Introduction
Femmes, artistes et épouses, les femmes artistes et femmes d’artistes acquièrent, de par leurs statuts, une position singulière face aux critères idéologiques de la société fin de siècle. Devenir artiste et épouse n’est en effet pas chose aisée puisque le premier statut place la femme dans une position marginale tandis que le second répond aux conditions assujetties à son genre. Pour pallier cette situation, de nombreuses femmes artistes demeurèrent célibataires. Colette Cosnier met en exergue cette situation en expliquant que l’un des facteurs de la libération de la « captive » - définie comme la femme emprisonnée, contrainte et restreinte par les lois de la bienséance - passe par l’assassinat du prince charmant (1). Dès lors, lorsqu’elle devient épouse, la femme artiste se trouve plongée en plein paradoxe : alors que pour certaines, le mariage est un moyen de tenir un rôle, de sortir de l’obscurité, pour d’autres, l’union conjugale est considérée comme un frein à la carrière artistique. Oblitérant leur devoir d’être épouses, ces dernières sont d’autant plus marginalisées par la société. Toutefois, une alternative à ce choix cornélien se profile à l’horizon : celui d’être une femme artiste et une femme d’artiste.
Ensemble, certains couples d’artistes partagent une union conjugale et artistique qui peut être envisagée sous l’angle d’une collaboration. Les conjoints tirent ainsi parti de cette double promiscuité, en créant un espace dans lequel ils s’illustrent ensemble au travers de leurs compétences professionnelles. Se faisant, ils procèdent à une mise en commun de la création artistique et à une mise en scène de la figure du couple. Intimement liées, ces deux modalités créent un « espace partagé » qui se définit par la réunion de deux artistes liés par une union conjugale et ayant des similitudes sur le plan professionnel. Cet espace est caractérisé comme un procédé de monstration en duo ; espace allant dès lors à la rencontre du public. Dans un contexte où les femmes sont exclues de certaines pratiques artistiques professionnelles, où leurs œuvres sont dévalorisées et leurs accès aux formations artistiques obstrués, quels sont alors les facteurs qui ont pu favoriser ou freiner leur accès à la création (2) ? La duplicité de son statut favorise-t-elle sa présence et améliore-t-elle ses conditions de vie dans la sphère artistique ? Autrement dit, l’espace partagé est-il un facteur entravant ou favorisant l’évolution de la carrière artistique des femmes ? C’est à cette question que tente de répondre le présent article. Pour répondre à cette question, deux couples d’artistes belges seront sollicités : Juliette Trullemans (1866 – 1925) et Rodolphe Wytsman (1860 – 1927), Gabrielle Canivet (1867 – 1942) et Constant Montald (1862 – 1944). Ces couples permettent, à travers l’espace de l’exposition, d’appréhender les possibilités développées par les couples d’artistes au tournant du XIXème – XXème siècle.
Juliette Trullemans & Rodolphe Wytsman
Née en 1866, Juliette Trullemans grandit dans un milieu bourgeois qui lui permet de développer son art dès l’âge de 8 ans. Une formation artistique de qualité s’ensuit puisqu’elle s’inscrit aux cours du professeur Ernest Hendricks (1844 – 1892) à l’École Bischoffsheim. Très rapidement attirée par ce qui deviendra son sujet de prédilection, les fleurs, elle rentre ensuite dans l’atelier bruxellois du peintre de fleurs, Jean Capeinick (1838 – 1890). C’est dans cet atelier qu’elle rencontre son futur mari, le peintre Rodolphe Wytsman, à l’occasion d’une de ses nombreuses visites à son ancien professeur de Gand. Se mariant le 15 février 1886, c’est ensuite aux côtés de son époux, peintre paysagiste, qu’elle parfait sa formation. Ensemble, le couple de peintres partage le goût des mêmes sujets - la nature et ses paysages - et mène une vie en étroite intimité avec ceux-ci. Le couple emménage d’abord à La Hulpe, à proximité d’une incroyable source d’inspiration pour eux : la Forêt de Soignes. Ensuite, ils partagent leur temps entre une maison à Bruxelles, située au 39 rue Keyenveld, et une maison à Linkebeek baptisée « Les Tournesols » (3). Cette dernière, construite par le couple en 1892, leur offre à nouveau un cadre verdoyant et champêtre dans lequel ils se réfugient à la belle saison pour peindre (4). Ces deux pleinaristes y trouvent les sujets de leurs tableaux : les fleurs, les arbres, les champs, les fermes, etc. À de nombreuses reprises, ils exposent leurs peintures inspirées de l’environnement de leurs demeures ou de leurs divers voyages qu’ils font en Belgique ou à l’étranger.
