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Art en général - Antiquité - Égypte - Histoire de l'art Roland Tefnin Image, écriture, récit à propos des représentations égyptiennes de la bataille de Qadesh Annales d’Histoire de l’art et d’Archéologie, Université Libre de Bruxelles, n°2, 1980
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Reporticle : 86 Version : 1 Rédaction : 01/01/1980 Publication : 17/03/2014

Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait des Annales d'Histoire de l'Art et Archéologie (Université libre de Bruxelles, T. 2, 1980).

Image, écriture, récit à propos des représentations égyptiennes de la bataille de Qadesh

Nous devons à l'étonnante obsession qu'eurent les anciens Égyptiens de fixer dans des formes impérissables les représentations qu'ils s'étaient données du monde, le répertoire d'images le plus vaste qu'aucune civilisation de l'antiquité ait produit. Cette imagerie abondante et complexe, qui représente l'une des sources majeures de notre connaissance de l'Égypte ancienne, l'égyptologie moderne la met en œuvre selon des approches diverses, mais souvent peu définies méthodologiquement. Deux tendances principales s'aperçoivent, qui peuvent être désignées comme représentant, l'une, la démarche de l'historien, l'autre, celle de l'historien de l'art. Inverses par les procédures d'analyse utilisées, ces deux démarches ont en commun l'application à la matière figurative d'un filtrage qui l'appauvrit en faisant éclater son unité profonde. Ainsi l'historien, désireux de retrouver dans l'image – à la fois grâce à elle et malgré elle – des informations sur des faits culturels étrangers à l'expression figurative, élimine du message le plan entier des signifiants pour ne viser que des contenus. L'image est tenue pour lisible immédiatement, sans aucun apprentissage, en vertu d'une acceptation implicite de. la validité du code analogique de la représentation. Ainsi que j'ai tenté de le montrer ailleurs, cette attitude comporte un risque sérieux de distorsion historique, par la méconnaissance qu'elle suppose des interactions entre les différents niveaux de signification, et par l'amalgame qu'elle opère entre signifiés du langage figuratif et référents naturels (1). A l'opposé, la recherche de l'historien de l'art se porte principalement vers le plan des signifiants, c'est-à-dire des formes. Confronté à un ensemble de notions telles que « art », « artiste », « chef-d'œuvre », etc. pour lesquelles il ne dispose que de définitions occidentales difficiles à exporter dans le domaine égyptien ancien, sinon pour la commodité d'exposés généraux, l'historien de l'art tend à construire un discours essentiellement subjectif et empirique où la référence, consciente ou non, à la tradition occidentale, tient lieu de justification méthodologique (2). Les modes fondamentaux de représentation de l'espace et du temps en fournissent les exemples les plus caractéristiques. Système de transposition des objets naturels dans le monde strictement bidimensionnel de l'image, les « conventions » de dessin se trouvent le plus souvent qualifiées négativement comme produits d'un traditionalisme et attribuées à une sorte d'incapacité à percevoir les relations réelles entre les objets. A cet égard, on peut tenir pour très révélatrice de l'européocentrisme latent du discours la recherche par l'histoire de l'art pharaonique de prétendues « tentatives », d'« essais malheureusement avortés » auxquels se seraient livrés les anciens Égyptiens, en vue d'une représentation « plus correcte » du réel. Perspective et narrativité, manifestations spatiale et temporelle de la mimèsis qui anime la tradition occidentale, se trouvent ainsi posées, plus ou moins ouvertement, comme l'aboutissement obligé d'une problématique universelle de l'image.

A cet obstacle épistémologique échappe une œuvre magistrale, le Von ägyptischer Kunst d'Heinrich Schäfer, que la difficulté de sa langue rendit malheureusement à peu près inaccessible aux chercheurs non allemands jusqu'à la récente parution d'une excellente traduction anglaise (3). Abandonnant le point de vue diachronique qui est celui de l'immense majorité des travaux sur l'art égyptien, Schäfer procéda à une investigation minutieuse des conditions formelles de la représentation et constitua de la sorte la première entreprise d'analyse objective des unités signifiantes du langage figuratif égyptien. La voie d'un décodage rigoureux de l'image était tracée. Elle ne fut malheureusement guère fréquentée. A partir des bases théoriques plus précises fournies par la linguistique, il semble que l'on puisse aujourd'hui proposer de la développer en envisageant la fondation d'une véritable sémiologie de l'image égyptienne, comme une discipline qui se proposerait de définir scientifiquement ·le fonctionnement du langage figuratif pharaonique. Les problèmes fondamentaux d'une telle recherche résident dans le découpage des ensembles figurés en unités stables et dans l'étude des règles d'articulation par lesquelles ces unités se combinent pour produire les significations. En croisant les deux axes expression-contenu et unité-structure, on obtient le schéma suivant qui esquisse grossièrement les orientations de l'analyse à entreprendre (4) :

  • expression paradigmatique : unité signifiantes
  • expression syntagmatique : structures signifiantes
  • contenu paradigmatique : unités sémantiques
  • contenu syntagmatique : structures sémantiques

Si Schäfer a largement développé, sous d'autres formulations, l'étude des unités du plan de l'expression, il n'a que très partiellement envisagé la question des structures, et l'analyse devrait, dans ce domaine, être reprise à la base, à partir d'une autre question fondamentale, celle de la clôture des ensembles signifiants et de leur hiérarchisation au sein de l'espace architectural qui constitue leur support pratiquement obligé. Enfin, la question des unités de contenu et de leur mode d'association syntagmatique n'a fait l'objet que de rares études systématiques, presque toutes limitées d'ailleurs aux représentations rituelles des grands temples gréco-romains (5).

