée à Palaephatos (352), l'allégorie morale dont elles sont le centre ensuite n'est pas sans évoquer un topos stoïcien. Pour Sénèque notamment, rappelons-nous, les Sirènes symbolisaient les jouissances sensibles et particulièrement la Volupté que le sage doit fuir pour accéder à l'héroïsation (353). L'image de l'homme stoïque qui, tel Ulysse lié au mât, passe outre les écueils de la vie, dut tant « parler » aux Pères qu'ils la transposèrent dans des écrits où nulle raison d'ordre exégétique ne justifiait pourtant sa présence. Au sage stoïcien en route vers l'Élysée, fut substitué le chrétien voguant vers le port du salut ; au mât du navire, le bois de la croix de la Passion. Ulysse devenait ainsi préfiguration du Crucifié (354). Clément d'Alexandrie à qui sa culture poétique suggéra sans cesse des analogies entre les attitudes chrétiennes et les mythes grecs, utilisa le premier ces antiques images en les chargeant d'un sens nouveau :
« Passe ton navire outre ce chant, artisan de mort (qάnaton) ; il suffit que tu le veuilles et te voilà vainqueur de la perdition ; attaché au bois, tu seras délivré de toute corruption, le Logos de Dieu sera ton pilote, et l'Esprit Saint te fera aborder aux ports célestes » (355).
L'image du mât de navire comme antenna crucis auquel le chrétien doit s'attacher pendant la traversée de la vie fut fréquemment reprise après lui. Hippolyte de Rome, Paulin de Nole et Maxime de Turin en firent notamment de longs développements parfois très originaux (356). Dans tous les cas, la métaphore accompagne l'interprétation morale des Sirènes. La conclusion du passage qui leur est consacré dans un sermon du dernier cité en offre un bon exemple :
« Chacun se fera donc lier à l'arbre de la croix dans ce navire (id est, celui de l'Église) ou se bouchera les oreilles avec les divines Écritures, ainsi il ne craindra pas la douce tempête de la luxure. En effet, la suave figure des Sirènes représente la molle concupiscence des voluptés qui affaiblit la constance de l'esprit qui leur est soumis, par de coupables flatteries ».
En fait, la notion de vie chrétienne symbolisée par un périlleux voyage en mer vers le portus salutis effectué dans la nef de l'Église dut souvent être à l'origine de l'évocation sur le mode métaphorique, de l'écueil des Sirènes (357). À cet égard, l'image du naufrage dans le vice et plus particulièrement dans la volupté, souvent utilisée par les Pères, eut comme conséquence inattendue de favoriser l'opinion selon laquelle les victimes des Sirènes périssaient noyées (358). Avant eux, rappelons-nous, on les imaginait plus volontiers mourant d'inanition et desséchant, figées par le plaisir du chant (359). En utilisant par contre les Sirènes comme symboles de l'attrait trompeur de la sensualité – « Les Sirènes? Une allégorie ; lisez la volupté : elle nous charme et nous tue » rappelait entre autres Synésios de Cyrène (360) – les Pères ne firent que généraliser un usage dont l'origine paraît remonter aux plus anciens courants ascétiques grecs (361). Il semble toutefois qu'on leur doive d'avoir superposé à la notion de Sirène-courtisane, celle de femme sensu lato, au point d'en avoir rendu souvent les trois termes à peu près synonymes. Ce n'est guère un hasard en effet si Clément accompagna une évocation conjointe des Sirènes et des courtisanes, d'une citation particulièrement misogyne d'Hésiode : « Qu'une femme n'aille pas non plus, avec sa croupe attifée, te faire perdre le sens, son babil flatteur n'en veut qu'à ta grange » (362).
Environ trois siècles plus tard, Léandre de Séville recommandait encore aux religieuses de fuir la compagnie des femmes mariées qu'il comparait expressément aux Sirènes :
« Instrument de Satan (organum Satanae) (la femme mariée) chantera des mélodies qui éveillent les concupiscences du siècle et qui te jettent dans les sentiers du diable. Fuis le chant des Sirènes, ma sœur, de peur de quitter le droit chemin, les oreilles pleines du désir de goûter aux divertissements du monde, de te heurter à droite à un rocher ou d'être engloutie à gauche par la gueule béante de Charybde. Fuis le chant des Sirènes et bouche-toi les oreilles devant ceux dont la langue incline au mal. Protège ton cœur par le bouclier de la Foi quand tu vois une femme dont les intérêts sont différents des tiens ; arme ton front du signe de la croix face à celle qui s'occupe de choses qui n'ont rien à voir avec ton état » (363).
Si l'on garde à l'esprit les connotations antiféministes particulièrement liées à la notion christianisée de Sirène, on ne peut lire sans quelque effroi l'éventail de vices et de mauvaises actions que Jean Chrysostome associe à ce symbole (364) :
« Plus nombreuses sont les vagues qui agitent l'âme du prêtre que les vents qui troublent la mer. Et tout d'abord, l'écueil le plus redoutable de tous : la vaine gloire, plus dangereuse que les mauvaises passes décrites par les poètes (365) (…). Si l'on me confiait une telle fonction, il s'en faudrait de peu que je ne sois livré les mains derrière le dos aux monstres qui habitent cet écueil pour être chaque jour mis en pièces. Qui sont ces monstres? Violence, découragement, envie, querelles, calomnies, accusations, mensonges, faux-semblants, pièges, colères contre ceux qui accomplissent avec lui les fonctions sacrées, dépit devant leur succès, amour des louanges, désir des honneurs (...), incitation au plaisir, flatteries indignes d'un homme libre, complaisances qui répugnent à un homme bien né, mépris des pauvres, prévenances à l'adresse des riches, honneurs démesurés, faveurs nuisibles qui mettent en danger et ceux qui les accordent et ceux qui en sont l'objet, crainte servile (...), suppression de la liberté de parole, apparence d'humilité dans tous les domaines, mais de vérité point, accusations qui portent loin et reproches surtout contre les humbles et de façon exagérée, mais devant ceux qui sont revêtus de puissance, on n'ose même pas desserrer les lèvres. Cet écueil-là nourrit donc tous ces monstres et de plus nombreux encore que les précédents » !
