Le Maître de la Madone Clemens et son atelier
L’activité des ateliers et la production attribuée aux maîtres à nom de convention sont une problématique complexe depuis longtemps connue des historiens d’art de la peinture des Pays-Bas méridionaux (1). La présence et la participation de collaborateurs actifs à l’œuvre des grands maîtres aux XVe et XVIe siècles, aussi renommés fussent-ils, est aujourd’hui avérée et sans cesse confirmée par de nouvelles découvertes, grâce notamment aux documents de laboratoire. Parmi les fondateurs de l’école, Rogier van der Weyden (1400-1464) en est un exemple notoire (2). L’usage de l’atelier s’il est naturel car relevant de la formation même du métier de peintre, réserve toutefois aussi certaines exceptions. Ainsi en est-il de Jan Gossart (ca. 1478-1532), lequel même s’il a collaboré avec d’autres artistes tel Gérard David (ca.1460-1523), semble plutôt avoir toujours réalisé ses propres œuvres de manière isolée (3).
Suite au transfert après 1480 pour des raisons géo-politiques du commerce de Bruges à Anvers, la cité scaldienne accède au début du XVIe siècle au statut de première métropole commerciale, un état qu’elle conservera pendant plus de deux siècles, avec pour corollaire le développement notable du nombre d’artistes et de la production picturale dans ses murs (4). La ville attire les peintres de tous les horizons, du nord comme du sud. Les uns quittent Bruxelles tels Colyn de Coter (1493) et Goswyn van der Weyden (1496), d’autres le Hainaut comme Gossart (1503). Certains comme Gérard David et Jan Provost s’inscrivent tout à la fois à la corporation des peintres d’Anvers sans pour autant abandonner Bruges. D’autres enfin quittent définitivement Leyde tel Jan de Cock (1503) ou les rives de la Meuse tel Joachim Patenier (1515). L’appel du débouché commercial est irrésistible et son intensité si forte qu’elle va jusqu’à entraîner parfois une totale mutation stylistique dans la création de l’artiste. Ainsi en est-il de cet anonyme et de son atelier dont nous avons récemment reconstitué un noyau d’œuvres (5), démontrant qu’il en vint à changer de style – en l’occurrence l’héritage weydenien – pour adopter celui des maniéristes à la mode dans la métropole. Nul doute qu’il s’agissait ainsi, sous la pression du marché, de répondre à une demande concrète. Carrefour bouillonnant de commerce de culture et d’échanges, les commandes affluent de la société religieuse et civile. Confréries, corporations, guildes et institutions religieuses, aristocrates, bourgeois et commerçants, de Flandre et d’Europe occidentale, constituent la clientèle des peintres anversois.
En 1530, à l’époque qui nous occupe, les deux personnalités artistiques dominantes de la ville sont Quinten Metsys (1466-1530) et Joos van Cleve (ca. 1485-1541. En marge de ces artistes d’une grande créativité, la prospérité économique nourrit une multitude de peintres dont l’identité nous demeure inconnue. Depuis le siècle dernier, beaucoup furent dotés d’un nom d’emprunt, un concept que les historiens d’art d’aujourd’hui continuent à utiliser tant il est approprié pour désigner celui qui n’a pas de nom propre attesté (6). Ainsi, de l’immense domaine des œuvres anonymes, fertile terrain de recherches, émergent du néant des personnalités à partir de regroupements opérés par analogie de style.
Fig. 1 - Groupe Maître de la Madone Clemens, Portrait de jeune femme en Marie Madeleine. Collection privée, Bruxelles. |
En 1984 apparut sur le marché d’art londonien un Portrait de jeune femme en Marie-Madeleine (7). Peu après le tableau fut présenté dans le commerce d’art bruxellois, cette fois sous une attribution à l’entourage de Juan de Flandes (8). L’œuvre frappe au premier regard par son caractère d’élégance. La jeune femme se détache sur un fond noir. Elle porte une gorgerette en batiste froncée et fermée au col par un lacet noué. La finesse du tissu laisse entrevoir un enroulement de chaînes d’or dont l’extrémité de la plus grande disparaît au creux du buste. Un réseau d’amples fronces borde le pourtour blanc du décolleté de sa robe. De couleur vert sombre, celle-ci est richement décorée d’un galon brodé d’or orné en son centre d’une broche quadrangulaire au motif de deux enfants s’affrontant, et d’incrustations de perles. Quatre rosettes sont disposées sur le galon et celles des épaules maintenues par un fil d’or tressé orné de deux petits glands à son extrémité. D’autres, plus importants, sont suspendus à la bordure de l’attache du vêtement à hauteur des épaules. De larges manches de tissu pourpre couvrent le haut des bras, laissant apparaître au niveau du coude une manche étroite de velours à crevés de teinte vermillon galonnée au poignet de la même broderie d’or perlée. De la manchette s’échappe l’extrémité d’une longue manche de chemise blanche. De sa main droite, la jeune femme tient un luxueux vase d’orfèvrerie dont elle entrouvre le couvercle de la main gauche. Son visage est marqué de traits fins et réguliers. Son front est grand et dégagé. Les sourcils légèrement arqués encadrent des yeux en amandes au regard légèrement tourné vers la droite. Le nez est long, droit et fin au-dessus d’une bouche à la lèvre inférieure charnue. Un voile transparent, dont la lisière marque la mi-hauteur du front, recouvre la chevelure dont quelques fines boucles s’échappent de part et d’autre d’une raie centrale. Elle porte un bonnet écarlate galonné d’or et de perles à l’arrière de la tête dont s’échappent deux longues mèches de cheveux.
