Note de la rédaction
Ce reporticle est extrait d’un Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique (1931, 5ème série, tome 13, p. 88-103.)
Joseph Rulot
Peu après la guerre, en mars 1919, un grand artiste est disparu. Au milieu des préoccupations du moment, on l'oublia presque. Son élève préféré, M. Brouns, me remet ces quelques notes biographiques : « Né, à Liège de parents liégeois, Joseph Rulot fit ses études artistiques à l'Académie de cette ville et y obtint brillamment toutes les distinctions.
Il continua l'exercice de sa profession de sculpteur sur bois, qu'il tenait de son père ; poursuivant le long apprentissage de statuaire dans des conditions très difficiles ; souvent ne pouvant étudier qu'après une longue journée de dur labeur, il sut acquérir les connaissances indispensables. D'esprit indépendant, il n'avait comme maître que la nature, savait l'interpréter et la traduire suivant sa conception. Il eut pourtant une grande vénération pour les œuvres de l'Antiquité égyptienne et grecque, de la Renaissance et de l'époque Gothique ; seulement, tout en étudiant leur style et la maîtrise de leurs auteurs, il estimait qu'on devait, non les copier, mais s'en inspirer pour créer. Il est grand, noble d'allure, émotif. Il avait cette faculté d'animer ses œuvres d'une vie intérieure : c'est toujours la fidèle extériorisation d'une idée ou d'un sentiment. Il n'était pas qu'un rêveur : ceux qui l'ont bien connu apprécient son imagination féconde, son esprit toujours en gestation, la science de la technique et un métier qui pouvaient vaincre toutes les difficultés. Il s'est enfermé dans son rêve, et toute sa vie il travailla avec acharnement, cherchant de préférence dans des esquisses un sentiment au lieu d'une perfection plus apparente que réelle.
Je possède presque toutes ses esquisses, des dessins et des croquis. Beaucoup sont dignes des plus belles collections et ne pâliraient pas au voisinage d'œuvres de grands maîtres, tant la ligne est pure et concise. Si rudimentaires qu'ils soient, on y sent la main du maître : l’idée, le sentiment y sont exprimés avec netteté »
Professeur de la classe de sculpture à l'Académie royale de Liège, il avait, d'un grand effort, organisé une section de sculpture, non de modelage : il pensait que le vrai sculpteur attaque le bloc et s'en inspire même parfois ; qu'on devait enlever le minimum de matière ; que le bloc est monumental et non le vide ; de même, en architecture, c'est le trumeau qui marque, non la baie. Lui-même taillait la pierre, le marbre ou le bois, indifféremment. Il croyait saisir l'occasion, car ses élèves étaient presque tous des tailleurs de pierre du pays des carrières (Sprimont, Chanxhe, etc.). Mais ces élèves ne comprirent pas. Ereintés par leur métier, ils avaient encore le courage de faire chaque jour le voyage pour chercher à Liège l'enseignement et l'idéal ; non, une fatigue nouvelle et cependant génératrice.
Laissez-moi vous lire comme il définit « le sentiment wallon en sculpture » :
« Parler nettement de la sculpture wallonne paraît de prime abord assez malaisé : la raison en est que la documentation nous fait souvent défaut ».
Cependant, les études et les recherches faites depuis un certain temps, notamment les travaux de Courajot et tout récemment ceux de M. Fierens-Gevaert (Le rôle des Maîtres wallons dans la première Renaissance des Valois dans WALLONIA) ont démontré qu'une véritable sculpture wallonne originale et forte existe, confondue trop longtemps dans l'art flamand ; qu'elle en est absolument différente ; que nos artistes sont restés individuels, et que s'ils ont pu s'assimiler les tendances du Midi, c'est en raison de leurs affinités latines. Dans ce simple exposé, je m'en tiendrai aux seules provinces wallonnes belges.
Notre art émane directement du sol, pour la raison que notre terre, dans ses aspects mouvementés, variés, est toute en lignes ; la nature même des matériaux qui s'offraient à la mise en œuvre, tout devait profondément influer sur la vision des artistes et sur le caractère de leurs œuvres.
Quoiqu'ayant à leur disposition des terres plastiques excellentes, nos sculpteurs ont toujours eu une préférence marquée pour l'emploi des matériaux durs : ceux-ci, chez nous, le sont à l'extrême.