Certes, la qualification de l'activité imageante comme relevant d'un langage et l'application à une sémiologie du figuratif d'outils conceptuels élaborés dans le champ de la linguistique ne vont pas sans poser de nombreux problèmes théoriques encore incomplètement résolus. Ces problèmes sont devenus classiques: ils concernent entre autres la linéarité du signifiant linguistique, la double articulation propre aux langues naturelles ou encore la délimitation d'unités discrètes. Il serait naïf d'ignorer leur gravité méthodologique, mais il ne paraîtrait pas plus efficace de s'en autoriser pour refuser toute existence scientifique à une sémiologie des images. Sans vouloir approfondir ici une telle discussion (6), nous remarquerons que ces problèmes liés à la définition du système de l'image comme langage se posent en termes fort différents et avec une acuité très variable, selon les domaines chronologiques de l'histoire de l'art. On comprend sans peine que, pour les œuvres appartenant aux derniers siècles de la tradition occidentale, le caractère individuel de la production des messages et l'ouverture sémique qui en résulte rendent particulièrement délicate une analyse sémiotique. Dans ce cas en effet, ce n'est pas la production entière d'une époque ou d'une civilisation qui se constitue selon un code autonome, mais l'œuvre d'un artiste, voire même, au sein de cette œuvre, chaque image, chaque forme, objets volontairement ouverts à d'infinies lectures. On rencontre à l'inverse un terrain. beaucoup plus favorable lorsque l'objet figuré est produit par un système collectif, fondé sur des règles stables, canoniques, et dont l'artiste, le plus souvent anonyme, ne fait en somme qu'actualiser le potentiel expressif. La relation de l'image et du système reflète alors très exactement l'opposition classique établie par Saussure entre la langue comme code de caractère social, normatif, et la parole, mise en œuvre de ce code par le sujet parlant. Dans une typologie des systèmes figuratifs, les images de l'Égypte ancienne entreraient bien évidemment dans la seconde catégorie, y rejoignant par exemple ces peintures faciales des Caduveo étudiées par Lévi-Strauss (7)  ou les icônes russes dont l'analyse sémiotique a été donnée par B. Ouspensky (8).

On a choisi d'analyser, à titre d'expérience, l'ensemble que constituent les représentations, textuelles et figuratives, d'un événement important dans l'histoire du Nouvel Empire, la bataille qui opposa, à Qadesh en Syrie, Égyptiens et Hittites sous le règne de Ramsès Il. Ce choix doit être expliqué. Il résulte de l'examen du problème le plus difficile qui se pose au départ de toute analyse sémiotique de l'image, celui du découpage du syntagme visuel en unités significatives, de forme et de sens. « Si, dit L. Marin, le problème fondamental que pose une sémiologie du visible dans sa représentation est la possibilité d'un discours qui en reprenne au moins partiellement le sens, il est sans doute essentiel de soumettre à l'étude des œuvres où du discours à la fois figure et signifie » (9). L'usage, comme objet d'étude, d'un texte bilingue écriture/image permet en somme de procéder d'abord, en utilisant les méthodes linguistiques, au découpage de la matière textuelle en unités distinctives, ensuite d'analyser l'organisation structurale, narrative et sémantique, de ces unités au sein du discours, enfin, utilisant la structure linguistique comme un relais vers l'analyse des images, de rechercher les correspondants, dans les textes figuratifs, des unités et des structures ainsi déterminées. Il ne s'agit là certes que d'une procédure expérimentale. Elle pourrait même, a priori, sembler en contradiction avec l'une des thèses fondamentales de la linguistique structurale, thèse qui affirme la nature arbitraire du découpage effectué par le langage dans la réalité extralinguistique. Déjà présente chez Saussure, cette thèse fut reprise par A. Martinet qui démontra la variation de l'organisation tant phonologique que sémantique d'une langue à l'autre (10). Les variations constatées s'opèrent toutefois dans ce cas entre langues naturelles appartenant à des cultures différentes. Dans le cas de bilinguisme qui nous occupe, les langages concernés, différents par la nature physique des moyens expressifs, renvoient aux signifiés d'une même culture et utilisent pour une même appréhension du monde un seul arsenal conceptuel (11). L'hypothèse d'une articulation semblable des champs sémantiques de l'image et du texte paraît ainsi suffisamment fondée pour que l'expérience vaille la peine d'être tentée.

La bataille dite de Qadesh mit aux prises, vers 1285 avant notre ère, une armée égyptienne conduite par Ramsès Il et une armée de coalisés syriens et hittites ayant à sa tête le roi hittite Muwatalli. La rencontre, qui eut lieu sous les murs de la ville syrienne de Qadesh, au sud-ouest de l'actuelle Homs, semble n'avoir été qu'à demi favorable au roi égyptien. Il ne prit pas la ville et son influence dans les provinces syriennes ne paraît pas s'être trouvée renforcée à la suite de cette action. Si l'histoire moderne émet quelques doutes quant à la réalité du triomphe égyptien, il importe de se souvenir pour bien comprendre la suite que l'événement fut montré par la propagande égyptienne comme un remarquable exploit personnel du roi, et, à ce titre, représenté en textes et en images plus souvent qu'aucun autre du règne. Les sources écrites consistent en deux textes, dits le « Poème » et le « Bulletin », connus chacun par plusieurs versions pratiquement identiques. On peut leur adjoindre l'ensemble des légendes accompagnant les images, légendes qui ne constituent pas, elles un texte suivi. Les représentations figurées, qui sont probablement loin de nous être toutes parvenues, consistent en vastes bas-reliefs gravés sur des pylônes ou des murs extérieurs de temples. Elles paraissent avoir été toutes différentes les unes des autres. Les mieux préservées figurent aux pylônes de Louxor aux premier et second pylônes ainsi qu'au mur nord de la seconde cour du Ramesseum, et au mur nord de la salle hypostyle du Grand Temple d'Abou Simbel. Des vestiges très incomplets de représentations de la même bataille subsistent à Abydos et à Karnak. Outre l'édition monumentale de Charles Kuentz (12), qui reste la base de toute recherche, les représentations textuelles et figurées de la bataille ont fait l'objet de plusieurs études, parmi lesquelles il convient de mentionner tout particulièrement l'examen d'ensemble auquel se sont livrés à un demi siècle de distance J.H. Breasted (13)  et A.H. Gardiner (14)

