Note de la rédaction
Ce reporticle est extrait des Annales de la Socieìteì royale d'Archeìologie de Bruxelles, t. 68, 2007, pp. 114-167.
Introduction
Le Musée des Beaux-Arts de Lille possède une riche collection de peintures flamandes des XVème et XVIème siècles. Faut-il s’en étonner, quand on sait que la métropole ‘nordiste’ ne se trouve qu’à quelques kilomètres de la frontière belge et qu’elle fit partie des Pays-Bas espagnols jusqu’en 1668 ? Il y a peu, cette collection a été mise en valeur par la publication de deux ouvrages scientifiques, dont l’édition a été assumée par l’ancien Centre national d’études ‘Primitifs flamands’ de Bruxelles, devenu aujourd’hui le Centre d’étude de la peinture du XVème siècle dans les Pays-Bas méridionaux et la Principauté de Liège. D’une part, les tableaux du XVème siècle ont été étudiés de manière systématique par Albert Châtelet et Nicole Goethgebeur dans une livraison, publiée en 2006, du Corpus de la peinture du XVème siècle dans les Pays-Bas méridionaux et la Principauté de Liège (1). D’autre part, ceux de la première moitié du XVIème siècle ont fait l’objet de notices approfondies dans un volume en deux tomes, paru en 2005, du Répertoire des peintures flamandes des XVème et XVIème siècles. Ce double volume, rédigé par Christian Heck avec l’aide de Hervé Boëdec, Delphine Adams et Astrid Bollut, est consacré aux collections publiques de la région Nord-Pas-de-Calais, dont Lille constitue le centre politique et administratif (2). Dans les deux publications, on trouve une synthèse critique de la littérature concernant chacune des œuvres traitées, synthèse souvent enrichie par des découvertes ponctuelles. On signalera en outre, pour les tableaux flamands de la seconde moitié du XVIème siècle appartenant au Musée des Beaux-Arts de Lille, un ouvrage collectif récent, destiné au grand public : Maniéristes du Nord dans les collections du Musée des Beaux-Arts de Lille (3).
Par nature, les catalogues scientifiques sont tout à la fois un point d’aboutissement et un point de départ. Leurs auteurs, en attirant l’attention sur des œuvres connues ou moins connues, en les commentant et en les illustrant, relancent tout naturellement le mouvement de la recherche historique, cette machine à produire des hypothèses nouvelles et à réfuter les anciennes qui semble bien ne jamais devoir s’arrêter. Aussi, on ne sera pas surpris que, dans les pages qui vont suivre, de nouvelles hypothèses, concernant des tableaux flamands des XVème et XVIème siècles conservés à Lille et inclus dans le Répertoire des Collections du Nord-Pas-de-Calais, vont être présentées. Si certaines contredisent celles avancées dans cet ouvrage, d’autres, en revanche, confortent les datations et les classifications stylistiques qui y sont proposées. Les peintures qui vont être commentées ci-après sont classées par ordre chronologique.
Deux panneaux du ‘Maître aux Mèches en tire-bouchon’
Ces deux panneaux, qui sont peints de chaque côté et ont conservé leur encadrement d’origine, ont été classés par les auteurs du Répertoire des Collections du Nord-Pas-de-Calais sous « France du Nord, vers 1460-1470 » (4). Lorsque les deux revers sont placés côte à côte, ils composent ensemble une Annonciation ( . Quant aux faces, l’une comporte un Christ comparaissant devant Pilate ( , l’autre un Christ descendant aux Limbes ( . La discontinuité narrative entre les deux avers – il y a un véritable ‘saut’ chronologique – indique clairement que nous ne nous trouvons pas en présence des volets d’un ancien triptyque peint, dont le panneau central aurait disparu. Selon toute probabilité, il s’agit plutôt des volets supérieurs d’un retable sculpté à caisse en forme de T inversé (5). Ils se rabattaient sur la partie supérieure de la huche. Une seconde paire de volets, plus hauts et plus larges, peut-être dédoublés, en dissimulait la partie inférieure. On peut imaginer qu’à la Comparution du Christ devant Pilate faisaient suite plusieurs autres scènes de la Passion, soit peintes sur le(s) volet(s) inférieur(s) gauche(s), soit représentées en sculpture à l’intérieur de la caisse du retable, de part et d’autre d’un monumental Calvaire. Quant à la Descente du Christ aux Limbes du volet supérieur droit, elle introduisait vraisemblablement un cycle narratif consacré à la vie post mortem du Christ.
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Le retable bruxellois en T inversé de l’église de Bro (Uppland), en Suède, comporte également, sur l’avers du volet supérieur droit, une image du Christ descendant aux Limbes (6) . Elle a pour pendant, du côté gauche, un Christ dépouillé de ses vêtements sur le Golgotha. Quant aux deux volets inférieurs de droite, ils représentent respectivement la Résurrection et l’Ascension. Dans un autre retable bruxellois en T inversé conservé en Suède, celui de Nordingrå (Västernorrland), la Descente aux Limbes occupe cette fois le volet supérieur gauche (7). Lui correspond, du côté droit, une Apparition du Christ à sa Mère. Enfin, on peut mentionner un retable anversois en T inversé appartenant à la Galerie nationale de Melbourne (8). Dans son état originel, antérieur aux restaurations qui l’ont défiguré, il présentait un Ecce Homo sur le volet supérieur gauche, auquel répondait, à droite, un Christ descendant aux Limbes. Sur les deux volets droits du bas, on retrouvait la séquence habituelle Ascension – Pentecôte.
Les programmes iconographiques de ces grands retables du nord de l’Europe, combinant une caisse sculptée en T inversé à des volets peints superposés, agencés par paires, sont d’une telle diversité que l’on ne peut guère espérer identifier un exemplaire identique à celui dont proviennent les panneaux de Lille. On notera toutefois que la présence d’un Christ aux Limbes sur l’un des deux volets supérieurs fait bien partie des solutions narratives attestées avec une certaine régularité, aussi bien dans la production de Bruxelles que dans celle d’Anvers.
Si, depuis l’époque des frères Van Eyck, l’Annonciation est souvent reproduite au verso des volets des triptyques peints, en revanche, elle apparaît rarement au revers des volets supérieurs des retables sculptés. Outre l’exemple des panneaux de Lille, on peut toutefois citer aussi celui du retable anversois de l’église Saint-Laurent de Bocholt (Anvers) (9). Les volets supérieurs de ce retable qui, comme l’a reconnu Catheline Périer-D’Ieteren, ont certainement vu le jour à Bruxelles, représentent en effet l’Annonciation.