attribué au Maître au PerroquetFig. 2 - Groupe Maître de la Madone Clemens, Portrait de jeune femme en Marie Madeleine. Revers du panneau. Collection privée, Bruxelles. |
Le tableau est peint sur un panneau de chêne, vraisemblablement originaire de la Baltique, comme il est de coutume à l’époque. Les quatre bords non peints ont été recoupés et des traces de chanfrein sont visibles au revers (9) . L’image en réflectographie à l’infrarouge témoigne de son bon état de conservation (10) . Le dessin sous-jacent à la pierre noire, visible à certains endroits en surface par perte de pouvoir couvrant des couches picturales, montre l’attention accordée par l’auteur au rendu de la physionomie. Ainsi a-t-il soigneusement noté d’un tracé vif et ondulant les petites boucles de la chevelure au sommet du front. De petites lignes indiquent les yeux, l’extrémité et les ailes du nez, le contour de la bouche et celui du menton. Un tracé léger évoque l’emplacement des sourcils et l’ombre du nez. Un cerne plus épais souligne le contour des doigts de la main sur le vase et des traits d’intensité variée ponctuent l’arête du plissé des manches.
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Divers changements de composition ont été opérés au cours de la phase picturale. Les pupilles ont été légèrement décalées vers la droite, le nez a été allongé, la bouche disposée un peu plus bas de même que la courbe du menton qui est plus arrondie
. Le dos de la main gauche et ses doigts ont été amincis et ceux de la main droite disposés plus bas afin de laisser plus d’ampleur au vase d’orfèvrerie . Quelques traits appuyés indiquent de manière précise l’arête des plis. A l’exception de quelques hachures dans le cou il s’agit essentiellement d’un dessin de mise en place.3 pictures | Diaporama |
L’ensemble dégage une impression de raffinement qui correspond bien au statut social de Marie-Madeleine. La “Légende dorée” rapporte en effet qu’elle était de descendance royale et disposait d’une grande richesse (11). Son culte était très célébré en Bourgogne et dans les Pays-Bas méridionaux où sa figure est abondamment présente dans la tradition artistique (12). Les tableaux la représentant en buste, tenant un pot d’onguent sont nombreux et semblent avoir connu une vogue particulière à Anvers durant le premier tiers du XVIe siècle. À Bruxelles, le Maître de la Légende de sainte Madeleine et son atelier semblent s’en être fait une spécialité produite en série (13). Plusieurs peintres pratiquèrent le genre dont Quinten Metsys, Jan Gossart et le Maître des Demi-figures féminines, parmi d’autres (14) . Dès le début du XXe siècle on relia ces effigies, aux traits individualisés pour la plupart, à de véritables portraits (15). La vie dissolue de la sainte transformée par la conversion en une existence vertueuse en fit un archétype de vie féminine édifiante promue par les cercles humanistes. Si des souveraines comme Catherine d’Aragon ou Marguerite d’Autriche à l’existence partagée entre pouvoir et dévotion pouvaient voir dans ces œuvres leur image personnifiée à l’égal de la « vita contemplativa » et « vita activa » de Marie-Madeleine, les autres femmes, pour beaucoup de la bourgeoisie, y étaient dépeintes sous l’aspect du modèle idéal à suivre.
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Fig. 9 - Maître anonyme des Pays-Bas méridionaux, Portrait présumé d’Isabelle d’Autriche en Marie-Madeleine. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. |
Comme la plupart des compositions de ce type, le tableau est présenté de manière conforme aux règles du portrait en vigueur depuis le XVe siècle. La jeune femme est représentée en buste, sur fond noir et tournée de trois-quarts. Elle est vêtue d’une somptueuse robe parée de bijoux et de perles et présente de manière ostentatoire le vase d’onguent dont se servit Marie-Madeleine pour oindre le corps du Christ. Son corsage au large décolleté carré avec gorgerette froncée au col et sa chevelure ondulée aux boucles retombant sur les oreilles la rapprochent d’un Portrait d’Isabelle d’Autriche en Marie-Madeleine autrefois attribué à Jan Gossart et aujourd’hui donné à un maître anonyme des Pays-Bas méridionaux (16) . Selon S. Haskins, ce type de coiffure indiquerait une origine espagnole ou portugaise du modèle (17). Si le peintre parvient à rendre avec finesse les traits du visage, il est malhabile à rendre la perspective et le volume de la main dans l’espace. Celle-ci est très allongée, le dos est large et l’index curieusement articulé autour du fretel . La technique d’exécution aux douces transitions de lumière dans le modelé de la carnation du visage fait place à un traitement plus relâché avec des rehauts clairs sous forme d’empâtements dans le décor et les draperies. L’œuvre peut être stylistiquement datée vers 1530.
