Reporticle
La célébration du centenaire du mouvement « De Stijl » et les expositions qui l’entourent, constituent l’occasion d’examiner les liens de Theo van Doesburg avec la Belgique. (1) Ces relations ont été relatées dans de nombreuses publications belges sans faire l’objet d’une vraie synthèse. Il est vrai que ni les artistes belges ni les publications d’avant-garde de l’époque n’eurent d’influence déterminante sur la carrière du peintre hollandais, qui considéra la plupart du temps notre pays comme un tremplin permettant d’avoir plus facilement accès aux artistes français. Ses séjours en Belgique à l’occasion de conférences sur le mouvement De Stijl dont il était le promoteur, furent effectivement peu nombreux. Il est pourtant intéressant d’envisager quels sont les artistes et les publications, qui dès avant la fin de la Première Guerre et surtout immédiatement après celle-ci, ont été profondément influencés par la double personnalité de van Doesburg, le néo-plasticien et son alias dadaïste I.K. Bonset, ainsi que sa façon de concevoir l’art de manière globale et novatrice. Ces artistes, dont plusieurs auront une réputation internationale, méritent que l’on s’attarde sur les raisons pour lesquelles ils furent conquis par une vision nouvelle et originale de l’art. Il fait la connaissance de certains d’entre eux dès le début de l’aventure du Stijl, et rencontre les autres en Belgique au début des années vingt, la guerre à peine terminée.
Trois artistes belges exilés, les peintres Georges Vantongerloo, Marthe Donas et l’architecte Huib Hoste côtoient et séduisent le peintre hollandais avant même qu’il ne se rende pour la première fois en Belgique en 1920 pour y faire la promotion de son mouvement « De Stijl ».
En novembre 1918, lorsque la guerre se termine enfin, les artistes belges ont été coupés du monde depuis quatre ans. Certains d’entre eux se sont réfugiés en Hollande restée neutre pendant les hostilités, ce qui leur permet d’entrer en contact avec des compatriotes ayant une vision plus progressiste de la peinture (2) ou avec des artistes hollandais qui, après le carnage de la guerre, se promettent de reconstruire l’art sur de nouvelles bases. C’est le cas du sculpteur et peintre Georges Vantongerloo, le premier exilé belge à se rallier à la nouvelle avant-garde néerlandaise. Après avoir été blessé lors des combats au début de la guerre, Vantongerloo réussit à s’enfuir aux Pays-Bas en 1915. Il est le seul Belge à signer en 1918 le premier Manifeste de la revue d’art « De Stijl » fondée par Theo van Doesburg, rédacteur en chef et cheville ouvrière de la revue dont le premier numéro voit le jour en octobre 1917 avec le soutien de ses compatriotes Mondrian et Bart van der Leck. En mars 1918, Vantongerloo se rend à Leyde pour rencontrer le peintre hollandais. Tout comme lui, Vantongerloo veut créer une œuvre personnelle visant à consolider les rapports entre les arts sur des bases philosophiques communes, notamment celles de Spinoza et de deux autres théoriciens : le prêtre catholique néerlandais Mathieu Schoenmakers, et le mathématicien et physicien français Maurice Boucher. Le premier est un des inspirateurs du mouvement « De Stijl », à qui l’on doit l’appellation « Nieuwe Beelding » ou « Néo-plasticisme » (3), le second, peu connu dans le monde de l’art, proposera à tous deux une vision commune de l’espace. (4) Les réflexions de Vantongerloo lui valent d’être publié dans « De Stijl » en cinq épisodes entre juillet 1918 et février 1920. (5) Elles sont accompagnées de ses premiers dessins abstraits intitulés « Etudes » et de sa première sculpture abstraite reproduite en pleine page en décembre 1919. (6) À cette époque, les relations des deux artistes sont très amicales, van Doesburg réside auprès de Vantongerloo lors de ses conférences en Belgique en 1920 et s’arrête chez lui à Menton en 1921. La même année, lors d’un séjour à Weimar, il le recommande en vain à Walter Gropius au poste de sculpteur du Bauhaus (7), une fonction qui aurait permis à Vantongerloo d’avoir la renommée internationale qu’il aurait méritée. À la fin des années vingt, les deux artistes se retrouvent à Paris dans le milieu de l’abstraction, celui de Mondrian, Arp et Sophie Taeuber et du groupe « Cercle et Carré » de Seuphor et Torres-Garcia. Malgré une vision similaire, ils ne réussissent pas à former un groupe, devant le refus de van Doesburg d’abandonner le premier rôle. Leurs relations deviendront même houleuses lors du vernissage de l’exposition « Cercle et Carré » où, après une prise de bec, ils en viendront aux mains. (8) En février 1931, peu avant sa mort, van Doesburg participe encore à la fondation du mouvement « Abstraction-Création » (9) auquel Vantongerloo ne décide d’adhérer que quelques mois plus tard.
