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- - - Fabrice Préyat Ecrire le voyage en bande dessinée En route ! Sur les traces des artistes belges en voyage
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Reporticle : 105 Version : 1 Rédaction : 01/09/2014 Publication : 09/09/2014

L’invitation au voyage

Les Carnets de Voyage, Teaser

Le récit de voyage en bande dessinée, en tant que phénomène éditorial significatif et structuré, remonte, au sein du monde francophone, aux années 1980. À cette époque, la France et la Belgique récoltent les fruits de réformes sociales initiées dès les années 1960 qui ont profondément modifié la scolarisation des auteurs de bandes dessinées et de leur lectorat et, dans la foulée, les conditions de production et de consommation du neuvième art. La légitimation progressive de la bande dessinée (création d’écoles de bande dessinée, prix, festivals, expositions de prestige, …) encourage les auteurs à opter positivement pour une forme esthétique dont l’exercice n’est plus considéré comme la résultante d’un échec à mener une autre carrière artistique (1). Conséquemment, l’identité professionnelle des auteurs se consolide. L’apparition d’une nouvelle génération de créateurs et d’éditeurs alternatifs va permettre l’éclosion de nouvelles formes – graphiques et narratives. Celles-ci font éclater le carcan du format commercial « 48-pages-cartonné-couleur » au profit du roman graphique dont l’identité hybride souligne encore l’accession du médium à un nouveau statut social et culturel. La condition financière des auteurs de bande dessinée s’améliore : ils ont désormais les moyens de voyager et de quitter l’atmosphère confinée et la routine de l’atelier (2). Pour certains d’entre eux, comme Igort (Les Cahiers ukrainiens, 2010), porter le travail « en plein air » devient même la condition sine qua non au développement « d’une écriture personnelle qui se mesure avec le thème de la réalité » (3).

Fig. 1 – Richard F. Outcault, Around the world with the Yellow Kid (New York Journal, 14 mars 1897).
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Fig. 1 – Richard F. Outcault, Around the world with the Yellow Kid (New York Journal, 14 mars 1897).
Fig. 2 – Christophe, « Remède souverain contre le mal de mer » dans « La famille Fenouillard visite des bateaux », l’un épisode des voyages de La famille Fenouillard, publiés à partir de 1889 dans le Journal de la jeunesse puis dans Le Petit Français illustré, avant d’être réuni en album en 1893 (Paris, Armand Colin)
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Fig. 2 – Christophe, « Remède souverain contre le mal de mer » dans « La famille Fenouillard visite des bateaux », l’un épisode des voyages de La famille Fenouillard.

Historiquement pourtant, l’apparition de la bande dessinée dans la presse de la seconde moitié du xixe siècle coïncide avec les pérégrinations de Stanley, l’essor du grand reportage et du dessin de presse sur l’actualité qui nourriront plus tard les périples imaginaires d’un grand nombre de figures itinérantes de la bande dessinée, de Tintin à Corto Maltese. Dès 1897, l’artiste américain Outcault emmenait déjà ses lecteurs « around the world with the Yellow Kid » (fig. 01) tandis que La famille Fenouillard (1893-1899) de Christophe confessait malicieusement l’ambition de « donner à la jeunesse française le goût des voyages » (fig. 02) (4). Il faudra presqu’un siècle donc pour que la bande dessinée s’affranchisse des handicaps symboliques qui la coupent singulièrement de ses aspirations littéraires et plastiques les plus ambitieuses et pour qu’elle cesse de ne laisser prévaloir du voyage qu’un motif d’évasion et un exotisme de pacotille, cantonné à la fiction. Nicolas Bouvier ne s’est pas trompé sur les potentialités que présentait le médium pour évoquer l’ailleurs. En 1963, l’écrivain arrête en effet le titre de L’usage du monde afin de rassembler en un récit les rencontres et les découvertes qu’il a égrainées, dix ans auparavant, de Genève à Ceylan, en passant par la Yougoslavie, l’Afghanistan et l’Inde, avec le peintre et illustrateur Thierry Vernet. Ce faisant, il emprunte à son compatriote suisse, Rodolphe Töpffer (1799-1846), considéré comme l’un des fondateurs de la « littérature en estampes », une formule qui lui est chère. Töpffer, dont les travaux ont très tôt attiré les louanges de Goethe et dont la vocation de peintre fut rapidement contrariée, est l’auteur d’un récit de voyage autobiographique (Excursion dans les Alpes, 1832), de fictions dessinées (Histoire de M. Jabot, 1833, Les voyages et aventures du docteur Festus), de nouvelles (e. a. Le presbytère), de carnets de voyage illustrés de sa main et hantés par les idées pédagogiques de Rousseau (Voyages en zigzag, 1844 ; Nouveaux voyages en zigzag, 1854) (5). La convergence des pratiques artistiques de Töpffer met en exergue la relation étroite que la bande dessinée, dès ses origines, entretient avec le récit de voyage, celui des peintres, celui des littérateurs. L’expression de l’« usage du monde » recouvre, en de multiples endroits de son œuvre, l’angoisse obsédante que génère l’ignorance des codes de la mondanité et leur dénonciation satirique. Elle consigne également la diversité d’un monde qui n’apparaît jamais aisément saisissable. La formule est heureuse pour qui, comme Nicolas Bouvier, entend résumer une philosophie du voyage qui « se passe de motifs » et qui « se suffit à lui-même » : « On croit qu’on va faire un voyage », écrit l’auteur, « mais bientôt, c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait » (6). Trente ans plus tard, son écriture visuelle, en marge du dessin ou de la photographie, et son style lapidaire ne renient rien de l’élan initial qui l’amène à s’écorcher continûment au contact du monde : « On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels » (7).

Le voyage conçu comme un moment de rencontre avec l’altérité mais surtout comme le lieu d’un progressif dépouillement et d’un lent désapprentissage, le moment d’un intime recentrement et d’une déconstruction culturelle, trouvera en définitive sa place et sa reconnaissance en bande dessinée lorsque – coïncidence – seront redécouverts les voyages de Nicolas Bouvier, précisément à partir des années 1980.

Le mot et la chose. Un genre en soi ou une dérivation du grand reportage ?

Fig. 3 – Christian Cailleaux, « Marins d’eaux dures », dans La revue dessinée, automne 2013, n° 1, pp. 66-67.
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Fig. 3 – Christian Cailleaux, « Marins d’eaux dures », dans La revue dessinée, automne 2013, n° 1, pp. 66-67.

Depuis un peu plus d’une dizaine d’années, le récit de voyage graphique connaît un engouement significatif qui se traduit par une production pléthorique, difficilement quantifiable et dont l’exotisme ne constitue qu’un attrait relatif (8). Les récits viatiques répondent à certains traits caractéristiques qui dénotent à la fois leur portée, leur légitimité et leur horizon d’attente. Ils constituent en effet une niche éditoriale presque exclusivement occupée par les éditeurs alternatifs de bande dessinée et quelques petites structures qui se veulent tout aussi « indépendantes » et qui sont parfois intimement liées à un réseau de galeristes, sans être spécifiquement attachées à la BD (9). Les grands éditeurs littéraires qui cherchent à diversifier leur production et à élargir leur lectorat ne boudent évidemment pas le récit graphique et poursuivent parfois le travail de publication entamé par des maisons proprement dédiées à l’édition en bandes dessinées (10). Enfin, lorsque les récits de voyage paraissent au sein d’un catalogue généraliste où règnent en majorité la BD classique, la bande dessinée d’aventure ou de fantasy, ils prennent place néanmoins au cœur de collections dirigées par des artistes issus des milieux underground (11) , ou parmi des séries qui « récupèrent » les ingrédients et le succès des collections développées précédemment par les éditeurs alternatifs. Ces collections se trouvent résolument centrées sur des figures d’auteurs consacrés (12), sur des courants spécifiques ou recouvrent des labels de création reconnus (13). À l’instar de maisons plus marginales ou engagées, elles dispensent des moyens tout aussi propices à l’expression de récits extrêmement diversifiés dans leurs formats, qui recherchent dans l’usage exclusif ou partagé de la couleur et du noir et blanc des effets esthétiques idoines, au gré d’une pagination forte qui coupe radicalement le genre de la bande dessinée commerciale et d’un lectorat de masse. Les titres recensés englobent des techniques graphiques tout aussi variées. Ils sélectionnent, opposent ou conjuguent illustrations et narration en cases, croquis, esquisses, estampes, aquarelles, collages, photographies, scrapbooking,… De nouvelles créations journalistiques, à l’instar de la revue xxi ou de La Revue dessinée contribuent également à populariser un genre qu’elles définissent pourtant avec quelque difficulté (fig. 03).

Fig. 4 – Nicolas DE CRÉCY et Raphaël METZ, Lisbonne. Voyage imaginaire, Tournai, Casterman, 2002.
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Fig. 4 – Nicolas DE CRÉCY et Raphaël METZ, Lisbonne. Voyage imaginaire, Tournai, Casterman, 2002.
Fig. 5 – Frédéric BOILET, L’apprenti japonais, Bruxelles, Impressions nouvelles, 2006, 240 pp. (« Traverses »).
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Fig. 5 – Frédéric BOILET, L’apprenti japonais, Bruxelles, Impressions nouvelles, 2006, 240 pp. (« Traverses »).

Le récit de voyage en bande dessinée s’est emparé de tous les titres et confond allègrement les étiquettes consacrées par la littérature, depuis le Moyen Âge et la Renaissance, afin de symboliser la diffusion des expériences viatiques : cahiers, carnets, carnet de bord, chroniques, journal, journal de bord, journal intime, lettres, mémoires, récit de voyage, voyage, voyage imaginaire (fig. 04) (14) , etc. Il s’approche parfois de la formule du guide (fig. 05) (15) et épingle de façon métonymique, à la tête de volumes disparates, les modes mêmes de la déambulation ou de la pérégrination : transat, balade, caravane (fig. 6-8) (16),… Les éditeurs et les auteurs dont la production approche au plus près de la littérature et qui renouvellent sans cesse leurs efforts afin d’asseoir la reconnaissance du médium qu’ils pratiquent, témoignent ainsi de deux attiture des pour le moins contradictoires. Ils ne semblent guère, d’une part, se soucier ni de l’arrière-plan qui détermine la réception de ces termes dans le champ littéraire, ni des options stylistiques qu’ils activent (approche sérielle de la réalité,…) (17). Ils ignorent souvent la légitimité fluctuante et l’histoire éditoriale qui leur est attachée (18). L’histoire du récit de voyage atteste en effet que l’on a usé diversement de ces dénominations. Elles ont été le plus souvent considérées comme des expressions de la nature « subgénérique » du récit de voyage qui, jusqu’au xixe siècle, renvoyait directement au statut mineur de ses auteurs – à savoir des « voyageurs auteurs », occasionnels de la plume, amateurs avertis, et non des « écrivains voyageurs », comme il en sera question lorsque le voyage se démocratisera, à la fois en tant que pratique et en tant que genre littéraire (19). D’autre part, éditeurs et auteurs peuvent décider d’adopter concomitamment tous ces termes, voire de leur adjoindre des dénominations qui ne concernent pas le genre du voyage littéraire, quitte à ce que celles-ci se court-circuitent l’une l’autre. Un même ouvrage peut ainsi revendiquer plusieurs genres et afficher des étiquettes qui supposent des options stylistiques et idéologiques pourtant radicalement différentes. Ce procédé s’avère souvent le fruit d’une naïve désinvolture confrontée à l’hybridité du genre. Il peut toutefois résulter également d’un savant calcul commercial qui tend à démultiplier les horizons d’attente et à viser un public bigarré à l’extrême. Les grandes maisons qui sont familières de cette pratique détournent par ce biais une stratégie d’ordre symbolique qui, parmi les éditeurs alternatifs, conduit à passer sous silence certaines ramifications génériques.

    5 pictures Diaporama
    Fig. 9 – Igort, Cahiers ukrainiens, Paris, Futuropolis, 2010, 176 pp.
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    Fig. 9 – Igort, Cahiers ukrainiens, Paris, Futuropolis, 2010, 176 pp.