Les granits, les porphyres, les marbres et les bois du pays sont rudes à travailler ; et cette difficulté a, semble-t-il, imprimé à tous les travaux de nos statuaires cette sobriété, cette ampleur parfois schématique, cette franchise d'allure et cette carrure qui sont la marque extérieure de notre art.
L'artiste wallon est un cérébral ; il rêve de son œuvre et il rêve encore devant son œuvre ; il a la volupté, la joie sereine de créer de la beauté. Et qu'ils soient du Hainaut ou des bords de la Meuse, tous ces rudes tailleurs d'images, ces allègres batteurs de cuivre, ciseleurs de bronze ou ouvriers du bois à la gouge emportée, tous possèdent la tendre fleur d'idéal, qui fleurit vraiment en leur âme.
Latins, ils sont impulsifs. S'ils possèdent l'élan, le Nord semble leur avoir donné le sens de la mesure. Ils rêvent de beauté et ils sont humains ; la nature ne les abandonne jamais. Qu'ils s'appellent Beauneveu, Jean de Huy, Hennequin, Jean de Wespin, ou Renier de Huy, ils sont élevés toujours, souvent grandioses, rarement tragiques. Leur art va de la grandeur à l'intimité, de la science certaine à la pure naïveté ; notre âme se manifeste en eux, et si, relevée de ses désastres, la race reprend ses claires chansons, l'art d'un Delcour sera un long cri d'allégresse. Je m'arrête un instant à Jean Delcour, qui, par son caractère, ses goûts et son art, est le type par excellence de l'artiste wallon.
Il est, si l'on peut dire, placé entre deux âges. Par la robustesse de son exécution, il est le digne continuateur des vieux imagiers, ses aïeux ; et par la noblesse et la grâce de sa vision il est absolument moderne ; il devance son siècle, et quand on l'observe bien il est encore en nous. Il est de notre sang - comme Donatello et Michel-Ange incarnent l'Italie, comme Germain Pilon et Jean Goujon restent les maîtres accomplis de la sculpture française par la clarté et la grâce fière de leur génie.
Delcour va se perfectionner en Italie et nous rapporte un art sculptural qui se mourait chez nous. En revenant au pays il s'arrête en France, où l'on ne peut guère le retenir, malgré les offres les plus brillantes. Il revient par amour filial, il est vrai, mais sans doute aussi sollicité par le secret désir de vivre dans ce coin de terre aimé dès les premiers ans, et qu'il devait illustrer. Il est de goûts très simples, il est un fils pieux, un tendre frère, un maître généreux. Sa joie, toute son œuvre le décèle, est de produire des travaux magnifiques. Cet exemple de vie admirable, combien n'en aurions-nous point de semblables, bien moins connus encore, à citer aujourd'hui, si le nom même de nos grands artistes d'autrefois n'était si souvent à découvrir !… Espérons que les études commencées avec tant de succès seront ardemment poursuivies. Il serait à désirer aussi qu'il se créât dans les centres wallons des collections où les œuvres de nos vieux maîtres attesteraient la grandeur de leur effort. En les étudiant, en les comparant avec les productions d'autres régions, nous pourrions apprendre comment ils furent souvent des novateurs, mêlés toujours aux grands courants d'art qui animèrent l'Europe centrale - et comment, même éloigné des siens, l'artiste wallon sait conserver son individualité.
Aux grands noms des Borset de Jupille, des Renier, des Beauneveu, des Campin, des Jean de Huy, des Hennequin de Liége, des Delcour, des Hans de Grivegnée et des Varin, il faut que nous puissions en ajouter d'autres aussi glorieux. Nous devons rechercher les auteurs de tant d'œuvres anonymes. Que dans les collections où se trouvent leurs travaux le titre « Ecole wallonne » s'inscrive ! Si nous admirons et respectons les gloires d'autrui, il est juste que nous ayons le culte des nôtres. Puissions-nous prouver notre droit à l'existence dans le grand domaine de l'émotion et de la pensée !
Ce serait un moyen puissant de créer chez nous un peu d'émulation.
Si nous sommes des emballés souvent faciles à émouvoir, nous sommes au fond peu enthousiaste. Si notre sol a été prodigue en natures généreuses, toujours elles ont dû se créer une seconde patrie ; ils ont ainsi agrandi les trésors d'autres pays, chose flatteuse pour notre amour-propre, il est vrai, mais dont notre école a singulièrement souffert.