Marthe Donas, l’autre artiste belge avec laquelle van Doesburg entretiendra des relations étroites, est elle aussi exilée. En 1915, elle émigre en Hollande avec sa famille avant de poursuivre une carrière de peintre à Dublin, à Paris et enfin à Nice au printemps 1917, où elle occupe un studio dans le même bâtiment que le sculpteur ukrainien Archipenko avec lequel elle entretient une relation amicale voire sentimentale. (10) Dès cette époque, van Doesburg contacte Archipenko, dont la réputation internationale n’est plus à faire, afin de collaborer à son nouveau magazine « De Stijl » (11) espérant obtenir ainsi un accès aux artistes français d’avant-garde. Au début de 1919, Archipenko lui fait connaître les oeuvres d’un peintre dont il apprécie le grand talent, Tour Donas, ou « Tour d’Onasky » (12). Archipenko et Donas ont décidé de commun accord d’adopter un nom masculin, vu la difficulté pour une femme de percer dans un domaine presque exclusivement réservé aux hommes. C’est Mondrian qui découvre la supercherie en juillet 1919 lorsque le concierge de son studio de la rue du Départ à Paris lui révèle qu’une femme occupe le local libéré par Diego Rivera. Van Doesburg considère immédiatement Marthe Donas comme une des figures les plus importantes de l’avant-garde parisienne sans se rendre compte de sa vraie identité. L’édition du « Stijl » d’avril 1919 publie une « Nature morte » de « Tour d’Onasky » (13) et la même année, le numéro 8 du magazine édite une photographie de « Danseuse ». Van Doesburg ne fait la connaissance de l’artiste belge qu’à Paris fin février 1920 à l’occasion de l’exposition de la Section d’Or. (14) La sympathie est réciproque et le peintre hollandais tente sans succès d’organiser une exposition Donas en Hollande. Il réussit néanmoins à faire accepter que les artistes de la Section d’Or, dont elle fait partie, exposent au Rotterdamsche Kunstkring (15), première escale d’un grand tour des Pays-Bas, comprenant La Haye, Arnhem et Amsterdam. Ce sera l’occasion pour Marthe Donas de faire la connaissance de Lena Milius, la deuxième épouse de van Doesburg chez qui elle résidera. Les mêmes oeuvres poursuivent ensuite leur voyage à Bruxelles à la Galerie Sélection, nouvellement créée par André de Ridder et Paul Gustave Van Hecke en juillet 1920. Enfin Marthe Donas et van Doesburg font partie de l’Exposition Internationale d’Art Moderne de Genève du 26 décembre 1920 au 25 janvier 1921 où bien qu’exilée, elle fait partie du contingent belge. Fin 1923, le dessin très abstrait « D’après deux femmes » de Marthe Donas fait la couverture du dernier numéro du magazine dadaïste « Mecano N° 4 & 5 » d’I.K. Bonset, alias van Doesburg. La première artiste abstraite belge fera montre d’une grande admiration pour le promoteur du Stijl et l’exprimera spontanément en 1920. (16)
« Dans l’art moderne c’est Mondriaan et vous que j’approuve le plus, car vous avez atteint le degré le plus élevé de la simplicité et de la pureté, de l’unité et de l’infini. Malgré cela je n’ai pas le courage de travailler dans ce même ordre d’idées, car après... que ferons-nous? Il n’y a presque plus de progrès ni de changement possible. » Elle admettra être incapable de dépasser l’abstraction pure à laquelle elle est arrivée en 1920. En constatant l’évolution des trois versions successives du dessin de « Femme couchée » qu’elle fait en 1915, 1917 et 1920 on ne peut que se rallier à cette évidence. (17) Fin des années vingt, Marthe Donas abandonne d’abord l’abtraction et ensuite la peinture pendant vingt ans.
