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- - - Denis Laoureux Delahaut, peintre écrivant La tradition des écrits d'artistes
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Reporticle : 68 Version : 1 Rédaction : 16/09/2013 Publication : 16/09/2013

La tradition des écrits d'artistes

L’écrit d’artiste se cristallise historiquement dans l’humanisme de la Renaissance pour constituer ce qui, avec les périodes moderne et contemporaine, apparaît aujourd’hui comme une tradition féconde. La pratique de l'écrit d'artiste dans laquelle Delahaut s'est inscrit naît, en fait, avec la notion de modernité qui se développe à partir du milieu du XIXe siècle. À l’émergence de la modernité comme rupture avec le système traditionnel des Beaux-Arts répond le besoin de verbaliser les éléments nouveaux qui prennent corps dans la création. C'est d'ailleurs cette logique qui a amené la plupart des figures fondatrices de l'art abstrait à prendre la plume dans les années 1910.

Fig. 1 – Henri Michaux (1899-1984), Composition, ca. 1960. Encre de Chine sur papier, 76 x 58 cm. (Collection privée).
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Fig. 1 – Henri Michaux (1899-1984), Composition. (Collection privée).

En Belgique, où les limites entre art et langage sont souvent floues, le goût pour l'écriture se traduit à travers un corpus de textes significatif tant par sa quantité que par sa diversité. Nombreux sont les peintres qui ont pris la plume, et Delahaut en fait clairement partie. Il ne faudrait toutefois pas confondre ceux qui, comme Henri Michaux ((fig. 01) et Christian Dotremont, sont simultanément peintres et écrivains, et ceux qui sont avant tout des peintres prenant occasionnellement la plume. Delahaut abandonne, en effet, très provisoirement le pinceau en sachant fort bien qu'il retournera vite dans son atelier et qu'il ne sera pas jugé sur ses travaux d'écriture. Il n'est donc pas un peintre-écrivain comme Michaux, et encore moins un écrivain-artiste comme a pu l'être un Max Elskamp. Peindre et écrire représentent, pour lui, deux activités bien distinctes même si elles sont complémentaires. L'écriture reste, dans sa démarche d'artiste, une activité secondaire et subordonnée à une pratique picturale. Un peu comme Georges Vantongerloo, son prédécesseur dans l'histoire de l'art abstrait en Belgique, Delahaut est donc surtout un peintre écrivant, c'est-à-dire un peintre qui recourt à l'écriture non pas pour faire une œuvre d'auteur, mais bien pour positionner sa propre démarche picturale. L'encre aura toujours, pour lui, une odeur de térébenthine. Ses écrits remplissent surtout une fonction de médiation, ce qui n'empêche par ailleurs pas le développement d'une forme de littérarité. Nous y reviendrons.

Pour Delahaut, le travail de médiation assumé par l'écriture commence dans la seconde moitié des années 1940. En 1945, il peint ses premiers tableaux abstraits et restera, à partir de ce moment, radicalement attaché à une sensibilité picturale dominée par la géométrie et la clarté (1). Historien de l'art de formation, Delahaut est bien conscient qu'il est actif dans un pays marqué par une tradition figurative alors d'autant plus pesante que l'entre-deux-guerres a consacré le succès de l'expressionnisme flamand et l'échec de l'avant-garde abstraite qui s'était développée en Belgique essentiellement durant la première moitié des années 1920. C'est sans doute pourquoi il lui a semblé indispensable d'éclairer sa recherche d'une syntaxe visuelle purement géométrique par une activité théorique écrite. Constant, étayé, érudit, cet effort de théorisation a très vite fait de Delahaut le chef de file de l'avant-garde abstraite belge. Il ressort du volume des Écrits constitué par Claude Goormans et Philippe Roberts-Jones que le premier texte de Delahaut paraît en 1949 et que, dès ce moment, l'artiste ne cesse d’écrire, à un tel point que la courbe suivie par son travail d’écriture épouse quasiment celle de sa peinture puisque ses derniers écrits paraissent au début des années 1990 (2).