En fait, l'utilisation par les Pères, de l'antique et très païenne image de la Sirène comme symbole de vice peut surprendre. Que les chrétiens, si intransigeants dans leur volonté de rupture à l'égard du paganisme dont ils n'ont cessé de dénoncer les erreurs et les tares, aient d'une manière générale, cité des personnages de la mythologie et conservé parfois sans le modifier le symbolisme que les Anciens en avaient donné, est en effet déconcertant à première vue. Pourtant cet usage fréquent s'explique fort bien quand on songe à la manière très particulière dont les Pères se situaient par rapport à la culture antique. Qu'ils l'aient estimée, comme Clément, qu'ils l'aient pratiquée tout en la considérant avec commisération comme Théodoret de Cyr, ou qu'ils l'aient même rejetée en bloc comme Tertullien, Arnobe ou Lactance, ils avaient tous des raisons – conscientes ou inconscientes, parfois. contradictoires d'ailleurs – d'évoquer les Sirènes, les Cyclopes ou les Titans. La première de ces raisons est manifestement liée à leur éducation scolaire : dans l'aire de la culture gréco-latine, païens et chrétiens ont suivi les mêmes cours pendant toute l'Antiquité. En effet « les chrétiens, sauf en quelques cas exceptionnels et limités, n'ont pas créé d'écoles qui leur fussent propres : ils se sont contentés de juxtaposer leur formation spécifiquement religieuse », assurée par la famille et par l'Église, « à l'instruction classique qu'ils recevaient, au même titre que les païens, dans des écoles de types traditionnel » (366). Ils étudièrent donc les mêmes auteurs et les mêmes procédés de style et d'exégèse. Rien d'étonnant dès lors à ce que les Pères aient cité à leur tour – en vertu de l'inévitable « osmose culturelle », comme eût dit Henri-Irénée Marrou – Homère et d'autres « classiques » pour illustrer leur propre philosophie. En outre, les apologistes réalisèrent instinctivement qu'il n'était pas sans intérêt d'utiliser pour mieux se les concilier, le même langage et par conséquent les mêmes images que les païens à convertir (367). Commentant la longue métaphore de Clément sur l'épisode homérique d'Ulysse et les Sirènes, Nicole Zeegers-Vander Vorst concluait en ce sens : « Clément met donc ici à profit la popularité des vieux mythes de l'Odyssée pour faire vibrer dans l'âme de son lecteur une corde sensible. Il existe entre lui et le Grec un accord tacite qui le pousse à conserver le même symbole que son adversaire » (368).
Même Tertullien, si intransigeant pourtant (369), puisa parfois dans le vocabulaire de la mythologie. La réponse qu'il fit à ceux qui accusaient les chrétiens de crimes rituels perpétrés sur des enfants est un bon exemple de cet usage qui se justifie ici par des raisons d'efficacité. La métaphore utilisée donne plus de force à son argumentation :
«Qui donc, en survenant ainsi (dans nos assemblées), a jamais pu conserver, pour les montrer au juge, les lèvres couvertes de sang, de ces cyclopes et de ces Sirènes? » (370).
D'allusions mythologiques, de citations d'œuvres païennes, la littérature apologétique et patristique en général, en est farcie. On a relevé 966 citations d'auteurs « classiques », poètes, philosophes et historiens, littérales et approximatives, dans l'ensemble des œuvres de Clément d'Alexandrie. À lui seul, le Protreptique compte 107 citations poétiques : plus du double toutefois de ce qu'on relève chez Athénagore ou Théophile (371) ! Si en fait, l'agogè fournie par l'école classique fut souvent considérée comme une arme efficace au service de la propagande religieuse, elle fut également jugée par certains comme une « préparation très opportune à la pratique des vertus proprement chrétiennes, et notamment (le) souci de faire prédominer l'âme sur le corps, (le) judicieux emploi de la richesse et des autres biens terrestres ; (l') l'effort vers la vérité, (l') aversion pour la flatterie et (le) mensonge ». C'est en tout cas l'opinion qu'exprimait Basile de Césarée dans un intéressant petit traité intitulé suggestivement Aux jeunes gens, sur la manière de tirer profit des Lettres helléniques (372). On y voit tout ce que l'auteur doit aux doctrines cynico-stoïciennes. Mais si Basile a volontairement restreint son sujet à l'éthique, d'autres Pères se situèrent davantage sur le plan de la philosophie religieuse en estimant que certains païens – Homère surtout – avaient parfois pressenti les vérités qui allaient trouver une expression parfaite dans les Saintes Écritures. Ainsi Clément exprima-t-il l'idée qu'il y a parfois « dans la philosophie païenne, des vérités vraiment divines, soit qu'en effet elles aient été directement inspirées de Dieu, soit qu'elles aient été empruntées aux Livres Saints » (373). Quant à Augustin, il tenta une synthèse entre Christianisme et néo-platonisme (374). Et lorsque même l'éclat de la philosophie eut pâli devant l'éblouissante lumière de la grâce, il demeura persuadé qu'elle constituait l'une des voies qui pouvaient mener au Christ comme elle avait mené Marius Victorinus (375).
