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- - - Catheline Périer-D'Ieteren L'Annonciation du Louvre et La Vierge de Houston Sont-elles des oeuvres autographes de Rogier Van Der Weyden ?
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Reporticle : 117 Version : 1 Rédaction : 01/01/1982 Publication : 20/01/2015

Note de la rédaction

Annales d’Histoire de l’art et d’Archéologie, Université Libre de Bruxelles, n°4, 1982.

L'Annonciation du Louvre et La Vierge de Houston sont-elles des oeuvres autographes de Rogier Van Der Weyden ?

L'Annonciation du Louvre et la Vierge de Houston sont-elles des œuvres autographes de Rogier Van der Weyden? Voilà une question qui a, depuis longtemps, fait l'objet de controverses. Les opinions de plusieurs historiens d'art divergent à ce sujet. Certains y reconnaissent la main du maître, d'autres y voient des peintures issues de son atelier ou exécutées par un émule. Notre intention n'est pas d'apporter une réponse définitive à ce délicat problème d'attribution mais plutôt de faire progresser nos connaissances en présentant des arguments nouveaux qui résultent de l'examen de la technique d'exécution et, dans une moindre mesure, de l'interprétation des documents de laboratoire.

Résumons en premier lieu les opinions émises par les érudits sur la genèse et l'attribution de ces deux œuvres. L'Annonciation (1) serait le panneau central d'un triptyque assemblé pour la première fois à l'exposition internationale de Bruxelles en 1935. Les volets présentant à gauche le donateur et à droite la Visitation sont conservés à la Galerie Sabauda de Turin. C'est F. Winkler qui, en 1924, fut le premier à rapprocher ces peintures et à les donner à Van der Weyden, suivi en cela par Hulin de Loo (2). Pour E. Panofsky (3)l'Annonciation est sans conteste une œuvre de Rogier Van der Weyden, combinant les influences eyckiennes à celles du Maître de Flémalle. Les volets par contre seraient peints par un émule du maître.

L'auteur situe l'exécution du panneau central vers 1434-35 et voit dans les volets des additions tardives. Selon lui, un membre de la famille de Villa aurait acquis le panneau de l'Annonciation et aurait ultérieurement constitué un triptyque avec donateur, opération qui ne serait pas antérieure à 1455 (4). Comme Winkler et Hulin de Loo, mais contrairement à l'avis de Panofsky, les auteurs du Corpus de la Galerie Sabauda de Turin (5) attribuent les volets à Rogier Van der Weyden, relevant une série d'analogies de style, de composition et de couleurs avec plusieurs œuvres autographes du maître; ils datent l'ensemble des années 1435-38.

Le jugement de M.J. Friedländer (6) est moins tranché que celui de Panofsky: l'Annonciation est un « tableau particulièrement gracieux et charmant ». S'il s'agit d'une œuvre de Van der Weyden, elle a dû être exécutée autour de 1435 et elle dénote une influence du Maître de Flémalle dans la représentation de l'espace et de la lumière. Enfin, il ajoute prudemment que le tableau est fréquemment donné à un suiveur. Dans les addendas de la réédition anglaise du livre de FriedUinder, N. Veronee-Verhaegen ne prend pas position.

E. Renders (7)  a d'abord considéré l'Annonciation comme la réplique d'une œuvre perdue, puis il a y vu une composition originale de Van der Weyden, peinte en 1438. Enfin, E. Michel, dans son catalogue raisonné (8), accepte sans restriction la thèse d'Hulin de Loo, de Winkler et de Beenken, selon laquelle l'Annonciation est une œuvre caractéristique de la jeunesse de Van der Weyden. Il place son exécution vers 1432-35.