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L’architecte belge Huib Hoste (18), également exilé en Hollande, participe lui aussi aux activités du Stijl en y publiant un article avant de se distancier de van Doesburg pour raisons philosophico-religieuses. Après son retour en Belgique, il organise le premier congrès d’art moderne avec Jozef Peeters les 10 et 11 octobre 1920, préside le deuxième congrès du 21 au 23 janvier 1922 et propose la tenue du troisième, la même année les 5 et 6 août. Lors du deuxième congrès, il obtient la participation de l‘architecte hollandais J.J.P. Oud, lié au Stijl mais ayant rompu fin novembre 1921 avec un van Doesburg dogmatique et autoritaire. (19)
Van Doesburg choisit Anvers en février 1920 pour entamer un premier voyage à l’étranger. Ville portuaire et donc plus cosmopolite que la capitale, Anvers, où se côtoient une bourgeoisie francophone et un nationalisme flamand très actif, voit la création de nombreuses revues d’avant-garde fondées dès 1919 sur un engagement moral, un intérêt pour la question flamande mais surtout pour un art moderne par des jeunes gens frustrés par quatre années de guerre. Éditeurs et artistes y sont nombreux et dynamiques, prêts à recevoir les conceptions modernistes du Stijl.
Des revues comme « Ruimte » (1920-1921) fondée par Eugène De Bock dont les collaborateurs sont de jeunes journalistes et écrivains issus de l’activisme, plaide pour plus d’éthique et de spiritualité tout en acceptant les tendances modernistes. Il sera le représentant du Stijl en Belgique et sa maison d’éditions « De Sikkel » publie en novembre 1920 la conférence « Barok Klassiek Modern » de van Doesburg après son premier passage dans la métropole belge.
La revue « Lumière » (1919-1923) de Roger Avermaete, elle aussi, adepte d’un renouveau artistique, juge rapidement la conception constructiviste de van Doesburg trop audacieuse et préfèrera un registre nettement plus expressionniste.
« Finie la Guerre. Le sang a cessé de couler. Plus de haine ! Le temps en est passé. Aujourd’hui on ne peut plus qu’aimer. Il n’y a plus de frontières. » C’est par ces mots que débute « Ça Ira », la revue (20) anversoise la plus avant-gardiste de l’époque, dont le premier numéro publié en avril 1920, reçoit dès le départ l’appui de Théo van Doesburg qui lui reproche cependant son flamingantisme insensé. Maurice van Essche (21), l’aîné des éditeurs, écrit à Theo van Doesburg dès le 11 janvier 1920 : « Nous bataillerons pour tout ce qui avec des moyens nouveaux ou renouvelés tentera d’introduire dans la vie moderne des conceptions plus larges, plus humaines ou simplement plus belles. En art comme en littérature, nous tâcherons de diffuser les tendances modernes. Nous tâcherons toujours de rester au niveau de l’effort contemporain. En politique nous combattrons l’opportunisme, la haine des classes et des races, la politique des partis et nous tâcherons ainsi d’introduire dans les cerveaux les idées plus nouvelles en rapport avec un sain internationalisme. » (22) Au départ, van Doesburg préfère ne pas collaborer avec la nouvelle revue car les conceptions avant-gardistes de Georges Marlier, l’un des collaborateurs, lui semblent trop tièdes. Paul Neuhuys l’autre moteur de la revue, fait de « Ça Ira » à la fois le défenseur de De Stijl et l’unique éditeur de Dada en Belgique en publiant, en mars 1921, dans un même numéro, « La littérature d’avant-garde en Hollande » de van Doesburg, « Le Manifeste II » de « De Stijl » et la suite de « Paradoxes blennorragiques de Lamprido » du dadaïste Clément Pansaers, tout en ignorant que van Doesburg se cachera en 1922 derrière I.K. Bonset, le mystérieux gérant littéraire dadaïste de la revue « Mécano ». En mai 1922, « Ça Ira » publie « Une Plastique nouvelle en Hollande », un autre article de van Doesburg, après le très contesté numéro 16 de la revue « Dada, sa naissance, sa vie, sa mort » de novembre 1921. Ce numéro que la Belgique passera sous silence et qui vaudra aux éditeurs l’abandon de la grande majorité de ses abonnés, fera jusqu’au bout la fierté de Neuhuys qui dira « il était vraiment d’une incongruité souveraine dans un milieu douillettement rétrograde ». (23)
