Le textile occupe une place importante et protéiforme dans l’art contemporain : réinvention de la broderie et de la tapisserie, utilisations technologiques des fils et tissus, détournement des pratiques datées du tricot et du crochet… De même il peut être un élément important dans la pratique performative de certains artistes dont l’artiste turque Nezaket Ekici. Ici, il ne sera question ni de matière ni de technique mais bien de textile dans une assertion plus ouverte, étendue au vêtement et au rôle symbolique qu’il peut jouer sur la scène contemporaine de l’art. C’est précisément cette utilisation qui nous intéressera tant Nezaket Ekici conçoit des performances dans lesquelles le vêtement a un rôle déterminant. Se faisant indispensable, il adopte différentes fonctions. Plus qu’un simple accessoire, il devient vecteur de discours ou objet même de la performance.
Nezaket Ekici (1) est née en Turquie en 1970, pays que ses parents quittent lorsqu’elle a trois ans pour immigrer en Allemagne. Ils s’installent alors à Berlin où elle vit encore aujourd’hui, tout en partageant son temps entre Stuttgart et Istanbul. Ekici a multiplié les formations artistiques telles que la peinture sur assiette, le dessin et la sculpture. Elle est en sus diplômée d’un Master en Histoire de l’Art. Si elle pratiquait déjà la performance à la fin des années 1990, ce sont ses années d’études auprès de Marina Abramoviæ (2) qui l’ont amenée à se concentrer sur cette pratique (3) . Précisons que ce choix semble avoir été judicieux puisque c’est à partir de cette formation qu’elle commence à être reconnue. À plusieurs reprises depuis 2002, elle a été invitée à la Biennale de Venise et elle a exposé au MoMA P.S.1 à New York. Il est important de noter que toutes les connaissances précédemment acquises continuent de lui servir dans ses performances : le dessin intervient dans la construction du projet performatif, elle fait de nombreuses références à l’Histoire de l’Art au travers d’actions qui rendent hommage à des grands peintres comme Le Caravage ou Paul Delvaux, et surtout elle applique l’idée de sculpture au corps féminin.
Pratique développée dans les années 1970 par de nombreuses performeuses associées au mouvement féministe – dont Marina Abramoviæ est l’une des figures emblématiques – l’utilisation de son corps comme un moyen d’expression artistique est au centre de l’œuvre de Nezaket Ekici. Plusieurs perspectives s’en dégagent. Tout d’abord, une perspective genrée puisqu’elle ne cesse de questionner le rôle assigné aux femmes. À ceci, se superpose une perspective identitaire et culturelle étant donné que l’artiste navigue entre sa culture orientale originale et celle occidentale dans laquelle elle évolue. Ce qui amène naturellement une perspective politique liée aux questions migratoires, de même qu’un regard critique sur l’état actuel de la Turquie. La dernière perspective est religieuse, et voit Nezaket Ekici proposer sa réflexion sur l’Islam – religion de ses parents et surtout religion majoritaire en Turquie.
Pour analyser ces représentations à l’intersection de plusieurs catégories, nous utilisons le concept d’intersectionnalité. Si celui-ci s’avère être très utile dans l’étude de ces pratiques contemporaines engagées, l’intersectionnalité n’est pourtant que peu répandue dans le champ artistique (à l’exception de son utilisation par la théoricienne de l’art Amelia Jones (4) ). Pour rappel, l’idée d’intersectionnalité remonte aux années 1890, mais elle n’a été conceptualisée qu’en 1989 par Kimberlé Crenshaw (5) pour décrire la situation d’invisibilité des femmes de couleur : « Du fait de leur identité intersectionnelle en tant que femmes et personnes de couleur, ces dernières ne peuvent généralement que constater la marginalisation de leurs intérêts et de leurs expériences dans les discours forgés pour répondre à l’une ou à l’autre de ces dimensions (celle du genre et celle de la race). » (6) Si l’intersectionnalité repose d’abord sur le triptyque genre/race/classe, la notion n’est pas hermétique et s’est ouverte à d’autres innombrables catégories de domination, notamment à celle de la religion.
L’intersectionnalité comme un outil méthodologique permet d’identifier et de traiter les éléments qui sont autant de dénominateurs communs aux sujets portraiturés dans les représentations contemporaines et qui viennent servir le discours de leurs créateurs : le genre, l’ethnicité, l’âge, la nationalité, la classe, la politique et la culture… Dans le cas de Nezaket Ekici, son engagement se manifeste dans des performances qui mettent en lumière des identités à la convergence d’un certain nombre de ces catégories. Via ses actions artistiques, son ambition principale est bien de « dépasser les frontières » (7). Pour ce faire, le vêtement se révèle être un outil particulièrement efficace.