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En 2000 un autre tableau présenté sur le marché londonien attira notre attention par son analogie avec la composition précédente (18). Provenant de la collection Rothschild la Sainte Marie-Madeleine était cette fois attribuée à un contemporain du Maître au Perroquet, le Maître des Demi-figures féminines, actif à Anvers vers 1520-1540 .
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La sainte est reconnaissable à son attribut, le vase à onguent. Elle est représentée sur un fond noir assise derrière une petite table recouverte d’un tapis vert sur laquelle repose un livre ouvert. La jeune femme est vêtue d’une robe au décolleté largement ouvert en trapèze dont la bordure dégage la lisière d’une chemise blanche aux fronces serrées. L’attache à l’épaule et le poignet sont garnis d’une broderie d’or parsemée de perles à laquelle des glands sont suspendus. De la manche à crevés s’échappent d’amples flots de tissu blanc. Elle porte une double chaîne d’or sur sa gorge dénudée. Sa chevelure frisée, disposée en tresse nouée au sommet de la tête, est retenue à l’arrière par un bonnet dont on distingue la teinte rougeoyante. Un même langage ornemental est utilisé dans les deux œuvres. Le vase aux lourdes volutes de feuilles d’acanthe semble provenir du même orfèvre, réel ou imaginaire
, et les glands d’or du même passementier. Le plissement de la chemise au poignet est semblable, serré sur le haut avec ample retombée dans le bas. Un collier d’or doublement enroulé orne aussi son buste et la lueur de sa coiffe écarlate brille d’un même éclat vif sur l’arrière-plan sombre. Les mains, aux longs doigts aux ongles bien dessinés, sont disposées de façon semblable à la base du vase et au couvercle où l’index contourne le fretel. L’angle de perspective de la main dans l’espace est erroné, le dos trop large étant ici aussi rabattu dans le plan. Le modelé toutefois est rendu par une technique picturale distincte.Les physionomies, quant à elles, ne souffrent aucun rapprochement. Les deux visages sont différents. A l’ovale anguleux de la première se substitue un galbe plus rond et des joues plus enveloppées chez la seconde. Nul doute que les modèles figurés sont bien distincts et leurs expressions dissemblables. La réserve de l’une cède la place chez l’autre à l’ébauche d’un sourire.
Fig. 13 - Groupe Maître de la Madone Clemens, Vierge à l’Enfant endormi. Paris, Galerie Claude Vittet. |
Une Madone à l’Enfant endormi apparue en 2013 dans le nord de la France sous l’ attribution au Maître de la Madeleine Mansi devait à son tour susciter notre réflexion (19) . Le support de chêne d’un seul tenant est chanfreiné sur trois côtés (20). Il est vraisemblable que le bois soit selon la coutume originaire de la Baltique . La Madone tenant l’Enfant tendrement pressé contre son buste se détache sur un fond de teinte noire. Vêtue d’une chemise blanche largement échancrée laissant apparaître le sein, elle porte une robe de couleur bleu-vert foncé et doublée de fourrure. Ses longues manches sont bordées aux poignets d’un galon d’or orné de perles. Une ample tunique rouge à la lisière brodée d’or lui couvre les épaules. Le visage légèrement incliné elle contemple d’un air mélancolique son Fils blotti dans ses bras. Ses traits sont gracieux, les sourcils fins, les yeux baissés en amande, le nez droit et la bouche petite à la lèvre inférieure charnue. Un fin voile transparent posé sur le haut du front recouvre sa tête et retient la masse de cheveux sur la nuque dont s’échappent de longues boucles sur les côtés. Rien ne perturbe le sommeil de l’Enfant dont les deux mains sont posées sur le sein de sa mère.
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Préfigure de la mort du Christ et de la Pietà, le sujet de l’Enfant endormi trouve son origine à Venise à la fin du XIVe et au début du XVe siècle. Il connut un large succès aux Pays-Bas, ainsi qu’en Allemagne et en France. Si l’on ne conserve aucune trace de l’usage de ce thème chez les Primitifs flamands, on en trouve plusieurs versions dans l’entourage de Joos van Cleve, de Jan Gossart et de Quinten Metsys (21). C’est donc probablement dans le milieu anversois que le sujet semble avoir pénétré en premier et trouvé sa plus large audience.
L’examen en réflectographie à l’infrarouge révèle un abondant dessin sous-jacent d’une écriture maîtrisée tant dans l’exécution du tracé de contour des formes que des hachures serrées indiquant les zones d’ombre.
. De petits traits parallèles bordent ainsi le manteau de la Vierge tout au long du bord droit du panneau. D’autres marquent l’arête des plis du vêtement, l’ombre du sein ou l’articulation du genou du nourrisson. Quelques courtes lignes courbes sur le haut du front de la Madone dessinent des boucles de cheveux, plus tard abandonnés au stade pictural. Un trait fin continu précise à certains endroits la position du vêtement comme le long de la chemise sur le buste ou ailleurs cerne la plastique des corps.1 picture | Diaporama |
Des changements de composition sont également visibles à divers endroits. Le volume du haut du bras de l’Enfant a été rétréci et la position de l’index, de l’auriculaire et de l’annulaire de la main gauche de la Vierge ont été abaissés. À hauteur de ses deux poignets le dessin initial prévoyait une manchette plissée supprimée lors de la mise en couleurs (fig. 16-17).