Abondamment présents sur la scène artistique, c’est majoritairement ensemble que les artistes Juliette Trullemans et Rodolphe Wytsman s’exposent au public. Ils créent un espace partagé si solide que la presse parle tantôt de « ménage pictural », tantôt de « partage conjugal ». Ils partagent notamment les cimaises des expositions officielles de grande envergure dont l’importance est significative dans la carrière de l’un comme de l’autre (5). Faisant figures d’autorités, l’admission de ces artistes par les jurys montre qu’ils s’inscrivent dans les modèles esthétiques officiels. D’autres formes d’exposition ont également lieu au cours de leurs carrières. Plus petites et plus intimes, les œuvres des artistes n’y sont plus perdues dans la masse des exposants ; au contraire. Au nombre de neuf, ces expositions dévoilent une réelle instrumentalisation de la forme du couple (6). Celles-ci sont d’autant plus significatives qu’il s’agit des seules expositions consacrées à l’artiste Juliette Trullemans personnelle. En effet, de son vivant, Juliette Trullemans ne fait l’objet exclusif d’aucune exposition. Une seule sera organisée en 1925 dans les derniers mois de sa vie. Déjà souffrante, cette exposition se transformera finalement en événement posthume. De son vivant, le public a donc l’occasion de rencontrer l’œuvre de l’artiste soit dans de grands salons, soit dans des expositions avec son conjoint.
De l’exposition à la mise en scène
À peine deux ans après leur mariage, soit en 1888, le couple Wytsman expose au Cercle Artistique et Littéraire de Bruxelles, s’affichant rapidement ensemble sur la scène artistique. Dans son compte rendu de l’exposition, L’Art moderne met en évidence le fil conducteur de leur œuvre en disant qu’elle sent « toute entière la campagne » (7). Partageant les mêmes sujets de prédilection, à savoir la nature, toutes leurs expositions font assurément sens. Toutefois, l’envoi de Juliette Trullemans et de Rodolphe Wytsman se démarque par leur angle d’approche : elle expose des bouquets de fleurs – elle n’est pas encore passée au paysage – et est saluée pour l’absence de mise en scène tandis qu’il expose des paysages. Durant cette période, Juliette Trullemans expose exclusivement des compositions florales qui sont d’emblée saluées par la critique. Partout où ses fleurs « d’une facture si gracieuse et vigoureuse à la fois » (8) sont présentées, elle récolte des compliments.
Elle reçoit par ailleurs une médaille d’argent à l’exposition de Cologne en 1889 (9). À l’image du tableau Les Pivoines (1895) - à propos duquel nous pouvons lire « […] où est dite l'intimité d'un coin de jardin sauvage et où il semble qu'on entende dans les fleurs, sous un volet champêtre, chanter les grillons au milieu des verdures ensoleillées et fleuries » (10) - ou des Chrysanthèmes, nous constatons sa préférence pour les fleurs à la morphologie imposante et pour les ensembles chargés. Les bouquets de fleurs occupent majoritairement la toile et irradient de lumière.
En 1890, à l’occasion de l’exposition qu’ils font dans un salon aménagé rue du Congrès, le Journal de Bruxelles souligne le fait que leurs œuvres « s’entremêlent » (11). Nous constatons alors l’augmentation en puissance de leur espace partagé de par la similarité du sujet : le paysage. Toujours concentrée sur les fleurs, Juliette Trullemans les insère dans leur cadre originel et peint désormais des paysages de fleurs.
À cette exposition, elle expose des tableaux comme Cerisiers en fleurs et Spirées et Rodolphe Wytsman de Landschap. Julien Jottrand, auteur de la seule monographie consacrée à l’artiste, décrit cette transformation dans son œuvre. À La Hulpe, son orientation artistique change : d’abord peintre de fleurs, elle deviendra aux alentours de 1890 paysagiste et fera des paysages comme Spirées (12). C’est donc aux côtés de Rodolphe Wytsman que Juliette Trullemans s’oriente vers ce sujet qu’elle gardera toute sa vie.