L’artiste n’hésite ainsi pas à faire du vêtement le prolongement de son corps durant ses actions performatives. D’allure variable – tantôt élégant, tantôt exubérant – le vêtement a un rôle un essentiel dans la grande majorité des performances de l’artiste en ce sens où il participe à la construction de la représentation. Le vêtement agit véritablement comme une clé de lecture pour saisir l’identité représentée, et par conséquent le discours de l’artiste. Le vêtement prend dès lors en charge – du moins en partie – la réflexion engagée de Nezaket Ekici.
L’analyse des exemples suivants repose principalement sur une lecture extérieure et/ou personnelle du rôle assigné au vêtement par l’artiste qui ne communique que très peu sur cet aspect. Dans la monographie Nezaket Ekici. Personal Map – To Be Continued (8) publiée en 2011, toutes ses performances font l’objet de descriptions détaillées qui n’omettent jamais de mentionner la tenue portée par l’artiste ; sans pour autant en souligner la charge évidente. Néanmoins, dans une interview où la journaliste Göksu Nii Kunjak lui fait remarquer que le costume est un outil pareillement important que le corps dans ses performances, Nezaket Ekici acquiesce et répond : « Always I need to think about why I choose a costume. » (9) Ce choix de qualifier de costume la tenue qu’elle porte durant une action vient clarifier la position de l’artiste. Elle s’inscrit dès lors dans une représentation fortement marquée par la question des apparences, et choisit ainsi ce qu’elle décide de renvoyer au public.
Si notre analyse considère que les vêtements dans les performances de Nezaket Ekici sont autant d’indicateurs d’une perspective intersectionnelle, d’aucuns pourraient penser qu’ils servent simplement son ambition du spectaculaire, qui définit ce qui frappe la vue et étonne par un aspect exceptionnel. Certes les concepts d’opulence et de luxuriance interviennent dans les performances d’Ekici comme le note Friederike Fast (10) ; cependant nous croyons fermement que le spectaculaire est lui-même un moyen efficace de faire passer des idées et que le choix d’utiliser des robes correspond aux deux ambitions. Comme dans Nascent , performance réalisée en 2007 à Amsterdam, au cours de laquelle Nezaket Ekici porte une imposante robe de mariée. Celle-ci a été confectionnée dans un atelier à Antalya et mesure huit mètres de long sur six mètres de large. Les impressionnantes dimensions de cette robe seraient un moyen de rendre l’idée de liberté que la performeuse associe aux canaux d’Amsterdam. Nezaket Ekici gonfle elle-même sa robe avec deux pompes à vélo fixées sur la structure circulaire flottante sur laquelle elle se situe, isolée au milieu de l’eau. Une vingtaine de minutes plus tard, une fois le gonflage fini, l’artiste devient une sculpture ; elle clôture sa performance en abandonnant sa robe sur l’eau, qui s’apparente alors à un nénuphar. Autre robe étonnante, en terme de poids cette fois, dans Nazar où Nezaket Ekici se promène pendant près d’une heure dans les rues d’Istanbul en 2005 avec une robe de quarante kilos que Svenja Moor qualifie de « version orientale de la cotte de maille » (11). Celle-ci est constituée de six cents Nazar ou Œil Bleu ; l’artiste détourne en réalité l’usage de ces amulettes traditionnelles turques puisqu’en portant cette robe pour la première fois dans les rues d’Istanbul (12), elle attire inévitablement les regards, alors que le Nazar est utilisé au départ pour chasser l’œil du Diable. Dans Daydream , la luxuriance est convoquée dans le kitsch absolu d’une robe rose à volants qu’Ekici revêt pour cette action de 2006. Au cours de cette performance, répétée à plusieurs reprises et de durée variable, l’artiste s’installe sur un banc vêtue de la fameuse robe et regarde une vidéo d’elle dans la même tenue, sur le même banc, répétant les mêmes positions mais en réalité filmée sur le littoral idyllique de la mer Baltique (13). Par ce jeu de miroirs, l’artiste questionne la nature surréelle de ces scènes, entre rêve et observation. À propos de cette surprenante robe rose, l’artiste avoue l’avoir sélectionnée pour son aspect romantique qui – selon elle – rend parfaitement compte de ce sentiment de rêve éveillé (14).
