Avant-propos
Je remercie P. J. Foulon et Chr. Herman pour la relecture attentive des parties qui relèvent plus spécifiquement de leurs compétences, ainsi qu'Isabelle Lecocq et Phil Roussel qui m'ont généreusement permis d'utiliser leurs clichés.
Gottfried Honegger à la cathédrale Saint-Paul de Liège. Nouvelle lumière dans les quatorze vitraux de la haute nef
L'artiste plasticien Gottfried Honegger (fig. 1) a accepté avec enthousiasme, à plus de nonante-cinq ans, de créer des vitraux pour les quatorze fenêtres de la haute nef de la cathédrale Saint-Paul de Liège, fermées jusque là par des verres incolores. L'aspect de ces simples mises sous plombs était, il faut l'avouer, morne et désolant, surtout lorsqu'on approchait de la cathédrale par Vinave d'Île et la place Cathédrale. Dommage pour cette collégiale gothique, devenue cathédrale en 1802, après la destruction de l'ancienne cathédrale Saint-Lambert (1). Des vitraux anciens subsistent heureusement dans la cathédrale. Le superbe vitrail de 1530 offert par le chanoine Léon d'Oultres pour le bras méridional du transept représente le Couronnement de la Vierge et la cour céleste, la Conversion de saint Paul et le donateur en prière ; il vient - après près de vingt ans en caisses - d'être enfin restauré et replacé, grâce à un important mécénat. Cinq vitraux, offerts également par des chanoines entre 1557 et 1559, occupent les fenêtres de l'abside . Tous les autres vitraux de la collégiale, placés à partir du XIXe siècle et qui, contrairement aux vitraux anciens, n'avaient pas été déposés pendant la dernière guerre, furent totalement détruits en janvier 1945 par l'explosion d'une bombe volante. De nouvelles oeuvres les remplacèrent ensuite, dans le cadre des dommages de guerre (2).
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Qui a voulu les nouveaux vitraux ?
Fig. 3 – Vitrail de Kim en Joong et de l'Atelier Loire, chapelle du collatéral sud de la cathédrale Saint-Paul de Liège. |
Fig. 4 – Vitrail de Kim en Joong et de l'Atelier Loire, monastère de Ganagobie (Fr.), bras sud du transept, 2005. |
Les mécènes, Michel Teheux et sa soeur Marie-Bernadette Teheux, avaient déjà offert cinq vitraux pour les chapelles Saint-Lambert et Saint-Joseph du collatéral sud la cathédrale de Liège. Créés par l'artiste Kim en Joong et réalisés avec l'atelier Loire de Lèves/Chartres, ces oeuvres furent inaugurées en 2013 (3). A Liège, le large geste coloré de Kim en Joong, est bien visibles depuis l'entrée de la cathédrale et accueille le visiteur.
. Kim en Joong, peintre coréen actif en France, a réalisé de nombreux vitraux pour des édifices religieux français, et non les moindres, tels que la chapelle du monastère de Ganagobie (2005) ou la basilique Saint-Julien de Brioude (2007-2008). Contrairement à la plupart des concepteurs actuels de vitraux, Kim en Joong ne se contente pas de dessiner des projets à échelle, mais il peint aussi directement sur le verre de larges calligraphies très colorées, à l'aide d'émaux, de céments et de grisaille appliqués au pinceau. Les panneaux peints doivent ensuite passer au four, afin que les différents pigments adhèrent totalement aux verresForts de cette première expérience dans le domaine du vitrail, Michel et Marie-Bernadette Teheux (4) décidèrent, dès 2013, qu'il fallait donner vie et couleur à la lumière transmise par les fenêtres hautes du vaisseau central de la cathédrale. Mais les contraintes imposées par cet important édifice classé étaient ici plus délicates. La vitrerie incolore des fenêtres hautes éclairait bien la superbe voûte peinte du XVIe siècle, appelée parfois le jardin d'Eden à cause de ses élégants rinceaux et des différents animaux qui les habitent et celle-ci ne pouvait évidemment pas perdre sa lisibilité à cause de vitraux aux colorations trop soutenues ou à motifs trop envahissants. Le choix de l'artiste se porta finalement sur Gottfried Honegger, artiste plasticien, peintre, sculpteur, qui avait déjà conçu d'autres vitraux, dont les plus connus sont sans conteste ceux de la cathédrale de Nevers (France).