Le rôle que Delahaut donne à l’écriture est à mettre en relation avec la conception qu’il se fait de l’abstraction comme agencement rigoureux de formes, de lignes et de couleurs. Pour lui, la peinture n’a rien d’une écriture dans le sens où l’image n’a pas pour vocation d’être un discours visible. Dans ses écrits, Delahaut martèle l’idée que l’abstraction ne se reconnaît aucun devoir de référence au monde visible. L’image ne transmet d’autre contenu que celui de sa propre rhétorique plastique. Elle ne tient aucun discours puisqu'elle ne repose sur aucun thème iconographique. "L'art n'apprend rien, n'enseigne rien : il éveille" (3). Ce que le spectateur peut saisir de la démarche poursuivie par Delahaut n’est pas déterminé par la représentation de la réalité. C'est bien à travers l'écriture que le peintre définit le sens qu'il donne à son travail artistique. C'est pourquoi il nous paraît opportun de s’interroger sur les motivations qui conduisent le peintre à soutenir sa peinture par l'écriture. Quelles raisons poussent Delahaut à prendre la plume, dans quel contexte et sous quelles modalités ?

Fig. 2 – Jo Delahaut (1911-1992), Harmonie grise, 1947. Huile sur toile, 80 x 65 cm. (Collection privée).
Photo Sabam 2013. Luc Schrobiltgen.Close
Fig. 2 – Jo Delahaut (1911-1992), Harmonie grise. (Collection privée).

La situation du monde artistique belge après 1945 détermine le rapport que Delahaut entretient avec l’écriture. La volonté de donner à la Libération une signification picturale constitue un élément moteur dans la dynamique des avant-gardes qui se forment dès l’immédiat après-guerre. En Belgique, la fondation de la Jeune Peinture belge en 1945 en constitue la première expression. Delahaut fera partie de ce groupe jouant un rôle clé dans le processus qui mène la plupart de ses membres à franchir la ligne de l’abstraction vers 1950. Il restera comme étant le seul membre de cette association à avoir exposé, en 1947 à Bruxelles, des tableaux abstraits (4) ((fig. 02). La Jeune Peinture belge est officiellement fondée le 4 août 1945 sous la forme d’une association dont les statuts sont déposés au Moniteur belge. Elle rassemble des jeunes peintres revendiquant leur droit à une création qui ne se reconnaît ni dans les formes néoclassiques de l’animisme ni dans celles d’un surréalisme éprouvant alors quelque difficulté à réinventer sa qualité de mystère. Les responsables de la Jeune Peinture belge entendent relancer la vitalité avant-gardiste antérieure à la crise des années 1930. Ils réunissent des peintres comme Louis Van Lint, Antoine Mortier, Gaston Bertrand, Anne Bonnet, Mig Quinet, Jo Delahaut, et bien d’autres encore. La Jeune Peinture belge est d’abord un cadre dont l’objectif consiste à offrir aux peintres les moyens matériels d’exposer, non seulement en Belgique, mais également à l’étranger. Il n’y a pas de manifeste de la Jeune Peinture belge, mais un même désir partagé par nombre de peintres : désinhiber la création de ses attributions mimétiques pour vivre la peinture comme un espace de liberté. La Jeune Peinture belge s’assigne donc une fonction essentiellement logistique, sans pour autant définir un programme esthétique commun.

L’absence d’unité de pensée est un facteur qui conduit la Jeune Peinture belge à sa dissolution en 1949. Il y a ici un point de divergence avec Cobra dont la fondation en 1948 repose, elle, sur un manifeste (5), et dont les membres se dotent d’un organe éditorial qui fédère dans une même perspective des groupes expérimentaux situés en Belgique, en Hollande et au Danemark. Face à la vitalité de Cobra, Delahaut prend conscience de ce qui avait fait défaut à la Jeune Peinture belge : un esprit de groupe construit sur un texte fondateur et l'explication par écrit de la recherche menée en peinture. Tirant les leçons de Cobra dont le goût pour une "spontanéité irrationnelle" (6) le laisse de marbre, Delahaut se consacre dès 1952 à la promotion de l'abstraction géométrique en fondant et en animant une série de groupes qui s’enchaînent les uns aux autres selon une formule simple : des expositions collectives doublées de catalogues enrichis de textes fixant des principes.