Fig. 4 – Maître aux Mèches en tire-bouchon : Dernière Cène et Lavement des pieds. Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten |
À la suite de Marc Gil (10), les auteurs du Répertoire des Collections du Nord- Pas-de-Calais ont considéré les volets de Lille comme l’œuvre d’« un peintre actif vers 1460, s’inscrivant dans le groupe des peintres du Nord de la France dont l’activité se situe dans une aire géographique comprise entre Lille, Tournai, Douai et probablement Arras ». À ce peintre, ils attribuent également une représentation de la Dernière Cène et du Lavement des pieds appartenant au Musée des Beaux-Arts d’Anvers (11) ( . Dans ce panneau, la Dernière Cène occupe le second plan. Le Christ et les douze apôtres sont rassemblés autour d’une table ronde. Seul Judas, revêtu de son traditionnel manteau jaune, est dépourvu d’auréole. Au premier plan, le peintre a représenté le Christ en train de laver les pieds d’un apôtre portant une cagoule brune, un manteau rouge et un habit de brocart. Le même apôtre figure aussi à droite de Judas, dans la Dernière Cène. Enfin, en haut à gauche, en format miniature, on aperçoit un Christ au Jardin des Oliviers. Au revers du panneau se trouve un Saint Pierre de la fin du XVIème siècle, qui pourrait recouvrir une figure plus ancienne.
Le rapprochement, déjà envisagé par Gil, est tout à fait pertinent. On confrontera avec profit le Christ du Lavement des pieds avec celui de la Descente aux Limbes. Les deux visages sont similaires : on remarquera notamment le nez saillant à l’arête convexe et la bouche oblique aux lèvres serrées. De même, le Cénacle, tel que l’a imaginé le peintre, n’est pas sans rappeler le Prétoire du volet lillois. Ces deux espaces, représentés en vue frontale, sont recouverts par un berceau en bois ; à gauche, la paroi est percée d’une grande ouverture rectangulaire. Enfin, on notera que le Christ de la Cène et celui du Lavement des pieds, bien qu’ils ne se ressemblent pas, ont en commun un détail capillaire plutôt inhabituel : une mèche en forme de S s’achevant en tire-bouchon au milieu du front. Or, la même particularité s’observe sur le visage du Christ comparaissant devant Pilate du panneau lillois. Il s’agit là, comme on le verra plus loin, d’une véritable ‘signature’ figurative, que l’auteur des volets de Lille a répétée de façon systématique.
Les auteurs du Répertoire des Collections du Nord-Pas-de-Calais ne semblent pas avoir pris connaissance de l’importante notice que Paul Vandenbroeck a consacrée en 1985 au panneau d’Anvers (12). Ils y auraient trouvé la référence à une autre œuvre que cet historien d’art attribue, fort judicieusement, à l’auteur de la Dernière Cène et du Lavement des pieds. Il s’agit d’un panneau biface faisant partie des collections de l’hôtel de ville d’Audenarde (13). Au revers figure un Saint Georges terrassant le dragon ( , l’avers est occupé par une représentation du Christ comparaissant devant Pilate (fig.6). Dans cette scène, le Sauveur se distingue à nouveau par une mèche en S, qui s’achève en tire-bouchon. Selon Paul Vandenbroeck, le panneau d’Audenarde devait appartenir initialement au même ensemble que la Cène et le Lavement des pieds d’Anvers. Les dimensions sont en effet similaires et la colonne de marbre du Prétoire de Pilate se retrouve en non moins de deux exemplaires sur le volet d’Anvers, où elle sert d’encadrement au Cénacle.
Fig. 6 – Maître aux Mèches en tire-bouchon : Christ comparaissant devant Pilate. Audenarde, Stadhuis, Amuso |
La confrontation des deux représentations du Christ comparaissant devant Pilate, celle d’Audenarde et celle de Lille, est instructive. Même si elles présentent des agencements différents, on peut relever divers points de contact, qui sans doute ne sont pas fortuits. C’est ainsi que, dans les deux images, Pilate, revêtu d’un manteau rouge et tenant dans la main droite une longue baguette de juge, est représenté assis devant un drap d’honneur pourvu d’une bordure verte. Le soldat casqué du panneau lillois, encastré entre le Christ et son juge, n’est pas sans rappeler celui qui occupe le même emplacement sur le volet d’Audenarde. L’un et l’autre portent une casaque verte et un pantalon dont la jambe visible est partagée par un chevron en deux zones de couleurs différentes. En outre, leurs visages sont assez similaires.
Fig. 7 – Maître anonyme bruxellois : Annonciation (détail). Rouen, Musée départemental des Antiquités |
Paul Vandenbroeck a mis par ailleurs en relation les panneaux d’Anvers et d’Audenarde avec les volets d’un retable bruxellois à caisse en T inversé, conservé au Musée des Antiquités de Rouen, tout en concédant que ceux-ci pourraient avoir été réalisés par une autre main (14). Sur les revers sont représentés quatre donateurs agenouillés, en format réduit, ainsi que six saintes en pied. Quand le retable est ouvert, le spectateur découvre un cycle de la Vie de la Vierge et de l’Enfance du Christ, qui débute par le Mariage de Marie avec Joseph et s’achève par son Couronnement céleste. En dépit de certaines analogies dans les expressions, il me semble que les visages charnus, aux contours arrondis (voir , que l’on aperçoit sur ces volets ne présentent pas de ressemblances morphologiques véritables avec les physionomies au dessin plus anguleux visibles sur les panneaux d’Anvers, d’Audenarde et de Lille. L’auteur des volets de Rouen est, selon moi, une personnalité distincte, à laquelle on pourrait également attribuer le triptyque de sainte Anne appartenant à la Faculté de Médecine de Paris (15). Quant au Maître aux Mèches en tire-bouchon – c’est ainsi que je propose dorénavant de le dénommer –, il aurait donc à son actif l’Annonciation, le Christ devant Pilate et le Christ aux Limbes de Lille, la Cène et le Lavement des pieds d’Anvers ainsi que le Saint Georges et le Christ devant Pilate d’Audenarde.
Au même anonyme, je propose en outre d’attribuer deux tableaux qui se trouvaient en 1938 sur le marché d’art berlinois. Ils ne sont connus à l’heure actuelle que par des photographies en noir et blanc conservées à La Haye, dans les archives de Max Friedländer (16). Il s’agit, une fois encore, de volets peints des deux côtés. Sur les revers, on aperçoit une Annonciation ; sur les faces, un Mariage de la Vierge et une représentation de l’Ange apparaissant à Joseph.
L’Annonciation (figg. 8a-b) ressemble énormément à celle des volets lillois. L’archange Gabriel, vu de profil, et la cruche aux lys ornée de lettres sont quasi identiques ; la scène est située sur le même pavement constitué de carrés inscrits dans d’autres carrés ; le fond est obturé par le même mur de pierres parallèle au panneau ; de grands phylactères flottent dans l’espace. Les figures ont cependant plus d’ampleur sur les volets de Berlin. Ceci s’explique par le champ pictural plus large. Dépendant de la tradition du Gothique final, le Maître aux Mèches en tire-bouchon demeurait attaché à une conception fondamentalement ornementale de la représentation figurée, laquelle se devait d’occuper l’espace disponible de manière couvrante. Il tenait visiblement à ce que ses compositions remplissent le champ pictural et adaptait donc ses modèles d’atelier aux dimensions des panneaux (17). Une autre différence mérite d’être relevée entre les deux Annonciation. Dans celle de Lille, tant le phylactère de l’ange que celui de Marie doivent être lus de gauche à droite. En revanche, dans celle de Berlin, si la salutation de Gabriel a été conçue pour un lecteur humain – le spectateur et, à travers lui, Marie –, en revanche, la réponse de la Vierge est manifestement adressée à Dieu : les lettres sont tournées vers le haut et le texte se lit de droite à gauche. Cette solution permet au peintre de rendre visible l’opposition entre le destinataire terrestre et le destinataire céleste d’un message.