Comme nous l’avons souligné, la critique compare d’emblée l’œuvre des deux artistes. À propos de l’exposition de 1890 rue du Congrès, le Journal de Bruxelles commence par : « Rue du Congrès, n°5, dans un salon et bien aménagé, M. et Mme Wytsman exposent leurs œuvres entremêlées, issues de tendances analogues, inspirées de semblables aspects de nature, mais fortes distinctes de réalisation et de procédé. Par un curieux renversement, chez la femme s’atteste la puissance en la volonté de la vigueur, chez l’homme prédomine plutôt le sens de la délicatesse, la mobilité d’impression, le goût du léger, de l’aérien, du fluide. Et cependant, on sent que c’est le mari qui conduit ce joli ménage pictural : librement, il va de l’avant dans la voie qu’il s’est tracée ; sa femme le suit d’une allure délibérée et confiante. Les progrès de tous deux sont saisissants » (13). Cette critique constate « un curieux renversement » dans les œuvres du « ménage pictural ». La délicatesse et la légèreté sont attribuées à l’époux tandis que l’œuvre de l’épouse est puissante et vigoureuse. La dualité de genre, habituellement transférée dans les compétences picturales, est ici totalement contredite puisque c’est à la femme que revient le vocabulaire masculin. Le renvoi de la plasticité d’une œuvre au genre de son auteur est une formulation typiquement présente dans les critiques d’art prenant pour objet des artistes féminines. Toutefois, nous constatons un basculement des qualificatifs habituellement employés pour les artistes hommes et pour les artistes femmes. D’autres expositions des Wytsman fournissent le même constat. En 1893, nous pouvons lire que « Mme Wytsman, elle, consacre un talent vigoureux, presque mâle, à l’éclatante beauté des fleurs » (14).
Les Wytsman transforment à deux reprises leur atelier en espace d’exposition. En 1892 et 1895, ils créent une exposition qui se situe à la fois dans l’espace de création – l’atelier – et à la fois dans l’espace de vie commune – la maison. Ainsi, l’espace se dédouble pour donner corps à une exposition des œuvres, mais aussi des individus. En introduisant leur atelier dans un processus de monstration, ils procèdent à une mise en scène complète de leur espace partagé et donnent naissance à un espace partagé total. Plus qu’une simple ouverture des portes d’atelier, ils deviennent en outre des opérateurs à multiples têtes : artistes, scénographes et promoteurs. En effet, la critique fait état des prochaines expositions auxquelles sont destinées les toiles présentées, telles que celles destinées aux salons de Munich et de Paris (15). En 1895, L’Art moderne évoque qu’ils lancent également des invitations aux artistes et aux esthètes de leur entourage (16). L’ouverture de leur atelier ayant lieu en 1892 et 1895, nous observons que cette mise en scène de leur espace partagé se fait moins d’une dizaine d’années après leur mariage. Ils instrumentalisent leur couple rapidement et exploitent toutes les ressources que celui-ci offre.
Une séparation spatiale pour une entente picturale prégnante
Comme nous l’avons vu, les expositions des Wytsman font assurément sens puisqu’elles investissent le même thème : la nature. L’analogie des sujets puisés dans celle-ci - les champs et prairies, les fermes, les étangs, les fleurs, etc. - offre une première similitude de taille.
Toutefois Rodolphe Wytsman semble introduire davantage de variantes dans son œuvre. Des fermes et des étangs comme dans Le noyer (paysage du Brabant) viennent plus régulièrement s’étendre sur la toile alors que Juliette Trullemans, si elle n’exclut pas ces motifs, s’illustre davantage dans les paysages de fleurs avec par exemple Verger à Linkebeek en été.
Ceux-ci se composent souvent d’un avant-plan où s’entremêlent des fleurs et d’un arrière-plan dont l’horizon est caché, arrêté par des arbres. Un mouvement s’opère d’avant-plan en arrière-plan en passant par une étendue qui marque spatialement la zone peinte. Réminiscence de ses bouquets de fleurs, elle concentre aussi son regard sur des éléments précis en pleine nature. Rodolphe Wytsman s’intéresse également à ce sujet, sans toutefois y adhérer complètement. Lors de leur exposition en 1897 au Cercle Artistique et Littéraire, le Journal de Bruxelles décrit : « œuvres récentes de M. et Mme Wytsman, de plus en plus semblables dirait-on, à tel point que maintes fois on pourrait hésiter sur l’attribution, si l’on ne savait que, dans ce ménage pictural, la femme, tout en envahissant les paysages du mari, lui interdit jalousement ses avant-plans en fouillis drus de fleurs vivantes, pavots, eupatoires, digitales, campanules, tournesols, […]. Timidement, il résiste à ce partage conjugal […]. » (17). L’espace partagé du couple connait donc des limites. En raison de la similitude des sujets, les Wytsman résistent en effet à certains partages afin de préserver les spécificités de leurs peintures. Cette disposition trouve un écho dans la façon dont ils organisent leur vie conjugale et artistique. S’ils partagent la même spécialité artistique et le même espace d’exposition, il n’en va pas de même pour l’instant de création. L’un et l’autre se défendent de travailler ensemble afin d’éviter une éventuelle influence de Rodolphe Wytsman sur son épouse (18). Julien Jottrand explique qu’« il s’interdit d’influencer sa compagne dans la vue des choses qui lui apparaissent, à elle, différentes de ce qu’elles sont aux yeux dont, toutefois, elle subit l’ascendant moral » (19). L’exercice commun de la peinture, qui plus est, du même sujet, dirige donc les modalités de création du couple puisque l’individualité de cet instant prime sur la collectivité. Le couple fonctionne de cette manière pendant toute la durée d’une peinture en cours. Ce n’est qu’une fois le travail terminé que Rodolphe Wytsman voit celui-ci afin qu’aucune observation ne débouche sur d’éventuelles modifications (20). Ainsi, l’instant de création partagé, particulièrement attendu de la part d’artistes qui vivent en couple et pratiquent le même art est ici, au contraire, totalement annihilé afin d’éviter l’ascendant moral de l’époux. Des limites surgissent ainsi dans l’iconographie ou dans l’instant de création et modélisent la dynamique de leur espace partagé. Cependant, elles ne permettent pas d’éviter toute ascendance de Rodolphe Wytsman sur son épouse. Pour rappel, Juliette Trullemans oriente sa peinture vers le paysage au contact de celui-ci.