    Les multiples titres et sous-titres des Cahiers ukrainiens d’Igort (Futuropolis) présentent ainsi l’ouvrage avec nonchalance : tout d’abord en l’identifiant à la pratique du cahier ou du carnet – de notes ou d’esquisses – ensuite comme « un récit-témoignage » qui ferait implicitement renouer le volume avec l’écriture journalistique ou l’écriture de l’Histoire. Enfin, la couverture affiche un troisième seuil – « Mémoires du temps de l’urss » – censé désigner des matériaux relevant d’une littérature de l’intime ou de l’ordre du témoignage historique (fig. 09). L’entrée en matière du récit s’effectue à partir d’une nouvelle page-titre qui revendique cette fois la dimension viatique du récit tout en déniant formellement toute ambition littéraire : « Compte rendu d’un voyage qui a duré presque deux ans » (20). Les niveaux d’explicitation se démultiplient encore lorsque, aux dires de l’auteur, le livre revêt la dimension d’une « fiction documentaire », ontologiquement liée à un voyage d’exploration qui se révèle également une exploration intime des moyens d’expression du médium. L’emprunt à des genres et à des registres littéraires opposés renforce le métissage d’un ouvrage qui s’accroche in extremis au genre de la « chronique » avant d’imbriquer une série de références culturelles, littéraires et cinématographiques, qui achèvent de confirmer l’aspect protéiforme du projet initial :

    « Voilà un an et demi que je travaille à cette fiction documentaire, née le plus naturellement du monde d’un voyage qui s’est ensuite transformé en séjour et puis en un autre voyage organisé pour comprendre. J’ai vécu pendant plus d’un an entre l’Ukraine, la Russie et la Sibérie. J’ai commencé à rencontrer des gens et à enregistrer des histoires vécues. Puis, étant donné que certains faits étaient couverts par le secret et peu connus, je me suis mis à étudier et à voyager à nouveau, pour comprendre. Je parle, par exemple, d’un génocide qui est encore camouflé […]. Une exploration sur le terrain pour comprendre ce qu’a été et comment a été vécu le rêve communiste de la Révolution à nos jours. Avec cette question : que reste-t-il de tout ça aujourd’hui […] ? Ce sont donc des histoires vraies, fruits d’interviews et de rencontres que j’ai dessiné[e]s avec l’aide de documents et de films réalisés sur place. Ces histoires sont accompagnées de (par) la voix de ceux qui m’ont parlé, en texte off. À cela s’ajoute en alternance une narration parallèle qui traverse tout le livre : c’est la partie historique, c’est-à-dire les rapports de la police secrète, rendus public[s] tout récemment, que j’ai traduits et dessinés. […] J’ai trouvé naturel d’affronter une narration qui part d’une vision documentaire. Le documentaire dessiné est une possibilité dans le langage de la bd et je suis un auteur curieux. J’aime explorer. En travaillant, me tenaient compagnie certains travaux que j’ai aimés de Gianni Celati (Narrateurs des plaines, avant tout, mais aussi le Reportage africain), de Truman Capote qui entre dans la scène de la tragédie et qui écrit De sang froid, de Pasolini, L'odeur de l’Inde entre autres. J’aime également le Wenders « non fictionnel » de Tokyo-Ga ou Buena Vista Social Club, par exemple. Ce qui m’intéresse, c’est que les histoires viennent à ma rencontre. Les dénicher voulait dire, se mettre en voyage justement. À l’écoute. Sont nées des chroniques terribles, incroyablement intenses et pleines de douleur, d’ironie, de tragédie et de comédie. Pour moi, il était important de porter « en plein air » ce travail, hors de mon atelier, pour trouver une écriture personnelle qui se mesure avec le thème de la « réalité » (21). »

    Le voyage incarne ici la condition indispensable à un décentrement et à l’éclosion d’une voix personnelle de créateur. La rupture avec le quotidien est source à la fois d’inspiration et de renouvellement du médium. Les barrières génériques derrière lesquelles se retranche Igort relativisent néanmoins la nature littéraire du récit qui emprunte les méthodes d’investigation du journaliste ou de l’historien. L’auteur découvre ainsi une fragile marqueterie qui, de façon symptomatique, fait écho à une tendance qui caractérise globalement le récit de voyage en bande dessinée et qui a pour vocation de le situer au carrefour de la narration littéraire, du Bildungsroman, du reportage ou du documentaire, voire du docu-fiction, de l’autobiographie ou de l’autofiction (22). Une enquête menée auprès de plusieurs libraires spécialisés a également rapidement révélé une collusion dans l’imaginaire collectif entre, d’une part, le récit de voyage proprement dit, et, d’autre part, la fiction usant du voyage. Les libraires référencient presque systématiquement la série Corto Maltese d’Hugo Pratt parmi la première catégorie et entérinent une confusion largement répandue en rangeant fréquemment les reportages de Joe Sacco, ou la première autobiographie aux couleurs exotiques venue, parmi le genre viatique (23).

    Fig. 10a – Christophe DABITCH, Jean-Denis PENDANX, Abdallahi, Paris, Futuropolis, 2006, vol. , pp. 94-95.
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    Fig. 10a – Christophe DABITCH, Jean-Denis PENDANX, Abdallahi, Paris, Futuropolis, 2006, vol. , pp. 94-95.
    Fig. 10b – Christophe DABITCH, Jean-Denis PENDANX, Abdallahi, Paris, Futuropolis, 2006, vol. , pp. 94-95.
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    Fig. 10b – Christophe DABITCH, Jean-Denis PENDANX, Abdallahi, Paris, Futuropolis, 2006, vol. , pp. 94-95.
    Fig. 11 – Joël ALESSANDRA, Attié Djouid DJAR-ALNABI, Pascal VILLECROIX, Retour du Tchad. Expédition sur les traces d’André Gide, Antony, La Boîte à Bulles, 2010, [n.p.] (1er de couverture et double-page interne)
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    Fig. 11 – Joël ALESSANDRA, Attié Djouid DJAR-ALNABI, Pascal VILLECROIX, Retour du Tchad. Expédition sur les traces d’André Gide, Antony, La Boîte à Bulles, 2010, [n.p.] (1er de couverture et double-page interne)

    La ligne de démarcation entre ces multiples usages ne dépend pas seulement du savant dosage de leurs ingrédients respectifs. Dans Fiction et Diction, rappelle Jan Baetens, Gérard Genette a bien montré combien l’appartenance d’un texte à un régime soit fictionnel, soit documentaire ne dépendait pas « uniquement de critères constitutionnels, liés à la présence ou à l’absence de telle ou telle propriété textuelle ou péritextuelle, mais aussi de critères conditionnels, liés à une décision lectorale en principe indépendante des caractéristiques intrinsèques de l’œuvre (il est toujours possible de faire une lecture documentaire d’un texte de fiction et vice versa) » (24). La critique anglo-saxonne a également mis en lumière des contaminations réciproques qui touchent aux frontières génériques. Il n’est pas rare que les documentaires ou reportages – et c’est même le gage de leur réussite – cèdent aux modes d’écritures fictionnels (mise en intrigue de l’information, possibilité d’identification aux personnages, effets rhétoriques surajoutés). L’on pourrait sans aucun doute étendre ce type d’analyse aux modes d’expression du récit de voyage (25). Le cas représenté par l’œuvre atypique d’Igort prouve combien toute catégorisation doit encore s’accommoder des inéluctables contradictions inhérentes aux discours des producteurs. L’on peut bien entendu, à l’instar de l’analyse conduite par David Vrydaghs (26), recenser les traits caractéristiques du récit de voyage, que ne possèdent pas, par exemple, les récits purement autobiographiques ou les récits de reportage. Cette logique d’exclusion reste néanmoins précaire. Elle repose dans un premier temps sur l’intention qui préside aux pérégrinations de l’auteur. Le voyage peut être le fruit d’un désir d’évasion. Il peut répondre à la volonté d’échapper au quotidien (la transat entamée par Aude Picault) ou de fuir les circonstances douloureuses d’un deuil ou d’une rupture amoureuse (27). Il peut relever d’un intérêt particulier (l’attraction de Simon Hureau pour le Cambodge), d’une expérience touristique ou d’une quête personnelle (la tentation de la conversion à l’Islam dans le cas des voyages orientaux de Renaud De Heyn ; la curiosité éprouvée enfant par Emmanuel Lepage qui le conduira vers les îles Kerguelen (28), etc.). Une expédition, même ambitieuse, peut résulter d’un heureux hasard (cf. la proposition faite à Xavier Löwenthal d’apprendre les rudiments de la bande dessinée aux Indiens du Honduras, qui mènera à la réalisation des Lettres à Pauline (29) ). Un déplacement professionnel peut donner lieu à des confessions ou à un épanchement qui n’est nullement exigé par l’objet du voyage de l’auteur ou des proches qu’il accompagne. On retiendra, à l’intérieur de cette dernière catégorie, les titres Shenzen, Pyongyang, les Chroniques birmanes et les Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle, Un Américain en balade de Craig Thompson. Le récit viatique en bande dessinée entretient également des liens diffus avec la transposition ou la continuation de journaux littéraires. L’adaptation graphique du journal de René Caillié (1799-1838), premier blanc à pénétrer la cité de Tombouctou au xixe siècle, publiée dans l’édition en deux tomes d’Abdallahi, résulte en effet d’une mise en fiction que viennent seules tempérer la notice biographique du voyageur et la notation géographique de son périple (fig. 10) (30). Enfin, lorsqu’il ressuscite le cours d’une expédition elle-même commandée par la volonté de retrouver les traces d’un explorateur ou d’un écrivain, le récit de voyage en bd se double d’une dimension comparatiste qui tend à tirer cette entreprise commémorative vers le journal littéraire ou le carnet d’artiste en coupant l’ouvrage de la bande dessinée. L’expédition financée par les autorités françaises et tchadiennes afin de permettre à un photographe, à un écrivain et à un dessinateur de marcher sur les pas d’André Gide et de Marc Allégret (Retour au Tchad, La Boîte à bulles, 2010) constitue un exemple éloquent de cette tentative de notification des écarts constatés entre les réalités campées par le journal littéraire et la réalité contemporaine. Esquisses, croquis et cartes y oblitèrent la plupart du temps la narration graphique, au point que l’intégration de l’ouvrage au corpus des bandes dessinées paraît plutôt tributaire de la couleur générale du catalogue de son éditeur (fig. 11).

    La nature du voyage et l’ouverture qu’il suppose vers un monde culturel et un ailleurs inconnus distancient sa narration de l’autobiographie qui est plus spécifiquement centrée sur le quotidien et qui ne nécessite pas de déplacement géographique, même si elle s’en accommode régulièrement. Le reportage peut lui aussi s’exercer dans la proximité. Il suffit de songer sur ce point aux contributions d’Étienne Davodeau ou aux travaux de Riad Sattouf sur la jeunesse parisienne (31). Le récit de voyage n’est pas censé répondre aux principes qui régissent la presse d’investigation. Le récit viatique n’est pas non plus implicitement voué à la représentation de faits ou de conflits relevant souvent de l’actualité. Il n’exige pas une construction à partir d’un travail d’enquête et, en conséquence, ne repose pas sur les mêmes matériaux ou n’utilise pas les mêmes méthodes ou les mêmes outils que le journaliste (enregistrement de bandes magnétiques,…). Il convient toutefois de nuancer rapidement cette observation dans la mesure où le récit de voyage convoque à un autre degré l’exploitation de notes prises au vol, se base souvent sur une documentation préalable ou rassemblée a posteriori. Il peut requérir l’exploitation de croquis ou de photographies, dans un même but de reconstruction postérieure en atelier, de simple illustration ou de témoignage, voire d’élément intégralement fondu dans la planche ou la séquence, avec très souvent une ambition identique à celle de son usage journalistique qui répond à un impérieux besoin de vraisemblance, de fidélité au vécu ou de véracité. La typologie des images décerne au dessin une fonction iconique qui se distancie de l’impression de réel et qui s’avère plus adéquate à l’expression de la subjectivité du voyageur. Le carnet n’empêche toutefois pas d’allier la photographie au dessin et de jouer sur la double fonction de ce médium, à la fois iconique et indicielle (32). Le choix en faveur d’une option esthétique révèle dès lors avec transparence les soubassements idéologiques qui le confortent.

    Fig. 12a – Jean-Christophe MENU, Livret de phamille, Paris, L’Association, 2010 [1995].
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    Fig. 12a – Jean-Christophe MENU, Livret de phamille, Paris, L’Association, 2010 [1995].
    Fig. 12b – Jean-Christophe MENU, Livret de phamille, Paris, L’Association, 2010 [1995].
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    Fig. 12b – Jean-Christophe MENU, Livret de phamille, Paris, L’Association, 2010 [1995].