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Un premier élément se dégage lorsque nous posons un regard global sur ces performances de Nezaket Ekici : plus que de simples accessoires, ces robes sont en fait de déclencheurs de l’action. Ces performances existent et font sens grâce à ces pièces textiles symboliquement fortes. Nous remarquerons également que l’artiste use d’un vestiaire connoté, principalement rattaché au féminin. Qu’importe le fait que la performance soit physiquement éprouvante, elle revêt majoritairement une robe – pièce archétypale de la garde-robe des femmes s’il en est – souvent associée à un fantasme masculin de ce à quoi la femme doit ressembler. Pour renforcer cette idée de féminité idéale ou fantasmée, Nezaket Ekici lui associe généralement une paire de chaussures à talons.
C’est encore une fois le cas dans la performance Crema (Fig. 4). Exécutée une première fois en 2001 à Brunswick en Allemagne, l’artiste en a fait plusieurs reenactments jusqu’en 2006. Dans cette performance – extrêmement physique – Ekici se tient face à l’audience, à côté d’un socle sur lequel est posé un grand pot en verre rempli de crème liquide. L’artiste va frénétiquement la battre en utilisant son avant-bras, jusqu'à en obtenir de la crème épaisse, voire du beurre. L’action peut durer de quinze minutes à une heure et trente minutes. Utilisant son bras comme une machine, Ekici s’épuise, s’essouffle et se perd dans l’effort. Au-delà du fait de s’interroger sur la limite de l’homme dans le travail mécanique, du point à compter duquel il perd une partie de son humanité (15), cette performance apparaît également comme une remise en cause du rôle assigné aux femmes. La tenue choisie par Nezaket Ekici, à savoir une robe de soirée élégante en velours brillant bordeaux associée à une paire d’escarpins, ne fait que renforcer la lecture féministe de la performance. La société attend des femmes qu’elles soient aussi bien des travailleuses acharnées que de parfaites maitresses de maison et épouses accomplies. Cette robe souligne ce paradoxe : « pendant qu’elle est en train d’accomplir une des tâches traditionnelles des femmes, sans fin et éprouvante, elle est habillée de vêtements fashion normalement associés aux attentes de la société envers les jeunes femmes, élégantes et trendy » pour reprendre les mots de Beral Madra (16).
À sa façon, Nezaket Ekici se joue des codes sociaux par le mode du détournement et de la contradiction. Selon les études d’Anne Hollander (17) – chercheuse spécialisée dans l’Histoire de la Mode et du Costume – toute l’évolution de la mode féminine s’est faite parallèlement à l’émancipation des femmes, où le vrai signe de pouvoir serait l’habit fonctionnel (18). En utilisant un vêtement contraignant dans l’exercice de ses performances, Ekici ne fait qu’en amplifier la perspective genrée.
D’une charge symbolique bien plus puissante, la robe de mariée se retrouve dans plusieurs performances, comme nous avons déjà pu l’esquisser en amont. Nezaket Ekici utilise deux modèles différents, ayant chacun servi à plusieurs reprises. Ces deux robes de mariée, confectionnées dans des ateliers de couture en Turquie, présentent des caractéristiques similaires : toutes deux sont dotées d’une impressionnante traîne de plusieurs mètres de long et d’une très large envergure.
Life Line (19) qui fait sens grâce au vêtement porté par Nezaket Ekici. Il est vrai que cette imposante robe blanche résonne aussitôt dans la conscience collective comme un des symboles du mariage. L’action emmène ici Nezaket Ekici d’un ancien bâtiment vers un nouveau, comme les jeunes mariées passent de la maison de leurs parents à celle de leur nouvel époux dans les sociétés conservatrices, d’Orient et d’Occident. La robe est l’élément qui permet à la performance de faire sens : elle est un support matériel et symbolique pour l’artiste qui dénonce le poids des traditions qui reposent encore sur les épaules des femmes, avec, pour beaucoup, le mariage comme obligation. L’approche ici n’est pas seulement genrée, mais aussi identitaire et culturelle.