Outre les sujets, une autre homogénéité se retrouve dans les expositions des Wytsman ; celle de la lumière. Le couple partage un même intérêt pour les tons clairs et leur fluidité comme nombre d’artistes modernes qui accordent une importance capitale aux tonalités d’un rayon lumineux et aux jeux d’atmosphère. L’ensemble de leurs critiques mentionne cette recherche commune. L’Art moderne en applaudit même l’évolution constante (21) : « La palette de l'un et de l'autre de ces probes artistes s'est complètement dépouillée des tons fuligineux qui obscurcissent tant de paysages contemporains. Elle exprime à merveille les sourires du printemps, l'éclat claironnant de l'été, les fluidités de l'atmosphère, la transparence des ciels » (22). Allant de pair avec la lumière, ils accordent une importance capitale à la couleur. Ils jouent tous deux avec les couleurs complémentaires pour donner de l’éclat à leurs travaux. Ils peignent par petites touches successives et juxtaposées sans rigoureusement adhérer au protocole impressionniste.
Un espace partagé total ?
Durant quarante-cinq années, le public voit les œuvres de Juliette Trullemans soit « noyées » dans de grandes manifestations artistiques, soit en compagnie de son mari dans des expositions plus intimes. De ce fait, les expositions faites avec son conjoint sont d’autant plus significatives et le nombre d’expositions est à ce titre explicite : neuf. En cela, le couple instrumentalise son union pour exposer et apparaitre « ensemble » sur la scène artistique.
Au nombre de neuf, leurs expositions montrent qu’ils se servent rapidement de leur espace partagé comme d’un outil ; outil qu’ils vont même jusqu’à mettre en scène au travers de leur atelier. Du Cercle Artistique et Littéraire de Bruxelles aux petits espaces tels que le salon rue du Congrès, en passant par leur atelier, les Wytsman utilisent des espaces résolument différents, mais démonstratifs de leur volonté d’exposer ensemble. Ils mettent ainsi en place un processus de monstration solide. De plus, ils partagent également une réelle entente picturale à tel point que leur espace partagé prend totalement le pas sur leur individualité. Le « ils » se substitue au « elle » et au « lui » les transformant en une unité globale. Les critiques sollicitées ci-dessus en témoignent. Certaines évoquent même que la confrontation de leurs œuvres s’accompagne d’une confusion de celles-ci. Il est en effet possible, sans un œil averti, de se questionner sur l’auteur d’une peinture. En 1893, nous pouvons déjà lire : « Deux natures ayant des tendances communes, une façon de voir quelque peu unique. Quand on entre en la salle où les toiles de M. et Mme Wytsman se trouvent réunies on dirait presque qu’on visite l'exposition d'un seul artiste » (23). L’analyse de l’espace partagé créé par les Wytsman révèle la mise en place d’une réelle stratégie. Leur processus de monstration est fondamentalement définit par leur union conjugale et artistique. L’étude conjointe et non individuelle des membres du couple permet de comprendre qu’ils instrumentalisent les spécificités de cette double union au profit de la construction de leur carrière artistique.
Gabrielle Canivet & Constant Montald
Le couple suivant opère un basculement dans la problématique. Alors que les Wytsman instrumentalisent leur couple, les Montald permettent de constater un rapport d’influence très différent. Ils ne se présentent plus côte à côte sur la scène artistique, mais l’un derrière l’autre.