Dans l'esprit de Breasted, il s'agit avant tout de fournir des matériaux à l'histoire militaire, donc de rétablir le déroulement historique de la bataille et de dégager des documents un compte rendu stratégique cohérent. Toutefois comme textes et images transmis par les anciens Égyptiens n'ont que bien peu de rapport avec un reportage moderne, l'auteur procède à un minutieux filtrage destiné à éliminer toute notation non événementielle, c'est-à-dire en fait la quasi-totalité du champ sémantique – pourtant très riche, ainsi qu'on le verra plus loin – et le plan entier des signifiants figuratifs. Dans l'optique de Breasted en effet, l'organisation particulière du plan de la signification est perçue négativement, comme un obstacle au libre jeu du narratif. Ainsi, dit-il, « les différentes versions figurées sont si incohérentes les unes par rapport aux autres que le cours de la bataille doit être déterminé indépendamment d'elles. La cause en est l'incapacité bien connue de l'artiste égyptien à préserver les relations. spatiales exactes entre les différentes parties d'une scène, ce qui aurait exigé la connaissance de la perspective » (15). Il reconnaît toutefois implicitement l'existence d'une autre logique de la représentation lorsqu'il note: « Ainsi, sans aucun souci du temps ou de l'espace, divers épisodes se trouvent-ils groupés lâchement autour d'un centre plus important » (16). Mais cette organisation particulière, différente, est jugée infirme, au nom de la perspective et de la narrativité occidentales, auxquelles référence est faite à plusieurs reprises. L'étude d'A.H. Gardiner consiste pour l'essentiel en une traduction commentée discutant un certain nombre de points historiques de détail et des questions de terminologie littéraire qu'il ne nous appartient pas de relever ici. L'orientation de l'analyse reste principalement événementielle. Les faits militaires, topographiques ou stratégiques, sont isolés, comme dans l'étude de Breasted, et investis d'une signification historique essentielle. Le contenu non historique est purement et simplement négligé, comme relevant de l'accessoire, de la fioriture. Après avoir justement noté la complémentarité indissoluble des images et des textes, Gardiner félicite les scribes et les artistes de Ramsès pour « l'invention d'une technique entièrement nouvelle de narration qui rappelle la tragédie grecque ou le film moderne » (17)  et souligne la remarquable précision, selon lui, des informations historiques et de la peinture des sentiments de Ramsès face à l'ennemi, traits qui font « du compte rendu par Ramsès II de sa guerre hittite un phénomène unique dans la littérature égyptienne et peut-être même dans toute littérature » (18). L'enthousiasme de Gardiner, on le voit, est motivé par la perception d'une modernité. La différence est annulée, l'Égypte n'est plus autre. Elle s'aligne sur la Grèce et l'Occident en accédant enfin à la narration et à la psychologie individuelle. On reconnaît bien clairement à l'œuvre, dans ces appréciations ethnocentristes, l'obstacle épistémologique mentionné plus haut. Dans ces conditions, il paraît nécessaire de reprendre l'analyse sur de nouvelles bases méthodologiques, en cherchant à repérer la totalité des unités sémantiques qui constituent la substance profonde du texte et àretrouver sous la narrativité superficielle les grandes articulations fonctionnelles qui les organisent (19). Le projet est vaste, et son développement dépasserait largement l'étendue impartie à cet article. C'est donc une esquisse de ce que pourrait être une étude réellement approfondie que nous présentons ici, sans nous dissimuler le caractère parfois excessivement simplifié du propos. Il s'agira, dans un premier temps, de procéder à une lecture des deux textes littéraires, « Bulletin » et « Poème », considérés comme une seule entité puisque se complétant absolument l'un l'autre, sans contradiction. Cette lecture visera, d'une part, à isoler les rôles entre lesquels se distribue la matière narrative, d'autre part, à repérer et à regrouper en ensembles ou mieux en axes clairement définis les notations sémiques qui, apparues au fur et àmesure du déroulement du texte, composent peu à peu l'investissement sémantique de ces rôles. Il y aurait sans doute grand intérêt à étudier le moment d'apparition de chacune de ces notations, la gradation qu'elles composent, en somme la dynamique même de la constitution paradigmatique (20). Nous nous contenterons ici de présenter les champs sémantiques tels· que constitués dans leur totalité et présents à l'esprit du lecteur/auditeur lorsque s'éteint le dernier mot du texte. Les personnages mis en scène apparaissent, à en établir la liste, relativement nombreux. On peut énumérer, du côté égyptien, Ramsès II, son armée, les troupes d'Amor, les Shardanes, les officiers, le vizir, l'écuyer Menna et le dieu Amon; du côté hittite, le roi de Hatti, son armée et ses alliés, deux bédouins Shosou et deux éclaireurs. Si l'on établit ensuite le répertoire des qualités attribuées, en dehors de toute fonction narrative, à ces personnages, on constate que Ramsès II et le roi hittite sont seuls l'objet d'un réel investissement sémantique. Des autres personnages nommés, on ne dit rien. Ils n'ont ni couleur ni substance et représentent dans le récit des éléments purement fonctionnels permettant le progrès de l'action. En somme, du point de vue sémique, le texte s’organise à l’évidence sur une antithèse fondamentale, celle qui pose Ramsès comme sujet et le roi de Hatti comme anti-sujet et anti-pharaon. On en jugera par le tableau suivant, qui tente une première description systématique des axes sémantiques (21) :