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La technique picturale se distingue par le rendu délicat des carnations où s’opère une subtile transition entre ombre et lumière. Le modelé de la tunique rouge est obtenu par un usage assez abondant de blanc de plomb et la palette chromatique réduite à peu de couleurs. La robe de teinte verte, pigment sans doute quelque peu assombri par le temps, est marquée en bordure d’un accent lumineux et de petites touches grisâtres simulant la fourrure.
Les traits physionomiques de la jeune mère sont tout empreints de douceur. Le visage oblong aux traits raffinés est éclairé d’une lumière soulignant les yeux en amande, l’arête du nez, la bouche à la lèvre supérieure menue et inférieure charnue, ainsi que le menton petit et pointu. Quelques accents blancs esquissent le contour du voile sur la nuque retenant la chevelure bouclée. La main gauche au dos large est pourvue de longs doigts fins aux ongles bien marqués. L’Enfant au corps potelé porte des cheveux blonds bouclés dont quelques mèches en tire-bouchon surmontent l’oreille.
Divers éléments, à double niveau de lecture, rappellent la Marie-Madeleine bruxelloise. Le dessin-sous-jacent y apparaît du même type. Si la présence de hachures parallèles ne s’observe pas dans la Marie-Madeleine
, on retrouve par contre les mêmes boucles en crochets sur le haut du front et la même disposition du tracé de contour des formes réduites ultérieurement au stade pictural. L’absence de toute recherche de mise en place dans les traits du visage de la Vierge pourrait être due à l’emploi d’un modèle préexistant. Sa parenté avec le visage bruxellois est frappante : même implantation des arcades sourcilières, mêmes yeux en amande – au regard baissé ici – long nez droit, bouche menue et petit menton pointu (fig. 18-19).3 pictures | Diaporama |
Au plan stylistique les rapprochements sont nombreux. La Madone porte une coiffure strictement semblable à celle de la Madeleine bruxelloise, divisée par une raie médiane et dont s’échappent de petites boucles à la naissance du front. De même, les cheveux transparaissent sous un voile léger dont la lisière barre le front à mi-hauteur et retient la longue chevelure en masse à hauteur de la nuque. Le bonnet a disparu au profit du voile, mais la disposition dans l’espace de la coiffe sous l’occiput est analogue. Quelques longues boucles épousent le contour extérieur gauche du visage formant ici aussi quelques sillons dorés sur le fond noir. La morphologie des mains de la Vierge est semblable par le dos rond volumineux même si leur position dans l’espace est plus justement maîtrisée et le galon brodé au poignet de sa robe est d’un décor de même conception.
La parenté liant ces trois œuvres, chacune présentée sous des noms différents amène à se pencher sur leurs attributions respectives. Qui sont donc ces peintres à nom de convention, quelle fut leur production et quelle pertinence faut-il accorder aux attributions formulées jusqu’ici ?
Nous écartons d’emblée l’attribution de la Marie-Madeleine bruxelloise à l’entourage de Juan de Flandes où le rapprochement effectué par Genaille en 1985 reposait sur une seule – et vague – identité morphologique entre le visage de celle-ci et un Portrait de Jeanne la Folle à Vienne (22). Aucun rapport, clairement, ne les lie sur le plan de la technique picturale.
De la vie du Maître de la Madeleine Mansi auquel fut donné la Vierge à l’Enfant endormi on ne sait rien, si ce n’est qu’il fut actif à Anvers au premier quart du XVIe siècle dans l’orbite de Quinten Metsys. Les caractéristiques stylistiques de ses figures relevées par Friedländer n’ont rien de commun avec celles de la Madone analysée ici (23). Il conçoit celles-ci le plus souvent frontalement, les dispose sans parfaite adéquation dans un paysage et use d’un coloris monochrome sombre. Aucun de ces termes ne s’appliquant dans le cas présent, il peut donc résolument être exclu du débat.
Fig. 20 - Maître des Demi-Figures féminines, Les trois musiciennes, Schloss Rohrau, Collection Harrach. |
Le Maître des Demi-figures-féminines, auquel fut allouée la Marie-Madeleine Rothschild, est une personnalité connue des historiens de l’art depuis la fin du XIXe siècle (24). Une abondante production lui est aujourd’hui attribuée trahissant sans nul doute la participation de nombreux collaborateurs au sein de son atelier, au point que E. Konowitz suggéra en 1999 de parler du « groupe du Maître des Demi-Figures » (25). L’origine précise du peintre reste obscure, ainsi que sa formation. Après avoir été tour à tour identifié comme Gantois, Malinois et Français, on le croit actuellement plutôt originaire de Bruges ou d’Anvers. On lui doit des Madone à l’Enfant et des scènes religieuses parfois situées dans un décor de paysage trahissant l’influence de Patenier et Van Cleve, mais aussi et surtout des femmes à mi-corps jouant de la musique, lisant ou écrivant dans un intérieur, sujets dont il tire son nom. Beaucoup de ces compositions les représentent en sainte Madeleine. Le type féminin cher au peintre est très stéréotypé. On le distingue à partir d’un petit noyau de tableaux ayant servi à la reconnaissance de sa personnalité, dont les Trois Musiciennes de la collection Harrach est le plus emblématique (26) . Son œuvre autographe demeure toutefois largement hypothétique car aucun de ses tableaux n’est signé ou authentifié par une source d’archives. Un seul d’entre eux est daté 1536, ce qui permet en raison de la maîtrise picturale dont témoigne celui-ci, de situer à cette époque la période de pleine maturité technique et stylistique de l’artiste (27).