Sans approuver toujours, tant s'en faut, les emprunts faits aux païens et à leurs symboles – il y eut de tout temps d'irréductibles ennemis de la culture païenne sans compter les ascètes –, la plupart des Pères pratiquèrent régulièrement les auteurs profanes dans la seule mesure toutefois où ils étaient d'utilité directe pour le commentaire ou la démonstration. Même les incorrigibles lettrés comme Jérôme, sensibles à la valeur esthétique de la littérature païenne, préconisaient ce seul usage. Il s'en expliqua dans une lettre destinée à Magnus, orateur de la ville de Rome qui l'avait interrogé sur l'utilité des emprunts faits à la littérature profane (376). Après s'être prévalu de toute une tradition au sein même de l'Église, Jérôme utilisa une métaphore particulièrement curieuse construite sur un verset du Deutéronome pour expliquer la manière dont les chrétiens comme lui, traitaient les œuvres antiques. Cette métaphore apparaît encore plus développée dans une autre lettre, sous la forme suivante :
« Le type de cette sagesse (la philosophie profane) est décrite dans le Deutéronome sous la figure d'une femme captive. La voix de Dieu ordonne que, si un Israélite veut la prendre pour épouse, il lui rase la tête, lui taille les ongles, l'épile complètement. Ainsi purifiée, elle pourra se livrer aux baisers du vainqueur. Si nous prenons ces prescriptions au sens littéral, n'est-ce pas ridicule? Et pourtant, c'est ce que nous avons coutume de faire quand nous lisons les philosophes, quand nous tenons entre nos mains les livres de la sagesse séculière. Si nous y découvrons quelque chose d'utile, nous le transposons en notre dogme. Mais ce qui est superflu : les idoles, l'amour, le souci des choses profanes, nous le rasons, nous le vouons à la calvitie ; comme des ongles, nous les taillons d'une lame très aiguisée » (377).
Mais de quelle circonspection le chrétien doit-il faire preuve dans une telle entreprise car, nous dit précédemment le même Jérôme:
« La nourriture offerte par les démons, voici ce que c'est : les chants des poètes, la philosophie profane, la pompe verbale des rhéteurs. Ils enchantent tout le monde du charme qui leur est propre. Mais tandis que l'oreille est séduite par le rythme des vers et sa douce modulation, l'âme aussi est pénétrée, le cœur est enchaîné à fond » (378) !
Ces démons enchanteurs et charmeurs ne pouvaient manquer de prendre parfois la forme des Sirènes dans les commentaires des Pères. C'est encore Clément qui associa le premier la séduction des Sirènes et celle de la philosophie profane. Pour lui en effet, « les matelots qui se bouchent les oreilles de peur d'être séduits par le chant des Sirènes et de ne pouvoir revenir, sont une image des chrétiens qui craignent, s'ils s'adonnent à la philosophie grecque, d'être gagnés par elle » (379). Clément rappelle ailleurs que « les pythagoriciens opposaient l'enseignement austère des Muses à la psychagogie menteuse des Sirènes, qui désignent les sophistes » (380).
Quelques années plus tard, l'auteur de la Cohortatio ad Graecos – traité qui résume la position des chrétiens à l'égard des philosophes et des poètes – reprenait le même type d'analogie :
« Qu'aucun homme sensé donc ne place leur éloquence (celle des philosophes) avant son propre salut, mais, selon cette légende d'autrefois, qu'il se bouche les oreilles de cire et qu'il évite la douce nuisance des Sirènes, qui lui est funeste » (381).
Cette image, qui sera fréquemment reprise postérieurement, n'est guère neuve à proprement parler. Elle est en fait d'origine épicurienne comme le suggère la lettre qu'Épicure adressait à Pithoclès pour tenter de l'éloigner de l'ελευθερα παιδεια (382). En effet, l'avertissement des Pères concerne autant la dangereuse séduction verbale des philosophes et des rhéteurs que celle des belles-lettres en général. Pour Méthode d'Olympe, Cyrille d'Alexandrie, Théodoret de Cyr, Procope de Gaza, Jérôme, Augustin, Paulin de Nole au moins, les Sirènes sont le symbole de cette tentation-là (383). Le dernier de ces auteurs n'hésita pas à recourir aux images les plus hardies pour exhorter l'un de ses parents, Jovius, à se départir de son goût pour la littérature profane :
« Soyez le philosophe péripatéticien de Dieu, le pythagoricien du monde, et le disciple de la vraie sagesse qui ne se trouve qu'en Jésus-Christ. Dégagez-vous de cette douceur pernicieuse que vous goûtez dans la lecture des auteurs profanes, qui semblables au chant des Sirènes, nous font oublier notre patrie et ne nous charment que pour nous faire périr (...). En effet, tout ce que les poètes ont feint des Sirènes, se trouve dans les attraits de la volupté et dans le plaisir criminel des vices puisqu'ils cachent un venin dangereux sous une douceur apparente et que quelque agréables qu'ils paraissent, ils n'ont pour récompense que la mort. Pour éviter ce danger, il faut non seulement que nous nous bouchions les oreilles comme fit Ulysse au chant des Sirènes, mais aussi que nous fermions les yeux, et que notre âme nous soit comme un navire qui vogue à pleines voiles pour fuir promptement de crainte qu'étant enchantés par cette douceur mortelle, nous n'allions échouer contre le rocher du crime et que notre vaisseau venant à se briser contre l'écueil de la mort, nous ne fassions un naufrage éternel » (384).