On assiste ainsi à la mise en place d’un débat sur la nature intrinsèque de l’abstraction. Ce débat se déroule selon une dynamique qui oppose le « chaud » au « froid », le gestuel au géométrique, le débordement lyrique à la maîtrise de soi. Une revue comme Art d’aujourd’hui (1949-1955), à laquelle Delahaut collabore activement, milite pour une peinture rationnelle caractérisée par la lisibilité de la forme géométrique et par la maîtrise absolue du geste. Ce débat se joue avant tout au niveau des textes. Delahaut y participe à travers deux formes littéraires bien précises, celles du manifeste et de la préface.

Postures

On aurait tort d’opposer une culture de l’écrit qui serait celle du XIXe siècle à une culture de l’image qui appartiendrait au XXe siècle. La fin du XIXe siècle est incontestablement une période féconde en écrits de peintres. Il y a néanmoins dans l’art du XXe siècle une aspiration théorique consistante. Celle-ci s’enracine historiquement dans l’apparition de la critique d’art durant la seconde moitié du XIXe siècle. Les peintres sont alors soutenus par une critique rédigée par des hommes de lettres. Ceux-ci substituent progressivement la prise de position au simple compte rendu journalistique d’un salon. La presse artistique et littéraire constitue un lieu privilégié de polémique. Or la souplesse de l’organisation des revues permet aux peintres de participer aux débats en prenant la plume. C'est en cela que l’apparition de la critique moderne annonce l’activité théorique des peintres qui se développe de façon continue dans l’histoire de l’art moderne et contemporain. On assiste ainsi à la mise en place, dans la seconde moitié du XIXe siècle, d’une nécessité inédite dans l’histoire de l’art, celle d’exposer sur un plan théorique les éléments nouveaux qui apparaissent dans la création artistique. Les exemples sont légion. De Félicien Rops à Marcel Broodthaers en passant par Magritte, Cobra et Delahaut, le refus de s’inscrire dans une tradition sans la renouveler conduit les artistes à préciser leur position en recourant à l’écriture.

Fig. 3 – Jo Delahaut (1911-1992), Babibo, 1953. Huile sur toile, 73 x 92 cm. (Collection privée).
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Fig. 3 – Jo Delahaut (1911-1992), Babibo. (Collection privée).
Fig. 4 – Auguste Herbin (1882-1960), Rire, 1959. Huile sur toile, 92 x 65 cm. (Collection privée).
Photo Adagp 2013.Close
Fig. 4 – Auguste Herbin (1882-1960), Rire. (Collection privée).

La position esthétique de Delahaut est claire : rejet de la tradition figurative qui domine la peinture en Belgique (animisme, expressionnisme, surréalisme, réalisme socialiste) et rejet des formes de création spontanée issues de l’automatisme surréaliste (Cobra, abstraction lyrique). Avec Delahaut, la verbalisation de cette opposition prend une forme littéraire typique de la nécessité, pour les avant-gardes, d'adopter un positionnement tactique : la préface au catalogue d’une exposition collective et le manifeste. Ces textes ont une vocation polémique. Non seulement ils se placent en opposition aux courants qui prévalent au même moment, mais en outre ils entendent fédérer les membres d’un groupe autour de valeurs communes. Le manifeste du Spatialisme que Delahaut cosigne en 1954 et la préface au catalogue de l’exposition du groupe Art abstrait au Palais des Beaux-Arts en 1955, par exemple, définissent un positionnement pour le moins limpide et tranché, dans lequel se reconnaît une phalange de peintres tels Georges Collignon, Pol Bury, Jean Rets et Léopold Plomteux. Au groupe Art abstrait (1952-1956) ((fig. 03) succède Formes (1956-1960) ((fig. 04), suivi par Art construit (1960-1964) qui donne son nom à une revue éphémère dans laquelle Delahaut rend hommage à la cheville ouvrière des Réalités nouvelles, Auguste Herbin. Par la plume, il démontre ainsi autant la permanence de son engagement que la constance de sa pensée.