Après une première conférence à Anvers, en février 1920, van Doesburg se rend à Bruxelles ; l’année suivante il revient à Anvers à Gand, à Bruxelles et enfin de nouveau à Anvers en décembe 1921. Ses séjours dans notre pays, sans être nombreux, s’avèrent néanmoins essentiels pour quelques jeunes artistes séduits par « De Stijl » et sa « Plastique Pure », ou bientôt par le versant dadaïste de sa personnalité, caché par son hétéronyme « I.K. Bonset ». (24)
En Belgique, le premier peintre à s’intéresser à « De Stijl » est l’anversois Jozef Peeters. Tout comme Mondriaan, c’est un intellectuel inspiré par la théosophie et un pionnier de l’art abstrait géométrique. A vingt-trois ans, il peint ses premières aquarelles abstraites en 1918, sa première huile l’année suivante. (25) Son engagement dans cet art totalement novateur se concrétise en septembre 1918 par la création d’un Cercle d’Art Moderne dont le but est d’organiser des expositions, conférences et congrès afin de promouvoir le modernisme. Il réalise son objectif de 1920 à 1922 en organisant trois congrès d’art moderne à Anvers et à Bruges, dont le deuxième du 21 au 23 janvier 1922 dans la grande salle des fêtes de l’Athénée attire de très nombreux artistes européens d’avant-garde. (26) Peeters entame une correspondance avec van Doesburg dès mai 1919 et s’abonne à la revue « De Stijl » quelques mois plus tard. En octobre, il propose à van Doesburg de faire une conférence au Cercle d’Art Moderne d’Anvers, intitulée « Classique, Baroque, Moderne » ; elle se donnera le 13 février 1920 à la St. Lutgardiszaal, Sanderusstraat 53 dans la métropole belge. La Belgique est le premier pays où van Doesburg présente ses théories et le Cercle d’Art Moderne lui semble un outil idoine de propagande pour le néoplasticisme (27) dont le fondement théorique inspirera largement « l’art communautaire » et la « Plastique Pure » de Jozef Peeters.
Un mois plus tard, le 13 mars 1920, l’artiste hollandais se rend à Bruxelles pour y faire une conférence sur « De Stijl ». L’écrivain Maurice Casteels avait fait l’éloge de ce mouvement dans le premier numéro de la revue « Le Geste » de décembre 1919 et c’est très probablement à l’initiative de celui-ci que les directeurs de la revue, Aimé De Clercq et les frères Pierre et Victor Bourgeois, l’invitent à parler au Centre d’art du même nom, situé au 6 Coudenberg, à proximité de la Place Royale. Cette conférence constitue le point de départ d ‘une nouvelle vision de l’art pour quelques très jeunes artistes (28), présents lors de l’événement. Ceux-ci forment l’essentiel d’un public d’une quinzaine de personnes, dont Georges Vantongerloo, associé au mouvement, est le seul à être lié d’amitié à van Doesburg. Outre les directeurs et Maurice Casteels, l’assemblée comprend René Magritte et Pierre-Louis Flouquet dont la première exposition commune vient de se terminer dans la galerie annexée au Centre d’art, les peintres Victor Servranckx et Karel Maes. Ce dernier est accompagné d’un ami d’école, E.L.T. Mesens, jeune compositeur de 16 ans féru de musique contemporaine et plongé pour la première fois dans un milieu d’avant-garde. La traduction de la conférence est assurée au départ par le peintre War Van Overstraeten, fondateur du Groupe Communiste belge en 1920, avant que l’orateur ne s’en charge lui-même. Il semble qu’un courant de sympathie soit né entre le peintre hollandais, Karel Maes et E.L.T. Mesens. Il est probable que lors de la rencontre des participants en fin de soirée chez Vantongerloo (29), Mesens dont Erik Satie est le héros, ait pu parler du compositeur français avec van Doesburg, qui se passionne lui aussi pour cette musique d’avant-garde, notamment pour « Ragtime » et « Pièce en forme de poires » (30). Mesens semble suffisamment séduit par le conférencier pour lui dédicacer sa composition pour