D'un autre côté, plusieurs historiens d'art attribuent de manière péremptoire l'Annonciation' à un élève de Rogier. Œuvre «d'imitateur» dit Van Puyvelde (9), œuvre d'un inconnu de la deuxième moitié du xve en rapport avec Tournai, écrit P. Leprieur (10), œuvre d'un disciple de Van der Weyden réalisée d'après un modèle du maître selon Schulz (11), tandis que Scheibler (12)  qualifie le tableau d'une copie d'école passablement laborieuse, opinion partagée par Schöne (13) Reprenons de la même manière les avis emlS à propos de la Vierge de Houston (14). Certains historiens d'art, comme Pauwels, la considèrent comme un panneau de diptyque (15) ; pour d'autres, comme Friedlander, Davis et Marlier, il s'agirait d'une œuvre de dévotion indépendante, ce que confirme l'absence de traces de charnière en bordure du panneau. Comme pour l'Annonciation, les experts s'interrogent: est-ce une œuvre originale de Van der Weyden ou une réplique d'atelier? Winkler, FriedIänder, Destrée et Schöne y voient une œuvre peinte par Van der Weyden tandis que Panofsky pense qu'il s'agit d'une excellente réplique et que Beenken refuse d'attribuer à Rogier la conception même du tableau. Son exécution, de l'avis général, serait tardive; elle se situerait entre 1459 et 1460.

Ce bref survol des attributions données à l'Annonciation et à la Vierge de Houston met immédiatement en évidence la complexité du problème. Non seulement les avis sont contradictoires mais encore un même spécialiste revoit son jugement ou hésite à le formuler avec autorité, les seuls critères stylistiques n'offrant pas, semble-t-il, une base d'appréciation suffisante. La difficulté dans le cas des deux œuvres étudiées est encore accrue du fait de leur réelle qualité picturale qui invite, il est vrai, à la prudence. C'est dans un domaine aussi ardu et périlleux que celui de l'attribution de pareils tableaux (16)  que l'examen de la technique picturale et l'exploitation des méthodes de laboratoire nous paraissent être un auxiliaire particulièrement utile. Précisons que, dans notre esprit, utile ne signifie pas « décisif » car, comme le soulignait Panofsky, « les méthodes permettent à l'historien d'art de voir davantage que ce qu'il verrait sans elles; mais sur ce qu'il voit, elles n'indiquent rien: la nécessité demeure entière d'une interprétation' stylistique, comme pour ce qu'il perçoit à l'œil nu » (17). Voyons successivement pour l'Annonciation et la Madone de Houston quelles sont les données objectives nouvelles, fournies par l'examen technologique, qui peuvent éclairer le débat.

L'Annonciation (Fig. 1)

Fig. 1 – R. Van der Weyden (?), Annonciation, Musée du Louvre, Paris.
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Fig. 1 – R. Van der Weyden (?), Annonciation, Musée du Louvre, Paris.

Dans l'ensemble, la technique d'exécution de l'Annonciation, en bon état de conservation (18), est très soignée et l'écriture picturale est serrée. Toutefois, selon nous, elle ne s'apparente pas directement à celle des œuvres d'attribution reconnue à Yan der Weyden, situées par les experts autour de 1434-38, ou même à des œuvres plus tardives (19).

Fig. 2 – R. Van der Weyden, Polyptyque de Beaune et Tryptyque Braque, macrophotographies des visages de l'archange et de Marie Madeleine.
Photo D.R.Close
Fig. 2 – R. Van der Weyden, Polyptyque de Beaune et Tryptyque Braque, macrophotographies des visages de l'archange et de Marie Madeleine.

Dans toute la composition, les couleurs sont mêlées à une quantité de blanc de plomb plus élevée que celle qu'on rencontre généralement dans les peintures flamandes de la première moitié du XVe siècle (20) et, en particulier, dans celle de Yan der Weyden; cette observation est notamment confirmée par la lecture comparée des radiographies de l'Annonciation et du Polyptyque de Beaune (21) Ainsi, le modelé du visage de l'archange, qui comprend beaucoup de blanc dans le ton couvrant, est plus opaque que celui de l'archange de Beaune (fig. 02). De plus, de larges accents de lumière mis en pâte et non plus estompés et lisses sont juxtaposés à des plages d'ombre qui ont perdu leur transparence, ce qui confère aux carnations un aspect lourd et un manque de profondeur étrangers à l'œuvre de Van der Weyden. L'examen de la structure du bleu révèle une utilisation généralisée du blanc même dans les ombres profondes, particularité que l'on rencontre dans les peintures de la fin du xye siècle mais non dans les modelés de type eyckien où dans les parties très ombrées l'azurite est le plus souvent utilisé comme pigment pur. L'analyse quantitative du blanc en micro fluorescence X (22) montre que la distribution de ce pigment n'est pas uniforme, comme la lecture de la radiographie pourrait le laisser entendre, mais accuse de fortes variations suivant l'intensité du bleu. Abondant dans les clairs, le blanc diminue d'un tiers environ dans les tons moyens tandis que sa concentration devient plus faible encore dans les plages foncées. Par rapport aux peintures du début du xve siècle, on observe donc un renversement des épaisseurs dans l'usage des couleurs, le bleu azurite étant dans l'ensemble en faible proportion par rapport au blanc de plomb (23).