Les artistes qui ne nous ont pas quittés ont langui : le seul Delcour fut une exception, et il se manifesta d'ailleurs chez nous à un moment unique : nous étions au siècle de Louis XIV et sous l'impression de Versailles, et ce moment fut le siècle d'or de nos sculpteurs.
Par contre, l'admirable Halleux vécut ici de nos jours pauvre et méconnu. Qu'on se souvienne d'un autre sculpteur, Bertin, l'auteur de la belle statue d'Ambiorix à Tongres ? Il n'y a pas de saine émulation, semble-t-il, sans l'estime des mérites d'autrui.
La Flandre a eu des artistes toujours ; à côté de chaque métier de tisserand, un chevalet de peintre était planté, et le travailleur manuel et celui de l'idée furent toujours également respectés, confondus dans cette même pensée que tout effort agrandit une race.
Si après l'éclipse presque totale de l'Ecole d'Anvers on put voir ressurgir de nos jours des maîtres tels que Leys et De Braekeleer, c'est que la Flandre eut toujours foi en elle et conserva le culte de ses artistes.
Imitons-la ; épions si parmi nos admirables tailleurs de pierre, parmi nos ouvriers du bois, il ne se trouve pas quelque Jean de Huy, quelque Delcour ignoré. Depuis trois quarts de siècle l'industrie wallonne a pris un essor merveilleux, grâce à l'art de nos ingénieurs, comme à l'intelligence et au courage de nos ouvriers et artisans ; cependant, feignant d'ignorer notre effort, la Flandre nous oppose fièrement ses intellectuels. Que notre fièvre de machinisme ne nous égare pas !
Réfléchissons, que l'artiste ne soit plus chez nous un être bâtard ; sachons nous dire qu'il est indispensable dans l'effort humain ; qu'il est un rude travailleur et que plus d'une œuvre qui nous procure des joies sereines a été pétrie avec des larmes ; qu’il sait enfin rendre au centuple en santé morale le peu de bien matériel qu'on lui a cédé. Depuis, on oublia presque son chef-d'œuvre ; Le Monument Wallon ; car, trop émotif, Rulot créait sans cesse et abandonnait ses œuvres ébauchées, qui ne le satisfaisaient jamais assez pour les mouler et, à fortiori, les couler dans le bronze ou les tailler définitivement dans le dur.
C'est aussi que l'œuvre est encombrante, coûteuse et de placement plus difficile que celui de toute autre œuvre d'art.
C'est de son œuvre et c'est de ce maître que je voudrais vous entretenir aujourd'hui. Je ne connaissais guère Rulot, élève de l'Académie de Liège, mais quelque peu plus âgé ; on ne se voyait guère qu'à l'entrée ou à la sortie ; nous ne suivions pas les mêmes cours. Voici comment je devins son ami :
Un jour, on exposa au Trink-Hall les projets d'un monument à Defrêcheux, notre beau poète, projets quelconques, résultats d'un concours ; buste sur un socle, banc circulaire surmonté d'une statue de la « Poésie » avec un médaillon, une borne-fontaine monumentale, etc., toute la banalité ordinaire. Au milieu de ce fatras, le Comité dit « du Monument Defrêcheux » avait mis en belle place une chose informe à première vue, sorte de stalagmite où l'on s'essayait à distinguer quelques personnages, et c'était le projet primé, celui de Rulot.
Une femme, la « Poésie », répandait ses fleurs du point le plus élevé. Une autre au pied, la Méditation, le Rêve, semblait surgir du sol, la main au front ; une fraîche jeune fille folâtrait sur une chèvre, symbole de notre gaieté capricante ; un colosse, dont les pieds se confondaient avec le terrain, tenait haut la tête et serrait convulsivement une grosse pierre ; c'était le « bierdjî d’Mousni », et ses moutons paissaient près de lui ; images figées, comme lui-même, suivant la légende, par la volonté du Christ, à qui il avait refusé un morceau de pain. Assis au pied de la stalagmite, rêveur et pensif, le jeune amoureux « qui a pierdou si binamèye » … et son rêve s'inscrivait en bas-relief sur le rocher au-dessus de lui. Tout proche, le « cramignon » développait sa farandole entre les roches, et au-dessus les couplets du « Lèyîm'plorer »; étaient gravés dans la pierre.