Mais ces nouveaux vitraux étaient-ils opportuns ?
Voilà une question systématiquement posée lors du placement de nouvelles oeuvres dans des édifices patrimoniaux, particulièrement des édifices religieux (5). Intégrer des oeuvres contemporaines dans un édifice ancien est pourtant un acte très "normal" qui a été posé de tout temps. Très peu d'édifices anciens peuvent en effet se targuer d'une unité de style et certains ne la possèdent d'ailleurs que parce que des restaurations "archéologiques" l'ont créée, principalement au XIXe siècle. Les bâtiments, quels qu'ils soient, ont vécu et des témoins de toutes les époques y subsistent généralement. Devrait-on dès lors être la seule époque qui, par respect excessif du "style" ou par manque de courage n'ajouterait pas une "strate" artistique à cet héritage ? Le respect du patrimoine ne doit pas entraîner la paralysie de la création !
Pour ne parler que du XXe siècle et du début du nôtre, on peut rappeler les nombreuses créations de vitraux par des artistes reconnus, pour des lieux cultuels anciens. En effet, si des tentatives intéressantes avaient eu lieu avant 1940, c'est surtout après la seconde guerre mondiale que ce mouvement s'est développé avec des peintres tels que Braque, Bazaine, Léger, Matisse, Manessier, Rouault, Chagall, Ubac et, à partir des années 1980 surtout, avec Claude Viallat, Gottfried Honegger, Jean-Michel Alberola, David Rabinowitch Robert Morris, Jan Dibbets, Aurélie Nemours, Carole Benzaken, Sarkis, Gérard Garouste, Pierre Soulages pour n'en citer que quelques uns, pour la France surtout (6). Ces vitraux, peuvent devenir reliefs, sculptures, architectures... D'une variété extrême, tant pour la technique (thermoformage, fusing, float, craquelé, émail, mise en forme, vitrail sans plombs...) que pour l'esthétique, ils s'intègrent - la plupart du temps avec bonheur - dans les édifices anciens et l'éclectisme est roi (7).
En Belgique (8), il y eut un important regain de création de vitraux dans les édifices religieux jusqu'au milieu des années 1960 et bien au-delà même, dans le cadre des dommages de guerre. Et si l'esthétique restait généralement traditionnelle, sauf pour les dalles de verre, des réflexions furent menées pour intégrer un art plus contemporain dans les édifices religieux, que ce soit via la revue Art d'église, ou grâce à des initiatives encourageant de nouvelles créations comme celles d'André Lanotte dans la province de Namur et de l'architecte Paul Felix en Flandre, à des commandes de projets à des artistes plasticiens (9) ou à des maîtres verriers (10). Mais à partir des années 1970 surtout, les commandes publiques n'ont plus vraiment cours et les créations de vitraux monumentaux deviennent rares. Puis, progressivement, à partir de la décennie suivante, de nouveaux vitraux monumentaux réapparaissent heureusement dans les édifices publics (11).
Gottfried Honegger
Fig. 5 – Gottfried Honegger, sculptures (1995-2001) exposées à Paris, aux Jardins du Palais royal, 2006. |
Plasticien, peintre, sculpteur, Gottfried Honegger (12) est un des plus éminents représentants de l'art concret international.
