Poursuivre la ligne
Faire abstraction du hasard pour un contrôle du geste et de la raison apparaît, aujourd’hui, comme un syncrétisme fidèle à l’œuvre de Jo Delahaut (1). En s’éloignant de la figuration pour une sensibilité de la ligne en 1946, comme avec Promesse , ce dernier se positionne en chef de file d’une pratique essentiellement désavouée dans le contexte belge de l’immédiat après-guerre : l’abstraction géométrique. Poursuivant un objectif de raison, Delahaut travaille près d’un demi-siècle à la constitution d’une poétique du non-objet. Leitmotivs de sa grammaire visuelle, la forme, la ligne, la couleur, la surface et le plan, se muent en catalyseurs de l’esprit ; véhicules d’une pensée constante dans sa mouvance et son renouvellement, ceux-ci sont les moyens naturels d’un accès instantané au silence.
En 1945, Jo Delahaut s’installe à Bruxelles et participe à l’effervescence d’une génération d’artistes en quête de nouvelles expressions, la Jeune Peinture belge (2). Fondée le 4 août 1945 dans la foulée des salons Apport et sous la figure tutélaire de Robert L. Delevoy, l’association a pour objectif de révéler ce qui se passe de plus vivant en dépassant le retour à l’humain et le réalisme intimiste. Dans cette voie, les œuvres abstraites de Delahaut sont porteuses d’un élément majeur pour l’histoire de l’art en Belgique, l’abandon de tout renvoi au réel par l’affirmation de la non figuration. Le peintre ne procède plus par un processus de défiguration ou de décantation du réel mais par la négation de sa substance. Jo Delahaut ne parle pas, il donne à voir. Même s’il offre la première contribution non objectale, il n’est pas en reste d’une influence liée à l’ouverture des frontières territoriales. En effet, la vérité artistique semble émaner de Paris, à l’instar des réponses aux maux politiques et économiques. En 1947, empreint de cette doxa, Delahaut se dirige vers la capitale française et participe au Salon des Réalités Nouvelles (3). Sur place, il fait la connaissance de l’animateur de la manifestation, Auguste Herbin. Cette rencontre sera décisive, elle lui permettra d’abandonner le langage post-cubiste qui, jusqu’alors, marquait ses premières abstractions pour des moyens visuels clairs et rigoureux, puisant leur essence dans une mathématique de l’esprit . Si l’expressionnisme flamand ou le surréalisme en plein soleil sont des voies exploratoires inscrites dans une temporalité de pluralisme culturel, c’est à l’aune de l’abstraction lyrique que s’opposera la géométrie de Delahaut. A l’opposé du chaos informel défendu par Cobra (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam), l’artiste présente des formes précises . Par la ligne, le peintre décompose la surface. Les renvois à la figure disparaissent, peu à peu, de la toile pour laisser place au rythme, à l’errance du spectateur. Chacun y décèle sa vision du monde visible. Le moyen ? Les vibrations chromatiques de la forme et l’harmonie d’une combinaison en évolution constante. En 1949, il passe au discours et commence à rédiger des critiques pour la revue Art d’Aujourd’hui. Cette pratique n’est pas dénuée de sens puisque de critique à essayiste, Jo Delahaut théorisera sa peinture par le biais d’aphorismes et de notes poétiques (4). Toutefois, ce décloisonnement disciplinaire n’est pas un propos sur le réel. L’auteur ne cherche pas à argumenter sur le caractère abscons de l’abstraction, au contraire, il justifie les qualités intrinsèques et l’immédiateté de sa méthode.