    L’incertitude qui règne devant le travail d’Igort résulte du brouillage du métadiscours qui entoure l’œuvre. Elle procède, pour une part également, des méthodes d’enquête qui président à la conduite de sa narration. Derrière les appels de l’auteur à la fidélité historique, au témoignage et au devoir de mémoire se profilent des intentions étrangères au genre viatique et des catégories littéraires (le naturel, le vraisemblable) qui sont les résultantes de choix esthétiques personnels mais aussi le fruit d’un discours idéologique propre. En certains cas, cette dimension peut découler d’une véritable stratégie et d’un pari symbolique qui veille à lier le genre à l’avant-garde en bande dessinée et à une vision élitiste de ses missions et de son public. Si, pour la plupart des lecteurs, les récits « chinois » et « coréen » de Guy Delisle paraissent relever de façon univoque du récit de voyage, il n’en va pas de même pour leur éditeur, Jean-Christophe Menu, qui, au gré de théorisations souvent excessives, les mobilisent pour renforcer le flou existant entre la pratique du reportage, celle du récit de voyage et de l’autobiographie. Ce positionnement, comme l’a noté Björn-Olav Dozo, permet de consolider la cohérence du catalogue de L’Association (33). Mais, il lui octroie surtout une légitimité renouvelée qui repose sur la subjectivité de l’auteur, sur une prétention à la critique, voire à la vérité, et sur une aspiration à l’universel qui entend concurrencer les mass médias contemporains singulièrement dépourvus, selon Menu, de telles dimensions. La dialectique subjectivité-objectivité ne peut s’envisager ici que sur le terrain d’un seul genre pratiqué simultanément, mais différemment, de chaque côté de la frontière séparant la bande dessinée du journalisme classique. La subjectivité que s’approprie l’avant-garde graphique devient ainsi le gage d’un recul et d’un positionnement critique dont l’instrumentalisation politique ne peut se revendiquer du journal de voyage. L’éditeur tentera alors d’exploiter le brouillage générique en se fondant uniquement sur les traits qui existent au croisement du reportage, du récit de voyage et de l’autobiographie. À l’inverse, il neutralisera les qualités intrinsèques du récit de voyage – par exemple l’exotisme, issu désormais d’une proximité différée –, en nimbant la définition et le statut du témoignage de la plus grande ambiguïté. La reconnaissance du carnet de voyage pâtit dans ces discours du fait de n’être pas porteur a priori d’un engagement ou de ne pas être issu d’un positionnement critique qui excède la prise de conscience individuelle entraînée à l’intérieur du voyage lui-même. Le genre viatique fait dès lors pâle figure devant des formes qui, historiquement, passent pourtant pour ses épigones (34). Son rôle historique dans l’émergence d’une nouvelle géographie et dans l’ouverture d’horizons inconnus ou négligés paraît éclipsé de ses concrétisations contemporaines pour être dévolu au reportage. L’existence générique du récit de voyage s’en trouve de facto déforcée.

    « La rue des Rosiers de David B., le Shenzen de Guy Delisle ou le New York de Jochen Gerner acquièrent la même valeur d’exotisme et la même proximité. […] Peu à peu, c’est toute une Géographie, voire toute une Histoire, que ces bandes dessinées réinventent, en contrepoint à la surproduction des images médiatiques pseudo-objectives, y apportant souvent un sens critique et des qualités subjectives qui les placent en position de témoignage durable et crédible (35). »

    La considération théorique du récit de reportage ne fait que renforcer un trait observable dans l’œuvre personnelle de Menu qui n’hésite pas à égratigner les tenants du récit viatique en bande dessinée. En suscitant un exotisme de pacotille, reconstruit artificiellement après coup et à partir de sources livresques, Livret de phamille interroge le genre sur sa capacité à s’affranchir des stéréotypes et à faire fi d’une tendance suspecte à l’édulcoration ou à la carte postale. Les contradictions que l’auteur fait entrer dans les vignettes soulignent la fragilité de ses réminiscences et leur véracité aléatoire. Via le canal de l’autobiographie, l’auteur conclut, en définitive, à l’inaptitude du récit de voyage à rendre compte du réel (fig. 12).

    La classification des trois albums du Photographe d’Emmanuel Guibert, de Didier Lefèvre et de Frédéric Lemercier (Dupuis, « Aire libre ») est, quant à elle, rendue difficile, dans un premier temps, en raison de la mixité des techniques mises en œuvre, puis par le chevauchement des réalités intra- et extradiégétiques. Les volumes mêlent photographies et planches de contact au récit graphique et transposent en bande dessinée le témoignage d’un photographe en mission auprès de Médecins sans Frontières en Afghanistan, dont le rôle, hors narration, s’identifie originellement à celui d’un journaliste. La dimension autobiographique continue prend néanmoins le pas à plusieurs reprises sur le reportage et se révèle nettement plus prégnante que dans les reportages photos qui concernent la même mission et qui ont été publiés ailleurs par Lefèvre (36). Si la dimension du vécu personnel du photographe s’allie au compte rendu d’une réalité extérieure (politique, religieuse, culturelle et sanitaire), la disqualification réciproque du journal de voyage et du reportage s’enlise à nouveau ici dans l’intersection qui lie les deux genres : la diversité des supports graphiques et la dimension personnelle, et constante, d’autoreprésentation. De façon symptomatique, le quatrième de couverture met d’ailleurs explicitement en équation la valeur biographique, les techniques usitées et le témoignage délivrés par les trois tomes. Une telle mise à plat offre aux éditeurs la possibilité de transcender les particularismes et les niches éditoriales tout en décernant à leur tour une dimension éthique au récit qui découle des prétentions de l’œuvre à délivrer un message universel :

    « Cette mission va marquer sa vie comme cette guerre marquera l’histoire contemporaine. Au croisement des destins individuels et de la géopolitique, à l’intersection du dessin et de la photographie, ce livre raconte la longue marche des hommes et des femmes qui tentent de réparer ce que d’autres détruisent (37). »

    Sur fond d’osmose générique se déroule une lutte symbolique, non dépourvue d’implications commerciales, qui entend définir le rôle culturel du médium et assigner ou repréciser la mission sociale de l’artiste. Ce positionnement d’une grande maison d’édition s’opère dans la foulée de pratiques alternatives qui veillent, à l’opposé des majors, à garantir leur position d’avant-garde et à sauvegarder l’image élitiste du public restreint auxquelles elles s’adressent. Les grandes maisons d’édition participent à l’évolution du médium en démocratisant l’accès à des formes narratives plus exigeantes, sans pour autant être porteuses d’une vision claire des frontières génériques qu’elles contribuent à leur tour à estomper. Institutionnellement, cette fragilité se traduit notamment par l’absence d’un prix spécifique qui serait décerné par une instance de reconnaissance interne ou externe au champ de la bande dessinée, comme il en existe pour la bd de reportage (38). Elle est également corroborée, comme le montre Boilet, par les pouvoirs publics, bien en peine de faire entrer le statut professionnel du dessinateur de bande dessinée dans les catégories de l’administration :

    « L’échange de cartes de visite est un des usages nippons les plus connus. Il me faut ainsi souvent présenter la mienne : tu as vu cette carte et lu que j’avais choisi d’y imprimer ‘dessinateur et scénariste’. Si cette précision est utile en France, où l’on a tendance à ne me coller que la seule étiquette de ‘dessinateur’, elle étonne ici mes interlocuteurs, pour qui tout dessinateur de manga est avant tout scénariste. […] un terme définit très bien mon travail au Japon, c’est celui, officiel, que l’administration française applique à l’auteur de bande dessinée : je suis « dessinateur-reporter » ! Je me réjouis de justifier par mes actes cette carte de presse dont mes collègues « dessinateurs » et moi avons le bénéfice (39). »

    Fig. 13 – Olivier BALEZ, « La cordée du Mont Rose », XXI, avril-juin 2010, n° 10, pp. 166-199.
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    Fig. 13 – Olivier BALEZ, « La cordée du Mont Rose », XXI, avril-juin 2010, n° 10, pp. 166-199.
    Fig. 14 – Emmanuel GUIBERT, Alain KELER, Frédéric LEMERCIER, « Des nouvelles d’Alain », XXI, avril-juin 2010, n° 10, 3e épisode, pp. 110-111.
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    Fig. 14 – Emmanuel GUIBERT, Alain KELER, Frédéric LEMERCIER, « Des nouvelles d’Alain », XXI, avril-juin 2010, n° 10, 3e épisode, pp. 110-111.

    La revue xxi, qui, depuis janvier 2008, a donné au reportage en BD ses lettres de noblesse, ne semble pas plus avoir résolu le dilemme reportage vs. récit de voyage. Les récits qu’elle a publiés ont en effet aléatoirement été baptisés « reportages en BD » ou « récits graphiques », ces deux appellations étant généralement présentes simultanément au cœur d’un même numéro, l’une figurant en couverture, l’autre à l’intérieur du magazine, et réciproquement. La rédaction de xxi traduit ainsi son malaise devant des formes qui n’ont rien d’univoque. La seconde nomenclature retenue – « récit graphique » – recouvre une patente vacuité et sied tout autant à la bande de reportage qu’au récit de voyage ou aux albums d’aventure. Retenons ici deux cas emblématiques. Le récit intitulé « La cordée du Mont Rose » (fig. 13) pose avec pertinence la question du choix systématique de la première appellation (40). Le récit relate en effet l’ascension du Mont Blanc par une cordée de grimpeurs, à laquelle participe le frère du dessinateur Olivier Balez, atteint de la maladie de Crohn. Quelques planches consacrées aux pathologies orphelines suffisent-elles à décerner à ce récit de voyage, à la dimension fondamentalement biographique, la valeur d’un récit de reportage ? Si elles apportent un ton particulier à cette équipée héroïque, le récit ne relèverait-il pas plutôt de l’épopée ? À l’instar du Photographe, les récits des « Nouvelles d’Alain », qui sont nés de la collaboration d’Emmanuel Guibert, d’Alain Keler et de Frédéric Lemercier, mélangent les styles. Ils suivent en effet les déplacements du photographe Alain Keler, parmi les différentes minorités ethniques des Balkans et dressent le constat de leur réalité politique et sociale. La narration mêle la photographie au dessin de Guibert, dans un style qui paraît souvent tenir de l’ekphrasis et dont les ambitions journalistiques seront bientôt relativisées par la dimension autobiographique qui épouse les contours du témoignage. Lors du premier épisode, Guibert n’annonce-t-il pas clairement « que nous connaîtrons bientôt » Alain Keler, « reporter photographe et curieux professionnel », autant que la réalité quotidienne des minorités balkaniques ?

    « Voilà donc la genèse des Nouvelles d’Alain. Fidélité, amitié, curiosité… Tout tient là. Quant au défi, le voici tel que posé par Emmanuel : « Il devrait toujours y avoir des pages qu’on a envie de découper pour les garder, comme quand on est petit. » À xxi, nous l’entendons bien ainsi.

    Prologue / On va donner ici, régulièrement, des nouvelles d’Alain Keler, photographe. / Ce sera comme des conversations autour d’un verre. / On étalera devant nous les photos qu’il apporte, on les regardera. / On le laissera raconter ce qu’il y a dessus. / On écoutera la description des instants qui ont entouré la photo, pour bien les ressentir. / À chaque fois, on apprendra quelques faits d’histoire contemporaine. / À la longue, on connaîtra Alain (41). »

    Plusieurs numéros plus tard, le narrateur achèvera de ruiner toute éventuelle prétention à l’objectivité en insérant, en contrepoint de la photographie d’une maison de Roms brûlée par quelques extrémistes tchèques, deux photos de membres de sa famille, déportés puis exterminés à Buchenwald (fig. 14) (42)...

    La dénomination « reportage en bande dessinée » ne s’impose donc pas in se ou unilatéralement aux rédacteurs de xxi. Son usage tantôt sur, tantôt sous, la couverture du magazine paraît surtout conditionné par deux facteurs : d’une part, le positionnement de la revue au sein du paysage journalistique contemporain qui témoigne du désir très net de faire évoluer le genre du reportage, et, d’autre part, la volonté de légitimation d’un médium à partir d’un positionnement politique ou idéologique original, indissociable de figures d’auteurs « engagés » qui induisent elles-mêmes le passage par l’autobiographie ou l’autoreprésentation. Selon Jean-Philippe Stassen et Renaud De Heyn, le rédacteur en chef de la revue – Patrick de Saint-Exupéry – adopte d’ailleurs une habile politique de balancier lorsqu’il répartit les missions assignées aux auteurs. Pratiquant couramment la fiction et ayant d’abord désiré « s’exclure » de ses contributions à la revue en respectant fidèlement sa vision personnelle de la déontologie journalistique, Jean-Philippe Stassen a été invité à utiliser un « Je » plus vendeur ou « plus sexy » et à inscrire sa personne dans le récit. À l’inverse, le directeur de publication a enjoint Renaud De Heyn, plus familier du registre de l’intime et du récit de voyage, à prendre quelques distances avec le traitement du propos sans toutefois renoncer à l’autoreprésentation ou à l’expression d’une voix personnelle (43).

    En chacun de ces cas, la différenciation générique et la disqualification du journal de voyage reposent sur des postures individuelles ou collectives qui transcendent la forme du récit. Elle s’appuie, de façon illégitime, sur des éléments formels qui se situent à l’intersection du reportage, du récit viatique et de l’autobiographie mais qui constituent avant tout le lointain héritage de modèles plastiques et littéraires attachés au récit de voyage. La proximité des phénomènes éditoriaux ne doit pas occulter le fait que la bande dessinée partage avec une longue tradition, littéraire et esthétique, l’évocation intermédiatique du voyage. La tentation qu’éprouve l’écrivain à dessiner de la plume une réalité qu’il ne réussit pas à exprimer de façon satisfaisante par les mots, le plaisir du peintre à compléter la représentation graphique par les formes contournées du langage trouvent en effet dans le roman graphique une synthèse spontanée.