Né en 1917, il suivit une formation en graphisme et étalagisme à Zurich et ouvrit son premier atelier de graphisme, décoration et photographie dans cette ville en 1938. En 1939, il part pour Paris mais la guerre le fait rentrer en Suisse et en 1948, il devient professeur à la Kunstgewerbeschule (Ecole des Arts et Métiers) de Zurich, grâce à Johannes Itten, théoricien de la couleur issu du Bauhaus, qui en était le directeur. Honegger fait un premier séjour à New-York en 1950 et pendant la nouvelle décennie, il noue de nombreux contacts artistiques, travaille dans différents pays, s'engage définitivement dans l'art abstrait et invente progressivement le "tableau relief", auquel il reste très longtemps attaché et qui montre son intérêt pour la couleur et la lumière qui la module sur les reliefs du support (13). Honegger s'intéresse aussi aux liens entre science et art, ce dont témoigne sa participation en 1958 à l'exposition "Kunst und Naturform" à la Kunsthalle de Bâle. La même année, il est nommé consultant artistique pour la firme J.R.Geigy AG à New York et y rencontre des artistes tels que Sam Francis, Mark Rothko ou Alexander Calder. Il expose pour la première fois ses monochromes rouges à New-York, à la galerie Martha Jackson en 1959, s'installe l'année suivante à Paris et s'y lie avec Michel Seuphor, Herbert Read, Aurélie Nemours, Sonia Delaunay et bien d'autres artistes. Les expositions se succèdent, tant en Europe qu'aux Etats-Unis, et Honegger s'essaye progressivement à la sculpture. Deux influences sont déterminantes au début des années 70' : celle de l'ouvrage de Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, publié en 1970, et sa rencontre avec le musicien Pierre Barbaud, un des inventeurs de la musique algorithmique. Honegger recourt alors à l'informatique comme outil de création mais abandonne assez rapidement le recours à cette technologie. La sculpture monumentale (fig. 5), en matériaux divers, l'occupe de plus en plus pour des commandes publiques (14) et répond totalement à ses préoccupations politiques.
En 1985 Honegger est nommé chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres en France et en 1990, il fonde avec sa compagne Sybill Albers-Barrier et le soutien du ministre Jack Lang, l'Espace de l'Art concret à Mouans-Sartoux (Alpes maritimes). G.Honegger et S.Albers font ensuite don de leur importante collection d'art contemporain à l'Etat français en 2001, et celle-ci est exposée dans un nouveau bâtiment dans le parc de Mouans-Sartoux ; Honegger offre également un ensemble d'estampes à la Bibliothèque nationale de France en 1999 et en 2003.
Honegger, on l'a dit, est un des principaux représentants européens de l'art concret (15). Dès les années 1950', il choisit cette voie, qui appartient à l'abstraction géométrique.
Le groupe "Art concret" avait été créé entre les deux guerres à Paris par Van Doesburg, qui s'éloignait ainsi du groupe Cercle et Carré et de Piet Mondrian mais il aura, en tant que tel, une vie très courte. Van Doesburg en publie le manifeste ("Base de la peinture concrète") (16) en 1930 : l'art est universel ; l'oeuvre doit être conçue et formée par l'esprit, ne rien recevoir des données formelles de la nature, de la sensualité ou de la sentimentalité ; il faut exclure le lyrisme, le dramatisme, le symbolisme etc. ; le tableau doit être totalement construit avec des éléments purement plastiques, plans et couleurs, et l' élément pictural - et donc le tableau - n'ont d'autre signification qu'eux mêmes ; la construction du tableau doit être simple et contrôlable visuellement ; la technique doit être "mécanique", exacte, anti-impressionniste ; il faut tendre à une clarté absolue (manifeste également signé par Carlsund, Hélion, Tutundjian, Wantz).
En 1936, Zurich devient le centre européen de l'art concret avec entre autres Max Bill, Camille Graeser, Verena Loewensberg et Richard Paul Lohse (les "Concrets zurichois") et ce groupe - qui fait vraiment partie de l'avant-garde internationale - essaime, participe à l'association Allianz qui regroupe l'ensemble des artistes suisses novateurs, et aura une grande influence sur plusieurs générations d'artistes européens. L'art concret connaît en effet un regain d'intérêt après la seconde guerre mondiale, Zurich restant très active, et à nouveau dans les années 80' ; en 1987 d'ailleurs, la Fondation pour un art constructif et concret voit le jour à Zurich avec entre autres Honegger (17).