  • Du côté de Ramsès :
    • jeunesse, beauté, majesté, gloire, activité, efficacité et rapidité intellectuelles
    • audace, force physique, puissance au combat, irrésistibilité, imprévisibilité, invulnérabilité, le roi est le rempart de son armée et de l'Égypte
    • discrétion, modestie, générosité, justice, piété
    • universalité, unicité
    • métaphores: bouclier, rempart taureau, lion, griffon, faucon or, cuivre, fer feu
    • divinités associées: Amon, Atoum, Montou, Soutekh, Baâl, Rê, Sekhmet, Ouadjit

  • du côté des Hittites
    • ridicule, infériorité
    • peur, lâcheté, vulnérabilité, l'armée est le rempart du roi
    • fourberie, impiété
    • forces coalisées
    • métaphores:
    • crocodiles, sauterelles sable, paille eau
    • divinités associées: néant

On peut le constater, le roi d'Égypte et son ennemi ne se trouvent définis par aucune qualité individuelle. La structure antithétique se construit à différents niveaux, de l'institutionnel au cosmique, du physique au moral, du temporel au spatial, de l'animé à l'inanimé, de l'humain au divin, par une sorte de croisement continuel des axes sémantiques. Le propos apparaît théorique et nullement circonstanciel. S'il était possible de développer ici l'histoire des différents sèmes, on pourrait montrer que les textes de la bataille de Qadesh cristallisent dans une forme impeccable, véritable architecture du sens, la philosophie la plus traditionnelle quant à la place de l'Égypte dans le monde et au rôle cosmique de la royauté pharaonique (22). La même rigueur formelle s'observe à l'étude de la structure non plus sémique mais narrative du texte. Rien de plus élémentaire, de ce point de vue, que les récits de campagne des prédécesseurs de Ramsès. L'objet de la quête étant évidemment la victoire, le sujet royal y atteint sans difficultés, en vertu de la supériorité naturelle de l'Égypte, de la domination virtuelle qu'elle exerce sur les « Neuf Arcs ». Structuralement, le récit correspond au schéma simple : (S1 u O n S2) è (S1 n O u S2) où S1 est le roi d'Égypte, S2 le chef ennemi et O la victoire. Le récit de la campagne de l'an 5 de Ramsès, dont la bataille de Qadesh constitue le moment décisif, présente au premier abord plus de complexité. Afin de rendre compréhensible l'analyse du récit, il convient d'en donner d'abord un simple résumé :

En l'an 5 du règne, une armée égyptienne menée par Ramsès II en personne se met en route vers la Syrie-Palestine. L'objectif est la ville de Qadesh, sur l'Oronte. Induit en erreur par deux bédouins Shosou, Ramsès croit les forces hittites et coalisées retirées en Syrie du Nord, dans la région d'Alep. Celles-ci sont cependant cachées derrière Qadesh. Ramsès, qui ignore ce fait, marche vers la ville à allure accélérée, étirant son armée. Une division seulement l'accompagne, les autres suivent à distance. Tandis qu'on installe le camp à côté de Qadesh, deux espions capturés révèlent la traîtrise de l'ennemi. En même temps, les chars hittites franchissent l'Oronte en masse et se jettent sur le camp égyptien. Les soldats de Ramsès affolés se débandent. Lorsqu'il voit la situation désespérée, Ramsès adjure son père Amon de soutenir son bras, se jette, seul, dans la mêlée et fait reculer l'ennemi par des charges fougueuses. A la tombée du soir, les soldats égyptiens regagnent le camp et Ramsès leur reproche amèrement leur défection. Le lendemain, l'armée, conduite par le Pharaon, parachève sa victoire sur les Hittites, dont le roi envoie une lettre de soumission. Retour des troupes égyptiennes dans le Delta du Nil.

Si l'on analyse le déroulement narratif qui vient d'être résumé, et si on le compare au schéma type indiqué plus haut, on s'aperçoit que ce dernier correspond très exactement au début et à la fin du récit de Ramsès, mais qu'au centre du texte s'introduit un second récit structuralement identique au premier, dont le sujet n'est plus l'armée égyptienne conduite par le roi, mais le roi héroïque soutenu par Amon. On peut transcrire ce schéma sous la forme suivante, S représentant le premier sujet (armée conduite par Ramsès) et Σ le second (Ramsès soutenu par Amon). S u O è ( Σ U O è Σ n O) è S n O

Le redoublement, on s'en aperçoit, est riche et signification. Du sujet primaire au sujet secondaire, une décantation prend place, qui décharge de toute fonction dans le récit les personnages autres que le roi (armée, officiers, princes, etc.) en même temps que s'accomplit la mutation d'un plausible et banal récit de bataille en une épopée fabuleuse centrée sur un héros que les dieux ont doté d'une puissance surnaturelle. Cette concentration de la qualité de sujet dans la seule personne de Ramsès correspond bien, en outre, à l'hypertrophie, constatée plus haut, du champ sémantique royal. Peut-être, à force de croire au réalisme du discours n'a-t-on pas assez vu que la fuite peu glorieuse de l'armée égyptienne était la condition nécessaire de la métamorphose. Sa faiblesse n'est d'ailleurs que passagère puisque le retour, in fine, au récit traditionnel permet de souligner la participation de toute l'armée à la victoire finale.

Fig. 1 – Schéma des structures narrative et sémantique du récit.
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Fig. 1 – Schéma des structures narrative et sémantique du récit.