Ses personnages, le seul élément à envisager ici, se caractérisent par une grâce et une séduction extrême. Les jeunes femmes sont belles, élégamment vêtues et leurs attitudes raffinées. Les volumes sont bien maîtrisés et situés dans l’espace. Les visages, de forme ovale bien définie, se distinguent par leur carnation pâle d’un teint émaillé. Les yeux en amandes, souvent mi-clos sous un haut front, ne laissent transparaître que peu ou pas d’expression. La chevelure ondulante d’une teinte brun-roux est divisée par une raie médiane et généralement enserrée dans une coiffe couvrant les oreilles. Les cheveux longs sont parfois relevés en une couronne tressée et maintenus sous un voile transparent placé au sommet de la tête. Le nez est droit et la bouche menue. Les mains, aux doigts fins et aux ongles bien dessinés, sont délicatement rendus et leur perspective dans l’espace justement exprimée. Les jeunes femmes sont vêtues de beaux atours agrémentés ou non de bijoux. Pour les unes il s’agit d’une robe de velours à large décolleté trapézoïdal et longues manches tronconiques sous un ample manteau, le buste étant orné d’une chaîne d’or. Pour d’autres il s’agit d’une robe avec manches de brocart ou à crevés découvrant une manche à plissé bouffant sous-jacente, qu’un collier de pierreries ou une broche en pendentif sur la gorge et une perle dans les cheveux viennent parfois rehausser.
Qu’en est-il du Maître au Perroquet, son contemporain et concitoyen dont le nom fut à l’origine évoqué pour la Madeleine bruxelloise ?
Sa dénomination provient de la présence de l’oiseau exotique dans un certain nombre de ses compositions. Aucun de ses tableaux n’est signé ou authentifié par un document écrit. On ignore son origine et sa formation. On lui connaît essentiellement des Vierge à l’Enfant, des Sainte Famille, ainsi que quelques Marie-Madeleine et Lucrèce, autre thème humaniste de virtus en faveur à l’époque. Au premier groupement de base constitué par Friedländer (28), appartenait un Portrait de femme daté 1524 (29). Bien que l’attribution de celui-ci soit aujourd’hui contestée, l’activité du peintre se situe sans aucun doute au deuxième quart du XVIe siècle. Son répertoire est, sur le plan de la thématique, relativement analogue à celui du Maître des Demi-figures, dont il se distingue cependant par la technique et le style. Comme pour ce dernier, l’hétérogénéité stylistique des œuvres qui lui sont associées révèle l’activité d’un atelier composé de plusieurs mains suggérant également de parler ici d’un « groupe du Maître au Perroquet » (30). Quant à l’oiseau il n’est qu’un élément décoratif parmi d’autres, car il fut aussi utilisé à la même époque par d’autres confrères anversois comme le Maître de 1540 (31). Cet élément reste donc marginal pour toute attribution sans l’apport complémentaire et fondamental des critères technique, stylistique et morphologique.
Partant du noyau de base reconnu par Friedländer, le type féminin que l’on trouve chez le peintre et son entourage est assurément moins gracile et d’un style plus exubérant que celui du Maître des Demi-Figures. La stature corporelle de ses personnages est plus corpulente. Ses visages sont plus volumineux avec des joues plus rondes. Des éclats lumineux et des ombres marquées modulent les carnations. L’enfant Jésus est doté d’un corps grassouillet et d’une chevelure aux boucles allant parfois jusqu’à former de petites spirales en tire-bouchon réguliers. Les mains de la Vierge ont un dos large et charnu et des doigts aux ongles bien dessinés. Quant aux vêtements ils sont dans la mode du temps et d’un style analogue à ceux en usage dans l’atelier du Maître des Demi-Figures vers 1530. Si les éléments du langage formel sont ainsi semblables dans les deux groupes, c’est dans la manière de les traiter qu’il convient d’opérer une distinction. Carnations d’ivoire, expressions retenues du visage, élégance des attitudes et atmosphère paisible saisis dans un instant figé imprègnent les œuvres du premier, expression naturelle, vivacité du regard, chairs aux teintes plus modulées se retrouvent chez le second.
S’agissant des Marie-Madeleine de Bruxelles et de la collection Rothschild sur quelles bases s’appuyaient donc les attributions jusqu’ici publiées ?
Pour la première on constate qu’il n’y en pas, le marché d’art londonien n’ayant en aucune façon étayé son attribution par un raisonnement critique. Quant à l’opinion de Genaille suggérée peu après et reposant sur une lointaine parenté physionomique avec un portrait de Juan de Flandes on a vu la fragilité de ce postulat. Notons aussi que dans son étude sur le Maître au Perroquet E. Busoni mentionne le tableau en le situant dans un noyau d’œuvres qualifiées de « douteuses » attestant de sa perplexité (32).
