Naissance d’un nouvel art urbain à Bruxelles
De tout temps, l’art figuratif monumental anima les cités. Depuis la plus haute Antiquité (et l’on pense à Karnak ou à Persépolis), cet art est intimement lié à l’affirmation du pouvoir en place et démontra que le concept de «propagande» ne fut pas créé au XXe siècle. Ce siècle donna toutefois une nouvelle dimension à l’art mural officiel : en effet, avec l’émergence de pouvoirs autoritaristes qui se voulaient l’émanation du peuple, on vit dans les années 1930 un art mural figuratif et monumental revendiquer l’appellation de «populaire» que ce soit à Mexico, à Moscou ou à Berlin. Ces œuvres demeuraient pourtant des initiatives des pouvoirs en place et furent exécutées par des artistes dont le caractère «officiel» n’échappa à personne. La contestation s’empara d’une autre filière historique de l’expression urbaine : le graffiti, dont le caractère spontané et revendicatif se retrouve également depuis la plus haute Antiquité. Par son expression individuelle et ses dimensions modestes, le graffiti ne pouvait toutefois espérer rivaliser en lisibilité avec les gestes graphiques officiels.
Dans le dernier tiers du XXe siècle, on vit apparaître dans les banlieues pauvres américaines – et singulièrement à New York et Philadelphie - des graffitis monumentaux, base d’un nouvel art urbain qui se répandit rapidement dans la plupart des métropoles occidentales. Il n’est guère aisé de tracer l’historique d’un mouvement né spontanément d’artistes qui, à l’origine, ont fait de l’anonymat une composante essentielle de leur expression. On trouvera dans les paragraphes qui suivent quelques constantes permettant de cerner les contours mouvants de ce mouvement à diffusion mondiale.
A l’origine, le graff, forme abrégée du graffiti, se confond souvent avec le tag (mot apparu en 1988 à New York et que l’on pourrait traduire par « étiquette »). Dans les deux cas, il s’agit de jeux de calligraphies où les textes, souvent revendicatifs, sont explicites ou codés. Il n’est pas rare de voir le tag s’assimiler à une signature, l’artiste se faisant ainsi reconnaître par ses pairs en apposant son pseudonyme dans son geste artistique. On voit ici apparaître l’ambivalence du geste, à la fois anonyme et nominal. Par extension (ou dérive ?), le tag-signature se substitue à l’œuvre, il en est la seule expression graphique que l’artiste urbain multiplie à l’envi afin de «marquer» son territoire. C’est dans cette formulation que le tag est le plus souvent assimilé au vandalisme. En réaction, le graff apparaît comme un geste artistique plus élaboré : il se distingue du tag spontané par sa conception, souvent anticipée au geste public – il n’est pas rare de rencontrer des graffeurs ayant multiplié les esquisses sur support papier avant d’effectuer leur œuvre murale. La technique du pochoir permet de combiner l’immédiateté du tag et la conceptualisation du graff – il permet en outre la reproduction à l’identique propice aux citations (telles que décrites ci-dessous).
Né dans les ghettos délaissés par les autorités de la «cité», ce nouvel art urbain est un art engagé. Il porte en lui les revendications d’une jeunesse qui ne se retrouve plus dans les expressions artistiques ou consuméristes qu’on lui propose. Le recours au texte, inhérent au tag, permet d’insérer dans la démarche graphique : slogans, injures, déclarations personnelles, messages politiques… La lisibilité du message est porteuse d’enjeux ambivalents : d’une part l’artiste souhaite être lu dans la cité (et donc accessible au plus grand nombre), d’autre part, il souhaite être reconnu par ses pairs (et donc accessible par les seuls initiés). La dimension clanique est en effet omniprésente dans la démarche : elle souligne l’appartenance à une communauté qui se définit souvent par opposition à d’autres logiques de groupe, dans ou hors de la mouvance de l’art urbain. Il s’ensuit que l’émulation, voire la rivalité, anime nombre de gestes graphiques où la virtuosité du trait et la performance (cfr infra) se mêlent au marquage du territoire.
Si cet art est engagé, il est également intégré. Intégré dans le tissu urbain mais également dans un mouvement artistique plus global - le hip hop - se déclinant sous forme graphique (graff, tag), musicale (rap), chorégraphique (break dance) et poétique (slam).
La performance traverse le hip hop : dans sa formulation graphique, elle se retrouve à la fois dans la rapidité et la virtuosité de l’exécution mais aussi dans l’inaccessibilité des supports. Façades abruptes, tunnels de métro au trafic intense, échafaudages sous haute surveillance sont autant de défis que l’artiste urbain se doit de relever, si possible nuitamment, de manière à ce qu’au matin le vulgum pecus s’interroge : comment une telle œuvre a-t-elle pu si rapidement être exécutée à pareil endroit ? Pendant de la performance, le caractère illicite de la démarche est mis en exergue, en parfaite adéquation avec l’esprit d’engagement (révolutionnaire ?) qui l’anime.
Sans oser parler d’art total, on constate un dialogue récurrent entre les différentes disciplines du hip hop : les couvertures des CD et vinyls de rap sur lesquels évoluent des breakers sont souvent réalisés par des graffeurs qui qualifient parfois leurs exploits – physiques et esthétiques – de danse avec les façades.