La formule de l’inscription renversée a été probablement introduite dans la peinture flamande par Jan van Eyck, lequel en a fait usage aussi bien dans l’Annonciation du retable de l’Agneau mystique que dans celle de Washington (18). Il est plutôt surprenant de retrouver la même subtilité épigraphique chez le Maître aux Mèches en tire-bouchon, dont le style expressionniste, d’aspect plutôt rustique, semble a priori sans relation aucune avec la sophistication intellectuelle et technologique du grand peintre limbourgeois.
Les faces des deux volets peuvent également être considérées comme des œuvres caractéristiques du Maître aux Mèches en tire-bouchon. Dans le Mariage de la Vierge (
, on reconnaît des colonnes qui ressemblent beaucoup à celles représentées dans la Dernière Cène d’Anvers et dans le Christ devant Pilate d’Audenarde. De même, dans l’Ange apparaissant à Joseph (fig.10), on observe à nouveau, dans un intérieur, le motif de la grande ouverture rectangulaire, vue de biais. Même si la formule n’appartient pas en propre au Maître aux Mèches en tire-bouchon – on la retrouve par exemple dans l’Annonciation et dans le Christ enseignant aux Docteurs de la Loi du retable de Rouen –, elle peut avoir valeur d’indice dans un raisonnement d’attribution, à condition que d’autres indices plaident dans le même sens.Fig. 10 – Maître aux Mèches en tire-bouchon : Ange apparaissant à Joseph. Berlin, marché d'art, 1939 |
Au vu des différentes œuvres susceptibles d’être attribuées à l’auteur des volets de Lille, que penser de la proposition de localiser son activité dans le nord de la France, plus précisément dans la région comprise entre Lille, Tournai, Douai et Arras ? L’examen de la provenance des œuvres du Maître aux Mèches en tire-bouchon plaide-t-il en faveur d’une telle hypothèse ? Les deux volets lillois sont entrés en 1927 au Palais des Beaux-Arts, avec le legs de Madame Bernard Ozenfant. Le panneau d’Anvers a été acheté en 1908 à la fabrique de l’église Saint-André de Balen, petite localité située près de Turnhout, dans la province d’Anvers (19). En 1905, il est mentionné dans la sacristie de cette église (20). Quant au volet d’Audenarde, c’est le baron Amédée Liedts qui l’a légué en 1907 à sa ville natale (21).
On conviendra que la présence des deux volets du Palais des Beaux-Arts dans la collection lilloise Bernard Ozenfant ne constitue pas un indice en faveur d’une provenance locale. En effet, cette collection ne présente aucun profil régional accusé. Elle comportait également une version du Paiement de la Dîme due à Pierre Brueghel II ou même Pierre Brueghel III, et une copie sans doute anversoise d’après une gravure de Floris (22). Ces deux œuvres n’ont certainement pas vu le jour dans la région comprise entre Lille, Tournai, Douai et Arras. Par contre, en ce qui concerne les peintures de l’anonyme conservées aujourd’hui en Belgique, l’hypothèse d’une ancienne provenance locale ‘belgo-flamande’ paraît s’imposer. Elle est certainement plus vraisemblable, en tout cas, que celle d’une origine ‘franco-flamande’. On imagine difficilement, en effet, qu’au XIXème siècle, la fabrique d’église de Balen ait pu chercher à se procurer des œuvres médiévales sur le marché d’art international. Les peintures entrées en sa possession ne devaient pas venir de bien loin... Quant à la collection du baron Amédée Liedts, conservée aujourd’hui à l’hôtel de ville d’Audenarde, elle ne comprend apparemment que des objets achetés dans la région. Il est donc probable que les deux panneaux en question se soient trouvés ab antiquo dans la partie néerlandophone de l’actuelle Belgique...
Ont-ils été réalisés dans l’ancien Duché de Brabant ? Les historiens de l’art flamand ont pris l’habitude d’attribuer à Bruxelles une série de peintures apparentées à l’œuvre d’un artiste anonyme désigné communément sous le nom de ‘Maître à la Vue de Sainte-Gudule’. Cet artiste travailla certainement dans la capitale brabançonne, puisqu’il a inclus des édifices bruxellois dans plusieurs de ses peintures (23). Ainsi, dans l’œuvre éponyme, l’Instruction pastorale du Louvre, on reconnaît la façade occidentale de la collégiale Sainte-Gudule (24) et, dans le portrait de Londres (25), le portail sud de Notre-Dame du Sablon. Le même portail figure également à l’arrière-plan des Mariage de la Vierge de Bruxelles (26) et d’Utrecht (27). Le style de l’anonyme se caractérise par sa forte expressivité, qui frise parfois la caricature, et par une exécution peu soignée, riches en rehauts graphiques. Ce style n’est pas sans rapport avec celui des œuvres attribuées au Maître aux Mèches en tire-bouchon. Griet Steyaert (28) a d’ailleurs relevé certaines similitudes entre le Saint Georges d’Audenarde et celui du retable bruxellois de la Passion de Geel, dont les volets ont été produits dans l’entourage immédiat du Maître à la Vue de Sainte- Gudule (29). Les deux figures sont représentées sur une pelouse, devant un mur partiellement recouvert par un drap de brocart ; la gueule des deux dragons et leur col transpercé par une lance sont dessinés de manière similaire. La question se pose cependant de savoir si toutes les œuvres susceptibles d’être mises en relation avec la veine expressionniste du Maître à la Vue de Sainte-Gudule, sans pour autant devoir lui être attribuées, ont bien vu le jour à Bruxelles. Charles Sterling a cru pouvoir postuler l’existence d’un style pictural similaire en Flandre wallonne et en Picardie (30). Paul Vandenbroeck retenait pour sa part la possibilité que la même veine expressionniste ait pu se développer ailleurs qu’à Bruxelles (31).
Sans vouloir entrer dans ce débat, je crois qu’il existe des indices qui rendent possible une localisation en Brabant et sans doute même à Bruxelles de l’activité du Maître aux Mèches en tire-bouchon. Le panneau d’Audenarde a été non seulement rapproché des volets du retable de la Passion de Geel, mais aussi, comme on l’a vu, de ceux du retable de Rouen, lequel porte également des marques bruxelloises (32). Et même si de tels rapprochements ne sont sans doute pas décisifs, ils s’accordent parfaitement avec la provenance ancienne, probablement ‘belgo-flamande’, des volets d’Audenarde et d’Anvers.
