Note de la rédaction
Ce reporticle est extrait d’un Bulletin des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (1973, I-IV, 22 ème année, p. 73-84.)
Le « Retable des Poissonniers » des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, œuvre de Pierre Pourbus
Fig. 2 – Pierre Pourbus (1523 – 1584), Revers des volets: Saint Jean l'Evangéliste et Saint André, 1576. |
Dans un article, paru dans ce Bulletin en 1963, Léo van Puyvelde portait à la connaissance du public un triptyque représentant quatre scènes relatives à la vocation des apôtres pêcheurs, et proposait d'y reconnaître le Retable de la Gilde des Poissonniers d'Anvers, qui aurait été exécuté pour leur chapelle dans la cathédrale par le peintre anversois Jan van der Elburch (1).
Les arguments réunis en faveur de cette identification étaient cependant assez minces. Léo van Puyvelde se tondait en effet sur l'observation que le retable qui orne actuellement l'autel des poissonniers de la cathédrale d'Anvers ne peut être attribué à Jan van der Elburch, actif à Anvers de 1536 à 1552, comme on l'a fait depuis trois siècles sur la base d'une lecture insuffisamment critique de van Mander. Il s'agit en effet, de toute évidence, d'une œuvre de la fin du XVIe siècle. Comme une requête d'octroi d'un subside pour le renouvellement de l'autel de la corporation des poissonniers est introduite en 1589, l'éminent historien de la peinture flamande en concluait logiquement que le retable actuel devait avoir été exécuté après cette date, en remplacement d'un retable qui aurait disparu de la cathédrale pendant les troubles religieux, et à la réalisation duquel se réfère une requête de la corporation au magistrat de la ville en date du 26 novembre 1538. Van der Elburch étant maître à Anvers depuis 1536, il faut supposer que van Mander, ayant recueilli une tradition selon laquelle ce peintre était l'auteur du retable des poissonniers dans la cathédrale, a, par erreur, associé ce nom à l'œuvre qui est venue substituer ce retable après 1589, et qui, pour des raisons stylistiques, peut être rattachée à Adam van Noort ou à son entourage.
Aucune objection ne peut être formulée à cette interprétation. Par contre, on n'y trouve aucun argument permettant de rattacher à Jan van der Elburch le triptyque du Musée de Bruxelles présenté par Léo van Puyvelde. On en est donc réduit à chercher tout d'abord à situer celui-ci sur la base de ses caractéristiques stylistiques. Or, de ce point de vue, il est un nom qui ne peut manquer de venir immédiatement à l'esprit : c'est celui de Pierre Pourbus. Seules les petites dimensions des personnages et l'importance accordée au paysage, inaccoutumée pour le maître brugeois, peuvent surprendre au premier abord. Mais un examen de détail ne peut guère laisser de doute.
Plusieurs des personnages principaux sont des portraits et, compte tenu des différences d'échelle, se laissent facilement comparer aux portraits de Pierre Pourbus. C'est, en particulier, le cas de l'apôtre à la proue de la barque dans la Pêche miraculeuse ou de saint Pierre dans la scène de la Monnaie du tribut. Les poses des principaux protagonistes montrent, d'autre part, la schématisation de l'articulation organique, humaniste, caractéristique de Pourbus : que l'on compare, à titre d'exemple, l'attitude du Christ dans la scène de saint Pierre marchant sur les eaux avec celle de l'ange de l'Annonciation du Musée de Gouda, de 1552, ou celle des protagonistes de la Monnaie du tribut avec celles d’Abraham et de Melchisédech dans le triptyque de l'Adoration des bergers de l'église Notre-Dame de Bruges, daté de 1574. Les membres, longs et ligneux, acquièrent une sorte d'autonomie vis-à-vis des corps, et dessinent de grands chiffres dégingandés où se désarticule le mouvement organique, tandis que les orteils atteignent une longueur disproportionnée. Tous les personnages qui marchent présentent en fait la même incertitude dans la construction interne du corps. La lourdeur des contours, appuyés et mous à la fois, n'est pas moins caractéristique, de même que la courbe en S dans le dessin des yeux et des sourcils, qui confère aux visages une expression énigmatique typiquement maniériste. Le traitement analogue des cheveux, la prédilection pour certains types et le goût des têtes de trois quarts au profil perdu se retrouvent également dans diverses œuvres sûres de Pierre Pourbus, du Jugement dernier de 1551 au Triptyque de l'Adoration des bergers de 1574. Nous en illustrons ici quelques exemples significatifs. Enfin, le dessin préparatoire, très libre, à larges hachures, présente les mêmes caractéristiques dans le Triptyque des Poissonniers et dans le Jugement dernier du Musée communal de Bruges.