Le moins que l'on puisse dire est que Paulin se fit lyrique pour dénoncer entre autres les dangers du lyrisme ! En fait les commentaires les plus sobres et les plus concis sont généralement ceux des exégèses bibliques. C'est là que par ailleurs les Sirènes sont le plus directement comparées aux rhéteurs, philo- sophes et poètes. N'empêche que Jérôme utilisa un style d'une rare violence dans son commentaire du Livre d'Osée pour inciter le lecteur à renoncer aux lettres antiques pour mieux entendre la voix du prophète :
« (...) l'hydre et le scorpion, qui viennent des fables des poètes, brûle-les au fer rouge, broie-les de ta sandale ; les chiens de Scylla et les chants funestes des Sirènes, traverse-les en te bouchant les oreilles : afin que nous puissions écouter et comprendre ce que le prophète Osée a prédit... » (385).
Mais si l'opposition qui séparait culture païenne et chrétienne était profonde, il s'agissait moins de « la longue symbiose qui unissait la littérature et l'art classique au vieux polythéisme que du fait que, prise en un tout, cette culture humaniste se présentait comme une rivale de la religion nouvelle, car elle aussi, prétendait résoudre à sa manière le problème de l'homme et de sa vie » (386). Henri-Irénée Marrou puis Pierre Boyancé ont montré en effet comment le culte des Muses « était devenu pour les lettrés l'équivalent formel d'une véritable religion » (387). En fait, les Pères condamnèrent surtout « la culture antique en tant qu'idéal indépendant, rival de la révélation chrétienne » (388).
Cette culture païenne, véritable « religion » concurrente, devait être quelque peu vécue comme une hérésie par les Pères. C'est peut-être pour cette raison que les Sirènes devinrent également son symbole. Le témoignage le plus ancien d'une telle acception figure dans un fragment du commentaire d'Origène sur les Lamentations de Jérémie. Ayant à expliquer ce que signifiaient les autruches et les Sirènes qui y étaient mentionnées chez Symmaque, il n'hésita guère à en faire le symbole, respectivement de ceux qui faisaient bon accueil aux doctrines impies et de ceux qui les professaient :
« ceux qui enseignent de telles doctrines, il (le traducteur Symmaque) les appelle, non sans raison, "Sirènes". En effet, selon la légende païenne, elles faisaient périr ceux qui s'approchaient d'elles par la jouissance, comme des dragons/serpents qui, en mordant (infusent) leur venin » (389).
Dans sa Réfutation de toutes les hérésies, Hippolyte de Rome reprenait quelques années plus tard, en la développant, l'image des Sirènes : les enseignements des hérétiques y sont comparés à leur chant séduisant et fatal :
« Les enseignements des hérétiques ressemblent à une mer agitée par la violence des vents. Les auditeurs devraient donc passer à côté et aller à la recherche du port bien abrité; car c'est une mer peuplée de monstres et dangereuse, comme l'est, par exemple, la mer de Sicile, dans laquelle on place des êtres fabuleux, le Cyclope, Charybde et Scylla, et la montagne/le chœur (lacune !) des Sirènes. Ulysse, au dire des poètes grecs, traversa cette mer, en rendant ingénieusement à ces monstres irascibles la monnaie de leur fourberie. Ils étaient pour les navigateurs, d'une extrême cruauté. Les Sirènes en particulier, les trompaient par leurs chants mélodieux et tâchaient de les attirer par leurs voix agréables. Sachant cela, Ulysse, dit-on, boucha avec de la cire les oreilles de ses compagnons et se fit attacher lui-même au mât ; il passa ainsi sans danger auprès des Sirènes, tout en prêtant l'oreille à leurs chants. Je conseille aux lecteurs d'en faire autant : qu'ils se bouchent les oreilles à cause de leur faiblesse pour traverser les enseignements des hérésies, sans prêter l'oreille aux paroles flatteuses qui, comme le chant harmonieux des Sirènes, pourraient facilement les séduire ; ou bien qu'ils s'attachent au bois du Christ, écoutant celui-ci avec foi, pour ne pas se laisser troubler, et mettant leur confiance en celui à qui ils sont étroitement liés, qu'ils restent debout droits et fermes » (390).
Jérôme utilisa le même type de métaphore dans son commentaire sur Jérémie et dans celui sur Michée (391).
C'est donc par deux voies différentes – l'exégèse biblique et l'utilisation comme symbole ou comme pôle métaphorique – que les Sirènes pénétrèrent dans la littérature patristique. Si leur mention dans les versions grecques de l'Ancien Testament leur valut pendant des siècles une modeste place dans les commentaires des Pères, le prestige d'Homère et de son œuvre à l'époque hellénistique leur assura encore davantage une survie au sein de la nouvelle doctrine. Source mystique pour les néo-pythagoriciens et les néo-platoniciens, gisement fécond d'allégories morales cynico-stoïciennes, l'Iliade et l'Odyssée devaient nécessairement trouver un écho dans la pensée chrétienne : en pénétrant dans le monde gréco-romain, elle s'était en effet exprimée avec ses catégories philosophiques et avec ses images. Ainsi les chrétiens reprirent-ils notamment à leur compte plusieurs mythes homériques qui avaient déjà fait l'objet d'exégèses païennes, pour les adapter à leur tour à leur propre système de pensée (392). Parmi ceux-ci figuraient les errances d'Ulysse. Adopté par les Pères, ce héros devint dès lors le symbole et la préfiguration du chrétien en route vers le portus salutis. Plus précisément, sa fuite salutaire devant les Sirènes fut interprétée comme celle du chrétien devant les tentations funestes de la chair, de la culture profane et des hérésies... Clément, « le premier penseur qui ait traduit spontanément les vérités chrétiennes par le langage séculaire de la poésie grecque » (393), semble naturellement être à l'origine de cette transposition et de cette symbiose entre le héros mythique et le chrétien. D'après Nicole Zeegers-Vander Vorst, en effet, « il n'y a pas » chez lui « entre Ulysse et le chrétien que vague lien de ressemblance ou prétexte à un procédé stylistique, mais un lien beaucoup plus profond faisant du héros grec le symbole du chrétien et intégrant le symbole et le symbolisé dans une réalité mythique où ils coexistent et participent l'un à l'autre » (394). Clément fit donc œuvre originale malgré sa dépendance manifeste à l'égard d'une exégèse homérique déjà élaborée. Il rassembla en outre tous les thèmes que l'on retrouvera chez ses successeurs : les Sirènes de la tentation, le mât de la croix, le souffle de l'Esprit, le Logos pilote, le port de la vie éternelle.