Que penser, par ailleurs, de la datation vers 1460-1470 des deux volets lillois, reprise par les auteurs du Répertoire des Collections du Nord-Pas-de- Calais ? Un indice, qui semble avoir échappé jusqu’ici à l’attention des historiens d’art, permet, selon moi, de situer dans la huitième décennie du XVème siècle le terminus a quo pour la réalisation de ces volets.
La Descente aux Limbes présente des analogies avec la célèbre gravure de Martin Schongauer illustrant le même sujet (33) . Le détail des jambes du Christ, curieusement écartées – on remarquera la torsion du pied droit, dirigé vers l’extérieur –, et la figure d’Adam aux genoux fléchis se retrouvent chez le maître alsacien. Or, la gravure en question, dont le M du monogramme présente les jambages obliques, caractéristiques de la seconde période de l’artiste, a dû voir le jour dans la huitième décennie du XVème siècle, ou peu après (34). Les volets de Lille seraient donc postérieurs à ce moment.
Fig. 12 – Martin Schongauer (atelier de) : Christ descendant aux Limbes. Colmar, Musée d’Unterlinden |
On peut toutefois se demander si c’est bien de la gravure de Schongauer que le Maître aux Mèches en tire-bouchon s’est inspiré. Le même sujet de la Descente aux Limbes a été traité sous une forme un peu différente dans l’un des panneaux peints d’un retable généralement attribué à l’atelier de l’artiste alsacien. Ce retable, aujourd’hui conservé au Musée d’Unterlinden, ornait jadis le maître-autel de l’église des Dominicains de Colmar (35) . Si l’on en croit le témoignage d’un document d’archives, il était en cours d’élaboration en 1478. La version peinte produit un effet plus solennel que la gravure, puisque deux anges accompagnent le Christ et que celui-ci ne touche pas directement des pieds le démon renversé.
Curieusement, le lien entre la Descente aux Limbes du retable de Colmar et le volet de Lille apparaît plus étroit encore que celui unissant ce même volet à la gravure. Ainsi, la jambe droite du Christ du panneau lillois dessine une quasi-verticale, comme dans le maître-autel des Dominicains, et non une oblique, comme sur la gravure. En outre, Adam, dans le panneau lillois, lève non seulement le genou droit, mais aussi le gauche. Ce détail s’observe également sur le retable de Colmar. Par contre, dans la gravure, Adam pose le genou gauche sur un fragment de la porte de l’Enfer que le Christ a fracassée.
D’autres points de contact entre les deux peintures peuvent encore être relevés. On notera par exemple que le Christ et Adam sont campés tous les deux sur un plan oblique, formé par la porte renversée de l’Enfer. Cette formule est absente de la gravure. En outre, dans les deux panneaux figure, à l’extrême droite, dans l’ouverture d’une arcade, un personnage barbu représenté de profil.
La relation entre la Descente aux Limbes gravée par Schongauer et celle du retable des Dominicains a été jugée de différentes manières par les historiens d’art. Stephan Kemperdick défend l’antériorité de la version gravée, Albert Châtelet celle de la version peinte. Quoi qu’il en soit, c’est apparemment de cette dernière que le Maître aux Mèches en tire- bouchon a dû avoir connaissance, de manière directe ou, plus probablement, par l’intermédiaire de dessins. Il n’est pas nécessaire, en effet, de postuler un passage de l’anonyme par Colmar durant ses années de formation. La ‘variante aux anges’ de la Descente aux Limbes de Schongauer, attestée notamment dans le retable des Dominicains de Colmar, a en effet connu une certaine diffusion en dehors des limites de son atelier, acquérant ainsi le statut d’un modèle. Ce modèle, dont l’existence fut postulée dès 1953 par Lajos Vayer (36), a été reproduit, sans doute assez fidèlement, dans un dessin de Budapest, dans une gravure du Maître AG et dans le retable de Strzegom (Silésie), conservé à Wroc³aw ; on peut en identifier un écho plus lointain dans un des reliefs du monumental retable de Veit Stoss à Sainte-Marie de Cracovie. Le même modèle est attesté aussi en Hongrie. Il devait être connu également à l’ouest, comme le suggère le volet lillois.
Un panneau flamand provenant de Peñaranda de Bracamonte
Fig. 13 – Maître brugeois (?), début XVIème siècle : Christ bénissant la Vierge. Lille, Musée des Beaux-Arts |
Le Christ bénissant la Vierge, classé par les auteurs du Répertoire des Collections du Nord-Pas-de-Calais sous « Pays-Bas méridionaux, début du XVIème siècle », a été acquis en 1946 par le Louvre à l’Hôtel Drouot de Paris et mis en dépôt la même année au Palais des Beaux-Arts de Lille (37). La provenance de l’œuvre semble avoir été soigneusement cachée par le vendeur. Ou était-elle déjà oubliée ? Édouard Michel n’en souffle mot dans le premier article consacré au tableau, paru en décembre 1946 (38). Toujours est-il que l’on peut affirmer que, dans les premières années du XXème siècle, le panneau était encore encastré dans un retable de l’église des Carmélites déchaussées de Peñaranda de Bracamonte, petite bourgade espagnole située à une quarantaine de kilomètres à l’est de Salamanque. Il fut décrit et photographié entre 1901 et 1903 par Manuel Gómez-Moreno Martínez, qui préparait alors la livraison du Catálogo monumental de España consacrée à la Province de Salamanque. Le manuscrit ne fut toutefois publié qu’en 1967 (39). La photographie en noir et blanc reproduite dans l’ouvrage et les dimensions indiquées par l’auteur -47 x 33 cm- permettent d’identifier sans hésitation le Christ bénissant la Vierge de Peñaranda avec le tableau lillois. Gómez-Moreno précise d’ailleurs, dans sa description, que le Christ porte une « tunique violette » et un « manteau rouge », tandis que la Vierge « est revêtue de blanc et de bleu ». Ces couleurs se retrouvent effectivement sur le panneau de Lille.
On connaît le goût des élites sociales espagnoles des XVème et XVIème siècles pour l’art flamand. Les œuvres provenant des anciens Pays-Bas constituaient des status symbols particulièrement appréciés par la noblesse et le clergé. Il est de ce fait fort probable que, peu après son achèvement, le panneau de Lille ait pris le chemin de la Péninsule ibérique et sans doute même de la région de Salamanque (40). On notera toutefois qu’il n’était certainement pas destiné dès l’origine à orner un retable de l’église conventuelle des Carmélites déchaussées de Peñaranda de Bracamonte, dans la mesure où la fondation du monastère ne remonte qu’au XVIIème siècle, plus précisément à 1669 (41). Ce monastère existe toujours à l’heure actuelle et a conservé une part notable de son patrimoine ancien.