    Modèles et équivalence symbolique

    Le récit de voyage est fondamentalement innervé de plusieurs tensions. À l’expérience de la rencontre avec l’Autre, il associe le discours personnel d’une aventure existentielle, la rencontre avec un « moi » total, physique et moral. Le récit moderne comme lieu d’apprentissage, de soi et d’autrui, revêt des caractéristiques discursives et esthétiques distinctives qui font généralement osciller le livre qui les condense entre l’ébauche et l’œuvre achevée, à charge, ou non, pour la narration de concilier création spontanée et réflexion, fougue et pureté des formes, désordre apparent et souci de composition,… Cet aimable fouillis a longtemps conduit à considérer le genre viatique comme un genre « amorphe », « versatile » et « sans loi » (44), plutôt que de l’intégrer à la longue généalogie qui, depuis l’Antiquité, rassemble les genres fragmentaires (satire, maxime, aphorisme, fragment, coup d’œil, etc.). Une tendance accusée par le récit de voyage à mêler tous les genres a naturellement renforcé cette impression. Par son mode de composition, le récit de voyage graphique succombe à la fois à la tentation de saisir l’instantané et au désir de livrer une impression d’ensemble, laissant les commentaires ou croquis qui répondent à une rapidité d’exécution côtoyer des planches ou des séquences retravaillées où les compétences techniques de l’auteur et la composition sont largement sollicitées. Au fragment de l’instant s’impose le recueil, restitué dans un temps long ou décalé, généralement hors voyage pour des raisons matérielles et pratiques. À travers ses modes d’expression, le récit en bande dessinée couronne la lente transformation qui a mené de la chronique médiévale à l’expression romantique d’un vécu chargé de servir de « relais » entre l’expérience historique et l’expérience personnelle ou sensible (45). Il se situe au point d’aboutissement d’une évolution qui, suite à l’autonomisation des sciences, des arts et de la littérature a entraîné le basculement du récit de voyage vers l’autobiographie et les belles lettres, en adoptant une dimension esthético-littéraire propre (46).

    Le récit viatique en bande dessinée atteste constamment sa dette envers le développement de son équivalent littéraire. À l’instar de ses modèles, il oscille entre une représentation égoïste, qui fait du voyage une fin en soi, et une préoccupation altruiste lancée à la découverte de l’Autre. Dans les deux cas, le voyage raffermit néanmoins ses liens avec les systèmes et fonctions du savoir. Même envisagé pour lui-même, il ne se considère pas simplement comme le récit d’un moment d’évasion. L’expression d’un moi, libéré de la plupart de ses entraves liées à la société civile, tend au contraire à s’élever à une « dignité virtuellement anthropologique » qui permet au voyageur de renouer avec la liberté originelle de l’homme, vantée jadis par Montaigne. Elle peut également mener à la déconstruction de sa propre identité, comme y invite Xavier Löwenthal. Dans ses Lettres à Pauline, l’auteur confronte les processus d’élaboration de l’identité individuelle de l’Occidental à l’identité collective des Indiens. Au cœur d’une narration qui privilégie la voix personnelle de l’auteur et qui relate l’enseignement de la bande dessinée dans une peuplade reculée du Honduras, il est difficile de ne pas y lire une interrogation indirecte des ressorts du genre et des modes d’appropriation du médium :

    « Le récit des blancs est presque toujours un récit d’identification, qui suppose un lecteur à l’identité individuelle forte. La construction identitaire des Indiens est collective, comme celle de certains Africains. La construction narrative s’en trouve bouleversée. […] Au fond, je commence à considérer que notre fameuse identité individuelle occidentale est un mythe. Je ne suis plus sûr d’y croire. Nous changeons si souvent de peau et d’âme et je n’ai plus souvenir de qui était cet enfant qui portait mon nom, ni cet adolescent qui avait presque mon visage, et que tu n’as jamais connus. […] la mémoire est trop courte, trop faible pour contenir même l’histoire d’un seul homme. On s’échappe à soi-même, continûment. […] Et je me dis au fond que les Indiens n’ont pas tort, que l’identité est une construction historique, collective autant qu’individuelle. La mémoire de soi, la conscience de soi, est une élaboration perpétuelle, collective et individuelle. Pas une accumulation. Ou une accumulation d’oublis autant que d’expériences. Nous n’avons pas la mémoire de nos sensations, si peu celle de nos émotions, ce que nous sommes pourtant essentiellement, il me semble. L’identité, ça n’existe pas. C’est un concept qui correspond au besoin romantique d’incarner une œuvre ou une action, de chercher derrière toute chose, l’homme, l’âme, le corps, quand il s’agit presque toujours de la production, non moins intéressante, d’un groupe ou d’une époque. C’est ainsi que nous trouvons des héros quand il n’y a que des circonstances. Les animistes, c’est nous (47). »

    Considéré comme un « moyen de recherche » tourné vers l’Autre, le voyage revêt également une dimension proprement ethnologique et démystificatrice qui coupe court aux stéréotypes et aux visites obligées. Dans ce cas, le « but sérieux » du voyage suffit à valoriser ses « circonstances laborieuses » et à légitimer la curiosité personnelle de celui qui l’accomplit (48). Plusieurs auteurs, comme Boilet ou Löwenthal, ont parfaitement conscientisé cette dignité heuristique ou épistémologique. Ils ont clairement inscrit leur parti pris dans une écriture engagée et dans une image déclinée jusqu’à la caricature politique (fig. 3) :

    « Mais pour préciser les circonstances de mon séjour à Tôkyô, et avec naïveté ou prétention, j’aurais pu inscrire « ethnologue » ! Un ethnologue mercenaire, sans formation, qui marcherait au flair, à l’instinct, « au radar », et dont la thèse prendrait la forme d’une narration… J’ai lu récemment le livre d’une ethnologue – une vraie, celle-là ! – qui raconte une expérience assez proche de la mienne. La jeune Américaine s’était intégrée pendant une année à l’univers des geisha de Pontochô, à Jyôto dans les années 70, pour en tirer matière à thèse et reportage (Geisha, Liza C. Dalby, Petite Bibliothèque Payot). Elle parle d’« observation active », technique certainement très codifiée de cette science qu’est l’ethnologie, mais que j’ai l’impression de comprendre et d’employer à ma façon : je me sens observateur et, tout en restant distant et dans la mesure du possible objectif, je me dois de susciter les événements, de les activer. […] Le Japon que j’essaie de connaître est un Japon du détail, du jour le jour, il est donc difficilement racontable, sinon au moyen d’une narration ou d’un reportage. Je passe mes journées à sillonner Tôkyô – car c’est finalement Tôkyô l’objet de mes recherches, plus que le Japon – à pied, en métro, en scooter, et je remplis mon carnet de notes de ces événements, souvent des riens, qui émaillent chacune de mes journées… M’attachant au quotidien, question grande théorie sur le Japon, je suis assez sec. Et méfiant en plus, car j’entends et lis trop de propos péremptoires en provenance des Français de France, et surtout des Français du Japon, ces derniers justement parce qu’ils sont au Japon, s’autorisant un discours autorisé. Dois-je te préciser que la plupart conversent en anglais avec leur épouse japonaise et déjeunent un midi sur deux à l’Institut franco-japonais de Tôkyô ? Dieu sait si je les évite, mais l’un d’eux a pourtant réussi à m’expliquer récemment, sans rire, qu’on ne pouvait pas avoir d’amis japonais – il voulait dire un ami sincère, sur qui l’on peut compter. Foutaises ! Alors quoi, c’est parce que je ne parle pas un mot d’anglais que mes amis sont particulièrement japonais et que je compte drôlement sur eux ? Au diable la différence – de fond – qui existerait entre le peuple japonais et le reste du monde. La particularité de l’essence japonaise est une escroquerie, un mensonge qui alimente les chroniques spectaculaires des médias occidentaux ou sert d’alibi aux zozos de l’extrême droite nippone. Les Japonais sont en tous points pareils à nous, c’est leur façon d’être identiques qui change (49)  ! »

    Cet extrait ne confirme pas seulement la relativité des jugements qui entendent cerner les divergences culturelles, il affirme aussi la primauté de l’expérience individuelle et subjective qui légitime une seconde fois la curiosité, non seulement comme outil de découverte, mais également comme la condition d’émission d’un discours polémique qui déconstruit un savoir tout fait. Ces éléments confèrent une valeur nouvelle à « l’énonciation d’un moi observateur et médiateur de l’autre » qui n’est plus seulement réceptif (ou descriptif) mais qui est également devenu la source d’un discours critique, en rupture avec une doxa ou avec le rôle normatif de la civilisation occidentale (50).

    Dans leur majorité, les récits de voyage graphiques contemporains partagent la même ambition de rompre avec un exotisme de bazar, volontiers condescendant et paternaliste, hérité du passé colonial de l’Europe. En littérature, cet exotisme suranné avait déjà divisé Sartre et Césaire. Dans les années 1980, il est devenu un emblème publicitaire et un argument de vente qui salue l’avènement de l’homo touristicus. L’héritier du « Grand Tour », qui s’est démocratisé », se déplace désormais en masse vers des destinations édulcorées et contribue inconsciemment à la muséalisation du monde et à la désincarnation du patrimoine culturel (51). Face à cette tendance, la bande dessinée, qui reste largement perçue comme une forme de « contre-culture », s’engouffre dans la brèche ouverte déjà par Michaux ou par Henri Cartier-Bresson. En littérature ou en photographie, les deux hommes dénonçaient une terre « rincée de son exotisme » et commandaient non de « voyager » mais de « vivre » dans les pays traversés. Des œuvres telles que les Lettres à Pauline ou les explorations intimistes du Japon dessinées par Frédéric Boilet renvoient également l’écho des prophéties pessimistes, lancées en 1955 par Claude Lévy-Strauss, dans Tristes tropiques.

    Fig. 15 – Olivier et Denis DEPREZ, « Harbin/Shanghai : 1990/2008 », dans La Chine. Regards croisés, Tournai, Casterman, 2009, pp. 167, 176.
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    Fig. 15 – Olivier et Denis DEPREZ, « Harbin/Shanghai : 1990/2008 », dans La Chine. Regards croisés, Tournai, Casterman, 2009, pp. 167, 176.
    Fig. 16 – Emmanuel Lepage, Voyage aux îles de la désolation, Paris, Futuropolis, 2011, p. 148.
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    Fig. 16 – Emmanuel Lepage, Voyage aux îles de la désolation, Paris, Futuropolis, 2011, p. 148.
    Fig. 17 – Xavier LÖWENTHAL, Lettres à Pauline, Bruxelles, La 5e Couche, 2003, p. 14, fig. 5 : « ‘Je dois encore trouver les écritures de cette végétation’. Le voyageur intrépide, en bon naturaliste, répertorie les richesses de la flore. » et p. 45.
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    Fig. 17 – Xavier LÖWENTHAL, Lettres à Pauline, Bruxelles, La 5e Couche, 2003, p. 14, fig. 5 : « ‘Je dois encore trouver les écritures de cette végétation’. Le voyageur intrépide, en bon naturaliste, répertorie les richesses de la flore. » et p. 45.
    Fig. 18 – Xavier LÖWENTHAL, Lettres à Pauline, Bruxelles, La 5e Couche, 2003, p. 14, fig. 5 : « ‘Je dois encore trouver les écritures de cette végétation’. Le voyageur intrépide, en bon naturaliste, répertorie les richesses de la flore. » et p. 45.
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    Fig. 18 – Xavier LÖWENTHAL, Lettres à Pauline, Bruxelles, La 5e Couche, 2003, p. 14, fig. 5 : « ‘Je dois encore trouver les écritures de cette végétation’. Le voyageur intrépide, en bon naturaliste, répertorie les richesses de la flore. » et p. 45.