Même si l’aventure de la Jeune Peinture belge ou des Salons des Réalités Nouvelles incite à la collectivité, ce n’est qu’à partir de 1952, par la création du groupe Art abstrait, que Delahaut s’engage, avec le critique Jean Milo, au sein d’une cause fédératrice. Celle-ci entend porter les possibilités de la géométrie au-delà des sphères décoratives et apathiques (5). En quatre années d’existence, les dissensions intrinsèques au groupe mèneront progressivement à sa dissolution. Toutefois, cette période ne sera pas vaine puisqu’elle aura permis à Delahaut de poser l’amorce d’un vocabulaire sensible qui, sa carrière durant, trouvera en l’ordre et la structure, un remède aux vicissitudes de la vie. De la dichotomie inhérente à cette première expérience découle, en 1956, un prolongement immédiat : le groupe Formes. La fracture entre lyrisme et géométrie, centre des querelles menées dans Art abstrait, est synonyme de non retour. D’emblée, Jean Séaux et Maurits Bilke, tous deux critiques d’art, accompagnent Delahaut dans son action et répondent aux cris de la matière insufflés par l’informel. Ils militent pour un parler bref, aux confins du silence. Sève , Eclatée ou Harmonie témoignent de cette volonté de clarté où la construction est centrale. Les surfaces colorées se détachent de la neutralité du fond pour affirmer leur autonomie. La forme s’étrique, elle est abrupte ; aux grands aplats, Delahaut préfère l’exiguïté de l’angle. Même si l’orthogonalité de cette dernière semble se mouvoir au sein d’une composition rythmée par un chromatisme vibrant, l’accent est mis sur une interaction immanente.
Rapidement, Bury, Collignon, Carrey, Saverys, Burssens, Plomteux ainsi que le collectif Hauror rejoignent le projet. Deux ans plus tard, Lewy, Holley et Vandenbranden interviendront dans le même sens. Le champ d’actions sera délimité par des expositions prenant racine dans les foyers économiques belges — Liège, Gand, Anvers et Bruxelles — et les pays enclins au caractère radical de cette expression, à savoir l’Italie, la France et l’Allemagne2 pictures | Diaporama |
L’année 1954 est représentative du combat mené pour l’affirmation d’une syntaxe visuelle encore délaissée pour l’heure. A son rôle de moteur d’actions collectives, Delahaut ajoute un engagement théorique traduit à travers la rédaction du Manifeste du Spatialisme — tract qu’il cosigne avec Bury, Elno et Séaux et qui tend à valoriser l’art abstrait dans sa nuance. Les signataires souhaitent dénoncer la confusion relative à la prolifération des apports connexes à cette esthétique, mais également à clarifier leurs intentions : « L’art abstrait n’est pas un art figuratif dont on effacerait le sujet. […] Toutes ces formes d’art abstrait ne sont que des retours déguisés à des traditions ou à des esthétiques périmées. […] Le spatialisme est une construction concertée de formes et de couleurs qui tend à donner à celles-ci une vie et une poésie propres. […] Les formes doivent se libérer, s’animer et s’inscrire dans toutes les matières. Le mouvement dans sa diversité et dans toutes ses applications doit donner à l’œuvre d’art une énergie nouvelle» (6).
Historien de l’art (7), Jo Delahaut se consacre au milieu de la même année à la valorisation de l’œuvre des pionniers de l’abstraction belge. En ce sens, il trouvera en Maurits Bilke un allié substantiel avec qui poser les jalons d’une réhabilitation de la forme construite. Cette collaboration aboutira à l’exposition Les premiers abstraits belges à la Galerie Saint-Laurent, à Bruxelles (8). Impulsée, la redécouverte de la génération de Servranckx, de Maes, de De Boeck ou de Vantongerloo — qui opérèrent jusqu’en 1928 et qui traversèrent les crises successives, l’ignorance de leurs pairs, les imprécations lancées à l’égard de leur art et pour d’aucuns, un retour à la figuration — permit à Jo Delahaut de légitimer le développement de l’abstraction géométrique. En s’inscrivant dans la continuité de la Plastique pure, il affirme une filiation historique qu’il pousse à son paroxysme grâce à la conceptualisation d’une expression froide (9). Par ailleurs et bien que partageant une esthétique commune, ces artistes de la première heure n’affirment pas un radicalisme exacerbé envers l’objet ; ils agissent dans le rejet de la retranscription académique. Le processus de décantation progressive y est encore présent, si ce n’est dans la forme, dans les renvois proposés par le titre des œuvres. Delahaut prolongera ces entraves structurelles dans un renouvellement incessant qu’il mènera jusqu’aux profondeurs de l’âme : « Car l’art, même celui qui paraît le plus hermétique, le plus cérébral, ne peut jamais être détaché de la profonde nature humaine de son créateur, source unique mais inépuisable de tout ce qu’il sent, pense et crée » (10).