Si l'interprétation chrétienne d'Homère se constitua donc principalement chez Clément – et chez Justin – aux IIe-IIIe siècles, elle s'intégra par la suite à la culture chrétienne. En introduisant son traité sur le Libre Arbitre par un long développement dans lequel il oppose son propre enseignement tiré des prophètes à celui de la philosophie grecque, séduisante mais mortelle comme le chant des Sirènes (395), Méthode d'Olympe donne à penser qu'à la fin du IIIe siècle, l'utilisation de ces images – et d'une manière générale celle de l'imagerie homérique – relevait moins d'un procédé que d'une manière habituelle de s'exprimer (396). Ce recours aux figures mythologiques et aux œuvres païennes ne fut toutefois officiellement admis que dans les limites de l'exégèse et du commentaire... avec toutes les exceptions que l'on connaît dans le genre épistolaire notamment.
Quoi qu'il en soit, l'épisode d'Ulysse et les Sirènes fut souvent évoqué par les Pères postérieurs au IIIe siècle, tant grecs que latins. Mais s'ils répétèrent souvent les antiques images, ils en créèrent rarement de nouvelles. En effet leurs allégories ou leurs métaphores se distinguent davantage par la forme que par le contenu : ici la cire destinée à boucher les oreilles contre le chant fatal est remplacée par le « bandeau de la Foi » ou les « Saintes Écritures » (397); là c'est Ulysse qui se voit privé de l'usage de l'ouïe qu'on lui reproche d'avoir préféré le mât à la cire (398) ! Partout en fait, on lit les mêmes variations sur le dulce malum ou sur l'antithèse chants vivifiants – chants mortifères, ce qui n'exclut pas d'ailleurs quelques belles pages. Et c'est sans doute là le trait le plus saillant de l'évolution symbolique du thème des Sirènes : du paganisme aux apologistes et des apologistes aux Pères de l'Église triomphante, le lien est continu, la tradition ininterrompue. Même l'opposition que Boèce établit entre les Muses poétiques – qu'il appelle Sirènes – et les Muses philosophiques, se rattacherait d'après Pierre Courcelle, aux commentaires néo-platoniciens de la République (399). Quant aux allusions aux Sirènes relevées dans la production profane des Pères, elles correspondent en quelque sorte à celles que leurs contemporains non convertis utilisaient dans les mêmes circonstances. À la suave voix de Sirène d'Herculien vantée par Synésios de Cyrène, répondent – si l'on peut dire – les Sirènes qu'Aristénète découvrait, fasciné, dans la conversation de Laïs... (400). Ces licences poétiques, indice du maniérisme littéraire auquel s'abandonnaient parfois les Pères à une époque tardive, n'étaient pas le signe le moins évident de l'« osmose culturelle » déjà évoquée. Leur forte empreinte païenne explique sans doute l'utilisation positive du symbole chez un chrétien et constitue à cet égard, une véritable exception.
Si donc l'image de la Sirène est présente dans différentes catégories de textes, aucun Père ne semble s'être livré à une réflexion originale sur la forme même des Sirènes pour en tirer un nouveau symbolisme. Il est vrai que la plupart d'entre eux n'avaient jamais dû sans doute beaucoup s'interroger sur leur morphologie – quelques allusions de Cyrille d'Alexandrie à ce propos en disent suffisamment long sur son ignorance (401). Ce fut par contre la tâche du Physiologue dont on a déjà évoqué les préoccupations naturalistes et symboliques.
Les Sirènes dans le Physiologus et dans les Étymologies d'Isidore de Séville. Interprétations morales
Sirènes et onocentaures furent réunis au sein d'un même chapitre dans les cinq versions de la rédaction la plus ancienne du Physiologus : la Rédaction I. (402). Si leur apparition conjointe dans certains passages des versions grecques du Livre d'Isaïe justifie, nous l'avons vu, ce rapprochement – une citation du prophète introduit d'ailleurs le commentaire qui leur est consacré – seule la parenté morphologique des Sirènes et des onocentaures explique à la fois le rejet au chapitre suivant des hérissons mentionnés en même temps qu'eux chez Isaïe (403) et leur propre association. Bien que décrits successivement indépendamment l'un de l'autre, ces deux êtres n'ont par ailleurs suggéré au Physiologue (404) qu'un seul et même commentaire allégorique construit très logiquement sur leur caractéristique commune : leur double nature, mi-humaine, mi-animale. D'après lui, en effet, les διψυχoι – ceux dont l'âme est partagée, qui manquent de foi et de confiance – sont à leur image. Mais tout en faisant état de ce sens traditionnel, attesté dans certains mouvements du judaïsme et dans la spiritualité chrétienne archaïque (405), le Physiologue appliqua plutôt le terme aux hypocrites, comme on peut en juger :
« Le Physiologue a dit ceci au sujet des Sirènes et des onocentaures : Les Sirènes (...) ont la moitié du corps de forme humaine jusqu'au nombril, et l'autre moitié, en forme d'oie, jusqu'en bas. De même, les ânes-centaures ont la moitié d'un corps d'homme et l'autre moitié, jusqu'en bas, d'un corps d'âne. Interprétation. Il en va de même pour "tout homme indécis et instable dans ses voies", c'est-à-dire, de ceux qui se réunissent à l'église, qui ont l'apparence de la piété, sans en avoir les qualités réelles. À l'église, ils se conduisent en homme ; mais dès qu'ils s'éloignent de l'église, ils sont changés en bêtes. C'est pourquoi ces gens-là (ont) l'aspect des Sirènes et des onocentaures » (406).