À l’emphase expressive de la peinture informelle, Delahaut oppose un sens de la construction fondé sur l’agencement de surfaces géométriques. À l’automatisme spontané du geste, il privilégie un contrôle de l’exécution par la maîtrise absolue du moindre mouvement de la main. À la libération de l’inconscient, il substitue les « arguments de l’intelligence » (7). Au matiérisme informel qui se développe en Belgique dans la seconde moitié des années 1950, Delahaut préfère la clarté d’une surface dépouillée, plane, éloquente, entièrement consacrée à l'expression des accords de couleurs. Enfin, face à la subjectivité exacerbée de l’expressionnisme abstrait, Delahaut appelle de ses vœux une collaboration active de la peinture avec l’architecture. Il voit l’image comme support méditatif, un temps d'arrêt inscrit au cœur des espaces les plus communs. Les manifestes du groupe Espace de 1953 et du Spatialisme de 1954 en témoignent : « L’art doit participer à la vie quotidienne, s’incorporer dans le décor journalier et aider de la sorte l’homme à se libérer du passé et à s’accorder au présent » (8).

Une perspective essayiste

Une autre facette des écrits de Delahaut confronte le lecteur à des textes qui relèvent de l’essai personnel, de la correspondance ou de l’entretien. L'écriture constitue alors un moyen utilisé par le peintre non pas pour se positionner stratégiquement, mais bien pour poser un regard critique et personnel sur son œuvre. Tout se passe comme si le fait d'adopter la posture d’un chef de file multipliant la fondation de groupes impliquait aussi, pour Delahaut, de préciser sa pensée personnelle par la publication. Cette dimension introspective découle également de la tradition des écrits d'artiste. Elle trouve une origine historique dans la crise fin de siècle de la notion de représentation. En Belgique, le symbolisme a mis en question la nature de la relation que l’image entretient avec le réel. Dans ce schéma, l’image n’est plus un rendu du réel, mais un écran sur lequel apparaît une représentation intérieure. Dès lors qu’il ne s’agit plus de lier la peinture au monde visible, mais de projeter une réalité psychique nourrie de littérature, le sens de ce qui est montré prend une dimension hermétique. Cryptée, énigmatique, l’image recompose un récit qui rechigne à se laisser enfermer dans une signification unique. Le symbolisme s’écarte en cela de la peinture d’histoire, pour faire place à des schémas de représentation visant à reculer les limites de la connaissance. Ce qui paraît n’est pas ce qui est, et la profondeur du propos dépend de l’aptitude du poète à saisir ce qui relève d’une apparition de l’au-delà. D’où les métaphores érigeant l’artiste en « voyant », « mage », « nabi » ou « prophète ». L’écriture joue ici un rôle médiateur de premier plan. Elle apparaît comme le moyen d’éclairer le caractère énigmatique, indéchiffrable, des éléments iconographiques mis en scène dans l’image.

On pourrait dès lors naturellement penser que l’écriture fut avant tout le fait de peintres inspirés par le modèle littéraire. Or l’apparition de l’abstraction au début des années 1910 n’a pas été une rupture avec ce schéma. Au contraire, les premiers peintres abstraits ont tenu à expliquer verbalement la logique d’un système personnel ne s’assignant désormais plus pour tâche de rendre les apparences. Kandinsky, Mondrian et Malévitch ont largement utilisé la plume pour apporter un contrepoint théorique à leur peinture respective. Delahaut connaît très bien ce contexte de la première abstraction. Il est donc aussi l'héritier de cette fonction de l’écriture comme clé d'interprétation d'une recherche picturale. Plusieurs voies sont empruntées à cet effet, à commencer par celle du dialogue. Delahaut accepte la publication d’environ une dizaine d’entretiens. Ces entretiens permettent au peintre d’amener le lecteur dans l’intimité de la fabrication de l’œuvre. Le peintre raconte et se raconte sous la forme d’un récit, d'une trame narrative, avec ses événements fondateurs et ses figures tutélaires.

Fig. 5 – Jo Delahaut (1911-1992), AB, 1970. Encre sur papier, 36,5 x 26 cm. (Collection privée).
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Fig. 5 – Jo Delahaut (1911-1992),AB. (Collection privée).
Fig. 6 – Jo Delahaut (1911-1992), CD, 1976. Encre sur papier, 36,5 x 26 cm. (Collection privée).
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Fig. 6 – Jo Delahaut (1911-1992), CD. (Collection privée).