En 1960, Delahaut fonde un nouveau groupe qu’il poussera jusqu’en 1964 : Art construit. A côté de ses productions individuelles, l’artiste participe donc, à nouveau, à une collectivité qu’il conviendrait, si ces lignes nous le permettaient, d’observer sous la lentille de la sociologie de l’art. Du microcosme bruxellois inhérent aux querelles du dualisme abstraction – figuration se constitue, peu ou prou, un réseau actif qui puise en l’historiographie nouvelle des pionniers de l’abstraction l’amorce de réflexions articulées autour du plan chromatique et du signe méditatif : le minimalisme. Bien que proche de Vasarely, c’est en la perception psychologique de la ligne que se porte l’intérêt de Delahaut. Il passe des accords géométriques à l’unicité du plan. D’une œuvre comme Hors Limite (11).
ou Immense incertain , il glisse vers une forme intériorisée. A présent, la lumière devient un élément de structure. Le spectateur est mené à contempler simultanément une poésie du visible et de l’invisible ; Delahaut tente d’ébranler nos facultés d’adaptations visuelles en un spleen absorbé. Avec les Signes (Fig. 10 - 12) les couleurs s’apaisent pour laisser place à de grandes surfaces noires. Elles s’articulent et dépassent les limites physiques du champ, à l’instar de ce qui se développe, au même moment, aux Etats-Unis avec le Hard-edge painting. En creux de la composition, un rythme calme mais puissant sous-tend l’équilibre général ; le peintre réduit son contenu afin de débarrasser la lecture de tout élément inconvenant. Devenues mobiles, les formes orthogonales s’agrandissent pour n’être plus qu’une seule expression purgative. Un signe. De la confrontation géométrique dérive une économie visuelle dont le rôle de médiation spirituelle est le substrat. L’objectif de l’artiste est de quitter l’inconstance de la vie, des maux du quotidien, pour laisser place libre à la sérénité. Et Delahaut de conclure à ce propos : « J’ai cherché une réalité intérieure »3 pictures | Diaporama |
A l’heure où sonne le glas du groupe Art construit, l’artiste poursuit l’expérience par le biais d’une nouvelle action collective. Le temps est à la valorisation de l’espace et le groupe D4 — quatre dimensions — trouve en Delahaut un animateur idéal. En son honneur, le groupuscule se rebaptise Georform, en 1966 ; la jeune génération d’Emiel Bergen, Gilbert Decock, Henri Gabriel, Victor Noël et Marcel-Henri Verdren érige Delahaut en modèle à suivre. L’ombre de l’abstraction géométrique passe à la lumière à mesure que l’abstraction lyrique perd de sa sublime. De manière significative, la période d’activité correspond, pour le chef de file, à la revalorisation d’un chromatisme laissé de côté depuis 1962. Le peintre passe d’une couleur de la retenue à de larges aplats enivrants. Trace n°3 (12). Il convient de mettre en exergue un dualisme qui sous-tend la production de l’artiste ; la kyrielle de groupes au sein desquels Delahaut effectue un certain nombre d’ingérences accompagne, de facto, ses recherches personnelles. Celles-ci n’ont jamais été aussi loin. Elles témoignent tant d’un esprit de constance que de continuité. Fidèle, l’artiste étaye son discours en impressions immédiates. Les combinaisons esthétiques qu’il crée constituent une trame poétique sans limites (13). L’objectif est de faire jaillir un signe immaculé des profondeurs de l’inconscient : révéler l’indicible en ordonnant le chaos (14). Par sa prédominance, la pensée accompagne le geste, rien n’est laissé au hasard. Au gré du temps, les signes laissent place à des Relations (15). Aux surfaces mouvantes, Delahaut ajoute une couleur de fond qui permet de dynamiser le dialogue entre les différentes parties de la composition. Cette valorisation de l’outil « couleur » correspond à une ligne directrice impulsée dès les prémices du groupe Art abstrait : « Si tout l’arc-en-ciel y passe, le monde entier passe dans mon esprit » (16). A côté des travaux sur toile, sa force avait déjà été démontrée -— comme un combat sans fin — lors des interactions qu’eut l’artiste avec le matériau architectural. A titre d’exemple les intégrations de rythmes chromatiques intégrés, entre 1957 et 1987, aux espaces publics correspondent à une démarche sociale placée dans le sillage de l’art pour tous (17). En ce sens, la dissolution de Geoform en 1971 n’influencera en rien la production de Delahaut. Au contraire, s’ouvre une période de traduction de la forme monumentale en une expression immédiate.
est caractéristique de cette temporalité où tout semble converger vers une synthèse lexicologique de la recherche plastique. La forme, la ligne et la couleur sont à présent égalitaires. De ces théories découlent des expositions à Bruxelles, Bruges et Rotterdam, entre 1966 et 1968La décennie qui s’étend de 1970 à 1980 est prétexte au rayonnement de la forme géométrique. Le support se décloisonne et devient mobile, à l’instar de ce qui avait déjà été impulsé, quelques années plus tôt, avec les reliefs.