Le commentaire que Gómez-Moreno donna du tableau au tournant du siècle est assez représentatif du malaise qu’éprouvaient alors les critiques devant l’art des ‘Primitifs’ du nord de l’Europe. Tout en louant « une œuvre de l’ancienne école flamande, si choisie et admirable que, sans nul doute, elle sortit des mains de l’un de ses grands maîtres », l’auteur ne peut s’empêcher de remarquer que le visage du Christ est « trop humain » et que ses pieds sont « mal dessinés ». Quant à la Vierge, il la trouve « peu belle ». Le néo-classicisme conditionnait encore en profondeur la sensibilité artistique de Gómez-Moreno, lequel était visiblement choqué aussi bien par l’absence d’idéalité dans les visages du Christ et de Marie que par le dessin anatomique plus intuitif que raisonné propre aux ‘Primitifs flamands’. Cette posture critique n’est pas isolée au XIXème et dans la première moitié du XXème siècle. On trouve, sous la plume de Fromentin, des reproches similaires adressés à Jean van Eyck. L’auteur des Maîtres d’autrefois qualifie de « laide » la Madone du chanoine Van der Paele ; son Enfant serait « un nourrisson rachitique à cheveux rares, copié sans altération sur un pauvre petit modèle mal nourri » (42). Et en 1946, si Édouard Michel ne reproche plus aux figures du panneau de Lille un manque d’idéalité, il ne peut s’empêcher de relever dans l’œuvre « des faiblesses, des inexpériences de dessin, curieuses à constater dans certains détails, par exemple dans la main du Christ tenant le globe, dans des draperies parfois gauchement ordonnées (...) » (43). Le contraste est net avec l’appréciation critique entièrement positive formulée dans le Répertoire des Collections du Nord-Pas-de-Calais : les auteurs parlent sans ambages d’une « œuvre de très grande qualité, tant par son niveau d’exécution que par son iconographie » (44).
Fig. 15 – Maître brabançon (?), fin XVème siècle : Repas du Christ dans la maison de Simon, anciennement Bruges, coll. A. De Jaeger |
Prudemment, ces mêmes auteurs n’ont pas cherché à attribuer le panneau à une personnalité distincte. Édouard Michel avait été plus audacieux. Dans son article de 1946, il affirmait que l’auteur du panneau de Lille avait également peint « un Repas chez Simon, petit tableau de forme ronde qui se trouvait en 1933 dans le commerce à Anvers chez Sam Artenveld » (45). La peinture mentionnée est, selon toute probabilité, le tondo flamand de 19,5 cm de diamètre qui fit partie de la collection De Jaeger à Bruges et qui représente effectivement le Repas du Christ dans la maison de Simon (46) . Il n’y a toutefois aucun lien stylistique manifeste entre ce tondo, que Maurits Smeyers a attribué, non sans quelques hésitations, à un peintre louvaniste influencé par Dirk Bouts, et le tableau de Lille. Celui-ci est-il vraiment condamné à demeurer un ‘célibataire’ du connoisseurship ?
Fig. 16 – Maître brugeois (?), début XVIème siècle : Virgo inter virgines ; Florence, Galleria degli Uffizi |
Selon moi, on peut reconnaître la main de l’auteur du panneau lillois dans une seconde oeuvre. Conservée aux Offices de Florence, elle représente la Vierge à l’Enfant, flanquée à gauche de sainte Catherine et à droite de sainte Barbe (47) . Le groupe marial est surmonté par deux anges voletant, qui tiennent une couronne à bout de bras. Quels indices plaident en faveur du rapprochement des deux images ? On remarque tout d’abord des affinités dans leur agencement spatial. Le premier plan est occupé par des figures de taille moyenne, disposées quelque peu en retrait par rapport au talus du cadre. Le sol carrelé est délimité à l’arrière par un muret comportant une banquette. Dans l’axe de symétrie vertical des deux tableaux, vers lequel convergent toutes les fuyantes de la perspective, se trouve, au plan médian, un drap d’honneur. Il dessine un long rectangle, relativement étroit. Enfin, derrière le muret, on aperçoit un paysage foisonnant. De manière générale, on constate que, dans les deux œuvres, le peintre s’est ingénié à souligner l’axe de symétrie vertical et à multiplier, au plan médian, les surfaces parallèles au panneau.
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Apparentées dans leur conception spatiale, les deux œuvres le sont également dans le vocabulaire anatomique. On signalera notamment les mains allongées, aux doigts fuselés, du Christ et de toutes les figures féminines. Certains visages semblent se répéter d’une peinture à l’autre. On comparera en particulier la Vierge à la tête inclinée et aux yeux mi- clos du tableau de Lille avec l’angelot représenté en haut à gauche sur le panneau florentin (figg.17, 18). Ils ont fondamentalement la même tête, celle de la créature céleste paraissant comme la réduction de celle de Marie. On remarquera en particulier les lèvres charnues, le front haut et le nez saillant à l’arête rectiligne, situé dans son prolongement immédiat. On relèvera également le détail des sourcils arqués, qui présentent une certaine dissymétrie. Le sourcil gauche semble en effet prendre son origine dans l’arête même du nez et ‘monter’ de manière bien plus rapide que le droit. Ces observations valent aussi pour sainte Catherine. Même si elle est représentée avec les yeux grands ouverts et la tête levée, il est difficile de ne pas reconnaître, dans son visage, une version à peine modifiée de celui de la Vierge du tableau lillois. De même, en dépit de la différence de sexe, on peut rapprocher la sainte Barbe de la figure du Christ. Leurs têtes procèdent d’un même schéma. Enfin, des correspondances s’observent également dans le vocabulaire ornemental. Le pavement représenté au premier plan des panneaux de Lille et de Florence présente notamment des carreaux comportant un losange posé sur la pointe et d’autres subdivisés en quatre carrés. De plus, on constate que, dans les deux tableaux, un même motif de brocart a servi de modèle au peintre. Nous en possédons l’image la plus complète dans le drap d’honneur du tableau de Lille (fig.19). Un détail du même motif, légèrement simplifié et resserré, peut être reconnu sur le surcot de sainte Catherine (fig.20). Il est délimité par l’ouverture de sa cotte, correspondant au bras droit. On remarquera le rendu pointilliste des feuilles dans les deux tableaux.