Gabrielle-Elisabeth-Joséphine Canivet est née le 17 décembre 1867, à Etterbeek. Peu d’éléments existent sur ses origines ou sa pratique artistique avant son mariage. C’est certainement au côté de son père, exposant au salon de Bruxelles de 1883, puis de son époux, le peintre Constant Montald qu’elle apprend à manier le crayon. Autodidacte aussi, elle développe un savoir dans les arts appliqués au travers de peintures sur soies aux motifs décoratifs. Lorsqu’elle épouse Constant Montald, le 9 août 1892, celui-ci est alors en pleine ascension professionnelle et il deviendra célèbre pour ses grandes compositions idéalistes et monumentales. En 1910, le couple emménage dans une villa qu’ils ont fait construire au 270 rue de Roodebeek à Woluwé-Saint-Lambert.
Dépendance unilatérale sur la scène artistique
La présence de ces deux artistes sur la scène artistique est diamétralement opposée. Constant Montald a emprunté les chemins d’une carrière professionnelle accomplie et réussie pour l’époque. Son parcours est jalonné d’événements significatifs : Prix de Rome (1886), expositions, commandes officielles et professorat à l’Académie de Bruxelles (1896 – 1932) (24). Ses activités contribuent non seulement à lui donner une large reconnaissance, mais aussi à développer le rayonnement artistique de son épouse, Gabrielle Canivet. La présence de cette dernière sur la scène artistique est en effet moins abondante et liée à celle de son époux : elle participe à huit manifestations dont cinq avec son mari.
La première participation de Gabrielle Canivet à une exposition donne le ton. En effet, celle-ci est également la première manifestation qui voit le couple exposer côte à côte : l’exposition universelle de Milan de 1906. Il est curieux de constater, d’une part que sa première participation à une exposition soit d’une si grande envergure et d’autre part qu’elle soit vice-présidente de la « section 20 : Art de l’Habillement » (25). L’explication se trouve dans la composition du jury : Octave Maus (1856 – 1919), Constant Montald et Charles Van der Stappen (1843 - 1910) sont vice-présidents des classes 1 à 14 du programme (26). Constant Montald rayonne, comme à son habitude, en rapportant une médaille d’or pour La Lutte Humaine (1885). Pour cette première exposition, Gabrielle Canivet expose trois bibelots peints, quatre vêtements, trois écharpes, cinq reliures, quatre bourses dont une en perles et diverses étoffes (27). Elle obtient un grand prix et ramène donc un premier succès à Bruxelles. Son envoi peut aisément être illustré par ses peintures sur soie aux couleurs éclatantes et aux formes presque abstraites dont elle recouvre divers objets ou qu’elle transforme en accessoires vestimentaires comme cette étoffe peinte à motifs floraux. Ses travaux sont par ailleurs souvent remarqués. Lorsqu’elle expose au salon de la Libre Esthétique de 1912 des écharpes, des cousins, des liseuses, Madeleine Octave Maus note à propos de ces objets « […] très belles notes d’art décoratif : les batiks de soie - genre inédit alors - de Mme Montald » (28).
Par la suite, ils exposent à trois reprises ensemble lors de grands événements artistiques : à l’exposition des Arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925 et aux salons de Printemps de la Société royale des Beaux-Arts en 1932 (29) et 1934 (30). En 1925, le couple ramène à nouveau des médailles : il remporte un grand prix et une médaille d’or pour ses vitraux tandis qu’elle reçoit une médaille d’argent pour ses dessins décoratifs. Au vu de ces prix, force est de constater que Gabrielle Canivet se fait remarquer pour ses envois. Toutefois, ces prix ne semblent pas susciter chez elle l’envie de développer sa carrière qui reste discrète.