Dans une autre version de la même Rédaction I où la féminité de la Sirène et la masculinité de l'onocentaure sont opposées comme le sont les deux natures qui les composent, il est en outre précisé que « ces êtres ont l'aspect des contraires » (407). Toutefois, l'interprétation morale semble avoir prévalu comme le suggèrent les commentaires des versions latines les plus anciennes. Dans la version y on lit en effet après la description des deux hybrides :
« Ainsi est l'homme dont le cœur est double, et qui n'est pas ferme en toutes ses voies. Tels sont les actes (et) les âmes des commerçants pervers : ils se réunissent à l'église, mais en secret, commettent des péchés. Ils ont certes – c'est l'apôtre qui le dit – l'apparence de la piété, mais en ayant renié ce qui fait sa force. Et, dans l'église, les âmes de certains sont comme des brebis : mais lorsqu'ils se sont dispersés loin de l'assemblée, ils deviennent comme du bétail. Ils sont assimilés aux bêtes de somme insensées. Pareils à la Sirène ou à l'onocentaure, ils laissent voir une figure d'ennemi » (408).
Quant à la version C (X pour Sbordone), il y est encore dit ceci :
« On leur compare les hommes au cœur double qui ont un aspect vertueux, mais qui, faisant acception de personne, ont les traits des ennemis et des hérétiques. En effet, par leur éloquence très suave, tels la Sirène, ils séduisent le cœur des innocents » (409).
De la notion d'âme partagée, on passait ainsi à celle de la séduction de l'hérésie que la Sirène symbolisait parfois chez les Pères. Dans la version B par contre, « les fourbes, les hommes à la langue double » (bilingues) sont uniquement assimilés aux onocentaures (410) dont l'hybridité semble avoir davantage suscité d'interprétations allégoriques que celle de la Sirène. Un commentaire de Jérôme le laisse du moins supposer :
« Enfin, le nom d'''onocentaures'', composé d"'âne" et de "centaure", me semble désigner ceux dont le jugement est en partie humain, mais qui sont amenés à la corruption par les plaisirs et par la fange de la turpitude » (411).
On doit toutefois à Isidore de Séville d'avoir expliqué l'appartenance des Sirènes à la gent ailée par des raisons d'ordre symbolique. Pour lui, les Sirènes, anciennes courtisanes, sont représentées avec « des ailes et des griffes parce que l'amour vole et blesse » (412) ! Cette interprétation rejoint celle de Fulgence qui, vers 500 déjà, les voyait ailées « parce qu'elles pénètrent promptement les esprits de leurs amants » et munies de « pattes de poule parce que le sentiment de plaisir disperse tout ce que l'on possède » (413) ! Isidore semble par contre avoir été le premier à justifier leur habitat marin par une analogie aussi naturelle qu' originale: c'était des flots, rappelle-t-il, qu'était née Vénus.
Si, chez Isidore, l'environnement et la morphologie des Sirènes évoquent donc symboliquement leur rapport avec l'amour, celui-ci n'apparaît, dans le Physiologus, que dans le rappel de la séduction qu'elles exerçaient sur les infortunés marins. On y apprend en effet suivant les versions, qu'affolés par leur chant, soit ceux-ci se jetaient dans les flots pour s'y noyer, soit s'endormaient à jamais, soit étaient déchiquetés par elles, pendant leur sommeil (414). Ce dernier épilogue suscita à son tour un commentaire moral dans lequel les victimes apparaissent comme l'image des oisifs trompés par l'attrait fallacieux des plaisirs :
« (...) de même sont abusés ceux qui se délectent dans les délices du siècle, les pompes, les théâtres et les plaisirs, à savoir ceux qui sont dépravés par les tragédies et par diverses mélodies harmonieuses, et qui, comme (plongés) dans un lourd sommeil, perdent toute vigueur d'âme et deviennent la proie de leurs adversaires » (415).
C'est sans étonnement qu'on y voit les Sirènes associées aux divertissements profanes, plus particulièrement à la musique et au théâtre : l'expression « Sirènes de théâtre », utilisée déjà dans un sens péjoratif par Lucien (416), se retrouvera jusqu'au XIIe siècle, dans divers textes chrétiens. Quant aux « pompes » désignant vraisemblablement les pompae diaboli, elles renvoient directement à la notion de spectacle par l'intermédiaire des pompae circi auxquelles elles étaient associées dans la chrétienté primitive (417). Voilà pourquoi l'éclat trompeur du théâtre fut parfois traduit par pompa et symbolisé par la Sirène.
Peu intéressé par la légende des Sirènes elle-même, le Physiologue s'attarde donc davantage à l'interprétation qui pouvait s'en dégager. Toutefois, dans les premières versions grecques, c'est sur la nature monstrueuse des Sirènes, groupées pour l'occasion avec les onocentaures, que fut bâti le commentaire moral. Liée à la notion abstraite d'« âme partagée », son interprétation ne connut toutefois aucune diffusion en dehors des différentes versions et traductions du Physiologus. Seul un bas-relief roman « à Sirène » (Ill. 109) (418) portant une inscription dont le contenu rappelle un fragment d'une homélie de Grégoire le Grand, atteste en fait un tel symbolisme. Le caractère exceptionnel de ce témoignage joint au rapport qu'il entretient – au propre et au figuré – avec l'âge patristique, nous autorise, nous semble-t-il, à y faire allusion ici.