Pour les artistes abstraits, tout art figuratif est illusion et appauvrissement de la réalité dans la mesure où on ne peut en voir qu'une petite partie. Mais les artistes concrets considèrent que l'art abstrait est encore lié à l'inspiration - même lointaine - de la nature alors qu'ils veulent un art totalement conçu par l'esprit, basé sur des formes simples et pures et sans aucun lien avec la réalité extérieure ; et, disent-ils, qu'y a-t-il de plus concret qu'une ligne ou une surface ? Pour les "concrets zurichois", dans la ligne du néo-plasticisme, du Stijl, du Suprématisme", du Bauhaus.., l'art concret "concrétise" dans la peinture l'esprit créateur, il se base sur la raison, des règles simple établies avec une rigueur absolue selon des lois mathématiques, utilise des lignes, des formes géométriques élémentaires et peu nombreuses, des couleurs pures et sans modulations. Les artistes recherchent une facture anonyme, précise, impersonnelle, en abandonnant toute implication individuelle. Dès lors, chacun peut s'approprier cet art qui, compréhensible par tous, appartient à tous et devient un langage universel, comme celui de la science. Les artistes concrets suisses ont aussi toujours voulu faire connaître largement leurs idées (livres, expositions, affiches...) et introduire l'art dans la vie quotidienne, en s'impliquant entre autres dans les arts appliqués. L'art concret, par son désir d'universalité, comporte clairement une part d'utopie (18).
Mais Honegger ne refuse pas l'aléatoire ou le hasard (influence de Jacques Monod) lié pour lui à toute création ; cela le différencie des artistes concrets de Zurich. Il désire unir contrôle et liberté, rationalité et émotion, réalité et idéal ; pour lui en effet, la précision et l'ordre absolus peuvent risquer d'aboutir à la froideur, l'appauvrissement, l'intolérance, le totalitarisme (19).
Honegger se caractérise aussi par son intérêt pour l'art public, culminant dans ses sculptures monumentales ou il associe progressivement matière et couleur (20), plutôt que pour l'art appliqué. Ses sculptures veulent marquer leur territoire, caractériser un lieu et rendre l'espace perceptible en confrontant valablement l'homme à son environnement.
Pour Honegger enfin, la liaison entre art et engagement politique est essentielle ; cet engagement et la critique de la société ont en effet été des constantes dans sa vie. C'est pourquoi l'artiste avait adhéré au mouvement de mai 68, c'est pourquoi aussi il n'a cessé de combattre la politique de profit, la dictature, le rôle des médias qui appauvrissent la société en jouant sur l'émotionnel, la corruption du marché de l'art etc. Il refuse un art d'élite, déplore que celui-ci soit devenu simple marchandise et ait oublié sa mission sociale, et il rêve d'un art pour l'homme, un art pour tous, un art "moral". L'art est pour lui une nécessité existentielle qui apporte poésie, beauté et harmonie à la vie.
Parler de l'art de Honegger serait incomplet si on ne mentionnait pas ses propres écrits. En effet, depuis les années 1950, l'artiste a publié de très nombreux textes, dans les catalogues de ses expositions ainsi que dans des ouvrages où il traite non seulement de son oeuvre mais aussi, inlassablement, de la responsabilité et de l'engagement moral, social et politique de l'art et de l'artiste (21).