C'était ce rêve que Rulot avait hâtivement modelé en quinze jours, après l'avoir médité des années peut-être ; mais ce n'était pas le monument Defrêcheux ; c'était toute notre Wallonie qu'il avait esquissée, et le Jury l'avait compris, si sommaire en fût-elle l'indication, et il l'approuvait.
Le temps passa ; un an, deux ans, plus peut-être, lorsque je reçus visite de la part du Comité. L'œuvre de Rulot était en panne ; « Rulot était un rêveur de génie, non un réalisateur ; voulez-vous l'aider ? … » et je refis connaissance de notre artiste … « Le monument aurait la hauteur d'une maison et serait en pierre ; les formes sont à déterminer et j’y pense … » et j'en revis la maquette.
Pour Rulot, le monument existe ; le voilà ; le réaliser, quel ennui ! … Il ne le disait pas, mais il le pensait …
Muni de photos et des rêveries de l'artiste, il me parut indispensable de les concrétiser par un croquis que je lui soumis ; le monument serait au bord de l'eau, dans un site agreste, et, parmi d'autres, l'étang près du Palais des Beaux-Arts remplissait ces conditions ; des roches semblant surgir du sol s'élèveraient en pyramide, tel le rocher Bayard près de Dinant, et ainsi le monument ferait corps avec le paysage ; de l'eau, des roches, de la verdure, c'est la Wallonie. Il serait construit en pierre de Meuse par assises, mais toutefois sculpté suivant des stratifications verticales ; ce serait non pas la roche sauvage ni une imitation de roche trouvée sur place, mais la représentation d'un roc créé et où s'inscrirait la pensée de son auteur. Grâce à la bonne volonté du Comité, on paya la maquette et les premiers frais à venir ; un local provisoire, la vieille académie, fut délaissé et Rulot put s'installer à l'ancien musée en Féronstrée. Ragaillardi, plein d'ardeur, sentant le vent en poupe, Rulot campa, sur une grande selle neuve, une maquette en terre au tiers d'exécution. De longs mois conduisirent à l'hiver … Pendant l'été, sous le lanterneau, les terres se desséchaient malgré les arrosages ; maintenant, un misérable poêle en fonte luttait en vain contre la température, et ce fut par un clair matin de gelée que nous arrivèrent, à la demande de Rulot, des artistes de Bruxelles ; Fernand Dubois, Van der Stappen, Samuel, Rousseau, etc.
Rulot et sa sœur avaient donc passé la nuit à toquer le feu, près de l'œuvre. Ils craignaient « l'hiver dur aux pauvres gens » qui, d'un coup de patte, pouvait jeter tout par terre ! … des mois de travail ! … Et malgré la fatigue d'une nuit blanche, la sœur voulait que son frère « se fît Beau » ; Rulot en redingote, avec sa tête de Christ ravagé … un col et une cravate ! … Sa sœur, dont la main tremblait d'émotion, nouait la cravate, époussetait la redingote, rectifiait le col qui bridait ou baîllait, maîtrisant le vêtement qui protestait … En bougonnant, Rulot embrassa sa sœur, qui, les yeux mouillés, disparut derrière un vieux châle faisant paravent, pour cacher son trouble et ses cheveux crépus qu'elle n'avait pas eu le temps de peigner …
Sœur dévouée et admirable, elle adorait son « Joseph », sacrifiant sa vie, simplement, au « bourru bienfaisant », bourru dans ses tendresses ; jumeaux, ils étaient à soixante ans comme les jeunes chiens aux grosses pattes lourdes qui se disputent continuellement et se recherchent pour se caresser.