Ce n’est pas tout. Delahaut publie des notes consignées dans ses carnets personnels. Ces notes sont présentées en relation avec des œuvres reproduites par sérigraphie. Il y a quatre recueils de ce type, auxquelles Delahaut donne des titres formant une série. Le caractère sériel renvoie à la dimension minimaliste de sa peinture : AB (1970) (fig. 05), CD (1976) (fig. 06), EF (1985) et GH (1988). La définition d’un programme esthétique commun cède ici la place à un retour sur soi-même. Pour Delahaut, publier de telles notes équivaut à livrer les clés d’un système pictural personnel. Publier son journal, c’est installer un dialogue au cœur même de la création. Le manifeste affirme. Le journal interroge. Le chef de file définit une ligne esthétique collective. Le diariste offre un rapport d’intimité entre l’homme et son œuvre. On quitte le lieu public de l’exposition pour entrer dans la sphère privée de l’atelier.

Les entretiens et les carnets permettent à Delahaut de faire apparaître de nouveaux éléments. Ceux-ci relèvent d'un point de vue personnel sur la peinture et ne constituent en rien les points d'un manifeste collectif. Delahaut souligne ainsi le côté inspiré, presque divinatoire, de l’artiste. Il insiste sur l’apport social de l’abstraction géométrique qui offre un temps de suspension dans un monde en tension permanente. L’équilibre intérieur apporté par la contemplation d’une ordonnance géométrique claire et la fonction méditative en jeu dans le monochrome sont également des aspects majeurs du discours de Delahaut : il s'agit de "retrouver, par d'autres moyens, l'équivalent des jardins zen" (9).

Fig. 7 – Jo Delahaut (1911-1992), Requiem, 1973. Huile sur toile, 100 x 230 cm. (Collection privée).
Photo Sabam 2013.Close
Fig. 7 – Jo Delahaut (1911-1992), Requiem. (Collection privée).

Le mouvement des surfaces géométriques, l’harmonie chromatique d’une tonalité calibrée à la mesure de la forme, la lisibilité attachée à l’évidence d’une forme primaire, la clarté de l’ordonnance, le retrait du geste, sont autant d’éléments qui traduisent la volonté d’élever la peinture en métaphore visuelle d’un ordre guidé par la raison et la spiritualité. La peinture aspire à un état de plénitude. Dans ses écrits, Delahaut martèle l’idée que l’abstraction géométrique ne consiste pas à agencer des plans dans un but décoratif. La géométrie n’est pas un ornement, mais le ferment d’une attitude contemplative. Elle n’est pas tant une fin qu’un moyen visant à stimuler la méditation et à exalter l’aspiration spirituelle du spectateur. Delahaut en vient à placer la méditation en amont de la peinture. Une toile comme Requiem (1973) ((fig. 07) en est l'expression : si la peinture se voit dotée d’une charge méditative, c’est bien parce qu’un état de méditation antérieur en a guidé l’exécution.

Fig. 8 – Jo Delahaut (1911-1992), Immense incertain n°1, 1960. Huile sur toile, 162 x 114 cm. (Collection Belfius Banque).
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Fig. 8 – Jo Delahaut (1911-1992), Immense incertain n°1. (Collection Belfius Banque).

De là vient le besoin de ralentir le rythme inhérent au sérialisme qu'il avait exploré durant les années 1950, de se dégager d’une logique de métamorphose permanente, comme pour permettre à la pensée de se ressaisir. Le regard ne suit plus la progression d’une forme en devenir. Au contraire. La forme est isolée, arrêtée et agrandie. Affranchie de sa structure évolutive, elle s’immobilise, sa couleur s’intensifie et gagne en monumentalité. La limite matérielle de la toile devient dès lors un point de tension. La forme dépasse le format pour se prolonger virtuellement hors du champ visuel ((fig. 08). Elle n’est plus une séquence dans une série, mais le fragment d’une réalité qui la dépasse. En assignant à la peinture le rôle d’inciter et de soutenir une méditation visant à éveiller le spectateur, Delahaut s’engage dans un dépassement de la pensée sérielle. C’est pourquoi il insiste sur le fait que l’art doit prendre place dans les espaces quotidiens où, tel un temps d’arrêt, il suspend le cours des choses pour placer dans le for intérieur du spectateur, à travers une grande économie des moyens plastiques, la conscience de l’essentiel. La clarté de la composition et le champ monochrome offrent un point d’équilibre. Il n’est pas question de nier l’existence de conflits intérieurs, mais bien de les réguler par la sérénité de l’image. Celle-ci s’accorde au rythme d’une respiration intérieure qui tire son ampleur, sa force, sa profondeur, de l’étendue d’une nappe colorée substituant le dépouillement aux accidents de la matière et l’ordonnance à l’éclatement informe de la tache. Redéfinir la forme pour sortir l’abstraction géométrique de sa logique sérielle s’impose désormais pour celui qui cherche dans la peinture l’équivalent d’un espace zen : mesure, équilibre, sérénité, élégance et sobriété.