Pour décrire plus complètement la structure du récit, il convient encore de reconnaître la nature des modalités que le texte confère aux transformations narratives. Là encore, une antithèse se met en place bien clairement. C'est la ruse du Hittite, rendue effective par le faux message des Shosou, qui déclenche le drame et place l'armée égyptienne et Ramsès en situation passagère d'infériorité. Mais c'est le courage de Ramsès et sa piété qui lui valent l'aide miraculeuse d'Amon et une victoire définitive. Structure narrative et structure sémantique se combinent: l'antithèse morale est donnée comme moteur de l'action (fig. 01). A nouveau, il nous entraînerait trop loin de développer les antécédents historiques d'un tel système. Il suffira de remarquer que l'axe moral fourberie/lâcheté vs héroïsme/droiture constitue un lieu commun de la pensée égyptienne lorsqu'il s'agit de qualifier, par rapport à l'Égypte, les pays étrangers, et qu'il serait certainement erroné de tenir tant le courage de Ramsès que la ruse du Hittite pour des traits de caractère dépeignant des personnages historiques. Le roi hittite, en l'occurrence Muwatalli – qui, de façon significative, n'est jamais désigné par son nom dans les récits de la bataille –, reproduit clairement, dans son comportement, le stéréotype de l'Asiatique dissimulé, fourbe, attaquant par surprise. Les lois égyptiennes de la guerre condamnaient le recours à la tromperie. Piankhi le rappelle dans un texte célèbre, recommandant même d'attendre, avant d'engager le combat, que l'ennemi ait formé sa ligne de bataille (23). Mais l'Asiatique est réputé ne pas jouer le jeu. Parmi d'autres notations qu'il faudrait rassembler, on rappellera les paroles prêtées au roi Khéty qui vécut quelque neuf cents ans avant Ramsès: « Le misérable Asiatique combat depuis le temps d'Horus, jamais victorieux, jamais vaincu. Comme un brigand, il ne fait pas savoir le jour du combat » (24). A l'inverse, l'audace solitaire du Pharaon, qui lui assure une supériorité morale indiscutable non seulement sur l'ennemi mais sur ses propres troupes, représente l'un des clichés de l'idéologie royale égyptienne depuis les origines. On rappellera, parmi les nombreux récits de campagnes du Nouvel Empire, le récit de la première campagne de Touthmosis III, centré sur la bataille de Mégiddo (25). Il s'agit ici de décider de la route à suivre: route de montagne, directe mais dangereuse, parce qu'elle oblige à marcher en colonne, ou route détournée, plus longue mais sûre. Contre l'avis de ses officiers, qui conseillent la prudence, Touthmosis choisit le risque et la route droite. Il s'engage dans le défilé à la tête de son armée. Amon le protège et lui ouvre le chemin. Cette victoire morale sera suivie par la victoire militaire: les ennemis seront pris comme poissons au filet. On le voit, les principaux traits du comportement de Ramsès figurent déjà dans ce texte, choix de la voie droite, marche en tête de l'armée, héroïsme au combat. Une analyse plus poussée montrerait la communauté du fonds narratif et idéologique, mais mettrait en lumière aussi ce qui doit être l'innovation la plus remarquable du texte ramesside, à savoir le développement d'un anti-sujet et la construction d'un système binaire, organisant la matière sémantique et narrative avec une rigueur jamais atteinte jusque-là. La constatation de l'existence de telles structures, la prise de conscience de la multiplicité des codes mis en jeu provoquent simultanément l'éloignement du référent événementiel ou historique. A la limite, on pourrait être tenté de dénier au récit une quelconque historicité. Même si c'est sans doute aller trop loin, même si un certain vécu historique doit résider au point de départ de toute cette élaboration, quand événements et personnages composent l'illustration si parfaite d'une idéologie, que penser de la validité du témoignage?

Il est temps d'en venir à présent à l'examen des représentations figurées, bas-reliefs monumentaux que Ramsès II fit composer pour illustrer cette bataille et célébrer sa gloire. La plus récente description de ces reliefs, due à G.A. Gaballa, dans un ouvrage intitulé Narrative in Egyptian Art,s'achève par le jugement suivant, bien caractéristique de l'esprit qui préside trop souvent au commentaire des images (26) : « Quand les artistes se mirent à traduire ces événements en bas-reliefs, ils rencontrèrent un certain nombre de difficultés résultant d'une part de la différence de nature d'expression entre l'art et la littérature, et, par ailleurs, des méthodes conventionnelles de l'art égyptien en particulier. Cependant, ils obtinrent un bon succès ( ... ) Ils se donnèrent beaucoup de mal pour montrer les traits topographiques du site de la bataille ( ... ) Le thème traditionnel du roi-dieu dominateur, toujours victorieux, n'est pas explicitement représenté dans ces reliefs. Au contraire, nous avons l'image d'un homme courageux entouré par un ennemi obstiné. La nature transcendante du roi et la qualité atemporelle des actes qu'il accomplit sont presque entièrement ignorés ( ... ) En conclusion, dans les scènes de Qadesh, nous trouvons, pour la première fois, que ce qui attire l'œil du spectateur n'est plus la figure dominante du roi mais la représentation panoramique de la bataille ( ...) Ceci donne à la scène toutes les qualités de la narration picturale ». Il n'est pas besoin d'insister longuement: rejet des « conventions » de dessin, réalisme topographique, psychologie individuelle, cohérence temporelle et spatiale représentent, dans l'esprit de l'auteur, des qualités particulièrement louables et auxquelles, pour une fois dans leur histoire, les artistes égyptiens surent ici partiellement atteindre ...