Le bas-relief de Massasco comprend deux zones distinctes : l'une est occupée par une Sirène brandissant deux croix, un dragon et un griffon identifiés par leur nom, SERENA – SERPENS – GRIFFUS, l'autre par une inscription (419) se déchiffrant comme suit :
NEC PROSPERA TE A(D)LEVENT, NEC A(D)VERSA TE CONTURBEN(T) « Que les succès ne t'enorgueillissent pas et que les échecs ne te bouleversent pas ».
Cette exhortation peut être rapprochée de celle que Grégoire le Grand avait placée au centre de son allégorie sur l'instabilité de l'esprit humain, en commentaire du passage de l'Évangile selon saint Matthieu, 11, 7 « Qu'êtes-vous allés voir dans le désert? Un roseau agité par le vent? » Non nos prospera elevent, non adversa perturbent. « Que les succès ne nous exaltent point, que les revers ne nous troublent pas» (420). Si la scène figurée ne peut totalement se comprendre que lorsqu'on la replace dans un contexte d'exorcisme – on le verra plus loin – le rapport symbolique qui existe entre la quête de l'égalité d'âme et la Sirène apparaît déjà rien qu'en se référant aux διψυχoι qu'elle symbolisait dans le Physiologus. Clément de Rome n'avait-il point rapproché ces deux notions dans son commentaire de l'Épître aux Corinthiens :
« N'ayons pas l'âme partagée et que notre esprit ne s'enfle pas à cause de ses dons incomparables et magnifiques » (421) ?
Quant à Jean Chrysostome, rappelons-nous, il avait comparé les passions de l'âme à des monstres et particulièrement aux Sirènes (422).
En comparant les différentes espèces d'animaux aux diverses catégories d'hommes, les chrétiens s'inscrivaient en fait dans une tradition bien enracinée dans le judaïsme : ce type d'allégorie apparaît notamment dans la Lettre d'Aristée à propos des interdits alimentaires (423). Ils enrichirent toutefois le genre en introduisant notamment dans leurs commentaires l'interprétation symbolique d'animaux imaginaires, comme on le constate chez les Pères et plus particulièrement dans le Physiologus. Parmi ceux-ci les Sirènes occupent une place privilégiée tant par la richesse de l'interprétation symbolique qu'elles suscitèrent que, plus généralement, par la volonté que l'on manifeste de les « christianiser ». L'Égypte, patrie supposée du Physiologus, semble avoir été également celle des premières Sirènes exorcisées que l'on représenta, dans un cas au moins, sous la forme de femmes-poissons.
Morphologie. Témoignages littéraires et artistiques
Certains Pères de l'Église utilisèrent le Physiologus : Ambroise semble y avoir notamment fait des emprunts pour son Hexaemeron (424). Mais y en eut-il qui s'intéressèrent vraiment aux êtres qui y étaient décrits? C'est peu probable. Leur indifférence vis-à-vis de la zoologie réelle et fantastique peut être déduite du caractère extrêmement sommaire, voire de l'absence pure et simple d'informations recueillies chez eux dans ce domaine. Pourtant leurs exégèses bibliques notamment regorgent d'allusions aux animaux cités dans l'Ancien Testament. Mais davantage encore que pour le Physiologue, seule comptait en fait pour les Pères l'interprétation symbolique qu'ils pouvaient en tirer : ce qu'ils ont écrit au sujet des Sirènes illustre bien cette attitude. Si les descriptions qu'ils en ont données sont rares et parfois même contradictoires – dans son seul commentaire d'Isaïe, Jérôme les présenta tour à tour comme des bêtes sauvages, des monstres ou des démons réels ou illusoires – il résulte tout de même de l'ensemble des témoignages que les Pères les imaginaient plutôt comme des oiseaux plus ou moins anthropomorphisés au chant mélodieux (425). Cette conception, attestée aussi dans le Physiologus, était d'ailleurs celle qui avait prévalu dans l'Antiquité. Une telle convergence n'aurait fait que confirmer la permanence exclusive de ce type formel si un bas-relief copte des IVe/Ve siècles (Ill. 36) ne remettait pas en question ces présomptions (426). On y voit deux femmes dont le corps, terminé par une courte queue de poisson, sont placées symétriquement de part et d'autre d'un arbuste dont les feuilles stylisées forment une arabesque au-dessus de leur corps. Dans un geste identique, elles saisissent d'une main le fruit de ce végétal alors qu'elles tiennent une branche feuillue dans l'autre (427). Elles portent au cou, en pendentif, une petite croix. Ce détail a incité Klaus Wessel à reconnaître dans ce bas-relief la plus ancienne représentation connue de Sirènes-poissons présentées dans un contexte chrétien. Et de fait, il ne s'agit pas de néréides puisque dans l'art copte, celles- ci avaient toujours un aspect humain. Quant aux tritones, elles sont souvent caractérisées par une queue plus ample, dans l'art gréco-romain du moins. Et quel besoin aurait-on eu en outre d'exorciser ces inoffensives créatures en les dotant d'une croix? Ce parti iconographique qui traduit remarquablement bien la sujétion des forces du mal, contraintes de porter elles-mêmes le symbole de leur anéantissement, apparaît d'autant plus original, que l'usage pour le chrétien de porter la croix autour du cou ne s'était pas encore répandu à cette époque (428). Toutes proportions gardées, ces figures annoncent la Sirène du relief de Massasco déjà évoqué : elle aussi porte des croix et s'auto-exorcise en quelque sorte (429). Enfin A.A. Barb mentionne des amulettes à peu près contemporaines de la sculpture d'Ahnas, destinées à conjurer des démones à queue de poisson/serpent que l'auteur apparente aux Sirènes (430). Celles-ci n'étaient-elles pas en effet définies comme « démons » chez plusieurs Pères de l'Église ?