Fig. 21 - . Groupe Maitre des Demi-Figures féminines ( ?), Sainte Madeleine. Loc. actuelle inconnue. |
La Madeleine Rothschild apparut sur le marché anglais en 2000 sous le nom du Maître des Demi-figures, l’auteur du catalogue de vente se fondant pour son attribution sur un rapprochement stylistique qu’il établit avec deux compositions du même sujet, les Marie-Madeleine de l’ancienne collection Schevitch (33). Les noms de Quinten Metsys et du Maître de la Madeleine Mansi, associés à l’œuvre sans aucun fondement critique valable au temps de sa présence dans la collection Goering et publiés en 2009 (34), restèrent sans incidence sur l’attribution du marché londonien en 2011. S’agissant toutefois du rapport établi avec les deux œuvres attribuées au Maître des Demi-Figures, la comparaison effectuée nous paraît offrir à l’examen matière à discussion sur la pertinence même du rapprochement.
et de la collection Salm-Salm à Anholt toutes deux données au maître par Friedländer1 picture | Diaporama |
En effet le style de la Madeleine Schevitch est à nos yeux différent de celui du Maître des Demi-Figures, par le traitement du modelé des chairs aux transitions de lumière plus fortes, comme par la singularité du type vestimentaire très étranger au répertoire habituel du peintre (35), rendant la comparaison avec cet artiste aléatoire. En outre le rendu plastique des mains de la Madeleine Rothschild est très différent de celui des mains de la Madeleine Schevitch (fig. 23-24). Quant à la Madeleine Salm-Salm sa physionomie, plus conforme à l’élégance idéalisée et au langage formel du Maître des Demi-Figures n’est en rien comparable à la stature physique, à l’expression naturelle et au traitement plastique de la carnation aux ombres marquées du tableau Rothschild. Si ces trois figures offrent quelque parenté de typologie, une observation attentive révèle qu’elles ont des caractéristiques propres qui sont celles de leurs auteurs respectifs (36). Une analogie qui s’explique parfaitement si l’on admet qu’il s’agit de peintres actifs dans un cadre de travail voisin. Et c’est là que s’exprime toute la complexité de la production des ateliers où collaborations et échanges de modèles entre artistes d’une même ville sont couramment opérés, entraînant autant de difficulté d’interprétation pour l’historien d’art d’aujourd’hui. Cette problématique qui est propre à la peinture des Pays-Bas méridionaux témoigne d’un usage habituel au XVe siècle, lequel culminera à Anvers sous la pression d’un marché stimulé par le développement économique sensible et la prospérité que connaît la métropole en cette première moitié du XVIe siècle.
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Si le groupe du Maître des Demi-Figures se révèle à l’analyse d’un style différent de l’auteur de la Madeleine Rothschild, qu’en est-il du Maître au Perroquet au regard de la Madeleine bruxelloise et de la Madone parisienne qui lui est si étroitement proche, sur la base de l’examen de l’œuvre aujourd’hui rassemblé autour de ce nom d’emprunt ? Celui-ci fait apparaître que le Museum für Angewandte Kunst à Cologne possède une intéressante Madone à l’Enfant attribuée à ce peintre, acquise en 1919 de la collection Wilhelm Clemens (37) .
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On ne connaît rien de l’histoire antérieure à sa possession par l’amateur d’art et artiste colonais. L’oeuvre, peinte sur panneau de chêne (38) .
a subi quelques dommages principalement localisés dans l’angle inférieur gauche2 pictures | Diaporama |
La Vierge se détache à mi-corps sur un fond noir. Tenant l’Enfant de ses deux mains, elle est vêtue d’une robe de teinte vert foncé doublée de fourrure et dont le large décolleté trapézoïdal découvre une gorgerette blanche maintenue au col par un lacet noué. Elle est revêtue d’un ample manteau rouge dont la bordure est brodée d’une inscription en lettres d’or : … LMA MATER CHRISTI ET IN…/ AVE REGINA CELORUM MATE…/ AVE REGINA CELORUM M… REGI A… Les longues manches d’une chemise brune agrémentée au poignet d’un galon d’or orné de perles couvrent ses bras. Le visage de l’Enfant est pressé contre le sien leurs joues se rejoignant au niveau des lèvres (39). La mère contemple son Fils d’un regard nostalgique tandis que celui-ci lève les yeux au ciel. Un voile transparent couvre la tête de la Madone ses longs cheveux blonds bouclés retombant de part et d’autre du visage sur les épaules. L’Enfant Jésus au corps potelé est coiffé de petits cheveux bouclés et de quelques longues mèches en tire-bouchon au-dessus des oreilles.
Divers éléments rappellent immédiatement les compositions citées plus haut, comme le voile retombant à mi-hauteur du front présent chez la Madeleine bruxelloise et la Madone parisienne (fig. 18-19), ainsi que des traits physionomiques semblables tels le grand front, les yeux en amandes, le long nez droit et la bouche menue. De même la chevelure de l’Enfant aux petites mèches en tire-bouchon au-dessus de l’oreille est comparable dans les Madone de Cologne et de Paris (fig. 28-29). Les mains de la Vierge colonaise présentent le même type de galbe que celles de Paris. Elle porte en outre une robe semblable, doublée de fourrure et ornée au poignet d’une broderie décorée de perles ainsi qu’un manteau rouge pourvu d’une lisière enjolivée d’un décor doré dont la lisibilité toutefois n’est demeurée que dans l’exemplaire rhénan.