Les « Brusseleers » après examen, me prirent à part … pour régler des questions matérielles qui n'intéressaient pas notre poète ! Le prix, les dimensions, la matière du monument. Rulot, dans un désintéressement absolu, était incapable d'évaluer son travail personnel au-dessus de zéro … On disposait de sommes insuffisantes, comme toujours. Le Comité devra recueillir de nouveaux fonds. Le monument aura une hauteur de … Les statues mesureront … Il y en aura en bronze, le reste en pierre de Meuse, qui demeure choisie pour l'ensemble, etc. Et Rulot, qui « se fiche » de tout cela, est bien heureux que des confrères de Bruxelles eussent admiré son œuvre ; c'était son caractère ; lorsqu'il avait créé l’embryon, qu'il l'avait montré, expliqué, critiqué, car il aimait autant en faire ressortir les défauts qu'il allait corriger que faire l'éloge des parties bien venues ; il était heureux, puisqu'il n'avait plus, disait-il, qu'à terminer les pieds et les mains ! Esquisseur, il demeura toute sa vie, lâchant la proie pour l'ombre. Pourtant son père, sculpteur comme lui, mais sculpteur sur bois, avait réalisé de bonnes petites choses, tel un cartel supporté par deux anges, place de la Cathédrale, à Liège (maison Charlier, depuis Crahay successeur). Lui-même avait travaillé chez Herman, chez le bijoutier Duparc, qui vit encore. Il dessinait et créait l'ornement et savait utiliser la fleur ; il avait coutume d'en laisser quelqu'une sur un buste, sur un vase ; mais ce n'est que pressé par le client qu’il achevait son œuvre ; jamais satisfait, il allait mouler ! … « une petite retouche, un rien … je vais avoir fini … laissez-moi faire … le monde ne s'est pas fait en un jour … ».
Jamais il n'admit qu'une charpente, une carcasse, un squelette de fer soutînt ses terres ; quelques morceaux de plâtre, une queue de brosse, ce qui lui tombait sous la main soutenaient son rêve, parce que ce soutien était précaire ; définitif, il s'en sentait l'esclave, et, malgré de nombreux déboires, il ne s'amenda pas. Une parenthèse et un exemple ; La fable de Sisyphe le hantait ; cet homme hissant sur une croupe son rocher qui dévale sitôt le sommet franchi ; ce constant effort, toujours renouvelé, jamais couronné de succès, c'était la vie, et il rêvait de le représenter, muscles tendus, dans des contractions alternées. Son esquisse fut magnifique ; mais, il lui fallait un socle. Il l'esquissa aussi en une frise d'enfants joueurs paraphrasant, complétant la fable de Sisyphe. Avec le temps, ces esquisses disparurent, morceau par morceau … Seul Sisyphe avait été moulé en plâtre et conservé par un ami, qui le fit couler en bronze, plus tard.
Sollicité par des amis, Rulot disait vouloir reprendre son étude ; mais il fallait un atelier. Un officier, le Général Van Oolen, Directeur de la Fonderie de Canons, le lui procura à Beverloo, et Rulot réalisa rapidement (il avait le travail facile) en grand son œuvre ; puis il invita les amis de Liège à la contempler. Partie de plaisir, vous pensez bien ; on était jeune. Au milieu du désordre inévitable dans un studio de sculpteur ; cuvelles où se conservent les terres, loques mouillées, escabeaux, seaux avec la seringue à asperger, cruches et brocs, table boiteuse, tabouret, chaises disloquées, balais, etc., se dresse, énorme, la statue cramponnée à son rocher, écrasante et remplissant le studio de sa masse.
« Vous verrez mieux l'ensemble du dehors » ; et le nez collé à la vitre essuyée du plat de la main, voilà nos amis s'essayant à voir en évitant les miroitements, la main en visière. Lui seul voyait … grâce à son imagination. Éloges quand même, et l'on va déjeuner. Au dessert, l'ordonnance de l'officier arrive en trombe ; « Général, un malheur ; tout s'a foutu par terre ! … ». On se bouscule, on court au studio, Sisyphe et son rocher n'étaient qu'un tas de boue informe ; un manche de brosse, une tige de fer rouillé, une bouteille, c'était l'unique charpente de toute cette masse ! …
Eh bien, Rulot fut sa vie durant un Sisyphe ; rêvant de grandes choses, qu'il réalisa rarement de façon définitive, parce qu'il voulut toujours améliorer, préférant le recommencement à l'achèvement d'une œuvre qu'il jugeait imparfaite. S'il nous reste quelque chose de lui, c'est à ses amis qu'on le doit ; sans eux, rien ne subsisterait. Sa modestie s'est opposée à son triomphe. Improvisateur infatigable, il créait sans modèle ; ceux qu'il voyait à l'Académie suffisaient à meubler sa mémoire.