Fig. 3 – R. Van der Weyden, Polyptyque de Beaune et Tryptyque Braque, macrophotographies des visages de l'archange et de Marie-Madeleine.
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Fig. 3 – R. Van der Weyden, Polyptyque de Beaune et Tryptyque Braque, macrophotographies des visages de l'archange et de Marie-Madeleine.
Fig. 4 – Tryptyque Braque, détail du paysage, volet de St Jean Baptiste.
Photo Musée du Louvre, ParisClose
Fig. 4 – Tryptyque Braque, détail du paysage, volet de St Jean Baptiste.

L'exécution du brocart est plus sommaire que dans les œuvres de Van der Weyden. L'écriture est rigoureuse mais, comparée à celle de l'archange du Polyptyque de Beaune par exemple, elle répond déjà à une série de systèmes qui connaîtront un large développement à partir des années 1480. Les motifs sont projetés par aplats sur un ton de fond op~que et foncé, alors que dans l'œuvre de Van der Weyden ils apparaissent en relief sur un ton couvrant modulé par des glacis. Il y a une uniformité d'éclairage et de densité des fils d'or qui sont peints sur toute la surface du tissu sans plus tenir compte des effets variés d'épaisseur de la matière et d'intensité lumineuse. L'aube de l'archange (Fig. 1) n'est pas ombrée par un habile jeu de glacis superposés conformément à la technique des grands Primitifs flamands mais bien, comme l'a prouvé l'examen en microfluorescence X, par une couche de bleu azurite plus ou moins' couvrante. Cette dernière contraste assez brutalement avec les parties blanches de l'étoffe empâtées dans les lumières. L'utilisation d'un pigment coloré pour marquer l'ombre en lieu et place de glacis s'observe aussi dans le brocart où du vermillon est additionné au jaune d'étain. Le paysage est « joli » mais ne présente pas l'acuité du détail et les délicats effets de lumière qui caractérisent ceux que Rogier a peints dans tous ses tableaux d'attribution reconnue, et en particulier dans le Triptyque Braque (fig. 04). Les montagnes, l'architecture et la végétation ne sont qu'esquissées par de simples 'masses de couleur empâtées tandis que leur facture est sommairement soulignée dans la matière. Enfin, les formes du lustre ne sont pas subtilement modelées par la lumière enveloppante mais sont structurées de manière conventionnelle par une alternance de parties claires et foncées. Un lustre identique est repris par Colyn de Coter dans le Renom, un des panneaux illustrant la Légende de St-Rombaut peint vers 1485, et son exécution picturale est très comparable.

Fig. 5 – Annonciation, main de la Vierge.
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Fig. 5 – Annonciation, main de la Vierge.
Fig. 6 – Tryptyque Braque, main de Marie-Madeleine.
Photo Musée du Louvre, ParisClose
Fig. 6 – Tryptyque Braque, main de Marie-Madeleine.