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Une même syntaxe doublée d’une technique d’exécution comparable régit à l’évidence les quatre œuvres (40). Dès lors si celles-ci s’appliquent à l’ensemble de ces tableaux, tour à tour attribués sans argumentation convaincante ni cohérence d’opinion au Maître des Demi-Figures et au Maître au Perroquet, ne faut-il pas explorer une autre piste et voir en elles l’expression d’une tierce personnalité à la tête d’un atelier concurrent ? En réponse à la forte demande celui-ci semble s’être, comme ses deux confrères, spécialisé dans la réalisation de Vierge à l’Enfant et de Marie-Madeleine. C’est ainsi dans le « Maître de la Madone Clemens », un nom d’emprunt lié à la collection majeure qui abrite une de ses œuvres depuis le début du XXe siècle, que nous voulons reconnaître le chef de cet autre atelier anversois pourvoyeur du marché en saintes effigies et « portraits déguisés ».
En dehors des compositions précitées, toutes exécutées à la même période, vers 1530, peut-on encore rattacher d’autres œuvres à ce noyau et, le cas échéant, appartenant à une autre époque ?
Le premier rapprochement qui nous semble pouvoir être établi, est celui d’une Madone à l’Enfant attribuée au Maître au Perroquet autrefois dans la collection Onnes Van Nijenrode (41) . Divers éléments caractéristiques relevés plus haut s’y retrouvent au niveau des types physiques comme du vocabulaire ornemental : les traits du visage et la coiffe de la Vierge, ses mains aux larges dos, le décor de son manteau aux boutons métalliques frangés et manchettes galonnées, la chevelure avec boucles en tire-bouchon chez l’enfant (42) . Un facteur neuf est constitué ici par la présence d’un paysage à l’arrière-plan. Celui-ci est conforme à ce que l’on observe en la matière dans la peinture anversoise vers 1525-1530 époque d’exécution du tableau. On ne peut toutefois en dire plus à partir du seul examen d’une photographique ancienne et de qualité médiocre.
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La Sainte Famille du Worcester Art Museum attribuée au Maître au Perroquet fait elle aussi partie, selon nous, du même atelier (43) . Des analogies peuvent en effet être établies avec l’exemplaire Van Nijenrode comme le visage de l’enfant et sa chevelure avec mèches en tire-bouchon ainsi que la main de la Vierge à la dilatation prononcée du dos. La face de la Madone, aux orbites plus creusées et aux pommettes plus saillantes est toutefois nettement différente, ce qui laisse à penser que son exécutant pourrait être une autre main active dans l’atelier mais disposant des mêmes schémas de composition. Ici encore les petites boucles au sommet du front et la masse de la chevelure enserrée sous un voile et ramenée à l’arrière sur la nuque rappellent des détails déjà observés. Si ceux-ci sont plus simplement rendus ici, l’originalité de la composition réside par ailleurs dans la présence de plusieurs anges musiciens dont les silhouettes colorées se détachent sur le fond noir. L’exécution n’est pas sans maladresse comme on le constate dans le bras de l’Enfant constitué d’une succession de bourrelets raides et disgracieux. Quant à la disparité de traitement entre les visages de la Vierge et de saint Joseph très tôt relevée par la critique (44), elle pourrait résulter d’une adjonction postérieure, peut-être d’une autre origine.
Une Sainte Madeleine apparue sur le marché à New York en 2011 présente elle aussi des traits communs au groupe (45) . Les traits du visage tout d’abord ne sont pas sans rappeler ceux de la Madone de la Sainte Famille de Worcester, au point qu’on peut se demander s’il ne s’agit pas de la même effigie ou du moins d’une physionomie exécutée d’après le même modèle, par un peintre plus habile et maîtrisant mieux les volumes et le modelé. L’identité de la forme des yeux et de l’expression du regard en particulier est frappante . Comme précédemment les différentes composantes du répertoire présentes dans les Marie-Madeleine bruxelloise et Rothschild sont parfaitement reconnaissables au niveau des traits morphologiques tels le type de chevelure et la disposition de la coiffe, la forme des mains et leur disposition autour du vase, les éléments du costume avec manche torsadée au poignet, le type d’orfèvrerie ainsi que le même chromatisme maniériste aux tons irisés . Ici encore on peut dater l’œuvre des années 1520-1530.
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Une Sainte Madeleine attribuée à Jan Gossart présentée à Bruxelles en 1996 avait en son temps également attiré notre attention par la parenté de certains de ses caractères de style (46). Quoi qu’il en soit, les éléments de similitude au niveau de la composition et du vocabulaire formel dont il témoigne encore dans son état actuel, amènent à le rattacher au sein du groupe de l’anonyme anversois, en particulier au regard de liens avec la Sainte Madeleine bruxelloise un rapprochement que nous ne sommes pas seule à avoir effectué (47).