En fait il faudra attendre le VIIe ou le VIIIe siècle pour trouver une description précise de Sirènes-poissons reconnues et désignées comme telles. Un opuscule d'origine sans doute insulaire, le Liber monstrorum, les présente en tout cas sous cette seule forme (431). Par ailleurs, le premier feuillet du Sacramentaire de Gellone, à peine postérieur, est orné d'une enluminure où l'on voit Marie qui exorcise avec la croix et l'encensoir une femme-poisson rampant vers elle (Ill. 40) (432). Celle-ci se situe manifestement dans la lignée des Sirènes christianisées d'Ahnas et de Massasco.
Conclusion
En pénétrant dans la pensée chrétienne, la Sirène partagea quelques caractéristiques avec les démons juifs tout en conservant le symbolisme que l'exégèse homérique païenne lui avait déjà conféré. Cette dualité prolongeait en quelque sorte celle, déjà mise en évidence pour le paganisme, qui résultait de sa représentation comme « démon » au niveau des croyances et de son utilisation comme symbole dans les spéculations des philosophes. Toutefois, le parallélisme n'est que très relatif : la notion de daὶmwn évolua en se christianisant et les symboles changèrent de finalité en servant la religion nouvelle. Privée de l'ambivalence propre aux démons de la mort, la Sirène devint une incarnation du Mal, un daὶmwn au sens chrétien du terme, absolument dépourvu de connotations positives. Elle figure comme tel dans les versions grecques et latines de la Bible et dans leurs exégèses, où elle s'apparente plus particulièrement aux esprits des lamentations et à Lilith, démon juif, vampirique et lascif. À cet égard, les masses populaires, même converties, durent sans doute continuer à craindre les Sirènes – comme les goules et les lamies d'ailleurs – pour leurs appétits sanguinaires et sexuels : en effet le christianisme ne vint jamais à bout d'un certain syncrétisme magique encore fort répandu dans ces couches de population. Redoutées tant par l'homme superstitieux que par l'ecclésiastique – le premier considérant les Sirènes comme des démons incubes capables de lui ravir ses forces vives, le second comme des esprits malins, voire des « phantasmes » (phantasmata daemonum) susceptibles de l'induire en tentation –, elles infiltrèrent aussi la littérature patristique à partir de Clément d'Alexandrie. Elles furent en effet mentionnées fréquemment par les Pères, tant grecs que latins, à l'occasion de l'évocation, sur le mode allégorique, de la rencontre des Sirènes avec Ulysse. À l'évidence, leur introduction dans la littérature religieuse non exégétique est donc liée à la fois au prestige dont jouissait Homère parmi de nombreux lettrés même convertis, et plus précisément à l'utilisation généralisée d'Ulysse comme image du chrétien en route vers le portus salutis. Symbolisant tour à tour les tentations de la chair, de la culture profane et de l'hérésie que le héros est censé avoir surmontées, les Sirènes trouvèrent donc très naturellement une place dans les exhortations morales des Pères comme elles en avaient d'ailleurs trouvé une dans celles des philosophes : elles étaient déjà utilisées comme symboles de l'attrait trompeur de l'ελευθερα παιδεια chez Épicure, et comme celui de la sensualité grossière dans les doctrines cynico-stoïciennes et sans doute même antérieurement. Même lorsqu'ils présentaient les Sirènes comme d'anciennes courtisanes, les chrétiens n'innovaient guère: cette interprétation de type historique était celle de Palaephatos et de ses disciples. Une seule acception symbolique peut en fait être imputée aux Pères : celle de la Sirène comme symbole des séductions de l'hérésie – acception par ailleurs inconcevable avant eux. En fait ceux-ci développèrent surtout de façon parfois très personnelle, les potentialités sémantiques contenues dans l'antique notion de Sirène. Et c'est dans le renouvellement inattendu de ce thème séculaire que réside leur principale originalité. Ainsi accentuèrent-ils notamment ses connotations antiféministes. Peut-être est-ce pour cette raison qu'aucun d'eux ne mentionna un quelconque instrument de musique, accessoire dont les mythographes comme Apollodore et maints artistes de l'époque hellénistique les avaient pourtant dotées. La voix des Sirènes et des femmes était sans doute jugée suffisamment captivante en soi (433) ! Il est vrai que les Pères ne se souciaient guère de ce genre de détail : les Sirènes ne les intéressaient en principe que comme symbole, comme base de commentaire moral ; peu importait leur apparence. Ce point de vue ne fut pas entièrement partagé – et pour cause – par le Physiologue qui bâtit son commentaire moral sur leur hybridité : Sirènes et centaures étaient pour lui une image des dὶyucoi, ceux dont l'âme est partagée, ou bien encore des hypocrites. Ainsi donc les Sirènes étaient parfois symboles de vices et de tentations, parfois aussi de ceux qui en étaient le siège ou qui les éprouvaient... La seule représentation de Sirènes contemporaine des Pères conservées jusqu'à nous rend par ailleurs compte de la complexité qui présidait à leur rapport avec la religion nouvelle : sur le bas-relief d'Ahnas, elles apparaissent en effet comme exorcisées, avec leur croix en pendentif. Cette « récupération » du monstre, christianisé de façon tout à fait concrète, semble traduire plastiquement certains commentaires d'Es., 43, 20 dans lesquels était annoncée la rédemption de ceux qui y étaient comparés symboliquement. Mais les temps n'étaient pas encore venus d'absoudre les Sirènes : les siècles suivants leur préparaient d'abord une descente aux Enfers, ceux du sexe essentiellement, et cette spécialisation toujours accrue dans le vice devait aller de pair avec la généralisation de la forme nouvelle que leur avait déjà prêtée un sculpteur copte...