En 1929, Gabrielle Canivet et Constant Montald font, pour la première fois à deux, l’affiche d’une exposition au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Si leur couple se perdait dans la masse des exposants des manifestations précédentes, il est ici enfin révélé en tant que tel. Gabrielle Canivet expose vingt-six œuvres - dont dix-sept Oiseau et flores décoratifs, cinq Flores maritimes et poissons et trois Projets d’illustrations - et Constant Montald expose septante-neuf toiles et dessins et quatre sculptures (31). Au nombre d’œuvres répond la répartition spatiale des artistes puisque leurs œuvres sont séparées dans deux pièces différentes : l’époux se trouvant dans la pièce principale et l’épouse dans une pièce annexe (32). Le point fort de l’exposition est sans conteste Constant Montald comme en témoigne la reconnaissance dont il bénéficie à l’époque et la majorité écrasante d’œuvres exposées. Avec, entre autres, la Ruée humaine, il fait l’objet principal des critiques de la presse alors que son épouse ne récolte que quelques brèves lignes ici et là (33). Toutefois le travail de Gabrielle Canivet est salué lorsqu’il est mentionné par la critique : « L’idéalisme, nous le retrouvons encore ici dans les travaux de Mme Gabrielle Montald, dont les interprétations de flore marine, noir et or, révèlent, mais avec une entente moderne du dessin et de la composition, une parenté étroite avec les enlumineurs persans et les peintres de laque japonais. Il faudrait s’arrêter devant chacun de ces merveilleux panneaux décoratifs d’une riche invention et d’un goût parfait » (34). Remarquons que cet extrait ose, et c’est bien le seul, un parallèle entre les deux exposants : celui de situer leurs œuvres respectives dans une même tendance, celle de l’idéalisme, que nous « retrouvons encore ici » (35). Alors que tous les articles révèlent un cloisonnement profond en présentant d’abord Constant Montald - sa vie, son œuvre - puis brièvement Gabrielle Canivet, celui-ci a le mérite de faire le lien entre l’art des deux époux (36). Il est toutefois naturel d’observer cette situation en raison de la renommée de Constant Montald et de l’absence flagrante de concordance picturale entre les œuvres des époux. Cependant nous proposons, sur base d’une reconstitution imaginaire de cette exposition, de dévoiler des analogies dans ces œuvres qu’a priori tout oppose (37).
Concordance plastique sous-jacente
Les célèbres compositions de Constant Montald s’inscrivent dans l’esthétique de l’art monumental et de l’idéalisme pictural. Son langage s’exprime généralement à travers des paysages idylliques aux couleurs pastel avec des nus blêmes qui ne paraissent pas soumis aux lois de la pesanteur. À l’exposition de 1929 doivent donc très certainement figurer des toiles à l’image de La Fontaine de l’Inspiration (1907) ou Nymphes dansant (1898) (38). À côté de celles-ci, notons que Constant Montald s’est également appliqué à des sujets plus communs comme des portraits de son entourage, des séries de paysans, des paysages en neige et à la pratique de la sculpture.
Gabrielle Canivet a démontré au travers des expositions une habileté à travailler différents matériaux : textile, reliure, peinture sur soie et sur céramique, crayon, etc. Pour illustrer son répertoire iconographique particulier, nous nous servons ici d’exemples d’autres travaux. En 1929, quand elle expose des dessins intitulés Flore maritime et poissons décoratifs, ils doivent être proches de cette peinture sur textile [1901 - 1910] (39). Des milieux de la flore maritime et terrestre, elle crée des motifs imaginaires qui oscillent entre fleurs exotiques et plantes aquatiques. Les nénuphars, coraux, fleurs étrangères, et autres subissent une extrême stylisation jusqu’à devenir des formes plastiques presque autonomes à l’égard de la réalité, comme en témoigne cette peinture sur soie recouvrant Les tendresses premières (1904) d’Émile Verhaeren. Ses compositions sont remplies de dédales de courbes sinueuses, d’entrelacs à répétitions, de nœuds formant des motifs organiques aux frontières du réalisme. À partir de la Première Guerre mondiale, Gabrielle Canivet commence sa série sur les oiseaux imaginaires (40) dont elle expose un grand nombre en 1929 puisque figurent dix-sept Oiseau et flore décoratif (41). Les soieries devenant de mauvaise facture, elle s’est mise à faire des dessins au crayon (42), d’une belle qualité qu’elle s’applique même à réaliser dans les manuscrits de son ami Émile Verhaeren ou comme en-tête de sa correspondance (43).
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En s’écartant des catégories artistiques courantes, leurs œuvres, quelles qu’elles soient, nous guident vers une autre réalité dont les qualificatifs sont « paradisiaque » et « idyllique » pour l’un, « fantastique » et « imaginaire » pour l’autre. Ces qualificatifs s’inscrivent dans une même dimension, celle de l’imaginaire, de l’irréalité, de l’extraordinaire. D’où leur rapprochement dans l’article précité, sous le terme « idéalisme ». Ils utilisent un langage plastique et des pratiques artistiques très différentes, mais ils partagent néanmoins une dimension commune.
D’autres similitudes dans leurs œuvres peuvent encore être soulignées. Des grands paysages idylliques de Constant Montald aux fleurs organiques de Gabrielle Canivet, leur inspiration de base se trouve être la nature de leur propre jardin à Woluwé-Saint-Lambert.