. L’image que l’on a aujourd’hui de ce tableau est toutefois extrêmement altérée par son mauvais état de conservation et la lourde restauration qu’il a subi, lesquels empêchent tout jugement de valeur sur son exécution picturale2 pictures | Diaporama |
Une Sainte Marie-Madeleine lisant au musée de Baltimore (48). L’œuvre, aujourd’hui conservée comme « anonyme flamand actif vers 1520 », a suscité des interrogations (49). La composition est connue en divers exemplaires tels celui que possède le musée de Budapest répertorié sous le nom du Maître des Demi-Figures (50), et ceux qui figurèrent sous la même attribution sur le marché de l’art à Vienne (51), à Bruxelles et à Paris . Ce dernier ayant été successivement donné au Maître des Demi-Figures et au Maître au Perroquet (52).
offre un aspect quelque peu distinct de la production étudiée jusqu’ici4 pictures | Diaporama |
Les quatre tableaux sont de petites dimensions, entre 21 et 28 cm. de hauteur sur 16 à 24 cm. de largeur, ce qui les distingue nettement à cet égard des précédents. Tous sont rigoureusement semblables sur les plans typologique et chromatique. Par leur identité de style et leur petit format commun, ils constituent en quelque sorte un « groupe dans le groupe ».
Une jeune femme est figurée dans un intérieur à l’arrière-plan sombre, plongée dans la lecture d’un ouvrage, devant une table de bois sur laquelle repose un vase d’orfèvrerie. Son visage fin au long nez droit, au menton pointu et au large front est éclairé d’une vive lumière. Sa chevelure est retenue par un voile plissé retombant à mi-hauteur du front noué au sommet de la tête, un bonnet rouge enveloppant ses cheveux sur la nuque. De longues mèches bouclées s’échappent de part et d’autre sur ses épaules. Elle porte une robe noire pourvue d’amples manches rouges. Un large décolleté rectangulaire laisse apparaître une gorgerette blanche froncée de plis sous laquelle transparaît un collier d’or. De longues manches à crevés en velours de teinte ocre lui couvrent les avant-bras dont le poignet est ceint par un flot de tissu blanc torsadé. Une broche cruciforme ornée d’un médaillon central en or décorée de sept petites sphères noires orne son corsage (53).
Un sentiment sensible de préciosité se dégage de la composition aux lignes très épurées. Pour une raison qui nous est inconnue (identité de la personne, production commerciale intensive?) l’image a connu un engouement certain à en juger d’après les répliques existantes (54). Une fois encore, l’idiome propre au groupe du Maître de la Madone Clemens est discernable au niveau du type de la composition, de la figure féminine, du mode vestimentaire et de l’ornementation. Cependant si tout est exprimé à l’identique les formes et le style apparaissent ici plus mesurés dans leur expression, comme le format plus petit lequel ajoute à la réserve générale perceptible. Ne pourrait-on dès lors émettre l’hypothèse que l’on trouve ici le témoignage d’une activité antérieure de l’atelier du Maître de la Madone Clemens vers 1500-1510 (55), dont les qualités entraîneront quelques années plus tard la production dont nous avons retrouvé et analysé quelques exemples significatifs ? Sous la pression du marché, de la demande qui lui est faite et de l’influence de la Renaissance, le modèle serait alors passé d’un visage aux traits idéalisés à ceux de portraits déguisés. Ou bien s’agit-il simplement au contraire de l’œuvre d’un autre atelier ? La question reste posée.
Quoi qu’il en soit, le langage pictural du groupe de tableaux donnés au Maître de la Madone Clemens est celui d’un atelier dont la spécificité est désormais reconnaissable. Des indices permettent de croire que la production de celui-ci fut appréciée de ses concitoyens et qu’il connut un certain succès (56). Si ce groupe ne peut être confondu avec celui du Maître des Demi-Figures dont l’idiome est clairement différent, ou avec celui du Maître au Perroquet son autre concurrent dont il est distinct mais parfois proche et avec lequel peut-être il y eut une collaboration, ses racines le rattachent sans conteste à ce milieu de peintres où le sacré de l’image le dispute à la séduction du portrait. Nul doute que d’autres exemples viendront ultérieurement compléter ce premier regard et ajouter à la connaissance de l’atelier du Maître de la Madone Clemens dont l’identité restera sans doute à jamais inconnue.
Remerciements :
Cet article n’aurait pu voir le jour sans l’aide précieuse de divers historiens d’art, conservateurs et amis. Mes remerciements particuliers vont à Didier Martens pour les échanges fructueux que j’ai pu partager avec lui, à Valentine Henderiks pour sa relecture critique attentive et judicieuse du manuscrit ainsi qu’à Philippe d’Arschot Schoonhoven pour ses pertinentes observations. Ma profonde gratitude s’adresse au Dr. Breuer conservateur au Museum für Angewandte Kunst à Cologne qui m’a permis d’examiner le tableau conservé dans ses réserves. Je remercie également très vivement les collectionneurs pour m’avoir donné accès à leur patrimoine. Roland de Lathuy fut un interprète précieux auprès de la salle de vente Christie’s. De même j’ai reçu le meilleur accueil auprès de la maison Sotheby’s. Toutes deux, ainsi que la Galerie Claude Vittet à Paris me procurèrent des renseignements et des documents photographiques précieux. Qu’ils en soient chaleureusement remerciés. Merci enfin à Elise Moureau et Eva Busoni pour m’avoir donné accès à leurs récents travaux.