Etudier systématiquement et objectivement toutes ces images demanderait de longs développements. A titre d'exemple, nous choisirons d'analyser seulement la représentation conservée intacte au pylône d'entrée du temple de Louxor (27). Première particularité remarquable, l'ensemble d'images représentant la bataille comporte, non seulement à Louxor mais dans tout les autres cas, deux panneaux distincts, dits « Camp » et « Bataille », alternés sur les deux massifs du pylône ou, comme au Grand Temple d'Abou Simbel et pour des raisons propres à l'architecture du lieu, superposés sur la même paroi (28). Cette articulation à deux volets résulte vraisemblablement d'une conception de l'image liée aux données de l'espace architectural, à savoir l'organisation du pylône du temple égyptien en deux massifs symétriques encadrant l'axe du sanctuaire. Rien dans le récit textuel ne suggère une telle dualité. Nous percevons donc là, dès l'abord, l'effet de conditions particulières à l'expression figurative, à savoir ici sa liaison à un contexte architectural qui contribue à l'informer.

Fig. 2 – La scène du Camp, au massif oriental du pylône de Louxor.
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Fig. 2 – La scène du Camp, au massif oriental du pylône de Louxor.

Il serait excessif toutefois de tenir l'effet du contexte pour contraignant. On s'aperçoit bien du contraire lorsqu'on observe que chacune des deux moitiés de cet ensemble, inscrite naturellement dans la surface trapézoïdale du pylône, organise un champ figuratif nullement trapézoïdal mais perçu comme idéalement rectangulaire. De subtiles corrections dans la disposition des figures réalisent cette adaptation: que l'on observe, par exemple, au bord droit de la fig. 2, l'étirement progressif et presque imperceptible des corps de chevaux et des attelages, qui permet un passage insensible de l'obliquité de la limite architecturale à la verticalité idéale de la limite de l'image. La scène dite du « Camp » (fig. 02) articule cet espace senti comme rectangulaire au moyen d'une structure doublement tripartite. Verticalement, deux frises encadrent une zone médiane comme feraient, en architecture, une corniche et un soubassement. Dans le sens horizontal, chacune de ces composantes s'organise également d'une façon clairement tripartite. La « corniche » présente trois sections égales et symétriques: de chaque extrémité, une file de chars s'élance vers une mêlée centrale, tandis qu'à la charnière de ces trois zones, deux chevaux croisés constituent en quelque sorte l'idéogramme de la rencontre. Au « soubassement », avec un peu moins de symétrie, une disposition semblable s'observe: fantassins à gauche (en deux sous-groupes symétriques), chars égyptiens au centre galopant vers la droite, chars hittites à droite galopant vers la gauche. Aucun réalisme topographique bien entendu dans ces dispositions qui relèvent d'un souci d'organisation formelle d'esprit architectural et du goût, constant en Égypte, d'une définition claire des limites spatiales. La zone médiane reproduit et développe la même structure ternaire. Trois tableaux rectangulaires la composent. Celui du centre, limité par le plan même du camp égyptien, que matérialisent les alignements de boucliers, s'articule en deux triangles rectangles qui contiennent, l'un (en bas à droite), la représentation d'activités paisibles (« le camp vaque à ses occupations »), l'autfe (en haut à gauche), le prolongement de la mêlée qui anime le centre de la « corniche » (« le camp est attaqué »). Une file de six chars au galop matérialise à peu près exactement cette charnière diagonale. Les légendes portées sur la scène parallèle du Ramesseum précisent qu'il s'agit de notables et de princes (29). Moyen fort habile, et purement graphique, de lier l'action de la « corniche » et celle du tableau central, le premier cheval de cette file oblique vient s'opposer antithétiquement au premier cheval hittite de la « corniche ».

Le tableau de gauche montre Ramsès, assis en majesté, face à deux groupes de figures superposées. En bas, les officiers, dont la diversité des gestes indique le désarroi, apportent un message au Pharaon. Le geste de ce dernier, main nonchalamment tendue vers le groupe agité, doit signifier par contraste le calme qui habite le souverain. Au sous-registre supérieur, un char vide indique, par son orientation inverse de celle des officiers et par l'attitude respectueuse du palefrenier, la proximité du départ, donc l'imminence de l'action royale. Enfin, sous les. pieds du roi et comme accroché à son registre, un groupe de très petites dimensions montre une scène de bastonnade, qui a pour fonction de préciser l'origine du message, dont la teneur dramatique et le caractère d'urgence sont soulignés par l'ensemble principal. Ainsi se dessine une chaîne informative émission-transmission-réception-action, absolument complète et logique, mais qu'il serait insuffisant de décrire comme visant exclusivement à la narrativité. Les proportions relatives des personnages (roi > officiers et serviteurs > espions), ainsi que les symboles environnant la figure royale (signe du ciel, disque solaire, flabellum, sceptre) visent des signifiés qui n'appartiennent pas à l'événement survenu à Qadesh, mais, bien plus largement, à une définition théorique de la royauté.