Au niveau de la pratique artistique, un élément récurrent apparait également : l’utilisation de l’or. Symbole de l’immortalité, de l’absolue perfection, de l’éternité, de la lumière, cette dimension s’intègre parfaitement dans la démarche intellectuelle et morale du peintre idéaliste Constant Montald (44). Germaine Van Herrewege, dans une monographie consacrée à l’artiste, reprend les dires de l’artiste à ce propos : « Je reste toutefois convaincu que ce travail de l’or, ainsi conçu dans l’art monumental, donnera lieu à des résultats inattendus et remarquables. La manière de le traiter n’est pas chose aisée, j’en conviens, il faut de l’habilité et de la pratique de métier, mais la jeunesse douée aura vite fait d’en posséder les délicatesses de technique et arrivera rapidement à s’en servir d’une manière personnelle et originale » (45). La Fontaine de l’Inspiration (1907) ou Nymphes dansant (1898) viennent confirmer l’importance de l’or pour Constant Montald. La série des oiseaux et des poissons, de Gabrielle Canivet, dans leur exposition commune de 1929, présente également ce même matériau car certains titres d’œuvres, comme Oiseau rouge sur fond d’or (46), incluent le terme « or » (47). Notons par ailleurs, que si l’or utilisé par Gabrielle Canivet est travaillé à partir de la feuille d’or, à l’instar de celui travaillé par Constant Montald, la présence de ce même élément tend à affirmer l’apprentissage de Gabrielle Canivet auprès de son époux puisque l’utilisation de ce matériau n’est pas une chose facile. L’or est une matière qui se travaille à partir de petites feuilles très fines et l’application de celles-ci sur une toile nécessite des manipulations spécifiques que seule une formation artistique permet. L’or deviendrait, dans ce cas, la matérialisation concrète d’un transfert de savoir au sein du couple.
Cette exposition de 1929 est notable puisqu’il s’agit du seul événement qui réunit uniquement les deux conjoints. La confrontation de leurs œuvres permet de constater qu’ils créent une exposition qui fait sens ; en raison des similitudes que nous avons observées. Même si ces éléments de comparaison ne sont pas manifestes, ceux-ci témoignent néanmoins d’une entente picturale. De plus, elle arrive tardivement dans la carrière des époux. Mariés depuis 1892, c’est seulement après trente-sept ans de vie commune qu’ils décident d’exposer ensemble. La différence avec les Wytsman – qui mettent quant à eux leur espace partagé très vite en place – est marquante. Le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles étant une institution majeure, la légitimation du couple, et donc celle de la femme, se voit renforcée par cet espace faisant figure d’autorité. De plus, Constant Montald expose également un Portrait de ma femme susceptible d’être le tableau Madame Constant Montald (1908). Le sujet de ce tableau démultiplie la perspective d’approche de l’exposition. L’espace partagé se dévoile dans l’espace de l’exposition et dans le sujet du tableau exposé, provoquant une double résonnance de la présence de Gabrielle Canivet. L’époux contribue, de cette manière, à renforcer la présence de sa femme au sein de ses expositions. En outre, cela devait forcément sensibiliser davantage le public à leur union conjugale et artistique. Toutefois soulignons que, bien que formant un espace partagé, celui-ci est plutôt faible par rapport à celui des Wytsman. D’une part, ils ne partagent qu’à une reprise les cimaises d’une exposition et d’autre part la prédominance de l’époux est perceptible à différents égards. Tant les conditions dans lesquelles Gabrielle Canivet commence à exposer, que la prépondérance scénographique ou encore le fait que Constant Montald apprenne la technique de l’or à son épouse dévoile un élan allant du mari vers la femme. Dès lors, la carrière de cette femme artiste est, sans conteste, favorisée pas son statut de femme d’artiste. L’espace partagé se trouve être un tremplin à l’exposition et la légitimation puisque sa présence au sein des expositions est liée à celle de son mari.
Au travers de l’analyse des cas de Juliette Trullemans et de Gabrielle Canivet, nous constatons que ces femmes artistes ont tiré parti de leur dualité : femme artiste et femme d’artiste. De l’instrumentalisation – Juliette Trullemans – au bénéfice passif de l’exploitation de la forme du couple – Gabrielle Canivet –, ces artistes ont connu un parcours marqué par leur double statut. Face à l’assassinat du prince charmant abordé par Colette Cosnier (48), elles ont trouvé une alternative. Les couples d’artistes, créant ce que nous appelons un espace partagé, évitent ainsi l’annihilation du talent féminin, causée par une union conjugale et la préservation de cette union. Le choix cornélien entre être épouse ou être artiste disparait au bénéfice d’une instrumentalisation du couple. En ça, nous pouvons considérer ce facteur comme favorable à l’accès des femmes sur la scène artistique.