Reste à expliquer le paysage. Mais justement, l'impression frappante de vide, l'absence totale de tout rendu de l'atmosphère, de la valeur sensible de l'air enveloppant et pénétrant la texture des choses, n'est-elle pas, une fois de plus, caractéristique de Pierre Pourbus, qui fut toujours incapable de se détacher, de se décoller pourrait-on dire, de la réalité corporelle des formes ? Tous ses efforts pour imprégner la couleur de valeurs tonales ou atmosphériques n'aboutissent jamais qu'à engluer, alourdir et ramollir les formes, comme le montre presque symboliquement son traitement des nuages dans le Jugement dernier, et du ciel et des collines dans notre triptyque. L'espace atmosphérique, ne recevant pas d'interprétation picturale, se réduit à un vide presque surréaliste, tandis que les formes dures et brillantes des poissons et des coquillages s'imposent comme des pierres précieuses surgies sur le vide où elles sont dispersées dans un étrange effet contradictoire de hasard et de préméditation. Goût précieux des matières dures, fermées, que Pourbus révèle si souvent dans son traitement des marbres et des dallages.
Si, comme tout porte donc à le croire, le Triptyque des Poissonniers du Musée de Bruxelles est une œuvre de Pierre Pourbus, n'est-il pas vraisemblable qu'elle ait été exécutée, non pour la corporation des poissonniers d'Anvers, mais pour celle de Bruges ? Des recherches effectuées dans ce sens par Mademoiselle Catheline Périer-d'Ieteren ont permis de retrouver dans l'ouvrage de J. Gaillard sur les gildes et métiers de Bruges le texte d'un contrat conclu le 28 mars 1576 entre la Corporation des poissonniers de Bruges et Pierre Pourbus en vue de l'exécution d'un retable destiné à décorer la chapelle des poissonniers à Bruges, précisant le programme iconographique de la peinture (2).
Vu son importance, nous reproduisons ce texte in extenso, d'après l'édition de Gaillarde :
Up 28 dach van Maerte vyfthien hondert ende zesseen-zeventig (stilo novo) zo waren vergaert ten huyse van P. Pourbusse fynscildere, Nicasius Ancheman tresorier en M. Gillis Wyts sciltdraghere van dit ambochte van vrye vischcoopers deser stede van Brugghe gheassiteerd met d'heeren Pietere Ancheman, Claeys Ancheman houderlinghen en supposten van den zelven ambochte met hunlieden ghevoucht theurld. bevroudsaemheyd d'heer Pr. Dominicle, aldaer de voorn. psoonen. by laste en resolutie van 't gheheele ambocht den voorn. P. Pourbusse besteden en bevoorwaerden een tafereel te schilderen van vier diversche historien ghenomen uyt het nieuwe testament touchieren de visscherye by St. Matheus int vierde Luce 't van Math. 17de ende St. Jan 21ste cap. V volghen zeker patroen by hem ghemaecht en by de lesere in de Godtheyd dezer stede geviseert en gheapprobeert van welke vier historien de twee zullen staen in 't midden van de tafereele wezende het tafereel 't welke seghenwoordigt staet ongheschildert in de capelle van voorn. ambochte en dandere twee historien zullen staen in de deuren van binnen te wetene in elck deure eene, en an de deure van buuten zullen staen gheschildert met wit en zwart twee patronagien d'eene St. Jan Evangelist en dander St. Andries al wel ghegarniert en gheconterfeyt naer de voorn. psoenen bestierders van tafereele zoo verre de schilderye sulckx xheescht, en dat al voor de somme van twyntich pond grooten eens te betalene vyf pond groote ghereed en vyf pond als 't werck ten halven ghedaen zal zyn en dander thien ponden te Kersmisse eerstcomende vyfthien hondert ende zesse-en-zeventich alst werk voldaen en ghelevert voorn. capelle die zy