L'examen du dessin sous-jacent en réflectographie dans l'infra-rouge n'apporte pas d'éléments nouveaux à notre recherche, parce que les documents correspondants se rapportant à des œuvres autographes de Van der Weyden font défaut (24) Il fournit toutefois des informations sur l'élaboration de la peinture. On observe des changements de composition importants dans le dessin de la fenêtre. Celle-ci était initialement plus large et limitée dans sa partie inférieure par un appui courant à l'emplacement actuel du meuble. Ce dessin a été suivi lors d'une première phase picturale comme le révèle l'image radiographique, des éléments de ciel et de paysage apparaissant sous les volets. L'aspect primitif de l'ensemble se rapprochait de celui que présente la baie de l'Annonciation du Metropolitan Museum (25), ce qui pourrait faire soupçonner l'existence d'une source d'inspiration commune aux deux œuvres. Le dessin de mise en place dans les visages est rare; on en décèle par contre dans la main de la Vierge, qui est soumise à plusieurs repentirs, et dans sa robe bleue pour indiquer les plis. Un dessin de modelé constitué de hachures parallèles ou entrecroisées apparaît dans la courtine du lit et marque l'ombre portée du banc sur le mur. Peint hâtivement et de manière désordonnée, il indique l'emplacement de l'ombre plutôt qu'un modelé progressif interne à la forme, ce qui est conforme à l'évolution du dessin dans le dernier tiers du XVe siècle (26). A ces caractéristiques techniques, qui toutes dénotent, selon nous, une exécution postérieure aux années 1434-1438 qui ont été assignées à l'œuvre, s'ajoutent une série de relâchements d'ordre stylistique. La main de la Vierge (fig. 05) est d'un tracé peu rigoureux et même maladroit. Le volume qui naît de brusques accents d'ombre et de lumière et qui est repris par un cerne appuyé n'a plus rien de commun avec le volume fermé, au modelé profond et lumineux de la très belle main de Marie-Madeleine dans le Triptyque Braque (fig. 06). Le paysage est peint trop hâtivement et le drap posé sur le prie-dieu est orné de motifs aux formes mal définies. Enfin, les traits des visages de l'archange et de la Vierge n'allient pas la rigueur de tracé et la souplesse de la ligne qui font le raffinement si caractéristique des personnages peints par Van der Weyden (Fig. 3).

Que conclure de ces observations ?

L'Annonciation du Louvre est incontestablement une œuvre de grande qualité picturale. Il suffit de détailler la ravissante nature morte formée par la fiole et les deux fruits posés sur le rebord de la cheminée pour s'en convaincre. Toutefois l'exécution picturale de l'ensemble de la composition nous paraît moins subtile dans ses modelés et moins rigoureuse dans son écriture que celle de la Madone Thyssen, de la Descente de Croix, du Jugement Dernier de Beaune, du Triptyque Braque et du Retable Columba pour ne citer que quelques-unes des œuvres principales de Van der Weyden. En outre, si nous nous référons à ces œuvres clés, nous constatons que la technique picturale a été modifiée. Nous retiendrons en particulier l'utilisation plus généralisée du blanc de plomb, spécialement dans les bleus, l'addition d'un pigment coloré dans les ombres et la schématisation de la structure des brocarts qui sont autant de caractéristiques rappelant, selon nous, l'évolution que suit la peinture flamande dès les années 1470-80. Nous pourrions classer l'Annonciation parmi les multiples œuvres données sans autres précisions à l'atelier de Van der Weyden, par manque, faut-il le dire, d'informations historiques. L'examen conjoint du style et de la technique nous permet toutefois de formuler une hypothèse plus poussée. Nous n'avons certainement pas affaire à une peinture « médiocre ou laborieuse », comme l'écrivaient Scheibler et Schone, mais plutôt à une œuvre de premier plan, peinte par un élève du maître. Celui-ci, travaillant dans la foulée de Van der Weyden, aurait parfaitement assimilé sa « manière» mais la retranscrirait partiellement dans une technique simplifiée et novatrice, par rapport à celle qui était en usage vers 1435 et même dans les années 1450-60.

L'utilisation encore timide de ces nouveaux procédés picturaux et la prédominance de caractères stylistiques de type rogieresque nous pousseraient à y voir une de ces œuvres charnières exécutées entre la fin de la carrière de Van der Weyden et les années qui ont vu la floraison des petits maîtres brabançons du tournant du xve siècle.L'Annonciation du Louvre nous paraît par exemple être beaucoup plus proche de la technique picturale rogieresque que l'Annonciation du Metropolitan Museum de même inspiration ou encore que les versions du Saint-Luc peignant la Vierge de la Pinacothèque de Munich et du Musée Communal de Bruges (27), trois tableaux qui présentent chacun à leur manière, mais de façon bien plus évidente, les caractères techniques de maîtres bruxellois de la fin du xve siècle. La composition quant à elle, nettement marquée par l'influence du Maître de Flémalle (Retables de Mérode et Werl), doit remonter à un prototype perdu de Van der Weyden, bien antérieur, peint sans doute dans les années 1435-40.