Le panneau des Offices a été attribué par Max Friedländer au Maître de Hoogstraten, un peintre qui a dû se former à Bruges mais qui, outre dans cette ville, paraît avoir aussi travaillé à Anvers (48). Bien que généralement acceptée (49), cette attribution me paraît erronée : les visages diffèrent nettement de ceux, généralement plus étroits et d’aspect plus anguleux, propres à l’anonyme des volets de Hoogstraten (50). Pourtant, le tableau de Florence semble bien devoir être rattaché à Bruges. Son auteur s’est en effet inspiré d’un modèle attesté de façon quasi exclusive par des oeuvres brugeoises des XVème et XVIème siècles. Il s’agit de la fameuse Virgo inter virgines dans laquelle les historiens d’art se sont longtemps accordés à voir une composition inventée par Hugo van der Goes, même si la prestigieuse paternité demeure fondamentalement hypothétique (51). À ce modèle, connu notamment par les interprétations qu’en ont données le Maître de la Légende de sainte Lucie et divers disciples ou imitateurs de Gerard David, d’Adriaen Isenbrant, d’Ambrosius Benson et des Claeissins, le peintre du panneau de Florence a emprunté la figure de sainte Catherine. Le visage de trois-quarts tourné vers le centre de l’image, elle est représentée le bras droit replié, dirigé vers le Christ, tandis qu’elle relève de la main gauche une partie de son surcot sans manches. Elle peut être comparée, par exemple, avec la sainte Catherine figurant sur une version de la fameuse Virgo inter virgines conservée à Rome, dans les collections de l’Académie de saint Luc, où elle est attribuée à Adriaen Isenbrant (52) . À en juger par le style, il s’agit très certainement, en tout cas, d’une œuvre qui a vu le jour à Bruges. Selon moi, la même origine peut être envisagée pour le panneau florentin et donc, également, pour le Christ bénissant la Vierge de Lille. Il n’est sans doute pas anodin qu’Édouard Michel suggérait déjà de rattacher cette dernière œuvre à la tradition de l’enluminure ganto-brugeoise (53). Il envisageait toutefois une attribution au jeune Juan de Flandes, proposition téméraire qui ne semble avoir suscité jusqu’ici aucune réaction de la part des spécialistes de cet artiste (54).
Fig. 22 – Martin Schongauer : Christ bénissant la Vierge. Dresde, Staatliche Kunstsammlungen, Kupferstichkabinett. |
À l’instar de la Virgo inter virgines de Florence, le panneau lillois ne peut être considéré comme une création à part entière. Comme l’ont découvert les auteurs du Répertoire des Collections du Nord-Pas-de-Calais, il dérive en fait d’une gravure de Schongauer représentant également le Christ bénissant la Vierge (55) . « La composition lilloise (...) reprend avec exactitude le groupe de la Vierge et du Christ trônant, et sa fidélité au modèle transparaît jusque dans la reprise scrupuleuse de chacun des plis animant les drapés de leur manteau » (56). Même le socle plat du trône, prolongé vers l’avant par une excroissance en demi-lune, a été inspiré par Schongauer, tout comme sans doute le décor en tableau de la partie verticale de la banquette.
Tout en suivant de près le modèle gravé, le peintre flamand a tenu à l’adapter à ce qu’il devait considérer comme les exigences propres du médium pictural. C’est ainsi qu’il a systématiquement renforcé les effets ornementaux, introduisant dans son tableau un tissu de brocart, un muret orné de plaques de marbre disposées à intervalles réguliers, un dossier de trône au décor sculpté et un pavement multicolore. Il a également eu le souci de ‘flamandiser’ son modèle, dont il pouvait difficilement ignorer l’origine étrangère. Dans ce but, il a supprimé les grandes auréoles à bordure et le fond neutre qui, chez Schongauer, par la luminosité qu’ils tirent de la blancheur du papier, font écho à ces surfaces dorées brillantes auxquelles les peintres d’outre-Rhin demeurèrent bien plus longtemps attachés que leurs collègues des Pays-Bas bourguignons (57). Dans le panneau de Lille, auréoles et fond neutre ont cédé la place à un paysage verdoyant, animé de petits personnages qui vaquent à leurs occupations, ignorant la présence divine au premier plan. Un paysage qui, par son caractère de réalité saisie sur le vif, s’inscrit dans la descendance esthétique de Jan van Eyck et de sa Madone au chancelier Rolin...
Un ‘Baptême du Christ’ et son double
Le Baptême du Christ flamand de format vertical, attesté dans les collections du musée dès 1893, est une œuvre au style déroutant que les historiens d’art n’ont pas réussi, jusqu’ici, à attribuer (58) . Les auteurs du Répertoire des Collections du Nord-Pas-de-Calais proposent de l’assigner à un peintre d’Anvers et la datent vers 1530-1540. Sans prétendre pouvoir éclaircir la question de l’origine du panneau, je voudrais attirer l’attention sur un double mis en vente en 1954 à Amsterdam (59) (fig.24). La photographie en noir et blanc reproduite dans le catalogue permet de se faire une idée précise de cette peinture. Même si les dimensions diffèrent, le panneau lillois mesurant près de quinze centimètres de plus en hauteur et en largeur, les deux compositions sont à peu près identiques. Parmi les quelques changements, on relèvera, sur le panneau amstellodamois, l’absence de la figure de Dieu le Père, le visage entièrement de profil de saint Jean-Baptiste et celui, tourné vers le centre du panneau, du Juif chauve à la longue barbe blanche.
Les physionomies sont à ce point semblables qu’il paraît difficile d’admettre que ces deux Baptême n’aient pas été peints par le même artiste. Nous nous trouverions donc en présence de répliques, c’est-à-dire de répétitions autographes (60). Le même peintre aurait répété une même composition, qui semble de son invention. La version amstellodamoise paraît plus confuse que celle du Palais des Beaux-Arts. Les trois plans comportant des figures sont moins différenciés ; la main droite du Baptiste se superpose à la foule des badauds assistant à la Prédication, représentée dans le fond. Ces éléments autorisent-ils à faire de l’exemplaire lillois une version plus mûrie, plus aboutie, d’une composition dont le panneau vendu en 1954 nous livrerait un état plus ancien ? On ne cherchera pas à trancher, car cela équivaudrait sans doute à confondre histoire de l’art et critique d’art... Le tableau d’Amsterdam figure dans le catalogue de la vente de 1954 sous le nom de Maarten van Heemskerck, une attribution qui, si l’on en croit la notice, avait été endossée par Friedländer. Néanmoins, c’est en vain qu’on cherchera l’œuvre dans la grande monographie sur cet artiste, publiée par Rainald Grosshans en 1980 (61). Il faut bien reconnaître que le Christ chétif des deux Baptême ne présente guère de ressemblances avec les athlètes de goût néo-antique créés par l’artiste hollandais...
Deux panonceaux de Marcellus Coffermans ?
Fig. 25 – Marcellus Coffermans (ou Atelier de ?) : Christ au Jardin des Oliviers. Lille, Musée des Beaux-Arts |
Sur le site de l’exposition virtuelle Peinture nordique de 1400 à 1550 dans les musées du Nord-Pas-de-Calais (2001), ces deux panneaux miniatures, représentant respectivement le Christ au Jardin des Oliviers et le Portement de croix, ont été situés dans la première moitié du XVIème siècle (62) (figg.25, 28). En revanche, les auteurs du Répertoire des Collections du Nord-Pas-de- Calais, reprenant à leur compte une proposition déjà formulée durant la première guerre mondiale dans le catalogue de l’exposition de Valenciennes Geborgene Kunstwerke (63), plaident en faveur d’« une date très avancée dans le XVIème siècle », en raison de « l’abandon complet des systèmes de drapés du Gothique tardif » (64). Cette datation tardive est de loin préférable. En effet, les deux panonceaux peuvent être attribués à Marcellus Coffermans ou à l’un de ses collaborateurs. Ils ont donc dû voir le jour entre 1549, année où Marcellus devient franc-maître à Anvers, et les alentours de 1578, moment de son décès.