    Ces ruptures sont accentuées par la combinaison d’une série de procédés narratifs. Dans les récits sur la Chine de Denis Deprez – sa rencontre avec Jia Yi ou sa relation de l’histoire de Wang Shouxin, dernière fusillée de la révolution culturelle (52)  –, le discours politique est amené par la dimension (auto)biographique des rencontres et l’incarnation familiale de la mémoire (fig. 15). La dimension réflexive suscite sa portée critique et est conditionnée par l’horizon d’attente du voyage. La prégnance de la révolution culturelle dans le paysage humain de la Chine moderne la rend irréductible, pour le voyageur, à toute tentative de compréhension de son environnement. Ses pérégrinations engrangent le travail de mémoire et une recherche complémentaire aux témoignages – dans ce cas précis la lecture des Essais sur la Chine de Pierre Ryckmans et le témoignage public d’un ancien garde rouge. Le récit joint à la posture de l’observateur la prise de position contre le régime maoïste. Le voyage induit a posteriori le retour vers la littérature et les exemples de « Je » ou de « jeu » fictionnel des romans de Gregor Von Rezzori aux voyages de Bruce Chatwin (53). Ces conditions prescrivent doublement, de façon presque comminatoire, l’autoreprésentation du graphiateur dans sa narration comme le confirme une tendance qui s’est généralisée dans le récit graphique. Une telle inscription devient par la même occasion le garant d’un discours sur l’Autre et a pour tâche de certifier l’observation directe, d’authentifier le témoignage et d’en régler la représentation. Faire de l’engagement ou du discours subjectif et critique l’apanage du récit de reportage ne revêt donc historiquement guère de sens. Toute autoreprésentation étant l’émanation d’une posture, celle-ci variera en fonction de la nature du propos sur une échelle qui va du portrait le plus réaliste à la représentation la plus connotée. Soucieux de coller à la réalité de l’expédition scientifique qu’il a accompagnée aux îles Kerguelen, Lepage a innervé son récit d’une série impressionnante de portraits qui en représentent les acteurs principaux. Derrière ces visages, l’autoportrait de l’auteur paraît plus flou et fugace, le dessinateur mettant surtout en lumière les acteurs qui ont contribué à la réussite ou aux moments forts de la mission. Les portraits constituent également le biais d’une authentification du récit que l’auteur a encore accentuée en priant chaque modèle (marin, scientifique, touriste…) de les « approuver » par une signature (fig. 16) (54). Dans Un amour de Chine, Denis Deprez a choisi de dédoubler l’instance narratrice et sa représentation afin de livrer simultanément la vision d’un « white ghost », étranger à la réalité à laquelle il est confronté, et, en contrepoint, la voix de Jia Yi qui constitue la toile de fond d’une réalité chinoise, chargée de remettre en perspective la vision naïve ou mythologique du narrateur occidental et de l’aider à cadrer le réel (le lieu, le moment, l’évenement) des mégalopoles devant lesquelles le dessinateur se sent désarçonné (55). Xavier Löwenthal, dans les Lettres à Pauline, a opté pour une forme plus complexe encore d’autoreprésentation. Campé en explorateur du xviiie siècle, cette posture fait ressortir la précarité du voyageur profane et la lie ironiquement à la candeur originelle des découvreurs de mondes et à la tentative illusoire d’une saisie globale – ethnologique, botanique,… (56) – qui fonctionne comme un « acte conscient d’appropriation symbolique » (fig. 17). Mais la mobilité du narrateur et le continuel va-et-vient de sa pensée entre un « en-deçà » de référence (la culture européenne et ses préjugés) et un « par-delà » (l’originalité de la culture indigène) amène bien souvent le dédoublement d’une identité individuelle et du rôle social de l’observateur européen (57). À la représentation stéréotypée du narrateur se conjugue son inscription réaliste (fig. 18) : le dédoublement des identités devient qualification dans la réfutation des préjugés qui ont cours des deux côtés. Dépeindre l’ailleurs revient à réécrire l’univers de référence et à passer par une série de procédés médiateurs masquant l’identité et prônant un renversement, comme le montre le perpétuel décalage dont l’auteur se sent victime – Indiens parmi les Occidentaux, Occidental parmi les Indiens (fig. 19) (58).

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      Tourné vers soi ou tourné vers l’Autre, la relation du voyage graphique revêt une fonction herméneutique porteuse d’un irréductible engagement, qui était déjà présente dans les formes les plus anciennes du journal de voyage. La portée critique du témoignage de Löwenthal sur la société européenne consumériste ou le commentaire anti-exotisant de Boilet sur l’altérité japonaise découlent d’un même processus dialectique. Ils s’ancrent dans un rapport à l’identité et à l’exotisme qui paraît, dans ses finalités, assez proche du modèle revendiqué par Menu pour le reportage de proximité.

      « Pour moi l’étranger à Tôkyô, le seul moyen de ne pas dire de bêtise sur le Japon, c’était encore de ne pas en parler. Et si j’y étais obligé, alors je m’efforçais de devenir japonais, ou plutôt, en reprenant la jolie formule de Dominique Noguez, « apprenti japonais » : c’est que je ne voulais pas me limiter au tapageux, à l’exotique, mais essayer de parler du japon « comme si c’était la France, comme si j’étais chez moi. Alors peut-être aurais-je pu saisir ces détails, ces riens du tout, bref ce vécu qui me passionne (59)... »

      Ce type de récit connaît un équivalent littéraire fort ancien – le voyage de proximité (p. ex. la Relation d’un voyage en Limousin de La Fontaine avant le Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre) – qui fonctionne selon des paradigmes similaires à ceux qui régissent le voyage exotique et qui, en décrivant l’altérité, « en la pensant à partir des catégories du Même », finissent par la nier « dans ce qui précisément la fait autre » (60).

      « Comme pour les « choses singulières », les « choses monstrueuses et prodigieuses » ont cessé de fonctionner comme les attributs d’une altérité lointaine qu’il suffit de décrire complaisamment pour en déduire le sentiment rassurant de la normalité de son propre monde, connu et familier. En nous faisant voir le parallélisme des phénomènes identiques ou semblables dans les deux domaines du « deçà » et du « delà », l’auteur transforme les faits exotiques en observations anthropologiques universelles. Il réduit ainsi les différences d’ordre exotique à un simple statut de mœurs et de coutume, de formes rituelles et extérieures dont il montre la relativité. L’initiation consciente à l’Autre tourne à une recherche expérimentale sur les racines de la nature humaine et le voyage n’a plus que la fonction herméneutique d’un détour permettant de mieux comprendre sa propre réalité. L’appropriation de l’Autre prend ici l’allure d’une appropriation toute intellectuelle dont le but n’est plus d’assujettir une réalité pour une recherche approfondie de soi-même. […] L’énumération du pro et du contra n’est plus l’affaire d’une description faite du dehors, c’est un exercice mental, une auto-initiation et un apprentissage qui exige l’engagement de celui qui est, au sens sartrien, en situation (61). »

      Exquises, esquisses

      Héritier du voyageur d’Ancien Régime, le récit de voyage en bande dessinée réalise le tour de force d’allier à la fois un moi qui juge ou authentifie les expériences et l’expression affective d’un moi sensible qui réalise la synthèse entre l’homme physique et l’homme moral, apparue dès la seconde moitié du siècle des Lumières (62). La connaissance de l’histoire du genre, suivant qu’elle est plus ou moins effective et intériorisée, permet de conserver quelques recommandations stylistiques et plusieurs stéréotypes dont l’auteur peut habilement jouer dans la bande dessinée. Ce basculement vers « une écriture consciente d’elle-même » et vers « une vision éclairée des choses vues et vécues » aura pour conséquence, sur le plan formel, d’inverser le rapport du « brouillon » à l’œuvre : « le ‘brouillon’ et l’esquisse étant supérieurs – du moins en apparence – à toute rédaction accomplie » :

      « En effet, le journal semble être le genre par excellence de cette réflexion in actu qui formera désormais le nœud du récit. Un pas de plus, et la réflexion immédiate prime le matériau des faits et circonstances en ravalant ces derniers à un statut secondaire dont la tâche consisterait à fournir des dates et à illustrer l’aventure intellectuelle qu’est le voyage (63). »

      Fig. 20 – Lewis TRONDHEIM, Carnets de bord. 2002-2003, Paris, L’Association, 2007, [n.p.] (« Côtelette »)
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      Fig. 20 – Lewis TRONDHEIM, Carnets de bord. 2002-2003, Paris, L’Association, 2007, [n.p.] (« Côtelette »)

      De cette dialectique instaurée « entre le moi et le monde », le journal de voyage tire parti pour mener toutes sortes de réflexions, s’autoriser nombre de digressions et d’anecdotes. Sur le plan formel, il va jusqu’à faire l’éloge de la rature – à l’instar du Carnet de bord de Lewis Trondheim (fig. 20). Celle-ci a en effet le mérite de placer le lecteur « dans le présent de l’énonciation du scripteur ou du moins au plus près de celle-ci », dans une sorte de « vérité du texte donné à l’état brut ». La recherche d’instantanéité, de sincérité et de proximité avec le lecteur dialogue avec l’éclatement des récits de voyage d’un Gide ou les expérimentations du Leiris de Biffures et de Fourbis lorsqu’ils cherchent à traduire leur moi le plus intime (64). La rature et les maladresses stylistiques du récit autobiographique, la simplicité du dessin, l’instantané de l’esquisse traduisent sur le plan graphique la relation apodictique « entre la simplicité du style et l’expression de la vérité » : « Par ce refus de la rhétorique et des figures d’éloquence », le rejet de l’emphase, de la composition ou de la fresque, « le récit de voyage se place résolument en marge de la littérature et de ses mensonges » (65). Comme Gautier, le mentionnait à propos des peintres, il s’agit par ce dénuement de saisir « du premier coup d’œil le trait caractéristique, la note dominante » :

      « [Les peintres] procèdent dans leurs phrases, comme dans leurs esquisses, par touches expressives et certaines hardiment posées à leur place et gardant la localité du ton (66). »

      Fig. 21 – Renaud DE HEYN, La Tentation. Carnet de voyage au Pakistan, Bruxelles, La 5e Couche, 2005, vol. 1, pp. 40-41.
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      Fig. 21 – Renaud DE HEYN, La Tentation. Carnet de voyage au Pakistan, Bruxelles, La 5e Couche, 2005, vol. 1, pp. 40-41.

      L’auteur de bande dessinée ne fait donc pas œuvre originale en sauvegardant ce mélange des styles, la coexistence de l’inabouti et de l’achevé qui ne font que paraphraser de façon iconique les recueils littéraires fragmentaires, peuplés de notes, d’aphorismes et de dessins. Le récit de voyage en BD profite tout au plus de l’épanouissement et des transformations d’une littérature liée à l’éclosion du moi qui a rapproché le journal intime du récit de voyage en raison de sa capacité à faire ressortir la « subjectivité individuelle » et la proximité d’expression de l’homo viator et de l’homo interior (67). L’accumulation des documents, des détails, des herbiers, des preuves du voyage, comme au sein de La tentation de Renaud De Heyn, font oublier, de même que les croquis, que lorsqu’il est publié le carnet de voyage est néanmoins recomposé (fig. 21). Les esquisses, les contours imprécis, l’écriture manuelle, qui caractérisent certaines œuvres minimalistes, tels les Carnets de Tanger ou de Barcelone de Dupuy et Berbérian ou le California dancing club de Dominique Goblet, évoquent une rapidité d’exécution, une imprécision semblable peu propices aux compositions retravaillées. Bon nombre de croquis semblent livrés de manière brute et créent de la sorte une intimité et une mise en phase entre le temps de la création et celui de la lecture (fig. 22-23) :

        3 pictures Diaporama

        « La réalité urbaine est ici étroitement définie dans le moment où la ville est parcourue […]. Les images vites faites, esquissées, au contour imprécis, disposées sur la page à distance inégale les unes des autres, donnent à penser qu’elles ont été croquées sur le vif, pêle-mêle sur le carnet, au fil du parcours. Réalité du dessin et réalité rapportée sont prises dans un même mouvement. Le texte donne la même impression de rapidité : il relève de la prise de notes, griffonné, irrégulier, pas toujours très lisible. L’écriture manuscrite instaure à l’évidence « un rapport de proximité maximale et pour ainsi dire d’intimité », avec le dessin […] (68). »

        Souvent il n’est d’ailleurs plus vraiment livre, ce récit qui convoque simultanément une variété de techniques (aquarelles, encres, crayons, photographies, collages, etc.) et qui s’inspire des référents graphiques de l’étranger et de ses traditions, à l’image des planches de dentelles découpées qui arrêtent, en une danse macabre inspirée de l’artisanat mexicain, le regard du lecteur au centre du récit de Dominique Goblet (fig. 24). L’on retrouve plutôt ici, poursuit Pierre Alban Delannoy, la dichotomie mallarméenne qui oppose le livre à l’album. D’un côté la forme architecturale, de l’autre son antagonisme, en proie au montage, à la syncope, au circonstanciel et au discontinu : « l’album est rhapsodique […], comme le dit Barthes, il est de l’ordre du comme ça, comme cela vient : il s’éparpille. C’est un patchwork […]. Mallarmé a parlé de maculature […]. Parce qu’elle est ‘bigarrée, hétéroclite, sale, lâchement structurée’, la page du journal forme une maculature » (69). Cette dernière est même devenue la marque de la « BD du réel » :

        « […] les planches sont brouillées, confuses, hétérogènes, mais aussi, telles les maculatures des typographes, pleines de traces du travail de l’auteur, pleines d’indices des tentatives, des essais et erreurs, des repentirs, vestiges, salissures, ratures. Données pour ce qu’elles sont : des épreuves de l’œuvre en train de se faire (70). »

        Fig. 25 – Lorenzo MATTOTTI, Le royaume serein de Bouddha. Angkor, dans La bande dessinée part en voyage, L’album Géo, Tournai, Casterman, 2003, p. 122.
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        Fig. 25 – Lorenzo MATTOTTI, Le royaume serein de Bouddha. Angkor, dans La bande dessinée part en voyage, L’album Géo, Tournai, Casterman, 2003, p. 122.