La Vierge de Houston (Fig. 7)

Fig. 7 – R. Van der Weyden (?), Vierge de Houston, Museum of Fine Arts, Houston.
Photo Museum of Fine Arts, HoustonClose
Fig. 7 – R. Van der Weyden (?), Vierge de Houston, Museum of Fine Arts, Houston.

Nous avions signalé le bon état de conservation de l'Annonciation; la Vierge de Houston, au contraire, a été l'objet de nombreux surpeints, qui n'apparaissent toutefois pas au premier examen. La photographie dans l'ultra-violet montre que les parties les plus remaniées sont les carnations de l'Enfant, le cou et les mains de la Vierge. Le visage de la Madone par contre est bien conservé (28) et la qualité du modelé – subtilité des transitions progressives de l'ombre à la lumière, addition légère de blanc au ton couvrant carnate, perçu sous un fin glacis, ombre transparente appuierait l'hypothèse d'une œuvre autographe de Van der Weyden. De même, la qualité d'émail de la surface picturale, la gamme froide des couleurs, l'écriture serrée des motifs peints en or, et non en jaune, en bordure de la coiffe de la Vierge et enfin la structure, comme l'effet optique très nuancé, des manches rouges de la robe, sont autant de particularités qui se retrouvent dans les œuvres du grand maître.

Néanmoins, un examen plus approfondi du style et de la technique d'exécution a mis en évidence plusieurs anomalies. Un cerne foncé, large, très appuyé et hésitant par endroits reprend le contour de toutes les formes qu'il détache trop brutalement. Il est différent dans l'écriture du cerne plus mince au tracé souple et nuancé de Van der Weyden, très bien illustré dans les portraits de Jean Gros et d'Antoine de Bourgogne. Le dessin de la bouche, des yeux et de oreilles est faible et peu expressif; il fait d'ailleurs l'objet de plusieurs corrections dès le stade du dessin sous-jacent. Enfin, on est frappé par l'uniformisation de la morphologie des yeux de la Vierge et de son fils ainsi que de leur couleur. La technique d'exécution du serre-tête de la Vierge, qui a été légèrement déplacé, est tout-à-fait relâchée, les perles manquent de volume et ne jouent pas à la lumière, celles qui occupent les extrémités sont à peine ébauchées. Cette schématisation extrême dans une partie très en vue de la composition est peu conforme aux habitudes de Van der Weyden. Sous-jacente au bleu de la robe de Marie, apparaît une couleur vert-bleu. Très visible au microscope binoculaire, elle est décelable aussi à l'œil nu. La présence de cette couche étrangère à la structure traditionnelle du bleu n'a pu être expliquée par le laboratoire (29) mais a fait douter de l'ancienneté de la peinture. Cette couleur est aussi présente à d'autres endroits de la composition (fond noir, barbe du panneau, cheveux ... ) mais toujours en bordure du vêtement bleu. Ne pourrait-il s'agir d'une altération de la couche couvrante de bleu azurite ou encore d'une intervention tardive du restaurateur ? La question serait d'autant plus importante à résoudre que les autres observations sur la technique picturale plaident, comme nous le verrons, en faveur d'une peinture du XVe siècle. L'examen du dessin sous-jacent révèle un usage combiné du poncif et du pinceau. Les points du dessin au poncif ne sont sensibles qu'aux endroits où le tracé a dévié et n'est pas recouvert par le cerne foncé qui cherche à masquer ce type de dessin mécanique. Ni la photographie dans l'infra-rouge, ni la réflectographie ne font clairement apparaître ces points, masqués sans doute par la couleur sombre du cerne foncé ou par son épaisseur. Ceci expliquerait que ce dessin au poncif ait échappé à l'attention des chercheurs jusqu'à ce jour. C'est la grande largeur et l'irrégularité du cerne, systématiquement liées selon nous à ce procédé de reproduction, qui nous ont révélé son emploi (30). Nous avons relevé les mêmes particularités dans d'autres « Vierge et Enfant » du groupe Van der Weyden, ainsi que dans un grand nombre de peintures flamandes des XVe et XVIe siècles.