Honegger et les vitraux
Gottfried Honegger a donc aussi créé des vitraux et cet art monumental de couleur et de lumière, visible pour tous, devait évidemment l'intéresser. L'artiste fut ainsi sollicité pour l'aménagement de la salle du Lanterneau dans la tour de la Lanterne de La Rochelle et la conception de vitraux, exécutés par l'atelier Jean-François Bordenave-Clamousse de Merignac, et placés en 1986. Dans les baies fermées de verres incolores découpés orthogonalement, des lignes de plomb obliques dessinent dans certains panneaux des formes triangulaires, dont certaines sont fermées de verres bleus, créant un rythme calme et lumineux. Lors de la restauration de la tour en 2015, les installations de la salle furent modifiées à la demande de l'artiste et les vitraux furent restaurés (22).
L'ensemble le plus connu de Honegger est sans conteste celui qu'il créa pour la cathédrale Saint-Cyr-et-Sainte-Julitte de Nevers, où tous les vitraux avaient été détruits en 1944. Raoul Ubac avait placé quatre vitraux dans le choeur roman à partir de 1977 et trois autres au début de la décennie suivante. En 1981, dans le cadre d'un nouveau projet soutenu par François Mitterand, trente-quatre artistes reconnus sont consultés pour la création de vitraux dans les autres parties de la cathédrale. Mais après de nombreuses et longues péripéties, quatre d'entre eux seulement subsistent et l'ensemble des vitraux n'est finalement inauguré officiellement qu'en 2011 ; les concepteurs de ces nouvelles oeuvres sont Gottfried Honegger (nef et crypte, avec l'atelier Jean Mauret), Claude Viallat (choeur gothique, avec l'atelier Bernard Dhonneur), Francis Rouan (chapelles de la nef et pseudo-transept gothique, atelier Simon Marq), Jean-Michel Alberola (transept roman et déambulatoire, atelier Duchemin) (23).
Fig. 6 – Gottfried Honegger et Atelier J.Mauret, Vitraux de la cathédrale Saint-Cyr-et-Sainte-Julitte de Nevers, baies hautes de la nef, 1994-2000. |
Honegger avait hésité à travailler dans un édifice religieux mais il accepta finalement la commande pour les vitraux de la nef (1988-1993)
. Les premières maquettes furent soumises en 1989, puis modifiées et simplifiées, et les vitraux furent réalisés par le peintre-verrier Jean Mauret. Honegger voulait créer des passages de l'ombre à la lumière, en respectant le symbolisme du lieu, et il opta pour de larges bandes en à-plats colorés formant des quarts de cercle se détachant sur le verre blanc. Il s'agit donc, comme toujours chez l'artiste, d'une intervention qui laisse le champ libre à celui qui regarde. Honegger reçut ensuite commande, en 1993, pour les vitraux de la crypte (1993-2000), où les formes et couleurs des compositions géométriques varient d'une baie à l'autre. Honegger a également créé des vitraux à l'église Saint-André de Mouans-Sartoux (Alpes maritimes) en 2005 et ses dernières oeuvres sont celles de la cathédrale Saint-Paul de Liège.Tous les vitraux de Honegger, créés au cours de ces trente dernières années témoignent de ses préoccupations esthétiques : des formes géométriques simples, des couleurs pures, un rythme calme, une ample respiration et une ouverture sur l'espace et La couleur devient lumière et vibration. L'oeuvre, mouvante et impermanente, apparaît comme soumise aux aléas du temps, de la lumière environnante et du déplacement du visiteur. Elle est appel à la contemplation mais aussi une interrogation sur le monde qui nous entoure. Indissociable de son contexte, elle ne peut se lire sans une ouverture du regard vers ce qui l'environne (24) et dans les vitraux l'artiste réussit cette fusion parfaite d'un art qui s'intègre à l'architecture, une réconciliation idéale de la forme et de la couleur par le vecteur de la lumière. Un art ouvert sur l'extérieur qui se découvre de l'intérieur. Un art laïc au coeur du paradoxe (25).
Honegger et les vitraux de la cathédrale Saint-Paul de Liège
Michel et Marie-Bernadette Teheux désiraient pour la cathédrale Saint-Paul des créations d'aujourd'hui, le patrimoine religieux de demain qui soient aussi un geste poétique refusant absolument le pastiche et privilégiant l'émotion, afin que les baies enfin habitées deviennent un signal urbain pour confirmer le symbolisme de l'édifice religieux, non pas à titre de slogan mais comme une présence attestée, juste un indice mais apparaissant indispensable (26).