Mais, il advint que l'Administration communale, désireuse de réaliser le Musée qui avait abrité ses travaux, le lui reprit pour le mettre en vente. Et Rulot se réfugia « aux Remparts ».
Dans ce déménagement disparaît la maquette au tiers de grandeur ; quelques débris seuls sont sauvés. Et, aux Remparts, pour la troisième fois, Rulot fait une maquette, au quart cette fois, tenant compte des suggestions des artistes bruxellois.Tout est bousculé, mais le massif central est plus imposant, solide d'aspect et les figures s'y relient bien ; Rulot déclare ; « J’ai fini, je vais mouler ». Saisissant ce moment, je trace les joints, fais un bordereau des pierres, etc., bref toute la besogne indispensable de l'architecte à toute construction ; puis, un cahier des charges élaboré, un maître de carrière est convoqué, un devis sommaire, un rendez-vous pris et, le jour dit, Rulot n'a rien moulé ! … En revanche, il a modifié quelques détails et …il a effacé tous mes joints ! Je répare séance tenante et il est convenu « définitivement » qu'on moulerait l'esquisse à bon creux. Des exemplaires seront envoyés ; un à l'architecte - deux à la carrière - un pour l'entreprise générale, un pour le Comité, etc. Les frais seront supportés par ce dernier …
Et puis, Rulot déménage encore et transporte tout ce qu'il possède rue des Vennes. Par bonheur, j'ai chez moi une épreuve qui sert à établir les plans définitifs. Tout un outillage m'est nécessaire, et … la guerre me surprend. Cependant, on a pu obtenir que les fondations fussent faites par et aux frais de l'Administration communale, et tout pourrait s'arranger encore.
Rulot profite du temps consacré à ces préparatifs pour faire une quatrième maquette en harmonie avec le nouvel emplacement choisi. Et un jour, il convoque le Comité des Beaux-Arts de l'Administration communale, pour une après-midi. Prévenu le matin, j'accours et vois sa maquette entre ciel et terre, telle qu'il l'a travaillée ; sa masse pèse sur le vide entre les tréteaux qui supportent la selle ; Rulot trouve cela tout naturel. Nulle coquetterie dans la présentation ; c'est son travail dans sa plus simple expression ; difficile de le persuader qu'un monument sans base, c'est un tableau sans cadre ! … « N'as-tu rien pour boucher ce vide ? » « J'ai ce qu'il faut », dit sa sœur, qui « se mettrait en quatre » pour nous aider, et elle va chercher deux couvertures en laine, rouge vif … Du papier d'emballage ferait mieux notre affaire ; on en trouve et nous voilà clouant. Me méfiant de l'inexpérience de nos édiles, je juge indispensable d'empêcher l'approche ; une esquisse d'ensemble se juge à distance. Il est convenu, cependant, que Rulot restera dans l'enceinte formée par une perche et les parois de l'atelier et expliquera au Comité son monument et sa signification. La maquette pivotera sur sa base ; vue ainsi, à bonne distance, elle est charmante. Arrive le premier le maïeur Kleyer. Il est myope et assure son pince-nez. « Approchez-vous », dit Rulot en enlevant la perche ; il a oublié nos conventions ! … Les autres membres, les échevins Fraigneux et Falloise, s'approchent aussi. L'effet est raté, personne n'a vu l'ensemble ; Rulot commente le détail de son œuvre, et s'exerce la bonne critique liégeoise des incompétences … Cependant, on admet … sans comprendre.
A quelques jours de là, une fois de plus, Rulot est congédié par son propriétaire et cherche une maison avec jardin, qu'il trouve, grâce à un ami, rue Derrière Coronmeuse. Il y édifie un atelier et y transporte les débris de ses œuvres …
Au cours de ses déboires, il a trouvé le temps de faire un monument Fléchet, une Pietà destinée au monument Bouvy ; terminée, prête au moulage, elle est détruite, après que son élève, le dévoué Brouns, en a fait une réduction afin de ne pas perdre entièrement l'étude achevée… Sisyphe ! vous dis-je … Entretemps, le « Monument Wallon » est moulé en hâte et … la jeune fille à la chèvre, « la gaieté wallonne », se perd dans le déménagement hâtif et laborieux … Jugez-en ; des moules en plâtre, cinquante esquisses en terre crue, etc., les blocs de marbre destinés à la Pietà (plusieurs milliers de kilos) sont du voyage et la main-d’œuvre est affaiblie par les privations des malheureux manouvriers.