Le dernier des trois volets qui composent cette paroi n'est pas le moins intéressant, malgré son apparente simplicité. Contrairement au tableau médian parfaitement centré sur le rectangle de la tente royale et barré diagonalement, contrairement aussi au tableau royal structuré horizontalement, ce tableau s'organise en colonnes verticales montrant successivement du texte, des chars, des fantassins et à nouveau des chars. Cette succession n'est pas fortuite et ses raisons sont d'ordre purement visuel. Si les groupes de chars établissent entre eux une relation qui est de l'ordre de la rime, inscription et fantassins s'harmonisent en effet en assonance, par la densité du détail graphique et sa multiplication verticale, bien clairement opposée à l'étalement horizontal des corps de chevaux. L'ensemble représente, la légende nous l'apprend, la troupe des auxiliaires d'Amor, troupe mystérieuse dont ni le « Poème » ni le « Bulletin » ne mentionnent l'intervention dans la bataille (30). Faut-il en conclure, comme on l'a fait souvent, à l'incohérence des représentations textuelles et figuratives? L'explication doit être plus complexe. A examiner l'ensemble de la paroi, on constate en effet qu'elle apparaît centrée sur la notion de risque et d'urgence. Le camp est attaqué et, si la ligne des princes ferme symboliquement la brèche, cette intervention n'est pas donnée pour décisive. La mêlée règne, et la confusion. Mais l'expression de cette infériorité égyptienne n'occupe qu'un tiers de la paroi. Elle se trouve insérée entre deux forces qui aussitôt l'annulent: à gauche le roi et sa promptitude de décision, à droite l'armée en ordre de bataille. On voit toute la valeur sémantique de ce système ternaire: à travers la paroi, la puissance égyptienne s'étale au grand complet, par l'énoncé hiérarchique du roi, des princes et de la troupe, et le risque, à peine indiqué – et d'une façon qui ne concerne pas directement le roi – se trouve immédiatement nié. La simultanéité du langage figuratif permet ainsi de rassurer d'emblée le spectateur, tout comme le texte, d'ailleurs, annulait toute incertitude en ouvrant le récit par les mots « début de la victoire... ». Ces quelques indications suffisent à montrer que la représentation figurée ne vise nullement à constituer un code analogique. L'image du camp n'est pas un paysage, elle est, par son articulation du elle calme/mêlée, le signe figuratif de la surprise et du danger. L'image de la troupe d'Amor ne se veut nullement descriptive: idéogramme de l'armée, symétrique de la figure royale, elle constitue avec cette dernière un signe composé exprimant l'immanence de la supériorité égyptienne.

Fig. 3 – La Bataille, au massif occidental du pylône de Louxor.
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Fig. 3 – La Bataille, au massif occidental du pylône de Louxor.