Fig. 8 – Projets pour les vitraux du vaisseau central de la cathédrale Saint-Paul de Liège (côté nord) (2013). |
Fig. 9 – Réunion de certificat de patrimoine (2013). G.Honegger et B.Loire discutant des verres à choisir devant les projets (côté nord). |
Lors d'une réunion, en mars 2013, M.Teheux expose au Comité wallon pour le Vitrail associé au Corpus Vitrearum Belgique son projet de mécénat, les modalités de celui-ci, les délais souhaités pour la fin des travaux et il évoque les différents artistes auxquels il avait pensé, marquant finalement sa préférence pour G Honegger avec qui il avait pris un premier contact, immédiatement très positif : nous savions que nous engagerions ensemble le défi à la fois osé et pétri d'humilité d'habiter un lieu surchargé de sens et, en le respectant avec vénération, de le marquer de l'empreinte de notre siècle (27) et pour Honegger La demande d'intervenir dans un tel lieu m'a bouleversé d'autant plus que je suis athée. L'art n'est pas au service d'une idéologie mais du peuple...L'art est une source spirituelle universelle : il nous rend la vie comme un miracle (28).
Honegger accepte donc de concevoir des projets et choisit l'atelier Loire de Lèves/Chartres pour réaliser les vitraux s'il obtient la commande. L'atelier Loire (29) existe depuis 1946, et oeuvre tant dans le domaine de la création - il a créé des oeuvres dans de nombreux pays de par le monde - que de la restauration, et c'est plus spécialement Bruno Loire qui accompagnera le travail, tout comme il l'avait fait pour les cinq vitraux de Kim en Joong.
S'agissant du placement de nouveaux vitraux, et donc d'une intervention dans un édifice classé en tant que monument et inscrit sur la liste du patrimoine immobilier exceptionnel de la Région wallonne, la procédure administrative à suivre, dénommée "certificat de patrimoine" regroupe les représentants des différentes instances appelées à valider le projet final. Cette procédure, selon la complexité du dossier, nécessite plusieurs réunions, en l'occurrence quatre pour le cas présent. Lors de la première de celles-ci, G.Honegger y présente trois projets différents, dont l'un a clairement sa préférence, comme celle des participants à la réunion d'ailleurs : des formes géométriques de couleurs pures inscrites dans des cercles, et basées sur la géométrie euclidienne, "géométrie sacrée" et référence absolue dans l'oeuvre de l'artiste. Dire qu'il n'y a pas un peu de surprise et de flottement dans l'air serait un mensonge car les motifs géométriques simples et parcimonieusement distribués sur la surface des fenêtres en laissent plus d'un perplexe. B. Loire aborde immédiatement certaines questions techniques, spécialement pour la nature du cercle qui engloberait les formes colorées (armature métallique ou cercle de verres sombres mis en plombs), le choix d'un verre translucide plutôt que transparent pour les fonds afin d'adoucir le passage de la lumière, et la subdivision des fonds et des formes géométriques par des plombs. Mais, à la fin de cette première réunion, les participants croient vraiment à l'avenir du projet. Lors des réunions de certificat de patrimoine suivantes (fig. 8, 9), les options techniques sont examinées : maintien du réseau des barlotières ; largeurs différentes des plombs pour la trame rectangulaire choisie pour l'ensemble de la fenêtre, les arcs de cercle et les différents motifs ; types de verres (verre doublé, opalin sur verre transparent, pour les verres translucides, verre antique pour les verres colorés et quelques teintes également doublées) ; place exacte de la forme circulaire dans la fenêtre.... Certaines modifications sont encore apportées aux projets et les différences importantes de largeur entre certaines fenêtres nécessitent aussi de trouver des subterfuges afin de ne pas détruire l'unité visuelle de l'ensemble. Des panneaux d'essai in situ sont proposés en juillet 2013 pour faciliter la discussion et un vitrail prototype est placé en octobre 2013