La citation se retrouve dans nombre d’expressions du hip hop. Elle est à la base du DJing (c’est-à-dire le mixage de morceaux préexistants pour créer une nouvelle œuvre sonore) ou le VJing (le mixage de vidéos). On la retrouve également dans le graff, notamment dans l’utilisation récurrente des (super-) héros des Strips américains (s’inscrivant ainsi dans une tradition initiée par le pop art).
Plus complexe, l’auto-citation et l’inter-citation d’artistes actifs sur le même territoire, permet de rencontrer les exigences d’émulations et de concurrences ci-dessus mentionnées. Le tag et le graff sont des langages basés sur la références implicites (et donc réservés aux connaisseurs) et explicites (de l’ordre de la métaphore). On ne s’étonnera guère des propos tenus, dans une interview télévisuelle anonyme de l’artiste bruxellois qui se fait appelé BONOM, lorsqu’il affirme qu’il lui semblait évident de dessiner un renard fuyant sur un haut mur aveugle à proximité des sièges des institutions bancaires du pays : c’est, selon lui, un petit malin qui fuit dès que le danger approche.
A la rapidité de l’exécution répond en écho le caractère éphémère de l’œuvre, ce qui rapproche le graff du Land art. Les immeubles à l’abandon, supports privilégiés des tags et graffs, sont en effet, par essence, destinés à la démolition. En outre, le caractère illicite de la plupart des œuvres compromet de facto leur pérennité.
La nature furtive de cet art urbain tient parfois du support adopté : dès l’origine, aux côtés des façades d’immeubles, les artistes se sont emparés de supports mobiles tels que les trains, les camions, les poubelles… Quand ce ne sont pas les œuvres qui bougent, ce sont les spectateurs ; et l’on verra nombre d’œuvres le long des lignes de chemin de fer ou dans les tunnels reliant les stations de métro (et la furtivité se mêle ici à l’inaccessibilité du lieu, sublimant ainsi la notion de performance).
L’essor de l’art urbain ne peut se concevoir sans celui des techniques. L’art des DJ put voir le jour grâce aux progrès de la sonorisation et l’utilisation – tronquée – des platines ; l’art des graffeurs est intimement lié au détournement d’emploi des bombes aérosols de peinture qui seules peuvent couvrir rapidement des mètres carrés de façade pour un encombrement minimal. On ne s’étonnera pas non plus de voir les graffeurs s’intéresser aux ultimes développements du matériel alpin et de tout ce qui peut rendre l’improbable accessible.
Ultime constante qui unit les différents artistes du hip hop, l’institutionnalisation récente de leur art. De contestataire, le hip hop acquiert ses lettres de noblesse dans les réseaux traditionnels d’accréditation culturelle et commerciale. Les rappeurs furent les premiers à entrer dans l’establishment des rentiers de la musique, signant de plantureux contrats avec la plupart des majors. Le rap devint à la fois un sujet d’études universitaires et un produit de grande consommation.
La destinée du graffeur Shepard Farey est exemplaire. Après des années d’activités underground, il devient l’objet de publications à large diffusion et fait son entrée dans les galeries d’art cotées de New York ou San Francisco. En février 2009, l’Institute of Contemporary Art de Boston consacre une vaste exposition rétrospective à celui qui a créé, l’année précédente, la ligne graphique de la campagne présidentielle de Barack Obama.
Le parcours de Banksy, qui anima le graff londonien, est similaire : d’inconnu, il devint progressivement incontournable : la rétrospective qui lui a été consacrée à Bristol en 2009 draina à elle seule plus de 300.000 visiteurs. Même le programme culturel européen participa à cette «normalisation» du graff en débloquant en 2011 un subside important pour comparer les pratiques et favoriser les échanges entres graffeurs du Mexique, de France, d’Italie, du Portugal et de la Grèce.
Bruxelles arrive tardivement dans le concert hip hop qui se joue tout autour d’elle (1). On estime qu’à la fin des années ’70 le mouvement franchit les frontières des Etats-Unis qui l’avait vu naître. En 1974, on voit apparaître les premiers tags européens à Amsterdam. Berlin et Londres entrent dans le mouvement en 1981, bientôt suivi de Paris (1982). Il faudra attendre 1985 pour en déceler les premières traces à Bruxelles et 1989 pour que les tags atteignent Liège. Comme ailleurs, ce sont les groupes de rap qui rendent le hip hop accessible au grand public : BRC (pour Bruxelles Rap Convention), De puta madre, Starflam, Pitcho et FRJ seront les références musicales de nombre d’adolescents des années ’90.
Dès le début des années ’90, les tags et les graffs font partie du paysage urbain bruxellois – certains lieux deviennent emblématiques de cette nouvelle forme d’expression, notamment la gare de la Chapelle et ses environs. Un hôpital à l’abandon situé en périphérie (la clinique Sainte Elisabeth à Uccle, cfr la vidéo Pavillons ci-dessus) accueillera, au début du XXIe siècle, une éblouissante synthèse de cet art urbain naissant. C’est à cette époque également qu’apparaissent les premières œuvres d’un artiste majeur qui marquera profondément le monde visuel bruxellois : BONOM. Des fresques magistrales – souvent centrées sur la figuration animalière - seront signées de ce pseudonyme qui se verra – officiellement - proposer d’orner de squelettes de dinosaures les abords du Musée des sciences naturelles. Dans cette veine d’officialisation, en 2007, une trentaine d’artistes furent invités par la Région bruxelloise à créer la plus grande fresque sgraffique de la ville à proximité de la station De Wand à Laeken.
Illustrations
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