Par ailleurs, on relève sur la radiographie de minces contours réservés entre les différentes formes. Doit-on les interpréter de manière traditionnelle comme des retraits volontaires destinés à éviter, dans une peinture translucide par nature, l'effet optique sur le ton final des couleurs sous-jacentes? (cette manière de procéder est entre autres utilisée par Memling). Ou bien s'agit-il d'une délimitation nette des volumes parce que l'artiste, utilisant un poncif, se ménage de la place pour joindre les points qu'il désire cacher par un trait épais (31) ?

Le dessin au pinceau est employé pour indiquer certains plis de la coiffe de la Vierge et de la robe de l'Enfant. Dans la coiffe, les traits nets et appuyés se cassent à angle droit tandis que dans la robe ils sont plus hésitants et plusieurs d'entre eux ne sont pas suivis lors de l'exécution picturale. On en trouve aussi, combiné au poncif, dans les carnations où les changements de composition sont nombreux. Ils portent entre autres sur la position des jambes et des pieds de l'Enfant, l'emplacement du nez, de l'œil et de l'oreille de la Vierge (offrant deux représentations successives) ainsi que sur la main gauche (son volume, sa hauteur et le dessin du pouce) (32). La lecture de la radiographie révèle encore d'autres modifications, cette fois au stade de l'exécution picturale. On note une diminution du volume du crâne de Jésus et un déplacement de son pied droit dont la position originale était horizontale. Ces corrections, qui rapprochent de son corps les jambes de l'Enfant et présentent les pieds dressés, orteils écartés, donnent à la figure une allure tout-à-fait comparable à celle de l'Enfant des Vierges de Caen, Chicago et Tournai. Enfin, la forme de la robe de Jésus, d'un type inhabituel chez Van der Weyden, a été changée. Un morceau de tissu apparaissait primitivement entre les pieds de l'Enfant, tandis que dans le dos un pan de manteau arrondi remontait sur l'épaule droite (33).

Ces changements de composition variés du dessin lui-même, ou entre le dessin et l'exécution picturale, dénotent une œuvre élaborée par étapes successives et non pas une simple copie d'atelier appliquée. L'utilisation du pinceau à côté du poncif en constitue un indice supplémentaire. L'artiste ne s'est pas contenté de la reproduction mécanique d'un modèle circulant dans l'atelier mais a apporté à la composition une série de modifications, les unes l'amenant à se rapprocher davantage du style de Van der Weyden, d'autres convenant sans doute mieux à sa propre conception de l'œuvre. Pour peindre les mains de la Vierge et la figure de l'Enfant par exemple, nous avons vu que le peintre semble avoir ébauché un premier dessin au pinceau qui n'a pas été très suivi et qu'il a ensuite complété ou précisé par un dessin au poncif. Ce dessin est luimême encore corrigé à plusieurs endroits lors de l'exécution picturale. Le poncif dans ce cas a aidé l'artiste à reproduire une image appréciée et a certainement facilité son travail, sans toutefois exclure l'interprétation personnelle (34).

Fig. 8 – R. Van der Weyden, Vierge à l'Enfant, Musée des Beaux-Arts, Tournai.
Photo Musée des Beaux-Arts, TournaiClose
Fig. 8 – R. Van der Weyden, Vierge à l'Enfant, Musée des Beaux-Arts, Tournai.

La technique d'exécution du dessin et du modelé s'apparente à celle des peintres flamands de la deuxième moitié du xve siècle; et elle est très proche dans son aspect optique final de la «manière» de Van der Weyden, surtout parce que la profondeur lumineuse et l'aspect émaillé des couleurs sont encore obtenus par le jeu des glacis. Toutefois comme pour l'Annonciation, plusieurs relâchements d'écriture trahissent une œuvre d'atelier, opinion encore confortée par le style un peu hybride de la composition (Fig. 7). Le type de l'Enfant est très proche de ceux peints par Van der Weyden, de même que les mains de la Vierge; par contre, la morphologie de son visage, assez large dans la partie supérieure, diffère un peu des types féminins connus de Van der Weyden tandis que le dessin des traits est mou et ne répond pas au raffinement graphique habituel au maître.