Marcellus Coffermans est demeuré longtemps une figure méconnue de l’histoire de la peinture flamande et il aura fallu attendre 2003 pour que paraisse la première monographie qui lui soit consacrée (65). Ce peintre s’est spécialisé dans la réalisation d’œuvres de goût archaïsant inspirées par l’art des ‘Primitifs’. Elles étaient destinées de manière prioritaire, si pas exclusivement, au marché ibérique. L’artiste semble avoir tiré profit du goût prononcé du public espagnol de l’époque de Philippe II pour la peinture flamande du XVème siècle. Mais alors que le monarque lui- même pouvait réunir des œuvres authentiques de Rogier de le Pasture ou de Jérôme Bosch, en exerçant si nécessaire quelques pressions sur leurs propriétaires légitimes dans les Pays-Bas, la majorité de ses sujets, au sud des Pyrénées, devait se contenter de copies modernes plus ou moins fidèles. Celles livrées par Coffermans et ses collaborateurs se caractérisent par leur facture lisse, leurs volumes simplifiés et leurs contours stylisés. Une certaine influence italienne se marque dans l’usage d’un sfumato léonardesque dans les chairs. Coffermans qui, semble-t-il, n’a jamais reçu la moindre commande de la Cour d’Espagne (66), a non seulement copié Rogier de le Pasture, Memling, David et même Bernard van Orley ; il s’est aussi inspiré, à de nombreuses reprises, des gravures de Schongauer. Il faut toutefois signaler que tous les modèles utilisés par le maître anversois et son atelier sont loin d’avoir été identifiés. L’artiste a eu apparemment accès à des tableaux flamands de la fin du XVème ou du début du XVIème siècle dont nous avons perdu la trace et dont, à l’heure actuelle, on ignorerait tout sans ses copies.
Fig. 26 – Martin Schongauer : Christ au Jardin des Oliviers. Paris, Bibliothèque nationale, Cabinet des Estampes. |
À la suite des auteurs du catalogue des Écoles étrangères (67), ceux du Répertoire des Collections du Nord-Pas-de-Calais ont mis en évidence les liens unissant les deux panonceaux de Lille aux estampes de Schongauer. Le Christ au Jardin des Oliviers (fig.25) dérive de celui gravé par l’artiste alsacien quelque soixante-dix ans à quatre-vingts ans plus tôt (68) . Coffermans a eu recours au même modèle dans non moins de trois triptyques. L’un se trouvait à Berlin avant 1917 dans la collection Richard Von Kaufmann (69) ; les deux autres firent partie de collections privées madrilènes, celle de Xavier de Salas Bosch (70) et celle de la Marquise de Camporreal (71). Le panneau de Lille partage plusieurs traits caractéristiques avec le Christ au Jardin des Oliviers figurant sur ces trois triptyques. Ainsi, l’ange au calice apparaît au milieu d’une ouverture céleste formant une sorte d’auréole, et non dans le ciel lui-même, comme sur la gravure de Schongauer. Et, si l’on excepte le triptyque Bosch dont la photographie publiée ne permet pas de distinguer clairement l’arrière-plan, les soldats romains, conduits par Judas, arrivent par la gauche, et non par la droite, ainsi qu’on le voit dans l’estampe.
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Le panneau du Portement de croix (fig.28) présente une composition qui, elle aussi, est attestée à diverses reprises dans la production de Coffermans et de son atelier. Elle apparaît notamment sur le volet gauche d’un triptyque dont il existe plusieurs exemplaires – on serait tenté de dire ‘plusieurs éditions’, dans la mesure où les dimensions sont quasi identiques. Le plus célèbre est sans aucun doute celui conservé au Musée Lázaro Galdiano de Madrid et signé Marcelius Koffermans fecit (72) (fig.29). Un autre exemplaire, méconnu, se trouve au Musée des Beaux- Arts d’Agen (73) (fig.30), un troisième dans une collection privée (74). Dans ces trois ensembles, le panneau central est occupé par une représentation du Christ cloué à la croix, le volet droit par une Descente de croix. Si cette dernière dérive de la fameuse composition conçue par Rogier de le Pasture pour la Gilde des Arbalétriers de Louvain, en revanche, comme l’a observé Marc Rudolf de Vrij, ni la source du Portement de croix, ni celle du Christ cloué à la croix n’a pu jusqu’ici être identifiée (75). À en juger par les costumes, Coffermans a dû prendre pour modèles des œuvres des années 1500-1520.
Le Portement de croix de Lille constitue une version tout à la fois élargie et amputée d’une composition qui, à l’évidence, a été élaborée par l’artiste anversois en fonction du format étroit d’un volet de triptyque. Celle-ci a dû être remaniée, de manière à pouvoir s’adapter au champ presque carré des panonceaux lillois. Fidèle à la conception ornementale de la représentation figurée chère à de nombreux ‘Primitifs’ du XVème siècle et, notamment, au Maître aux Mèches en tire-bouchon, Coffermans s’efforçait d’occuper le champ pictural de manière couvrante. C’est pourquoi le Sauveur portant la croix, sur le volet gauche des triptyques de Madrid et d’Agen, a cédé la place à une autre figure de Christ, plus développée en largeur. Comme les auteurs du Répertoire l’ont remarqué, celle-ci dérive également de Schongauer (76) : elle reproduit en sens inverse le Christ du célèbre Portement de croix dans un paysage (77) . Quant à la porte fortifiée et aux personnages chevauchant, représentés dans le tiers supérieur du volet gauche des triptyques de Madrid et d’Agen, ils ont été purement et simplement éliminés, faute de place sur le panneau lillois, et remplacés par une simple ‘forêt’ de lances.
Dans un triptyque méconnu qui fut mis en vente à Cologne en 1986 et peut être attribué à l’entourage de Coffermans (78) (fig.32), on reconnaît également une version ‘augmentée’ du Portement de croix des triptyques de Madrid et d’Agen. Elle occupe un volet gauche presque aussi haut que large, dont les proportions sont assez similaires à celles des panneaux lillois. Cette fois, le peintre n’a pas remplacé la figure du Christ. Il s’est borné à ajouter un soldat à l’extrême droite, qui saisit le Fils de Dieu par son manteau. Il n’a pas non plus supprimé la porte de la ville, ni les personnages à cheval.