        Micro- et macrostructures se reflètent dans la tentation de l’épure qui les hante, « dans le sens d’un dessin clair et anonyme, presque transparent à la narration qu’il incarne ». La peinture de Lorenzo Mattotti, campant les temples Khmers, procède elle aussi de la maculation : « son travail est tout à fait pictural en ce sens que la couleur déborde. Sa peinture est une maculation. Le dessin fait le contour » (fig. 25) (71). Curieusement, la richesse de cet héritage littéraire et l’influence du livre d’artiste a rarement été décryptée par la critique en bande dessinée qui a tenté de faire remonter le récit viatique en BD à des traditions fort diverses ou à la seule autobiographie lorsqu’elle ne l’a pas cantonné à son propre médium. Dans ce dernier cas, il arrive au discours critique qui, précisément, se voudrait bienveillant, de répercuter inconsciemment à l’égard du récit de voyage dessiné une partie des griefs traditionnellement allégués contre les modes d’expression de la BD et ses publics (72). À l’examiner de près, l’argumentation de Pascale Argod semble prêter le flanc à pareille dérive. Selon l’auteur, le reportage graphique se distingue du récit de voyage en bande dessinée par l’appui, presque canonique, qu’il prend à la fois sur le scénario et sur le dessin. Le récit de voyage en BD ne reposerait plus quant à lui que sur l’image – nettement dévalorisée au sein d’une conception logocentriste de la culture. L’élément graphique du voyage paraît également prendre place au sein d’un ensemble sans ordonnance où le texte ne sert qu’à pallier l’expression du moi que le dessin ne parviendrait pas à restituer. Le discours théorique incrimine de la sorte la propriété principale du médium qui vise à harmoniser deux modes d’expression spécifiques. Il insuffle également au sein de la bande dessinée, implicitement définie comme un genre illégitime, les hiérarchies, en partie obsolètes, du champ littéraire afin d’opposer « genres nobles » et « genres bas », « récit journalistique » et « sensiblerie autobiographique ».

        « La BD reportage garde la particularité de son langage iconographique, le scénario sous forme de vignettes et de dessins, alors que le carnet de voyage combine texte et images fort variées sans organisation spécifique. Le carnet de voyage pourrait en effet se définir comme un récit autobiographique en image d’un déplacement, il est hérité de la bande dessinée. […] Le carnet de voyage n’a pas de charte graphique, aussi chaque page peut-elle proposer un dispositif optique différent qui est certainement fonction du changement de lieu au fil des pages […] la créativité plastique du carnet de voyage prime souvent sur le texte, l’image devient primordiale, le texte souvent lieu de légende, ou plutôt, propose le ressenti de l’auteur, voire des précisions qui ne peuvent être rapportées que par le média de l’écriture (73). »

        Les travaux de Wendelin Guentner ont, à l’opposé, contribué à réhabiliter cette esthétique de la négligence qui caractérise également le récit de voyage littéraire. Ses travaux s’inscrivent au cœur d’un plus vaste courant de l’histoire littéraire qui, depuis une quinzaine d’années, a bénéficié des progrès de l’histoire culturelle et de la sociopoétique afin précisément de réévaluer le rôle générique d’une série d’œuvres de type fragmentaire, considérées comme fondamentales dans le discours épistémique occidental mais qui continuaient d’être envisagées sous l’angle de catégories mineures (dialogue philosophique, promenade, coup d’œil…) (74). L’auteur a ainsi permis de mettre en lumière la dimension historique d’un « nouveau paradigme esthétique » – le fragment – mais aussi d’un genre – le récit de voyage (75). L’isolement de la rhétorique du spontané qui régit le récit de voyage moderne a conduit Guentner à expliciter celle-ci par la métaphore de l’« esquisse littéraire ». Semblable formule rend compte de la transposition d’une esthétique caractéristique de l’esquisse picturale, qui se matérialise dans l’écriture par une textualité discontinue, une juxtaposition de fragments, un style parfois issu directement d’un premier jet. Transposée à l’étude du carnet de voyage en bande dessinée, cette approche n’a pas seulement le mérite de fournir un nouvel outil heuristique mais elle fait clairement émerger l’équivalence symbolique qui lie, sous forme de chiasme, l’expression littéraire du voyage et sa composition graphique. Le « roman graphique » apparaît en effet comme la transposition croisée de l’« esquisse littéraire » et la seule nomenclature, propre à la bande dessinée, dans laquelle ses acteurs s’entendent pour ranger le carnet de voyage contemporain. Esquisse littéraire et récit de voyage en bande dessinée opèrent au départ d’un pacte identique qui lie l’auteur au lectorat. Dans les deux cas, l’autoreprésentation et la subjectivité constituent des prescriptions autonymes liées aux procédés d’identification recherchés par le récit et à sa dimension cathartique (76). Devenue individuelle et relative, la « vérité » s’accommode de moyens d’expression (en BD, l’esquisse, l’ébauche, le croquis ou l’aquarelle) qui favorisent « la transposition immédiate des sensations primitives de l’âme », conférant à l’ouvrage l’image d’un opus in statu nascendi (77). Ces techniques permettent l’appréhension immédiate et la « transposition incontinente » d’une émotion. Leur aspect matériel s’accommode à l’inconfort du voyage ou à l’immédiateté d’un phénomène. La spontanéité rendue accrédite le degré de crédibilité du récit. Dans sa dimension littéraire ou graphique, la narration procède d’une sensation, d’une idée qu’il revient au lecteur d’achever, à charge pour lui d’unifier le recueil fragmentaire et de rassembler une textualité morcelée. Celle-ci, suivant les sensibilités de l’auteur, peut encore être confortée – comme dans L’apprenti japonais – par des documents écrits (lettres, télécopies, extraits de journaux) ou visuels indiciels (photographies) qui ne font que renforcer la « structure en mosaïque » de l’ensemble tout en complexifiant son statut référentiel (78). Le récit de voyage – graphique ou littéraire – s’accommode d’une dichotomie structurale qui procède d’une relation privilégiée entre le descriptif et le narratif (79). Au sein de celle-ci, et au cœur de la plupart des productions récentes, la tendance est néanmoins marquée par un net retour au dessin et à la peinture figurative, qui laisseraient une « trace beaucoup moins fugitive qu’une simple carte postale » et qui sont souvent diagnostiqués comme une réaction à la « surabondance photographique qui caractérise notre époque ». Ces modes d’expression abordent délibérément la réalité sans faire de détours par les artifices de l’image réaliste. Ils optent pour un contrat clair de subjectivité : « Tracer, c’est mêler le corps du regardeur à la partie du monde qu’il vise et dans lequel il s’immerge » (80). Le décryptage actif du texte esquissé et celui de l’esquisse littérarisée se confondent donc, au point que les modes de lecture décrits par Guentner, notamment au sujet des voyages de Chateaubriand, mais que l’on pourrait étendre à l’ensemble des genres littéraires fragmentaires, se superposent idéalement aux développements sémiotiques qui ont déconstruit les modes d’appropriation de la bande dessinée et la lecture en cases. Les blancs laissés entre les notes et les moments clés sélectionnés pour constituer le récit de voyage correspondent à autant de pauses ou de détentes dans le voyage réel qui libèrent l’imagination du lecteur et qui l’invitent à « prendre le relais » et à « inventer l’œuvre à son tour ».

        « La parcellisation de l’espace graphique du texte offre au lecteur une typographie à traverser. Il peut sauter de fragment en fragment à sa guise, le rythme et la durée de son parcours dépendant d’un choix personnel. Ainsi la lecture peut être flânerie, exploration ou traversée rapide. L’ordre de succession peut même varier selon les lecteurs. Le lecteur peut, par exemple, céder au flux temporel comme le fait l’auteur dans son écriture spontanée. Ou par un parcours non-linéaire, révolte contre l’enchaînement narratif, le lecteur peut nier la successivité temporelle. Le discours fragmentaire peut aussi stimuler la puissance intégratrice du lecteur. Soutiens privilégiés de son imagination, les morceaux que nous avons caractérisés comme « esquisse verbale » ou « esquisse littéraire » détiennent l’un et l’autre le pouvoir de déclencher chez le lecteur un processus d’intériorisation qui aboutit à une des multiples réalisations de l’œuvre latente. C’est sans doute grâce à ces richesses que le journal reste une forme de prédilection pour les voyageurs français du xixe siècle (81). »

        Le journal de voyage et le carnet graphique s’ancrent de plus dans des recherches de légitimité parallèles, pensées historiquement en fonction du modèle romanesque. La relation viatique a veillé, dès le xviie siècle, à décliner sur tous les modes l’utile dulci d’Horace et est entré, par son caractère narratif en relation de concurrence étroite avec la fiction du roman. Il a suppléé à sa dimension pédagogique et présenté une liberté d’allure plus franche dans la traduction de « la perception directe et personnelle de la réalité » (82). Enfin, il a profité d’un accroissement du lectorat pour acquérir un statut littéraire solide et s’élever, toutes proportions gardées, au rang d’une « littérature de masse » parmi le public cultivé : « les voyages sont les romans des honnêtes gens », ils sont « venus en crédit », notait Chapelain, « à la Cour et dans la Ville ce qui est sans doute un divertissement bien plus utile que celui des romans qui ont enchanté tous les fainéants et les fainéantes » (83). Le roman graphique n’est pas à l’origine du carnet de voyage en BD, comme invite à le penser Pascale Argod, mais il incarne le lieu de cristallisation d’un genre dont l’expression dépendait – au même titre que les diverses formes de romans graphiques – d’une évolution sociale des pôles du lectorat et de l’auctorat. Boilet et Peeters, sans parvenir à départager les composantes du genre intermédiaire dont relève Tôkyô est mon jardin l’ont très bien senti :

        « Les futurs voyageurs y apprendront beaucoup sur le pays du Soleil Levant. […] un roman d’initiation, nimbé d’humour, fécondé par le journal intime et le reportage, peaufiné par la co-création, s’éclate en BD un nouveau genre. Il y a fallu un nouveau type de lecteurs : vous, moi (84). »

        Fig. 26 – Emmanuel Lepage, Voyage aux îles de la désolation, Paris, Futuropolis, 2011, p. 142-143.
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        Fig. 26 – Emmanuel Lepage, Voyage aux îles de la désolation, Paris, Futuropolis, 2011, p. 142-143.
        Fig. 27 – Xavier LÖWENTHAL, Lettres à Pauline, Bruxelles, La 5e Couche, 2003, p. 66.
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        Fig. 27 – Xavier LÖWENTHAL, Lettres à Pauline, Bruxelles, La 5e Couche, 2003, p. 66.

        En cela aussi, le récit de voyage en bande dessinée a suivi une évolution similaire à l’évolution historique du voyage littéraire qui a bénéficié directement du rôle culturel des salons et du développement de la presse. Le récit graphique a puisé dans le syntagme graphic novel la légitimité qui faisait défaut aux comics et aux récits d’aventure. En accrochant une pratique spécifique de la bande dessinée au genre romanesque, les auteurs ont octroyé au récit en images une acception singulière qui permettait de le débarrasser « des contraintes formelles de la bande dessinée traditionnelle (la grille des images) » pour revêtir une forme au sein de laquelle « le texte et le dessin s’adaptent librement aux nécessités du récit » (85). Cette dimension, s’accompagne généralement, comme l’a noté Louise Merzeau, d’un bouleversement complet des planches dont l’organisation se situe désormais au niveau de la double page – à l’instar du carnet de voyage (fig. 26) : les cases n’existent plus, mais « le dispositif optique combinant les ressources variées de la bande dessinée et du livre traditionnel est fondé sur la reprise du même schéma d’organisation pour toutes les planches, il permet d’imprimer à chaque volume son rythme et sa logique spécifiques », rendant ainsi les dissonances graphiques acceptables et mutuellement éclairantes (86). Aussi chaque récit viatique en bande dessinée n’est-il pas seulement le fruit d’une interrogation sur le temps mais également sur l’espace :

        « Parce que leurs dynamiques narratives s’alimentent aux ressources optiques de la page, les romans graphiques ont toujours pour enjeu une interrogation sur l’espace. Dans chacun de ces albums, la spatialité du livre coïncide avec celle d’un lieu géographique pour échanger avec elle imaginaire et structure (87). »

        La répartition du texte et du dessin table dès lors sur une innutrition réciproque et un relais permanent. Dans Alexandrie, Alexandra, comme l’a noté David Vrydaghs, Baudoin fait brièvement état de « sa méthode de composition qui alterne les dessins réalisés d’après souvenirs et les croquis pris sur le vif ». Il justifie « l’abandon de la technique du croquis lors de certains déplacements » en raison de son incapacité à « reproduire autant de cris, de saleté, d’odeurs, d’humanité entraperçue, de vie » (88). Les choix graphiques ne paraissent guère éloignés de ceux retenus pour Éloge de la poussière, où le dessinateur avait également mis l’accent sur les conditions d’énonciation et sur la relation que le dessinateur entretient « du dedans » avec la réalité (89). Dans La tentation, Renaud De Heyn précise que la déambulation et le dessin remplissent, presque, à part égale son emploi du temps de voyageur, comme si la pratique du dessin utilisait les temps morts et les magnifiait. Il devient aussi médium dans la mesure où il permet d’entrer en communication avec l’Autre (90).