La scène dite de la « Bataille » (fig. 03) représente l'un des ensembles les plus animés et les plus complexes que l'art égyptien ait produits et l'on comprend qu'il ait donné lieu à de nombreuses appréciations, tantôt enthousiastes, tantôt déçues. Toutefois, si nous nous forçons à rejeter le préjugé selon lequel le tableau a pour fonction de représenter la bataille réelle, nous ne pouvons que constater l'existence d'une structure formelle rigoureuse, analogue dans son principe à celle que nous venons de décrire brièvement. Si l'organisation tripartite est moins évidente (d'où peut-être l'impression, un peu forcée, d'une « vision panoramique »), on reconnaît pourtant sans peine une « corniche » constituée principalement par deux rangées superposées de chars hittites galopant vers la droite, et un « soubassement » constitué, à gauche, de fantassins et, à droite, d'une rangée de chars hittites galopant également vers la droite. Cette orientation parallèle des chars appartenant aux frises supérieure et inférieure n'est pas dépourvue de sens: elle encadre en la contrecarrant l'orientation vers la gauche du char royal et constitue donc un premier signe figuratif indiquant le combat mené par Ramsès. La zone médiane, quant à elle, comporte à nouveau trois volets montrant, de droite à gauche, le roi en char, les ennemis vaincus et la ville de Qadesh entourée d'eau. Ici encore, l'articulation est explicite même si, à la différence du tableau précédent, les trois éléments qui le composent se trouvent liés par un mouvement concret, qu'expriment des interpénétrations graphiques. Comme Breasted l'a justement remarqué, en y voyant la marque d'une incapacité, l'organisation de l'espace figuratif ne correspond aucunement à celle de l'espace géographique. Le sens de l'image relève d'un véritable décryptage mettant en jeu la connaissance que possède le lecteur du code figuratif de l'Égypte ancienne. Ainsi, le thème du roi chargeant, rênes nouées à la taille, arc bandé, piétinant une masse confuse d'ennemis, dans un espace limité par le signe du ciel et frappé des symboles de la royauté, tels que, ici, le disque solaire et le flabellum, peut-il se lire comme un signe exprimant l'universalité et l'immanence de la puissance royale. A l'époque où nous nous trouvons, ce signe fonctionne depuis près de cent cinquante ans, à travers tous les règnes (sauf celui d'Aménophis IV), tous les contextes, abstraits ou concrets, cynégétiques ou guerriers, syriens ou nubiens (31) ! Il est symbole, hiéroglyphe, au même titre que le disque solaire, le fIabellum ou la titulature royale. Tout au plus le dessin des traits du visage vient-il superposer à l'archétype l'identité du roi régnant. Egalement symbolique est la ville fortifiée, dont lê père de Ramsès fit un constant usage aux reliefs de batailles qui décorent les murs de Karnak. C'est le type de la ville syrienne, ceinte de tours à balcons débordants, tout aussi idéale que peut l'être, pour l'iconographie chrétienne, l'image de la Jerusalem Céleste (32). Et la représentation de l'eau qui entoure la ville ne peut pas faire illusion: l'indication relève de la symbolique cartographique et possède une fonction de caractérisation assez analogue à celle que remplit le profil du visage dans l'image du roi en char. Par ailleurs, limitée à ces trois termes, Ramsès, ville, mêlée, la scène se lirait inévitablement comme décrivant la prise de la ville de Qadesh par Ramsès II. L'équivoque fut-elle volontaire? Nous ne déduisons en effet que Ramsès II ne prit pas la ville de Qadesh que du silence même du texte sur ce point. Si le silence du texte est politique, la représentation bien en vue de la ville forte comme second pôle d'une antithèse dont le premier est le roi ne fonctionne-t-elle pas en somme comme ce que, dans le discours, on nommerait une insinuation? En effet, une lecture plus attentive révèle que la ville ne constitue pas à elle seule la cible de l'impétueuse charge royale. Dans l'angle inférieur gauche, c'est-à-dire séparée de Ramsès à la fois par le signe de la ville et par un groupe de fantassins hittites se découvre une figure originale: tourné vers la gauche, c'est-à-dire vers l'extérieur de la composition, galope un char à bord duquel on voit un cocher penché en avant et un homme dépourvu de tout insigne qui tourne la tête pour regarder derrière lui. L'inscription nous apprend qu'il s'agit là du « vil tombé de Khéta » fuyant. Mais nous avions compris sans lire l'inscription car l'image est assez éloquente. On se rappellera que le récit textuel oppose à un Ramsès puissant, héroïque, droit, souverain cosmique et être d'exception, un prince anonyme, rusé et lâche, caché derrière la ville et abrité au milieu de ses troupes. Pour exprimer cette donnée sémantique essentielle, l'image recourt à divers moyens signifiants dont les principaux sont: situation au sein de l'espace figuratif (Ramsès en haut à droite, le Hittite en bas à gauche), situation par rapport à d'autres figures (troupes égyptiennes derrière Ramsès/troupes hittites entre Ramsès et leur roi), dimensions relatives (Ramsès > le Hittite > les soldats), environnement symbolique (le roi hittite ne porte aucun emblème de pouvoir, même pas de coiffure), attitude (tête tournée vers l'arrière indiquant la peur et la fuite). On voit que la signification se développe à partir d'antithèses· manifestées soit par l'organisation même de l'espace de la représentation (haut/bas, gauche/droite), soit par transposition paradigmatique des prédicats attribués aux figures (tête tournée devenant signe parce que contraire au mode habituel de représentation). Un autre cas intéressant est fourni par la partie droite du tableau. Le problème posé à l'artiste devait être à peu près celui-ci: comment exprimer concrètement, comme un événement, l'héroïsme solitaire du souverain, alors que le code de la représentation royale use déjà des signifiants « grandeur » et « isolement » pour exprimer l'unicité et la transcendance de la fonction? Il ne pouvait être question non plus de dire ouvertement le danger couru par le roi car, l'analyse des textes et du premier tableau nous l'a appris, le risque à la fois est et n'est pas; pour être héroïque, le roi doit être montré en danger, mais simultanément un danger réellement couru paraît incompatible avec la transcendance royale! Cette contradiction, présente dans toutes les représentations de la bataille – et source de bien des malentendus – est résolue ici d'une façon bien originale. On a indiqué plus haut que « corniche » et « soubassement » montraient, en vertu d'une articulation véritablement architecturale de l'espace, deux frises de chars hittites encadrant la zone médiane où s'énonce la figure royale. La disposition est traditionnelle et ne représenterait rien d'extraordinaire si la file inférieure des chars formant « corniche » ne dessinait, à l'approche du bord de l'image, un brusque angle droit et ne plongeait ainsi à la verticale, à la rencontre des chars du « soubassement » qui effectuent un mouvement ascendant inverse. On reconnaît là, bien entendu, l'équivalent graphique de l'encerclement indiqué par les textes. Il est intéressant de remarquer toutefois que ce signifié « encerclement », dont nous avons vu qu'il s'opposait dans l'ordre sémantique à la rectitude égyptienne, subit l'influence de l'orthogonalité foncière du système, manifestée par toutes les structures signifiantes qui composent l'image et devient, figuré, un encadrement. C'est l'occasion de souligner combien une lecture correcte suppose obligatoirement une connaissance approfondie des codes représentationnels, connaissance indispensable pour permettre de distinguer les éléments réellement pertinents, donc significatifs (exemple: visage de face, dans l'art égyptien) de ceux qui, purement utilitaires, sont dépourvus de valeur sémiotique propre (exemple: œil de face, dans l'art égyptien).

On pourrait prolonger l'analyse, étudier la fonction et le sens des figures accessoires. Cela nous mènerait trop loin. Il semble que les remarques qui précèdent permettent de conclure tout d'abord que l'image organise le même champ sémantique que le texte avec des moyens différents mais également efficaces, usant de toutes les ressources offertes par le visuel, depuis l'organisation syntagmatique (topologie du champ figuratif, construction spatiale de l'image) qui fait appel à la perception simultanée du visible, jusqu'aux résonances paradigmatiques, où interviennent la mémoire et les habitudes culturelles (code représentationnel, conditions de la lisibilité). Au plan du narratif, on constate que toutes les fonctions cernées par l'analyse structurale apparaissent à l'image, mais condensées, étalées dans le plan du tableau, qui est simultanéité. Les moteurs de l'action, ruse et héroïsme, lâcheté et courage, autant que les péripéties, attaque surprise, danger couru, encerclement, victoire finale, apparaissent exprimés bien clairement dans le langage de l'image. L'appréciation courante du caractère incohérent et partiel des représentations figurées, résulte, on s'en aperçoit, du filtrage imposé arbitrairement à la matière textuelle. Rendue à sa richesse, à sa plénitude sémiotique, celle-ci se révèle multiforme, organisée pour raconter peut-être, pour signifier certainement. Et l'image, pareillement, constitue un réseau compact, produit de codes divers qui entrelacent indéfiniment des significations d'ordre historique ou philosophique, politique ou mythique, concret et abstrait, parce que, sans doute, l'histoire et la politique ne sont ici que l'évidence du mythe, que le réel devient, sitôt perçu, l'aliment d'une sémiotique, et que l'art égyptien, finalement, n'est langage et poésie que par la distance qu'il voulut constamment garder avec le trop réel comme avec le trop abstrait, avec la mimèsis où se dissout le sens, et avec l'écriture qui oublie le plaisir.