houden binnen Brugghe in St. Christoffels up de maerct en inghevalle dat niet vulmacht en ghesteld en ware te Kermisse eerstcomende vyfthien hondert ende zesse-en-zeventich, zoo zal den voorn. P. Pourbusse ghehouden zyn 'tzelve tafereel te schilderen en de penninghen weder te ghevene die hy ontfaeng zoude hebben up de handt en noch bovendien is den zelven P. Pourbusse ghehoudene dit met zyn handt en te vulmaeckene van al zulks als daer toebehoort, ten ware dat hy voor zyne mede hulpe naeme zyn zoone Franciscus Pourbusse die 't Antwerpen als nu woont en niemant anders, al zonder fraude. Actum ten voornoomde dagh onderl. handteeken en zyn hier of twe gheschriften ghemacht daer of den voorn. tresorier over 't ambocht 't eene heift temwaerts en 't andre den voorn. Pourbusse onderteekend Nicasius Ancheman Gillis Wyts Pieter Ancheman Claeys Ancheman P. Dominicle en P. Pourbusse.
On constatera que l'iconographie du triptyque du Musée de Bruxelles correspond exactement au programme stipulé dans le contrat, les références aux évangiles étant indiquées sur la peinture même, ce qui n'est pas fréquent. La condition de réunir deux scènes sur le panneau central et de n'en représenter qu'une sur chacun des volets a été scrupuleusement respectée, de même que les prescriptions relatives aux revers des volets, où sont effectivement représentés en grisaille(« met wit en zwart » saint Jean l'Evangéliste et saint André.
2 images | Diaporama |
Ces deux dernières figures, évidemment secondaires, sont, dans l'exécution, d'une facture plus aérée que le reste du triptyque, sans que la qualité de la peinture y gagne. Tout porte à croire que Pierre Pourbus a là, comme l'y autorisait le contrat, abandonné l'exécution à son fils François, dont on reconnaîtrait alors la facture plus douce et plus enveloppée, limitée cependant par le fait qu'il ne réalisait pas une création personnelle mais devait se soumettre à des directives déjà établies.
Enfin, les portraits dont nous relevons la présence parmi les personnages des différentes scènes, ne sont autres que ceux des cinq représentants de la corporation intervenus dans la conclusion du contrat qui stipule, en effet, que les portraits de ces derniers devront figurer dans la peinture (« al wel ghegarniert en gheconterfeyt naer de voorn. psoenen bestierders van tafereele zoo verre de schilderye sulckx xheescht » — « le tout bien étoffé et contrefait d'après les personnes ci-dessus nommées ayant passé commande du tableau, pour autant que la peinture le permette »).
On ne peut donc guère conserver de doutes. Le triptyque du Musée de Bruxelles n'est pas une œuvre de l'énigmatique anversois Jan van der Elburch, dont la production reste inconnue ; c'est le retable exécuté par Pierre Pourbus en 1576, pour l'autel de la chapelle des poissonniers de Bruges. Seule la date tardive fournie par le contrat pourrait surprendre, en raison des analogies particulièrement étroites de la peinture avec les premières œuvres connues de Pierre Pourbus, comme le Jugement dernier du Musée de Bruges et l'Annonciation de Gouda, datés respectivement de 1551 et de 1552. Il faut noter cependant que l'art de Pierre Pourbus n'a guère évolué après cette date, que le traitement du ciel révèle un manifeste effort d’aération par rapport aux nuages du Jugement dernier, que les rapprochements ne sont pas moins frappants avec le triptyque de l'Adoration des bergers de 1574 conservé à l'église Notre-Dame de Bruges, et qu'enfin la participation de François Pourbus à l'exécution des grisailles répond bien à la date que nous fournissent les archives (3).