piano n° 2 en octobre1920. (31) Ces affinités se renforcent l’année suivante lors d’une conférence que van Doesburg donne à Anvers le 21 mars 1921. Bien que non répertoriée dans son agenda, elle figure sur une carte d’invitation (32) urgente du Cercle d’Art Moderne. Elle est accompagnée d’une prestation musicale au piano de sa nouvelle compagne, qui deviendra sa troisième épouse. (33) De dix-sept ans sa cadette, Petro van Moorsel, dite Nelly, vient de terminer ses études au conservatoire de La Haye lorsqu’elle rencontre van Doesburg au cours de l’hiver 1920. Elle quitte définitivement sa famille pour le suivre dans un voyage européen qui amènera le couple à Weimar après un séjour de trois jours à Anvers. Lors de la conférence anversoise, elle se fait entendre pour la première fois en récital au piano. Sans être affirmatif, on peut penser que la musique de Satie, dont son partenaire lui a fait découvrir les partitions d’avant-garde dès leur première rencontre, en ait fait partie. Sans reprendre l’événement, qui a probablement eu lieu en dernière minute, le journal de van Doesburg, mentionne par contre le séjour du couple à Anvers où il rencontre le frère de Georges Vantongerloo, mais aussi Eugène De Bock, de la revue « Ruimte ». (34) Ce sera ensuite le tour de Roger Avermaete, le rédacteur de la revue « Lumière ».
Les relations amicales ultérieures avec Maes, Mesens et accessoirement Magritte, ne peuvent guère s’expliquer sans cette conférence et la présence sur place de ces jeunes artistes. (35) Dès le lendemain, le couple se rend à Bruxelles pour y rencontrer Maes, Magritte et Mesens, le surlendemain une seconde visite est uniquement consacrée à Mesens. Ce sera le début d’une relation amicale qui se poursuivra pendant plusieurs années (36).
Les 29 et 30 novembre 1921 van Doesburg revient à Gand et à Bruxelles pour y faire une conférence intitulée « Tot Stijl », accompagnée d’un récital de piano de sa compagne. Le 1er décembre il se rend à l’Athenée Royal d’Anvers où cette même conférence conduit à sa rencontre avec Michel Seuphor. (37) Elle sera déterminante pour l’avenir de celui-ci. Seuphor n ‘hésitera pas à écrire : « (…) cette phase de ma vie qui va de la conférence de van Doesburg à Anvers à ma fixation définitive à Paris en avril 1925 aura été déterminante pour la suite, en somme la fixation d’une assise sur laquelle je vis encore ». (38) À cette même occasion van Doesburg fait également référence au dadaïsme, ce qui bouleverse la connaissance qu’en a Seuphor. Il dira beaucoup plus tard « C’est au mois d’octobre 1921(sic) que me furent données les premières indications claires, non ironiques, sur le dadaïsme. C’était au cours d’une conférence que Theo van Doesburg, alors directeur de la revue De Stijl, venait faire à Anvers, ma ville natale… Le visiteur était remarquablement informé de tous les mouvements nés depuis le début du siècle... » Van Doesburg, homme nerveux et caustique, était un vulgarisateur de premier ordre et un redoutable contradicteur. (39) C’est également lors de cet événement que Michel Seuphor rencontre Jozef Peeters et lui propose une collaboration à la revue « Het Overzicht » qu’il publie avec Geert Pijnenburg. Ils décident d’en faire l’organe de l’art abstrait, Peeters se chargeant des aspects plastiques, Seuphor de la rédaction littéraire. La revue passe alors d’un flamingantisme pseudo-philosophique à une publication d’avant-garde internationale appréciée et influencée par les idées de van Doesburg. Lorsque la revue prendra une tournure trop dadaïste, les relations entre les deux collaborateurs se détérioreront et l’aventure se terminera en 1925, au départ définitif de Seuphor pour Paris. Au début, les relations de van Doesburg et Seuphor à Paris sont amicales et ils envisagent même de créer ensemble une nouvelle revue intitulée « Code ». Celle-ci aurait lutté contre certaines tendances, tout en faisant connaître de nouveaux courants et en restant radicale. (40) Toutefois, leurs nombreuses disputes et réconciliations qui font partie d’un rituel au « Café du Dôme » qu’ils fréquentent tous deux, les empêchent finalement de réaliser une entreprise commune. (41)