Le visage de la Vierge de Tournai (Diptyque Gros) (Fig. 8), parmi les « Vierge et Enfant » attribués à Van der Weyden, est le seul à présenter certaines analogies de proportions et de dessin avec celui de la Vierge de Houston. La Vierge et Enfant de l'ex-collection Dr. Springer à Berlin (35) est aussi apparentée à la Vierge de Tournai, mais ce tableau est selon nous une copie, comme l'indiquent les cernes de contour des formes, de nature ideritique aux cernes de la Vierge de Houston. Comme eux, ils cachent un dessin au poncif perceptible en vision directe à plusieurs endroits du tracé. Ces deux versions de « Vierge et Enfant » ne sont cependant pas des copies fidèles de la Vierge de Tournai; elles ne s'y apparentent que par des parties de composition. Ainsi, si le visage de la Vierge de Tournai et celui de la Vierge de Berlin sont du même type, ce sont les mains de la Vierge de Houston et de Berlin qui sont similaires, tandis que le dessin des pieds de l'Enfant de Houston a été corrigé lors de l'exécution picturale, se rapprochant ainsi de celui de l'Enfant de Tournai (36). Au contraire, le dessin primitif du pouce de la Vierge de Houston occupait l'emplacement du pouce peint de la Vierge de Berlin tandis que l'orientation des doigts, qui dans l'exemplaire de Berlin passaient sous l'aisselle de l'Enfant, a été modifiée. C'est sans aucun doute la position tordue du bras de l'Enfant, sans équivalent dans l'œuvre de Van der Weyden, qui a entraîné ce changement de composition. La Vierge de Houston et la Vierge et Enfant de Berlin sont donc bien des copies éclectiques qui mêlent différents emprunts à des innovations personnelles. Aussi, dans l'état actuel de nos connaissances, pensons-nous pouvoir retenir la thèse de Panofsky : « La Madone de Houston est une bonne réplique d'atelier » (37). Celle-ci a dû être réalisée après 1460 par un élève ou émule très proche de Van der Weyden.

Nous croyons avoir apporté au débat des attributions de l'Annonciation et de la Vierge de Houston de nouveaux critères d'appréciation, permettant de situer plus précisément ces deux compositions dans l'énorme production d'œuvres s'inspirant de celles du grand maître. Elles sortent de l'ordinaire et constituent l'une et l'autre des copies libres, de grande qualité, de thèmes en vogue. En particulier la structure des couleurs dans l'Annonciation et la manière d'utiliser le poncif dans la Vierge de Houston plaident en faveur de peintures dont l'exécution ne remonte certainement pas avant les années 1460. Elles ne sont pas pour autant beaucoup plus tardives, car leur technique se rapproche encore trop, en apparence du moins, de la technique traditionnelle. Aussi les situerions-nous dans un groupe dœuvres d'exécution serrée, peintes sans doute dans l'atelier du maître entre 1460 et 1470 (38).

Plusieurs points douteux doivent toutefois encore être éclaircis. L'analyse technologique a en effet soulevé de nouvelles questions qui, à leur tour, exigent une interprétation de l'historien d'art. Or celui-ci, privé de données comparatives suffisantes ou de documents adéquats, n'a pas toujours pu dépasser le cap des hypothèses. En admettant que l'Annonciation et la Vierge de Houston soient des œuvres d'atelier, nous n'avons fait que reculer le seuil de nos connaissances, car il nous faudrait encore définir les critères de valeur de ce type de peinture, préciser leur datation relative et comprendre les mécanismes du travail d'atelier. En nous inspirant de l'éditorial de la Revue de l'Art de 1978 consacré au problème des attributions, nous pouvons conclure en disant que si « la batterie des divers examens peut être une condition nécessaire » – et nous pensons qu'elle l'est – « elle n'est pratiquement jamais une condition suffisante pour décider à elle seule d'une attribution » ou pour trancher de manière décisive un problème délicat d'histoire de l'art ; l'œil et la sensibilité du chercheur dans son contact avec l'œuvre-même restent les éléments primordiaux.