Aux huiles sur toile répondent des acryliques sur bois. (Fig. 15 - 16)La couleur s’exprime sur le cadre afin de laisser place à une béance monochrome et un jeu de complémentarité ; s’instaure d’emblée une ouverture vers un monde possible où la peinture joue de sa négation. Delahaut régule la composition dans une perspective méditative. Le caractère primaire de la forme s’impose comme une condition sine qua non. A cela, s’ajoute des œuvres d’où émanent les marqueurs du minimalisme, des peintures sur aluminium : les Poteaux. Á production minimale, titre concis ; ce dernier est témoin des solutions primaires qu’il donne à voir. La force réside dans l’instantanéité et l’animation de l’esprit. Même si les moyens s’étayent et prônent l’interaction des théories développées antérieurement, le but est identique. Aucun récit n’est définit, seule la valeur intrinsèque de la composition compte. En mutation, le plan se voit marqué çà et là d’un trait incisif. L’artiste poursuit la ligne à travers une série supplémentaire : les Écritures Conjointement, il produit des œuvres comme Espace rouge-bleu ; des postulats graphiques placés sous le règne de la croix et de la ligne imposent au plan sa subdivision. Dans ce contexte, apparaît la question de la profondeur de champ et du rapport tautologique de la création géométrique ; une forme naît dans la forme, elle se décompose et offre une variété de regards . Bien que certaines huiles proviennent de croquis réalisés au préalable, le dessin est relativement absent du corpus connu à ce jour. Si ce n’est, par le biais de travaux au graphisme serré, réalisés à la fin des années septante, des crayons et des pastels sur papier. (Fig. 21 - 22) Fidèle à son esprit de constance, Delahaut incise la couleur avec éloquence. Le geste du peintre est effacé pour qu’aucune trace n’émerge de sa rencontre avec la matière. Outre la réduction formelle, l’artiste propose une œuvre médiatrice à l’expression universelle.7 pictures | Diaporama |
Au fil des années la ligne gagne en liberté. D’un vocabulaire aux allures restrictives, Jo Delahaut parvient à placer l’abstraction au-delà de ses retranchements. Qu’il s’agisse de céramiques, de reliures, de sculptures, de foulards, ou à plus grande échelle, de reliefs monumentaux (Fig. 23 - 24), il frappe par ses capacités d’adaptation aux supports. De son obstination pour la cause géométrique découle une ultime action collective, en 1988 : la revue MESURES art international. Associé, pour l’occasion, à Marcel Louis Baugniet, il trouve en Jean-Pierre Maury, Léon Wuidar, Victor Noël, Jean-Jacques Bauweraerts et Jean-Pierre Husquinet, les témoins d’une génération dévouée à l’art construit. En filigrane, il apparaît, pour Delahaut, que la pratique de l’écriture reste parallèle à ses travaux plastiques. De cette revue naît un groupe expérimental, un laboratoire de la forme pure. Ce dernier gagnera en visibilité et poursuivra l’enseignement de son animateur, après sa disparition, en 1992. Comme une Ode à la couleur
, l’artiste réalise à la fin de sa vie des toiles où domine une volonté de synthèse. Proche des réflexions de Gerhard Richter, il rejette le langage de la crise pour l’illusion visuelle. Un rythme. Le temps s’intègre au discours et invite le spectateur à un sentiment de plénitude. De cet impérialisme de l’angle résulte une poétique de la couleur ; une interaction simple et équilibrée où tout n’est que dynamisme. Jo Delahaut, de par son enseignement et son décloisonnement constant, constitue la pierre angulaire de la contribution belge offerte à l’abstraction géométrique. Fin pédagogue, il aura développé et transmis, à coup de séries, une méthode pour s’adonner à l’hédonisme du temps suspendu ; un champ exploratoire où les carcans visuels se voient rattraper par une poésie de l’esprit.3 pictures | Diaporama |