Enfin, on peut se demander si le fait d'écrire tout en revendiquant un statut de peintre a une incidence sur le langage utilisé. James Ensor, par exemple, écrit en peintre, c'est-à-dire que sa plume rocailleuse et fort peu sensible au respect des règles de syntaxe voit le langage comme une matière à triturer. Delahaut lui aussi sait qu’il ne sera pas jugé sur sa production écrite. Convaincu de n’avoir aucune velléité littéraire, il se sent exonéré de toute esthétisation de l’écriture. Il situe sa relation au langage à rebours d’une quelconque emphase rhétorique. Les titres alphabétiques de ses essais sont significatifs de ce détachement. Paradoxalement ce goût pour une écriture épurée, faite de peu de mots, n'est pas exempt d'une forme de littérarité qui se caractérise par une économie de moyens. Brièveté de la phrase, précision du vocabulaire, clarté de la syntaxe, absence de métaphore sont les éléments d’une écriture minimaliste qui évacue tout débordement lyrique pour se resserrer autant que possible sur la pensée.

(Ré)écrire l’histoire de l'art

Le troisième genre investi par Delahaut relève de l’histoire de l’art. Il faut rendre compte d’un élément biographique. Parallèlement à ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Liège, Delahaut suit un cursus en Histoire de l’art à l’Université de Liège qu’il achève en 1935. Il est également Docteur en philosophie et lettres de l’Université de Liège, où il a soutenu en 1939 une thèse de doctorat consacrée au néoclassicisme en Belgique. Delahaut est donc un intellectuel. Sa formation universitaire s’exprime très clairement dans sa bibliographie dont une partie est consacrée à l’étude des courants artistiques qui font l’histoire de l’abstraction. Il est l’auteur de plusieurs contributions sur les pionniers de l’abstraction tels qu’Albert Gleizes, Frantizec Kupka et Vassily Kandinsky. Il a également signé quelques textes sur ses contemporains, comme Louis Van Lint, Auguste Herbin, Jean Rets, Alberto Magnelli…

Delahaut a également contribué à la redécouverte des premiers peintres abstraits belges. Avec Maurits Bilke, il conçoit l’exposition Les premiers abstraits belges qui s’ouvre le 24 septembre 1954 à la Galerie Saint-Laurent, à Bruxelles. C'est un jalon essentiel dans la réhabilitation de la participation belge au constructivisme international. Cinq ans plus tard, Delahaut et Bilke, secondés par Marc Callewaerts, remettent le couvert au Hessenhuis d’Anvers avec Les premiers abstraits en Belgique – Hommage aux pionniers. Des publications, signées par Delahaut, appuient la redécouverte de ces vétérans de la peinture abstraite. Il n’est pas incongru de voir dans cette initiative la principale contribution de Delahaut à l’histoire de l’art. Il faut dire que l’apport belge à l’internationale constructiviste des années 1920 a longtemps souffert d’un préjugé historiographique lié à l’histoire de l’histoire de l’art qui, en Belgique, est née sous la plume des hommes de lettres pour lesquels la peinture belge ne pouvait être que figurative et narrative. Au nom de la permanence d’une tradition figurative dans la peinture belge, la Plastique pure des années 1920 a été perçue comme un art d’importation indigne de figurer dans les ouvrages d’histoire de l’art belge. Il est significatif que les expositions L’art belge contemporain et 50 ans d’art moderne organisées dans le contexte de l’Expo 58 aient fait l’impasse complète sur l'avant-garde abstraite belge des années 1920 (10).