Fig. 32 – Marcellus Coffermans (Atelier de) : Portement de croix, Crucifixion, Descente de croix. Cologne, marché d’art, 1986. |
Il est difficile de se faire une idée précise de l’ensemble dont faisaient initialement partie les deux panonceaux de Lille. Vu leur largeur, on pourrait envisager à titre d’hypothèse leur appartenance à un triptyque constitué de panneaux de dimensions à peu près égales. Dans ce type de triptyque, les volets se rabattent l’un sur l’autre (79). La formule est attestée à Bruges, notamment chez Hans Memling (80), le Maître de 1473 (81) et celui de 1499 (82). Marcellus Coffermans semble l’avoir particulièrement appréciée, car non moins de quatre triptyques constitués de panneaux de dimensions à peu près identiques peuvent être attribués au maître anversois ou à son entourage. Seuls celui de l’ancienne collection de Salas Bosch et l’exemplaire vendu à Cologne en 1986 ont conservé leur encadrement d’origine. Le triptyque appartenant aux Carmélites déchaussées de Madrid a été monté dans un cadre moderne (83). Enfin, Marc Rudolf de Vrij a reconstitué un triptyque à volets se rabattant l’un sur l’autre, dont auraient fait partie le Christ au Jardin des Oliviers et l’Arrestation du Christ Von Kauffmann, ainsi qu’une Crucifixion (84) .
En guise de conclusion
Les tableaux flamands présentés dans cet article ont été sélectionnés de façon arbitraire, en fonction des compléments que j’ai cru pouvoir apporter aux notices du Répertoire des Collections du Nord-Pas-de-Calais. Pourtant, un fil conducteur apparaît, qui réunit la plupart des œuvres étudiées : la référence à Martin Schongauer. Tant la Descente aux Limbes du Maître aux Mèches en tire-bouchon que le Christ bénissant la Vierge peint par un anonyme très probablement brugeois ou les deux panneaux attribués à Marcellus Coffermans ont été inspirés par l’artiste alsacien.
Son influence sur la peinture flamande n’a guère suscité l’attention qu’elle mérite. Postulant une primauté de l’art des anciens Pays-Bas sur celui d’outre-Rhin qui n’aurait pris fin qu’avec Dürer, la recherche a été pendant longtemps obnubilée par la question de savoir ce que Schongauer devait aux Flamands et a négligé de s’interroger de manière systématique sur ce que ceux-ci auraient pu lui emprunter. Si l’on possède, depuis 1931, une étude sur l’impact qu’eurent les gravures d’Albrecht Dürer dans les Pays-Bas de l’époque de Charles Quint (85), rien de semblable n’existe pour celles de Schongauer. En 1991, à l’occasion du colloque international organisé pour le 500ème anniversaire de sa mort, des communications relatives à la ‘réception’ de l’artiste alsacien en Pologne, en Hongrie et en Italie ont été présentées. Aucune ne traitait spécifiquement de ‘Schongauer dans les Flandres’. Dans ce contexte, il faut saluer comme une louable exception la récente monographie de Stephan Kemperdick, parue en 2004, dans laquelle plusieurs pages sont consacrées aux œuvres flamandes des XVème et XVIème siècles portant la marque de l’Alsacien (86).
Schongauer a été l’acteur d’un important processus de globalisation au sein de la culture figurative occidentale. Dès la fin du XVème siècle, de la Pologne à l’Espagne, du nord de l’Allemagne à l’Italie, on identifie des échos souvent fidèles de ses gravures, le plus souvent peints, parfois aussi sculptés. Sur un territoire immense qui se confondait alors à peu près avec celui de l’Europe catholique, les mêmes modèles ont été utilisés par des artistes se situant dans des traditions artistiques différentes, si pas antagonistes. Les anciens Pays-Bas ne pouvaient que difficilement échapper à cette mode. Le triptyque de Melbourne, œuvre à trois mains de l’école bruxelloise peinte entre 1487 et 1492, constitue, dans l’état actuel du corpus, la plus ancienne attestation datée dans l’art flamand d’un emprunt indiscutable à l’Alsacien (87). Sur le revers du volet gauche figure un Repos pendant la Fuite en Égypte (88). L’arrière-plan reproduit une partie de la gravure de Schongauer illustrant le même thème, notamment les cinq anges qui courbent un palmier de façon à ce que Joseph puisse en cueillir les dattes (89).
À la fin du XVème et au début du XVIème siècle, la très large diffusion des gravures de Schongauer leur conférait une autorité particulière, résultant de leur omniprésence. On imagine qu’elles devaient être considérées comme des modèles iconographiques fiables, aussi bien par les peintres que par leurs clients : quand il fallait représenter un sujet peu commun, on pouvait s’appuyer sans crainte sur l’interprétation qu’en avait donnée l’Alsacien... Le Christ aux Limbes n’apparaît que dans des programmes iconographiques exceptionnellement développés, ceux des polyptyques peints et sculptés ; quant au thème du Christ bénissant la Vierge, il est, de manière générale, beaucoup plus rare que celui du Couronnement de la Vierge, auquel il est apparenté. Désireux d’éviter toute erreur iconographique et peut-être même à la demande expresse du commanditaire, le Maître aux Mèches en tire-bouchon a paraphrasé un Christ aux Limbes de Schongauer, qu’il connaissait peut-être par un dessin. De même, un anonyme brugeois proche du Maître de Hoogstraten a calqué son Christ bénissant la Vierge sur celui gravé par l’Alsacien...
À l’époque de Coffermans qui, on se rappellera, est aussi celle du Concile de Trente (1545-1563), les gravures de Schongauer ne pouvaient plus guère prétendre au statut d’exemples iconographiques. Les nombreuses références à des sources non bibliques devaient les rendre suspectes aux yeux de ceux qui, tel Molanus, s’efforçaient de bâtir une nouvelle iconographie chrétienne, plus fidèle à l’Écriture. Mais la distance chronologique en faisait également les témoins d’une époque révolue, qui avait ses nostalgiques, tant en Espagne que dans les Flandres. D’une certaine manière, pour ce public rétrograde, Schongauer, par son appartenance au monde de la Spätgothik allemande, semblait plus ‘ancien’ encore que les Primitifs flamands du XVème siècle. Du point de vue formel, il devait apparaître plus éloigné encore de l’Italianisme néo-païen de la peinture moderne qu’un Rogier de le Pasture ou un Memling. Ceci expliquerait la place éminente que lui accorderont Coffermans et ses imitateurs dans leur tentative de faire revivre en plein XVIème siècle l’art du siècle précédent...
Remerciements
C’est un agréable devoir de remercier ici Florence Gombert, conservateur au Musée des Beaux-Arts de Lille, son assistante Marie- Pierre Rose, Sonia Caballero Escamilla (Ávila), Isabelle Lecocq (Bruxelles) et Marta Negro Cobo, conservateur au Musée de Burgos, pour l’aide efficace qu’elles m’ont apportée dans mes recherches. Comme de coutume, mon manuscrit a bénéficié du sens critique de Jacques de Landsberg, Thierry Lenain et Monique Renault. Je souhaite également exprimer toute ma gratitude au Centre d’étude de la Peinture du XVème siècle dans les Pays-Bas méridionaux et la Principauté de Liège (Bruxelles), où Hélène Mund et Karine Renmans m’ont, comme à l’accoutumée, très aimablement accueilli.