Juliette Trullemans crée avec Rodolphe Wytsman un espace partagé total ; par leur nombre d’expositions et la diversité des lieux qui les représentent (y compris leur atelier), ils exercent une instrumentalisation complète du couple. Même si la présence de celle-ci est intrinsèquement liée à celle de son mari, elle bénéficie d’une belle prospérité. Considérée comme une artiste, elle participe à de nombreuses expositions, fait l’objet d’autant de critiques et accueille davantage de reconnaissance de ses contemporains, se démarquant ainsi de Gabrielle Canivet.
Gabrielle Canivet se situe, quant à elle, dans une position plus dépendante de l’espace partagé. Tant son faible nombre d’expositions que ses participations associées à celles de son mari sont manifeste à ce propos. Si l’espace partagé est dans le cas de Juliette Trullemans un facteur assurément positif, serait-il pour Gabrielle Canivet un facteur limitant, voire entravant la carrière artistique de cette femme artiste ? Elle aurait pu exposer davantage, en participant par exemple aux mêmes expositions que son conjoint et se démarquer de la même manière que Juliette Trullemans. La figure de Constant Montald ne semble pas constituer un élément de réponse. Grâce à ce dernier, Gabrielle Canivet expose tout d’abord à des manifestations de choix (exposition universelle de Milan, Salon de Printemps, etc.) et elle bénéficie de ses conseils tant au niveau technique qu’iconographique. Constant Montald est également l’un des acteurs favorisant l’ouverture des ateliers de peinture aux femmes. En 1898, à l’Académie de Bruxelles, il parvient à faire rouvrir les ateliers de femmes fermés pour cause budgétaire (49). La position de femme d’artiste de Gabrielle Canivet ne consiste pas - selon nous - un obstacle à la position de femme artiste. Pour justifier cette faible présence, il faut donc moins prendre en considération l’exclusion des femmes dans le champ culturel que sa propre volonté et son intérêt. En effet, tous les artistes ne sont pas carriéristes. Le cas de Gabrielle Canivet tend à le prouver.
Si les espaces partagés de Juliette Trullemans et Gabrielle Canivet différent, il subsiste des points communs. À une époque où les académies des Beaux-Arts tardent à ouvrir leurs portes aux artistes femmes, elles ont toutes deux trouvé une alternative grâce à leur union conjugale. Cette dernière est sans conteste un facteur de développement de leur carrière artistique, du moins de leur savoir-faire. Ce phénomène est tangible sur le plan plastique. Matériellement, les expositions font sens. Ascendance esthétique, matériaux similaires ou homogénéité des sujets, les expositions dévoilent un ensemble cohérent. L’union conjugale s’accompagne d’une union plastique et la première union n’est pas, contrairement à ce qu’une exposition de couple d’artiste pourrait laisser présager, le seul facteur qui fait sens (50). La confrontation des œuvres a également un impact immatériel sur le couple. L’espace de l’exposition partagé par deux conjoints crée un message intime et unique. Ce sont les spécificités non tangibles de l’espace partagé qui prennent corps : l’amour et l’art réunis dans un espace de monstration. C’est la conjonction de ces deux modalités dans un même espace qui permet au couple d’apparaître sous une forme unique et centraliser les critiques au travers d’un « ils » dans le cas du couple Wytsman.
De plus, ces parcours permettent de prendre du recul par rapport à deux discours. Le premier s’adonne souvent à décrire la femme artiste du XIXe siècle comme une victime de la société. Les extraits de presse pré-cités démontrent que les artistes femmes peuvent bénéficier d’une bonne réception critique. Il est important de souligner que la mise en évidence de ces articles positifs n’est pas démonstrative de la critique dont bénéficient les femmes artistes en général. Au contraire, elles sont bien souvent décriées. Par conséquent, le sens des critiques positives que nous avons soulevées se révèle d’autant plus important. Le transfert de l’identité de genre dans le cadre des expositions des Wytsman est à cet égard intéressant. Deuxièmement, l’application d’une grille de lecture non individuelle mais conjointe de leur carrière permet de relativiser une conception de l’art héritée de la Renaissance selon laquelle l’artiste est par définition un homme solitaire, en marge de la société et aux capacités mystiques. Collaborant ensemble, ces deux exemples démontrent l’acuité avec laquelle les artistes mettent à profit la dualité de leurs statuts. En effet, ils révèlent que les couples d’artistes procédent à une mise en commun de leurs compétences et à une mise en scène de la forme du couple. L’instrumentalisation permet dès lors aux couples de conjuguer union artistique et union conjugale au travers de l’espace de l’exposition. L’espace partagé ainsi créé, ils le légitimisent par le procédé de monstration qu’est l’exposition.