S’il revient aux travaux de Delahaut le mérite d’avoir contribué à réhabiliter la première abstraction en Belgique, on ne peut toutefois exclure que sa démarche ait été motivée par un objectif identitaire. Un mobile se cache derrière la promotion des pionniers belges de l'abstraction. "L'histoire de l'art, écrit Delahaut en 1959, n'est jamais définitivement écrite : chaque génération la recrée à travers sa propre sensibilité" (11). Le présent, en effet, intervient toujours dans la lecture du passé. Il s'agit ici de légitimer le sérialisme géométrique belge des années 1950 en l’inscrivant dans une filiation historique. Une fois encore, ce type d’écrit n’est pas nouveau. La construction d’une origine légitimante par Delahaut participe de la même logique qui avait jadis poussé, par exemple, Malévitch à faire du suprématisme le terme d’une évolution enracinée dans le cubisme. Le discours de Delahaut sur les premiers abstraits belges met en scène une origine historique dont il tire plusieurs avantages.

D’abord, rappelons que Delahaut est proche des thèses de l’art concret développées par Herbin dans le Manifeste des Réalités nouvelles de 1949. Face aux géométries abstraites exposées lors des salons des Réalités nouvelles, il semble que le recours à une origine historique nationale ait été un élément visant à renforcer les contours du champ pictural belge. Ensuite, il paraît évident que le fait de se placer dans la continuité naturelle du constructivisme offre une assise historique qui solidifie la position de l’abstraction géométrique face au succès international de l’informel, et face à la dimension post-Cobra qui domine la peinture belge durant les années 1950. Delahaut fait ainsi le lien entre les constructivistes des années 1920 et une jeune génération cherchant dans la géométrie un ordre rationnel opposé aux performances corporelles des expressionnistes abstraits. Enfin, au cœur d’un débat opposant l’abstraction à la figuration, la filiation avec le constructivisme légitime un rejet radical des anciennes attributions figuratives de la peinture. D’où la fondation d’un groupe comme Art construit en 1960, dont l’intitulé renvoie au constructivisme érigé par Delahaut en origine d'un art abstrait exploitant l'agencement des formes géométriques.

Pour conclure, on notera qu’au niveau des genres, les écrits de Delahaut portent l’héritage des modalités discursives mises en place dans la seconde moitié du XIXe siècle, en l’occurrence le manifeste, l’essai et le discours historique. La différence avec le XIXe et avec l’abstraction des années 1910 réside dans le passage de trajectoires individuelles à l’affirmation d’un esprit de corps fondé sur la logique du manifeste comme unité esthétique d’un travail de groupe. Sur le plan de sa fonction, l’écriture constitue, d’une part, l’agent d’un positionnement esthétique à l’échelon belge et international, et d’autre part, un outil de légitimation à travers le texte historique. Enfin, le fait de revendiquer la peinture comme activité principale désinhibe le passage à l’écriture.

Notes

NuméroNote
1Pour une approche monographique de la peinture de Delahaut, voir Jo Delahaut, Ostende, Musée provincial d'Art moderne, du 16 décembre 1989 au 12 février 1990; Denis Laoureux, Jo Delahaut, Namur, Maison de la Culture, 2010.
2Jo Delahaut, Écrits, textes réunis par Claude Goormans et Philippe Roberts-Jones, Bruxelles, Palais des Académies, 2003.
3Jo Delahaut, AB..., Bruxelles, 1970; cité d'après Jo Delahaut, Écrits, textes réunis par Claude Goormans et Philippe Roberts-Jones, Bruxelles, Palais des Académies, 2003, p. 16-17.
4Également membre de la Jeune Peinture belge, Mig Quinet réalise elle aussi, au même moment, des tableaux abstraits. Il faudra toutefois attendre 1953 pour que ces derniers soient exposés au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre monographie Mig Quinet. Abstraction faite, Anvers, Pandora, 2013.
5Il s’agit de La Cause était entendue. Ce texte est écrit le 8 novembre 1948. Il forme l’acte de naissance de Cobra.
6Selon la formule employée par Asger Jorn dans son “Discours aux pingouins”, in Cobra, n° 1, 1949, p. 8.