Enfin, tout est remis en ordre dans le nouveau studio ; mais Rulot a perdu son seul soutien, sa sœur, et malgré les misères de la guerre, il rêve à son tombeau et à mille autres choses il esquisse les femmes de la guerre, « les vierges héroïques », en de nombreux bas-reliefs ; ce sont les martyres du courage civique et du dévouement ; il les rencontre en rue ou en tramway et les idéalise ; il travaille à la Pietà., l'a presque terminée, lorsque la tête de la Vierge se détache, roule à terre, faute d'armature … La « Résurrection », un grand bas-relief qui lui fera un fond de rêve, glisse sur sa planche d'appui et s'effondre … « Tant mieux », dit Rulot ; « je voulais la refaire » ! « N'est-ce pas que c’est bien Sisyphe ». Malgré sa robustesse et son énergie, Rulot fut terrassé par une terrible et longue maladie. Il lutta jusqu'au bout, fit un testament émouvant, léguant à son élève ses œuvres passées et en cours, à charge par lui de les achever. Toutes ces esquisses en terre crue sont chez lui, c'est-à-dire chez Rulot, car Brouns a repris la maison et l'atelier. C'est là qu'il a achevé le monument de Réez, celui de la famille Bouvy, qu'il a sculpté dans le carrare et se trouve à Robermont. Il voudrait édifier le tombeau de Rulot et de sa sœur et le « Monument Wallon », achever des œuvres que ce grand artiste a voulues trop belles, les plus importantes de toute son œuvre. Rulot termina une œuvre importante et originale ; la cheminée du docteur Van der Donck. Deux grandes cariatides, - l'homme et la femme, - les pères du genre humain, se détachant sur des verdures et supportant une frise ; deux crânes (le taureau et la chèvre) avec, entre eux deux, une ronde d'enfants rieurs. Au-dessus, entre deux pilastres de feuillage qui font ogive, l'homme, la femme et l'enfant, et c'est la vie qu'il corse par une grande figure en bas-relief dans l'âtre, entre les cariatides ; l’ « ange du foyer ». Deux chenets en bronze ; « les joies du foyer » ; des parents contents des légendes. Nulle architecture, pas de moulures ; la ligne des verdures suffit ; il aimait le feuillage.
J'ai omis bien d'autres réalisations, des portraits, surtout des jeunes filles, des esquisses nombreuses ; je vois encore « Panis Angelicus », les « Béatitudes » de notre César Franck ; « Saint-Jean prêchant » (sa dernière œuvre), et d'autres, et d'autres. Pourtant, parce qu'il n'avait jamais exposé, avait trop travaillé, trop rêvé, Rulot passait pour paresseux … « Rulot, avec de la boue, fait des chefs-d'œuvre », disait Carron ; et encore, parlant des artistes ; « Les heureux, c'est nous » ; mots profonds d'un insouciant …parlant de poésie. Je l'ai rappelé, il était aimé de ses élèves, auxquels il se consacrait sans compter, et il les intéressait dans ses entretiens.
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Doué d'une mémoire prodigieuse, il savait à fond la vie de tous les sculpteurs contemporains. Que de fois l'ai-je engagé à les écrire ! … Que d'anecdotes intéressantes sur leurs œuvres, leurs mœurs, leurs déboires et leur misère ! Halleux, Halkin, Sopers, Mignon, Drion, Simonis, Vinçotte, Herman, tous sculpteurs du terroir ; et les peintres décorateurs ; Lambert Lombard, Carlier, Carpay, Emile Jaspar, E. Berchmans, etc.
Comme vous le voyez, l'art monumental le hantait, le Grand Art, auquel tendent les études tronquées ; j'allais dire « truquées », en vue des « expositions » néfastes … Dirai-je que son amour fraternel avait admis un partage, une blonde adorable, qui mourut au printemps de la vie ; il l’immortalisa dans une plaque de bronze ; douce et sereine, de profil, elle se détache de sa sœur, qui est de face. Je ne connais pas bas-relief plus tendre dans sa simplicité, ni plus parfait dans son rendu. Oui, Rulot, évocateur de beauté, qui illustra notre pays, tu dois rester dans nos mémoires !