, afin de pouvoir juger de l'aspect extérieur et intérieur du vitrail en fonction de la lumière et des variations climatiques. Des échafaudages complets sont alors montés dans la nef, les mesures exactes des espaces entre toutes les barlotières et les meneaux sont prises, et la réalisation des panneaux commence dans l'atelier Loire en novembre 2013. La pose des nouveaux vitraux est quant à elle entreprise en février 2014 et l'inauguration officielle de ceux-ci a lieu le 10 septembre 2014 (fig. 11 et 12).3 images | Diaporama |
Au cours des réunions auxquelles il a participé, Honegger a longuement expliqué ses recherches basées sur la géométrie euclidienne, soulignant qu'il souhaitait que ses oeuvres ne s'imposent ni au monument, ni au spectateur, qu'elles ne soient ni discours, ni exposé, ni porteuses de symbolisme et qu'elles n'aient d'autres significations que la forme donnée, permettant ainsi au spectateur toute liberté ainsi que de multiples niveaux de lecture et de compréhension possibles. Les formes géométriques simples et harmonieuses ainsi que les couleurs primaires, positives et optimistes, - des "couleurs qui disent "oui" - doivent donner à celui qui les regarde, un sentiment de sécurité, d'ordre, d'optimisme,
Fig. 13 – Vitraux du vaisseau central de la cathédrale Saint-Paul de Liège, côté nord. Motifs de triangles. |
Les triangles au Nord (fig. 13, 14, 15,16) et les arcs de cercle au Sud (fig. 17, 18, 19) s'insèrent dans les grandes formes circulaires créées dans les nouveaux vitraux, et les teintes vives contrastent avec les fonds blancs. Ces vitraux s'harmonisent parfaitement avec les vitraux anciens et ceux du XXe siècle et de Kim en Joong, ainsi qu'avec la rigoureuse architecture gothique de la cathédrale. Ils sont également très "vivants" dans la mesure où ils changent de tons, d'intensité et de luminosité en fonction des jours et des heures et qu'ils transforment pareillement, sans les détruire, l'architecture et le sol par des jeux mouvants de couleurs. Ils créent enfin un rythme serein et un mouvement lent et apaisé qui accompagne celui qui les regarde, qui déambule, qui s'avance vers le choeur. De l'extérieur, la cathédrale vit bien mieux qu'avant et les vitraux, visibles de loin, apparaissent en effet comme un appel coloré, optimiste, invitant à découvrir ce bel édifice. Et lors de l'inauguration des vitraux à la cathédrale de Liège, Honegger, dans un discours aussi enflammé qu'émouvant, a d'ailleurs réaffirmé que "l'art d'aujourd'hui est un des seuls moyens pour nous rendre heureux et nous donner l'envie de vivre" .
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Mais l'histoire se poursuit. En effet, dès 2014, M. et M.-B.Teheux et G.Honegger envisageaient déjà de compléter les vitraux des fenêtres hautes du vaisseau central par quatre vitraux dans le haut mur occidental du transept, en remplacement des simples vitreries blanches. Des réunions de certificat de patrimoine ont déjà eu lieu à ce sujet et les nouveaux vitraux seront inaugurés au cours de l'été 2016. Ces nouvelles oeuvres, de même esprit que les précédentes et conçues comme un "changement dans la continuité", seront également réalisées par l'atelier Loire
. Elles permettront une unité visuelle de l'ensemble de la cathédrale vue du choeur et une liaison harmonieuse entre les fenêtres hautes du vaisseau central et les vitraux monumentaux, vivement colorés, des extrémités des bras du transept, celui réalisé par l'atelier Duran de Paris sur les projets de Max Ingrand au Nord et celui qu'offrit Léon d'Oultres en 1530 au Sud.1 image | Diaporama |