Jozef Peeters, l’initiateur des relations avec De Stijl se rebelle rapidement contre le sentiment de supériorité de van Doesburg à son égard. Il fera remarquer que ses premières peintures abstraites étaient réalisées avant que n’arrive le dogmatique et rigoriste « commis-voyageur » du Stijl. Peeters est doctrinaire (42) et tout aussi inflexible que son collègue hollandais. Il ne supporte pas l’indifférence manifestée par van Doesburg pour sa peinture, qui n’aura jamais le privilège de figurer dans la revue de celui-ci. Van Doesburg considère que les gravures sur bois et les linogravures de Peeters sont dépassées et bien trop proches de l’expressionnisme pour recevoir son aval. Il lui reproche de ne pas respecter suffisamment les idées fondamentales du néo-plasticisme. Peeters, par contre, estime que les seules lignes verticales et horizontales du constructivisme hollandais lui imposent trop de limites. (43) Après la conférence d’Anvers de décembre 1921, van Doesburg fait part à Mesens de l’animosité de Peeters vis-à-vis de sa revue ainsi que de sentiments négatifs qu’il semble détecter chez lui envers Maes et Mesens même. Les sentiments de Peeters ne seront cependant jamais négatifs vis-à-vis de Karel Maes qu’il considère comme son égal et le seul à ses côtés. (44)
Il est donc avéré que les quelques conférences de van Doesburg à Bruxelles et à Anvers ont bouleversé la vision de l’art de tout un groupe de jeunes auditeurs, dont Karel Maes, E.L.T. Mesens et Michel Seuphor qui, à titres différents, resteront en contact avec le constructivo-dadaïste pendant plusieurs années, voire jusqu’à sa mort en 1931.
Karel Maes est séduit par le constructivisme et la plastique pure, Mesens par le dadaïsme et Seuphor à la fois par l’abstraction et le dadaïsme. Les frères Bourgeois, Flouquet, Servranckx et Maes ne tardent pas à se grouper et à lancer une revue moderniste hebdomadaire basée sur le renouveau préconisé par De Stijl et sur sa conception globale des arts. Elle s’appellera « 7 Arts » et sera beaucoup moins éphémère que toutes les autres revues d’avant-garde puisque publiée jusqu’en 1929. Karel Maes en est un des cinq responsables, il illustre la revue de ses linogravures et y collabore comme critique d’art. Il sera le trait d’union entre les artistes anversois et bruxellois.
Magritte, quant à lui, n’est pas séduit par cette conception artistique globale et considère que l’architecture n’est pas un art. (45) Il tâtonne encore quelques années entre le cubisme et le futurisme avant de rejoindre E.L.T. Mesens dans l’aventure des éphémères revues dadaïstes « Œsophage » et « Marie » et trouve sa vraie voie en 1925 grâce au « Chant d’amour » de Giorgio de Chirico. On ne peut cependant nier qu’il ait subi une certaine influence du dadaïste hollandais en comparant l’autoportrait photographique de dos de van Doesburg « Je suis contre tout et tous I.K. Bonset et Dada » de 1921 (46) avec son tableau « La reproduction interdite » de 1937. (47)
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Theo van Doesburg considère rapidement Karel Maes comme le seul représentant de la « Plastique Pure » en Belgique dont les œuvres sont dignes de figurer dans la revue « De Stijl » au même titre que celles de Vantongerloo. Il essaye même, en vain, de persuader Maes d’accepter une reconnaissance internationale par le biais d’un contrat que lui offre le galeriste parisien Léonce Rosenberg. (48) En septembre 1922, les relations de Maes et van Doesburg sont assez étroites pour qu’il soit question à Berlin de la formation d’une communauté internationale constructiviste de plasticiens (49) dont Maes aurait fait partie avec El Lissitzky, Hans Richter, Max Burchartz. Suite à un différend avec Laszlo Moholy-Nagy et estimant que le temps n’est pas encore venu de fonder une communauté artistique van Doesburg abandonnera le projet (50).