        « Je passe le plus clair de mon temps à me balader et à dessiner. Chaque dessin possède, hors champs, une histoire. J’étonne, j’amuse et je perturbe l’ordre public (91). »

        Le dessin emplit l’espace du voyage, fait partie intégrante de son histoire et de son déroulement, l’occupe et le restitue avec un apport textuel qui vient plus tard « combler le vide narratif résultant de l’aspect instantané du croquis » (92). La démarche de Xavier Löwenthal, en revanche, procède d’un rapport inversé. Dans un ouvrage largement constitué de textes, les vignettes « ont pour fonction manifeste de clarifier la représentation que l’abondance de mots peine à produire » (93). Les carences du langage sont alors sources d’innovations graphiques à l’image de la luxuriance de la végétation tropicale, campée sous les traits d’une cascade (fig. 27).

        « Cascade ! Je cherchais un mot pour te décrire les lierres de la forêt, dans la lumière changeante que se disputent le soleil et les nuages. Cascades et cataractes. Parfois, ils recouvrent tout d’un immense tapis vert qui dévale, qui ruisselle du sommet des montagnes jusqu’aux rives du fleuve. Oui, c’est une rivière de feuillage, large comme la forêt, qui se jette dans le fleuve. Avec, çà et là, des palmes immenses, des lianes enchevêtrées, des fougères géantes (94). »

        La même complémentarité entre texte et peinture s’observe couramment dans les voyages littéraires, y compris lorsque le pendant graphique est éclipsé et matériellement absent de la page, renforçant ainsi l’intervention fabulatrice du lecteur.

        « Mais les belles mousses qui couvraient ces pierres, les petits ponts verdis par l’humidité, fendus par la violence des courants, et à demi cachés dans les branches pendantes des saules et des peupliers, l’entrelacement de ces beaux arbres sveltes et touffus qui se penchaient pour faire un berceau de verdure d'une rive à l’autre, un mince filet, d’eau qui courait sans bruit parmi les joncs et les myrtes, et toujours quelque groupe d’enfants, de femmes et de chèvres accroupis dans les encaissements mystérieux, faisaient de ce site quelque chose d'admirable pour la peinture. […] C’est une de ces vues qui accablent parce qu’elles ne laissent rien à désirer, rien à imaginer. Tout ce que le poëte et le peintre peuvent rêver, la nature l’a créé en cet endroit. Ensemble immense, détails infinis, variété inépuisable, formes confuses, contours accusés, vagues profondeurs, tout est là, et l'art n’y peut rien ajouter. L’esprit ne suffit pas toujours à goûter et à comprendre l’œuvre de Dieu; et s’il fait un retour sur lui-même, c’est pour sentir son impuissance à créer une expression quelconque de cette immensité de vie qui le subjugue et l’enivre. Je conseillerais aux gens que la vanité de l’art dévore, de bien regarder de tels sites et de les regarder souvent. Il me semble qu’ils y prendraient pour cet art divin qui préside à l’éternelle création des choses un certain respect qui leur manque, à ce que je m’imagine d'après l’emphase de leur forme (95). »

        L’usage de la métaphore procède de la nécessité de trouver un langage original et subjectif, d’apparence naturel, au sein de topiques largement constituées. Elle résulte de la recherche d’un système de références et de comparaisons susceptibles de percer « la nature de choses à première vue insolites » et de permettre à l’observateur dépaysé de s’approprier « la réalité étrange et étrangère » (96). La figure de style, incarnée dans l’image et le langage, résout le dilemme des premiers peintres confrontés aux natures extravagantes. Par ce biais, le dessinateur n’a plus à choisir entre une représentation graphique réaliste, mais qui passerait pour invraisemblable, ou une évocation simplement littéraire (97). La fusion des deux médiums sauvegarde la réception d’une réalité traduite via un discours fortement personnalisé et renforce de la sorte une confiance déjà induite, chez Löwenthal, par les qualités épistolaires du récit : la spontanéité d’expression et le sentiment d’improvisation naturelle frisent à plusieurs endroits une impudicité qui renforce ce sentiment de sincérité et de connivence avec le lecteur (98). Le récit se donne alors comme « pratique du réel » en même temps qu’il s’attache à définir « le sens de cette pratique, en somme le sens de la littérature ».

        Tantôt le narrateur trouve en lui-même les ressources descriptives pour produire son objet, tantôt il procède par délégation en évoquant non plus la scène originelle mais la représentation picturale à laquelle elle a donné lieu. Dans tous les cas, il s’agit de faire surgir le tableau à faire (99).

        L’art caché de l’esquisse, de la métaphore et de l’épistolaire résolvent dans les Lettres à Pauline la tension entre observatio et descriptio, connu et inconnu, tout en transmettant la naïveté du voyageur et le « sens du vécu » (100). Il traduit en somme « la sensibilité d’un moi qui s’adresse à un lecteur sensible, lui aussi ». Le registre émotif passe par la narration et l’instantané de l’image qui combinent expérience esthétique et sentiment de la nature (101). La progression épistolaire par juxtaposition ménage quant à elle les vides propices à la pratique d’une lecture participatrice.

        Art caché ou mise en scène ?

        Fig. 28 – Renaud DE HEYN, La Tentation. Carnet de voyage au Pakistan, Bruxelles, La 5e Couche, 2003, vol. 2, pp. 49.
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        Fig. 28 – Renaud DE HEYN, La Tentation. Carnet de voyage au Pakistan, Bruxelles, La 5e Couche, 2003, vol. 2, pp. 49.

        Au sein de ces ensembles fragmentaires et des morceaux apparemment improvisés, le lecteur peut néanmoins distinguer un certain nombre de techniques qui mettent en scène l’écriture. L’autoreprésentation du graphiateur et de son geste créatif compte parmi les plus évidentes. L’actualisation d’une tradition propre au médium bande dessinée, en constitue une seconde, non moins complexe. Toutes deux ne découlent pas seulement d’un désir de sincérité, d’une volonté de faire coïncider l’écrit et le vécu ou de stipuler un contrat de subjectivité en matérialisant le filtre que devient l’auteur lorsqu’il tente de transmettre son expérience. Un « phénomène miroir » et une dramatisation s’instaure inévitablement par cet usage. En plongeant le « je » narrateur dans le récit, il amène l’auteur à s’y intégrer et à se positionner par rapport au récit en train de se dérouler (102) et, par ce biais, à réfléchir sur l’ensemble d’une pratique. L’autoreprésentation et la représentation d’une tradition graphique relèvent plus insidieusement d’un nouveau travail de légitimation dont l’ancrage répond à l’évolution du statut socio-économique de l’auteur de bande dessinée et à la construction de son identité professionnelle.

        Fig. 29 – Simon HUREAU, Bureau des prolongations, Angoulême, Ego comme X, 2005, p. 21.
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        Fig. 29 – Simon HUREAU, Bureau des prolongations, Angoulême, Ego comme X, 2005, p. 21.

        Il s’agit désormais de rompre avec l’anonymat qui a caractérisé une grande part de la production classique durant la phase « pré-littéraire » ou « pré-artistique » du champ et de consolider la place de la bande dessinée dans l’ordre des « légitimités culturelles ». Cette nécessité peut violemment s’actualiser lors de la confrontation avec des cultures qui ne reconnaissent pas le même statut à l’image (fig. 28). Dans nos sociétés, la publication en albums classiques et le bouleversement du livre, induit par les mouvements alternatifs, ont achevé de conférer à l’objet une dignité supérieure et à briser une relation entre le producteur et son public qui s’établissait presque exclusivement « par la médiation du tirage et des chiffres de vente indicateurs du succès commercial de l’œuvre donc de sa ‘valeur’ (aux sens économiques et esthétiques en ce cas largement confondus) » (103). Comme dans le cas du voyage d’artiste, l’auteur peut dès lors s’appesantir sur son rapport à la création, sur les techniques graphiques auxquelles il recourt, déplorer l’usage de l’encre ou du stylo, vanter l’adéquation de l’aquarelle dans les moments extrêmes d’une saisie de la réalité (104), poser un regard bienveillant sur les difficultés posées par des détails de composition, avec la conscience désinhibée du peintre (fig. 29). Une dramatisation identique de l’acte d’écrire s’observait déjà dans les relations du Nouveau Monde, au xviie siècle, ou dans les relations d’artistes du XIXe (105). Elle procédait à la représentation du geste d’écrire, de peindre ou de dessiner ainsi qu’à la déconstruction du travail de l’écriture ou de la peinture, au démontage de l’assemblage des matériaux et à l’explicitation de leur ordonnancement. Le roman graphique épouse les mêmes ambitions auto-justificatives, et désormais professionnelles, qui se doublent inéluctablement d’une dramatisation de la relation virtuelle avec le destinataire.

        « […] pas de centre, car la lumière afflue de partout ; pas d’ombres mobiles, car le ciel est sans nuages […]. Une remarque de peintre, que je note en passant, c’est qu’à l’inverse de ce qu’on voit en Europe, ici les tableaux se composent dans l’ombre avec un centre obscur et des coins de lumière. C’est, en quelque sorte, du Rembrandt transposé ; rien n’est plus mystérieux. […] Ici, le soleil de midi consterne, écrase, mortifie, et c’est l’ombre de minuit qui répare et à son tour redonne la vie (106).

        J’ai fait quelques dessins. Je dois m’exercer. Je dois encore trouver les écritures de cette végétation. L’encre est plus liquide à cause de la chaleur. […] J’ai essayé de dessiner la lumière. Peine perdue avec un feutre. Ce qui est merveilleux, c’est que d’où on regarde, où qu’on se trouve, les rayons viennent vers soi, précisément. La nature donne ainsi à chacun l’impression de ne briller que pour soi, l’occasion d’être le centre, l’Un. J’ai beaucoup de mal à représenter cette nature. Il faudrait du temps, plus de dextérité, des aquarelles. Je n’ai pas le temps. Il faudra que je revienne. Le fleuve, c’est pour demain (107). »

        Fig. 30a – David B., Journal d’Italie. Trieste, Bologne, Paris, Delcourt, 2010, (« Shampooing »), [n.p.]
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        Fig. 30a – David B., Journal d’Italie. Trieste, Bologne, Paris, Delcourt, 2010, (« Shampooing »), [n.p.]

        Cette filiation a pour corollaire un accroissement des références culturelles, picturales, littéraires, cinématographiques,… désormais mises en dialogue avec la tradition du récit graphique. Le parcours d’Aude Picault cherchera dans L’usage du monde de Nicolas Bouvier ou dans La dimension cachée d’Edward T. Hall l’autorité que Boilet offrait à son récit en revendiquant sa dimension ethnologique. David B. appréhende Trieste et Bologne avec les lunettes du surréalisme et son histoire écrite par Maurice Nadeau. L’Italie est passée au crible des films de gangsters de Francesco Rosi, de la cabale avant que sa représentation ne se close sur une évocation de Magritte, habile pirouette narrative qui renoue avec l’univers onirique des récits insérés et l’œuvre globale de l’auteur (fig. 30) (108). À l’intérieur du récit intitulé Sous le ciel d’Atacama, Olivier Balez et Pierre Christin font en sorte de reconstituer la généalogie des voyageurs qui les ont précédés. Ils immortalisent parmi eux les figures littéraires, et, en filigrane, les récits qui ont influencé leur vision du désert (Salvador Reyes, Blaise Cendrars, Manuel Corante,…) (fig. 31) (109). Emmanuel Guibert plonge le lecteur au cœur des paysages normands de Monet (fig. 32) tandis que Löwenthal, outre ses souvenirs de Boulgakov, dépeint les architectures de verdure et le monde sauvage à travers le théâtre de la cruauté, le mouvement et les motifs végétaux de l’art nouveau espagnol.