nous intéresse plus particulièrement car la robe de mariée est ici le seul élément qui permet à la performance de faire sens. Plus précisément, le vêtement est l’indice pour accéder à un niveau de lecture bien plus complexe que celui immédiatement perceptible. Au cours de cette performance unique, réalisée en Mars 2005, c’est vêtue de cette robe de mariée à l’immense traîne que Nezaket Ekici relie – au cours d’une longue et lente marche – les deux sites des musées de Stuttgart : l’ancien nommé Kunstverein et le nouveau, le Kunstmuseum. Elle est accompagnée de quatre hommes vêtus de noir, qui disposent progressivement à ses pieds soixante pièces de tapis rouge pour lui ouvrir la voie, tout en lui indiquant le chemin à suivre. L’artiste marque une pause à chaque fin de section, laissant le temps à ses aides de récolter les morceaux sur lesquels elle est déjà passée et de reconstituer une nouvelle portion de tapis. La difficulté de la tâche, son caractère répétitif, ainsi qu’une météo capricieuse le jour de l’action (la température était glaciale et il neigeait) expliquent la durée de la performance qui dépasse les quatre heures. Passer d’un bâtiment à l’autre, de l’ancien au neuf, est une métaphoreL’intersection de ces perspectives engagées prend une nouvelle dimension lorsque Nezaket Ekici introduit un objet qui est plus qu’un accessoire textile dans le vestiaire oriental. Il s’agit du voile dont le port répond à une observance religieuse et/ou culturelle. Il s’insert dans un axe de réflexion important pour l’artiste – sur la Turquie, ses rites et sa religion dominante – et c’est ainsi que le voile émerge dans plusieurs de ses performances, que ce soit au travers d’un simple foulard ou d’un tchador. À chaque fois, Ekici pointe du doigt des règles religieuses – relayées par l’État turc – et les détourne. Une fois de plus l’accessoire textile renseigne sur la nature du discours de l’artiste et agit alors comme un marqueur de ses engagements.
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Datée de 2007, la vidéo Gravity (Fig. 6) en est l’exemple parfait. La caméra filme en plan fixe l’artiste en buste, qui va successivement nouer vingt-cinq foulards sur sa tête, utilisant à chaque fois une technique différente pour l’attacher. L’idée n’est pas ici de se concentrer sur la rigueur religieuse du geste mais bien sur l’aspect esthétique que nombre de femmes turques lui associent. La performance lui prend près de vingt minutes et se termine lorsque le visage de l’artiste s’est transformé en une sorte de boule textile.
Cette action entre en résonnance avec une vidéo produite un an auparavant par la jeune artiste turque Nilbar Güres (°1977). Les deux actions présentent une inversion de la chronologie particulièrement signifiante : alors qu’Ekici joue avec le fait de se couvrir, Güres préfère se découvrir. Soyunma [Undressing] (Fig. 7) propose le même cadrage mais dans lequel l’artiste est assise derrière une table. L’action commence avec un amas de voile sous lequel nous devinons la tête de l’artiste. Et pendant environ six minutes, elle les enlève un par un et les pose devant elle. À chaque foulard ôté, elle cite le nom de la femme à qui appartient le foulard, toutes étant des amies ou des membres de sa famille. À la fin, nous découvrons brièvement son visage qui apparaît soulagé d’avoir été libéré.
Actions inverses certes mais les volontés des artistes sont similaires. Ces deux œuvres ont été produites à une période où les débats sur le voile dans une Turquie laïque animaient la population. Le parti islamo-conservateur de la Justice et du Développement [AKP] de l’actuel Président Erdogan lança alors l’idée d’autoriser le voile dans diverses institutions de l’État, notamment les facultés. Le foulard se conçoit ici comme un objet symbolique qui vient illustrer le poids du religieux – mais également culturel, social et politique – qui pèse sur les femmes du pays. Bien que la laïcité soit un des fondements de la constitution de 1924 en Turquie, un peu plus de deux tiers des femmes portent le voile. À travers ces deux gestes pourtant opposés, et teintés d’une certaine forme d’ironie, il s’agit pour les artistes de lever le voile sur la manière dont les femmes turques détournent les contraintes et de railler une approche rigoriste de la religion.
Ces quelques exemples ne sont bien évidemment qu’un aperçu de l’importance du vêtement dans la pratique de Nezaket Ekici. Plus que marqueur ou vecteur de la perspective intersectionnelle si chère à l’artiste – entre genre, religion, politique et société – le vêtement est également ce qui reste de la performance, art de l’éphémère. Certes ses actions sont documentées – souvent filmées, toujours photographiées – mais le vêtement en est une trace tangible. Il n’est pas rare que la tenue utilisée reste ensuite sur les lieux de la performance, sorte de seconde peau qui témoigne de l’engagement artistique de l’artiste, et qui se retrouve ensuite exposée comme une relique au même titre que les images…