Van Doesburg propose alors à Karel Maes de participer au congrès de Weimar le 25 septembre 1922. Bien que tout le monde soit persuadé de la présence (51) de Karel Maes sur place, puisque sa signature figure au bas du Manifeste, il n’en est rien, il ne se retrouve d’ailleurs sur aucune photo. Maes donnera simplement deux procurations à van Doesburg pour le représenter lors de cet événement. Celui-ci prendra une tournure constructivo-dadaïste, avec la participation de Tzara, Arp et Schwitters, une initiative qui sera peu appréciée par les purs constructivistes et n’aurait certainement pas été cautionnée par Maes. Avant même la publication de la revue dadaïste « Méchano » qu’il est sur le point de créer, van Doesburg mentionne Karel Maes dans la liste des collaborateurs éventuels. Mesens exprime immédiatement son enthousiasme pour cette revue internationale dadaïste anti-esthétique mais se demande si Maes participe bien à l’entreprise de son plein gré. (52)
Dès l’été 1921, Mesens engage une correspondance avec le couple van Doesburg. Au départ c’est surtout celle qui signe Mvr van Doesburg qui est son interlocutrice. (53) Il y est uniquement question de musique que le jeune compositeur bruxellois ambitionne de faire publier dans la revue « Der Sturm » et qu’il aimerait faire jouer par Nelly van Doesburg lors de concerts privés en Allemagne, des désirs qui ne seront malheureusement pas comblés. Lors du troisième congrès d’art moderne à Bruges, les 5 et 6 août 1922, les relations entre Maes et Mesens semblent s’être définitivement gâtées. L’allocution de Maes sur la plastique moderne est chaleureusement applaudie alors que celle de Mesens sur la musique est très polémique et fort mal reçue par les participants (54). Dès le mois suivant, et peut-être suite à l’article publié dans le numéro de septembre de « Het Overzicht », Mesens parle de quelque chose d’indignant dans la valeur morale de Maes. (55) Ce dernier, par contre, ne comprend pas l’attitude de son ami et s’en ouvre à van Doesburg. Maes, ayant toujours aidé et encouragé Mesens depuis ses débuts musicaux, manifeste son étonnement et préconise qu’on lui donne une bonne douche. (56) Mesens, de son côté, n’hésite pas à signer avec Cornelis van Eesteren et Nelly van Doesburg (57) un article du dernier numéro blanc de « Mécano » en janvier 1923, intitulé « Holland’s bankroet door Dada » où Peeters, son épouse Pélagie Pruim et Karel Maes sont tournés en dérision. Le titre « Waar de maes K en Scheldwoorden vloeien » reprend en le transformant le titre d’une chanson populaire flamande « Waar Maas en Schelde vloeien ». Les auteurs s’y moquent de Peeters de son esthétique communautaire et de sa « plastique pure » à la fois pro allemande, nationaliste, flamingante, internationale et collectiviste, soit pleine de contradictions. (58)
En avril 1923 le couple van Doesburg s’installe à Paris dans l’atelier de la rue du Moulin Vert. Mesens y réside lors de ses nombreux voyages dans la capitale française et accompagne notamment les van Doesburg lors de la célèbre « Soirée du Cœur à Barbe » en juillet 1923 (59). C’est plus que probablement à cette occasion qu’il rencontre Tristan Tzara avec lequel il se lie d’amitié et engage une longue correspondance. (60) C’est également en 1923 que van Doesburg écrit et publie « Wat is Dada » dans De Stijl. Ce texte permet à Mesens de s’approprier la devise « sans dieu, sans maître, sans roi et sans droits », qui fait partie intégrante de sa personnalité ; elle s’inspire manifestement de la définition du dadaïste selon Raoul Hausmann : « Il ne subit pas naïvement le monde ; ni dieu, ni père, ni maître ne