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          « On dirait des sculptures d’un capricieux génie. Des formes hallucinées. Artaud a fait de semblables descriptions de la nature mexicaine, dans Les Tarahumaras : une nature animée, possédée, démone. […] j’ai vu, de mes yeux vu, le diable lui-même donner la mesure à son fiston en chantant. Puis les formes deviennent abstraites, mais pas moins animées. On dirait qu’elles recouvrent des éléments d’architectures englouties. C’est mû. Il n’y a ici que des arbres. Si c’est une cathédrale, alors c’est du Gaudi (110)  ! »

          Fig. 33 – David B., Journal d’Italie. Trieste, Bologne, Paris, Delcourt, 2010, (« Shampooing »), [n.p.]
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          Fig. 33 – David B., Journal d’Italie. Trieste, Bologne, Paris, Delcourt, 2010, (« Shampooing »), [n.p.]
          Fig. 34 – Aude PICAULT, Transat, Paris, Delcourt, 2009, [n. p.] (« Shampooing »)
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          Fig. 34 – Aude PICAULT, Transat, Paris, Delcourt, 2009, [n. p.] (« Shampooing »)

          Les récits actualisent un ensemble de références « qui indexent les marques d’appartenance au système des valeurs esthétiques et littéraires de l’époque et qui ce faisant reflètent la participation à un capital symbolique » (111). Toutes ces narrations, ou presque, accompagnent ces repères culturels d’illustrations du voyage en bande dessinée antérieures d’une ou deux générations. Certaines de ces intertextualités sont commandées par le propos ou l’endroit visité et sont presque irréductibles, d’autres sont introduites gratuitement, comme signifiant indépendant et inattendu. D’un point de vue externe au médium, l’absence de tension entre des références de nature et de légitimité différentes couronne certainement cet élargissement de la culture de l’individu, pointée par Bernard Lahire (112), même si certains acteurs de la bande dessinée contemporaine aiment à se revendiquer d’un genre mineur au sein duquel ils sont conscients de jouïr d’une plus grande liberté stylistique et générique (113). D’un point de vue interne, ce dialogue ne montre pas seulement combien toute innovation se pense en réaction à une tradition. L’ironie qui accompagne les sempiternelles citations des Corto Maltese d’Hugo Pratt ou des Aventures de Tintin d’Hergé revêt à son tour un véritable rôle herméneutique (fig. 33-35) (114). À la réhabilitation du médium et au souvenir des albums qui ont donné initialement le goût du voyage aux auteurs se superpose la volonté de délimiter clairement les paradigmes de la fiction et du réel entre lesquels le genre risque toujours de se trouver piégé. Il s’agit en quelque sorte de démêler l’écheveau du « vérifiable » qui hante non seulement le reportage mais également la bande de fiction (115). Cette abondance de métadiscours, spontanément éclos dans la matière brute de l’autobiographie, glisse continuellement de la déconstruction des processus de création, à l’affirmation d’aptitudes techniques originales, propres au dessinateur de bande dessinée et d’animation, puis vers l’évocation des positionnements à l’intérieur du champ. Le journal de voyage devient le lieu d’arrimage des réalités quotidiennes du créateur, le lieu d’évocation de son inspiration en panne, des rebuffades, de l’arpentage des salons et festivals qui accompagnent la promotion de l’œuvre, de la création d’ateliers collectifs (116), des campagnes de réédition et de traduction (117). Le carnet de voyage incarne donc aussi irrémédiablement le lieu de concrétion des luttes symboliques qui opposent les différents pôles du champ et ses agents. La position de David B. à l’égard de la politique avant-gardiste de L’Association et des partis pris idéologiques de Jean-Christophe Menu, au cœur d’un volume paru dans la collection « Shampooing », dirigée chez Delcourt par Lewis Trondheim, démontre assez l’acuité du rôle joué par le voyage et l’autoreprésentation dans un décentrement qui se veut multiple, vis-à-vis de soi, vis-à-vis d’une pratique. Une fois encore le dépaysement est source d’apprentissage de nouvelles réalités, d’un rapport inédit à soi, au monde, au médium et à son industrie, l’espace d’expérience d’une dimension réflexive qui confine à l’autocritique, le lieu d’expression d’une violence larvée des échanges en milieu tempéré…

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            « Ilaria          – Tu penses que ce que font les autres… c’est de la littérature de rat, c’est ça ?

            David B.          – Si c’est ça je m’inclus dans cette littérature de rat.

            Ilaria          – Qu’est-ce que tu veux dire ?

            David B.          – Je veux parler du doute, du dégoût…

            C’est ce que je ressentais dans les festivals de bande dessinée, ce sont de formidables catalyseurs de médiocrité !

            Et lorsque j’y participe je ne peux pas m’empêcher de penser que j’en ai ma part.

            Que je le veuille ou non, mi-homme, mi-rat je suis.

            Ilaria          – Et tu souffres toujours dans les festivals ?

            David B.          – Non, j’ai vieilli…

            À présent je fonce droit dans le moment du festival comme dans le brouillard je le traverse, je fais mon travail et je ressors de l’autre côté.

            Ilaria          – Tu te retiens de souffrir.

            David B.          – Sans doute. […] À L’Association, le crédo de Menu était « nous ne faisons pas le même

            métier que les autres ».

            [Nous débouchons sur la mer] On le laissait dire.

            Mais cette politique du mépris me déplaisait. Nous faisons le même métier, nous vivons dans le même monde, il faut bien le reconnaître.

            Ilaria          – Ceux qui savent se mettre à la portée des gens qui ne lisent pas ont autant de mérite que ceux qui font de l’Avant-garde.

            David B.          – [Touché] (118). »

            Conclusion

            Fig. 36 – Guy DELISLE, Shenzen, Paris, L’Association, 2000, [n.p.] (« Ciboulette »)
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            Fig. 36 – Guy DELISLE, Shenzen, Paris, L’Association, 2000, [n.p.] (« Ciboulette »)

            L’aspect protéiforme du récit de voyage a longtemps rendu impossible sa définition en termes de « genre constitué ». Ce n’est pourtant pas en remettant ses formes en question que la bande dessinée contemporaine le disqualifie pour l’intégrer au reportage dessiné ou le fondre dans la masse, plus indéterminée encore, des romans graphiques. Derrière la question du genre se profilent des prises de position idéologiques, plus qu’esthétiques, qui, en ignorant une étiquette, invalident un héritage littéraire et pictural qui a pourtant largement encouragé l’efflorescence d’autres formes narratives contemporaines, promues en marge du mainstream. L’interrogation sur la valeur générique du voyage graphique tire tout son sens de cette constatation. Elle n’est pas vaine argutie de spécialiste mais le révélateur de pratiques sociales et culturelles mouvantes auxquelles s’adaptent peu ou prou la bande dessinée. Le récit de voyage en bd s’écrit bien à l’ombre de textes antérieurs, il participe à « une lecture du monde par le truchement des livres » ou de l’art et se mesure à l’aune de pratiques anciennes qui déterminent ses modèles d’écriture, son horizon d’attente, bref, qui le rappellent à « l’ordre de son appartenance » (119). Seul l’aspect éminemment intertextuel du voyage littéraire ou la caractéristique intermédiatique du récit graphique viennent brouiller l’évidence. La catégorisation par l’historien de la littérature ne prive pas le genre de sa liberté fondamentale. Elle lui rend sa complexité. Il paraît a contrario que le discours de l’éditeur ou du critique en réduit la portée ou restreint sa légitimité culturelle lorsqu’il l’arrime à des productions qui partagent avec le récit de voyage une esthétisation et une subjectivisation du réel. Derrière ces éléments, il vise surtout à légitimer le médium ou à se porter garant d’un pôle représentatif d’un type de création et d’un engagement esthétique ou idéologique particulier. Une telle position suscite, en retour, l’intégration et la mise en intrigue des tensions et des positions qui caractérisent un état particulier du champ et ce, spécifiquement au cœur de la dimension autobiographique qui caractérise le voyage. L’estompement des frontières en bande dessinée est-il le signe d’une pensée unique à l’intérieur d’un champ situé en marge de la littérature et des beaux-arts ou, plus simplement, le fruit d’une opacification qui à l’intérieur de l’espace des lettres substitue aux divisions aristotéliciennes (épopée, lyrisme, poésie dramatique) les notions floues de récit, de texte ou de fragment (120)  ? Le récit de voyage graphique affiche « une subjectivité distanciée, pleinement consciente d’elle-même », qui repose sur une médiation constante entre les discours du narrateur et les valeurs idéologico-esthétiques qui leur sont attachées. « La reconnaissance et la célébration du rapport de médiation qui existe entre le texte et sa relation au réel » est du moins la source de l’autonomie du médium et le gage d’une reconnaissance de ses instances auctorales (121). Partagé entre la jouissance de soi et sa dimension de sociabilité, la lecture d’agrément, la jouissance esthétique et la délivrance d’un témoignage sur l’Autre, le récit de voyage est au cœur d’une médiation constante et véridictoire qui déplace la norme politique et esthétique et fait ainsi évoluer le genre lui-même et le médium qui s’en empare. Il influence les schèmes de l’imaginaire, redéfinit les catégories de l’héroïsme, use de personnages fonctionnels et de modalités discursives qui fonctionnent comme autant d’instances médiatrices d’un exotisme constamment critiqué et redéfini. Le genre gagnerait à une étude approfondie qui détisserait sa parenté avec l’illustration ancienne du voyage et la mode du « voyage pittoresque » (122). Tirant le suc d’une longue tradition, la dimension intermédiatique de la bande dessinée permet la recherche de formes inédites et l’expérimentation de solutions narratives nouvelles. Aussi peut-on lire dans les overpass qui parsèment les relations de Denis Deprez (fig. 3) la métaphore du passage d’un espace culturel à un autre, véritables mises en abîme du périple du voyageur. Au niveau narratif, ils s’identifient à une symbolisation allégorique des médiations fondamentales qui innervent le récit de voyage graphique et qui l’ouvrent sans cesse sur des horizons multiples…

            Notes

            NuméroNote
            1Voir Luc Boltanski, « La constitution du champ de la bande dessinée », Actes de la recherche en sciences sociales, 1975, n° 1, pp. 37-59 ; Éric Maigret, « La reconnaissance en demi-teinte de la bande dessinée », Réseaux, 1994, vol. 12, n°67, pp. 113-140.
            2Voir à ce sujet l’interview de Philippe Morin, réalisée par Léna Mauger : « Depuis quelques années, [l]es reportages dessinés ont le vent en poupe, séduisent les profanes et les ignorants en bd. Il y a deux ans, le centre Georges Pompidou consacrait une exposition collective à cette nouvelle génération d’auteurs : Johanna pour Taïwan, Sera pour le Cambodge, Loustal,… « Le regain des reportages de bande dessinée est en partie lié à la personnalité de ces nouveaux auteurs, dit Philippe Morin, fondateur des éditions plg. Jusque dans les années 70/80, les auteurs de bd étaient des gens issus de milieux modestes qui ne voyageaient pas ou peu. Pour pouvoir vivre de leur métier, il fallait qu’ils travaillent 60 heures par semaine sans prendre de vacances et sans bouger de leur table à dessin. À partir des années 90, les nouveaux auteurs, souvent issus de milieux intellectuels, ont fait des études supérieures. Ils ont voyagé dans leur enfance et ont pris goût aux voyages. En plus, la médiatisation de la bd fait qu’ils sont invités dans des festivals culturels dans le monde entier. » (Léna Mauger, « Le journalisme est-il dans la bulle ? », 15 février 2009, http://www.revue21.fr/Le-journalisme-est-il-dans-la).
            3http://backstage.futuropolis.fr/debat/blog/a-propos-des-cahiers-ukrainiens-quelques-mots-d-igort
            4Voir à ce sujet l’article de Jean-Michel Hoerner, « La famille Fenouillard : une œuvre prémonitoire ? », Hérodote, 2007/4, n° 127, pp. 190-198.
            5Voir Olivier Hoibian, « Les voyages en zigzag de Rodolphe Töpffer », dans Le voyage initiatique, découvertes, rencontres, expériences en montagne (xvii-xxe siècle), M. Mestre, M. Tailland (éds.), numéro spécial de la revue Babel, n° 8, 2003, pp. 57-70. L’inspiration töpfferienne de Bouvier a été remarquée par Daniel Girardin dans Nicolas Bouvier, L’œil du voyageur, Paris, Musée de l’Élysée – Hoëbeke, 2001, pp. 7-8.
            6Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Paris, Payot (« Petite bibliothèque Payot / Voyageurs »), 2000 [1963], p. 12.
            7Nicolas Bouvier, Le Poisson-scorpion, Paris, Payot, 1990, p. 46.