peuvent le châtier. » La dernière correspondance entre Mesens et Theo van Doesburg se situe en 1924. Il y est moins question de musique mais d’éditeurs à trouver en Belgique pour De Stijl et Mécano à un prix intéressant, de savoir dans quelles librairies les revues sont données en dépôt et d’une traduction urgente de néerlandais en français d’un article contre rémunération. (61) Il est clair que même si, au départ, Mesens s’intéresse surtout à la diffusion de sa musique et aux nouvelles tendances et revues dans ce domaine, il sera de plus en plus attiré par la personnalité dadaïste de van Doesburg, par son cosmopolitisme, la typographie de ses revues mais aussi par la poésie phonétique. Grâce à van Doesburg, Mesens entre en contact à Paris avec Kurt Schwitters dont les poèmes récités à la terrasse des « Deux Magots » (62) resteront gravés dans sa mémoire. La dernière lettre de Mesens à Nelly van Doesburg concerne le prêt d’œuvres de son mari pour l’exposition « 75 Œuvres du Demi-Siècle » qu’il organise à Knokke en 1951. (63) Elle montre des relations restées amicales au fil des années. Mesens et van Doesburg se sont progressivement perdus de vue, leurs relations se sont étiolées, mais l’influence d’ I.K. Bonset ne quittera pas le surréaliste belge, qui restera éternellement dadaïste.
En 1929 la revue « 7 Arts » met la clef sous le paillasson, Jozef Peeters abandonne la plastique pure pour n’y revenir qu’au début des années 60. Marthe Donas range ses pinceaux de 1928 à 1947 ; Karel Maes se consacre à la fabrication de meubles et peint encore quelques toiles d’inspiration expressionniste et surréaliste au début des années trente. Seuphor et Vantongerloo émigrent définitivement à Paris sans jamais abandonner l’abstraction. Seuphor se fait le chantre de Mondrian et de l’art abstrait en y consacrant de nombreuses publications importantes. (64) Mesens s’investit corps et âme dans le surréalisme en lorgnant vers le dadaïsme et émigre à Londres.
En 1929 le crack de Wall Street et ses répercussions sur les artistes et les galeries se fait affreusement sentir, s’y ajoute l’indifférence des autorités officielles qui passent entièrement l’abstraction sous silence. Partant du principe qu’il vaut mieux encourager l’expressionnisme flamand, un art du terroir, (65) l’art abstrait n’entrera que très modestement dans les inventaires de l’état au début des années cinquante. Ces précurseurs du modernisme des années vingt ne recevront une première reconnaissance publique que grâce à deux expositions, à Bruxelles en 1954 et à Anvers en 1959 (66) puis en 1963, à l’initiative de Maurice Naessens, alors Directeur de la Banque de Paris et des Pays-Bas, Michel Seuphor publiera « La Peinture Abstraite en Flandre ».
Aujourd’hui l’abstraction belge est remise à l’honneur, De Stijl et son promoteur sont célébrés dans de nombreuses expositions et catalogues. Il aura fallu un siècle pour lui rendre hommage et pour prendre conscience de l’importance qu’il eut dans le choix de vie ou de carrière de quelques artistes belges. Cette influence, négligée ou escamotée sans le vouloir, mérite qu’on lui rende sa place.
Bibliographie
Archives
E.L.T. Mesens, Archives Dubucq-Vermander, Bruxelles.
E.L.T. Mesens, Archives Getty Research Institute, Santa Monica E.U.
Van Doesburg/Van Moorsel, RKD, Correspondentie Karel Maes 114 et correspondentie E.L.T. Mesens 123.
Publications
Arnoldussen P.-Hans Renders : Over Michel Seuphor in Zacht Lawijd, jaargang 8 2099, dbnl Digitale bibliotheek van de Nederlandse letteren.
Ça Ira, Collection complète, Ed. J. Antoine, Bruxelles, 1973.
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