André Willequet
Par Paul Émile Vincent
Nous ne verrons plus cette silhouette nerveuse, vive et chaleureuse, ce sourire ouvert et spontané. Nous sommes privés de son amitié, de sa générosité, de sa chaleur. André Willequet nous a quittés ce matin du premier juillet 1998. Sans transition, la vie l’a abandonné, l’éternité l’a accaparé laissant ce vide de l’absence, ouvrant un monde de souvenirs riches et émouvants. Avec lui disparaît un sculpteur talentueux, mais aussi un homme dont le parcours d’artiste voisine intensément le poète, le penseur, l’homme de coeur, de réflexion, de méditation. Il était un des meilleurs sculpteurs contemporains. La Classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique a perdu un confrère aimé. Il y avait été accueilli en 1985.
Né à Bruxelles le 3 janvier 1921, il passe sa jeunesse à Luxembourg où il accomplit ses études primaires et secondaires. Déjà, il aime dessiner, mais aussi modeler la terre glaise, en autodidacte d’abord puis sous les conseils du sculpteur luxembourgeois Lucien Wercollier. À dix-huit ans, il rejoint la capitale. Son rêve était de connaître la vie d’artiste. Il s’inscrit à l’École de La Cambre où il fréquente l’atelier d’Oscar Jespers. Ce maître rugueux et de synthèse avait été nommé par l’architecte Henry van de Velde dans cette équipe de fortes personnalités d’avant-garde qui constituait le corps enseignant. Il y régnait un climat de recherches novatrices désencombré des modèles passéistes et contingentés. C’est ce qui fut appelé « l’Esprit de La Cambre ».
Travailleur acharné, André Willequet se voit décerner le second Prix de Rome en 1947. Ce fut le départ d’une exploration du monde : Paris, l’Ile de France, la Bourgogne, Rome, Florence. À Paris où il séjourna et avait un petit atelier, il rencontre Brancusi, Laurens, Zadkine, Lipschitz. En 1951 et 1952, André Willequet est boursier du British Council à Londres ; il rencontre Henry Moore qui l’impressionne profondément et au sujet duquel il rédigera un éloge. Il le présenta à notre Classe des Beaux-Arts en 1987. (Bulletin de la Classe des Beaux-Arts, 5e série – Tome LXIX 1987 6-9) Il raconte dans ce passionnant petit livre : Conversation avec Serge Goyens de Heusch combien l’exposition d’Henry Moore au Jeu de Paume à Paris l’avait ébranlé, troublé, bloqué et mis sur la défensive. Il refusait ce qui pouvait l’influencer...
De même devant l’expression de l’art primitif et sa découverte des Dogons, il avait fui pour échapper à l’émotion qui le frappait.
Il cherche à trouver un cheminement personnel, orienté dans une observation qui sous-tend cependant un sentiment d’humain. La beauté de ses oeuvres exprime dans sa modernité une culture visuelle intense.
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Il disait : « Je crois que je suis l’héritier de beaucoup de choses, mais j’ai une grande admiration pour le cubisme. Intellectuellement, j’estime que la pensée du cubisme est tellement au-delà du strict physique. Ce que nous voyons n’est finalement qu’illusion. Cette vision des choses me paraît essentielle. Les Égyptiens la pratiquaient par leurs plans multiples dans une même figure : la tête, les yeux, le nombril, les couronnes tout cela n’était absolument pas naturaliste. C’était des vues de l’esprit. Le cubisme, pour moi, c’est l’un des moments les plus nobles, les plus élevés les plus exaltants de l’histoire de l’art. On sent que les cubistes cherchent à hausser le regard au-delà du strict visuel ».
En Autriche, André Willequet participe en 1959 au Symposium Europaïscher Bildhauwer et en 1992 à l’International Symposium on Marble Sculpture à Thasos en Grèce.
Il est encore invité au Mexique où il expose au Musée de l’Université de Mexico en 1973. Tous ces voyages lui donnent du recul et élargissent ses horizons.
Homme de contacts, il aime collaborer, confronter. Ainsi, de 1978 à 1991, il participe tous les ans aux Symposia de Taille de pierre aux Avins, en Condroz où les sculpteurs attaquent la pierre sans retenue, sans timidité. Le matériau est là, disponible.
André Willequet est un tailleur puissant. La pierre sera pendant une large période son matériau de prédilection. Pour lui, elle exalte l’opacité, la densité, la dureté, le poids. Elle impose le respect. Sa surface se taille, se creuse sans retour, elle se boucharde, peut être sablée, adoucie, polie. Sa couleur peut varier, s’animer, agresser. Comme le marbre la matière est exigeante, précise. Il avait avec elle un dialogue intime ; il l’auscultait pour en déceler les potentialités, la nature de son âme, de son grain, de sa souplesse.
Des défauts qui pouvaient être exacerbés, magnifiés, généraient les formes déduites.
Le matériau représente pour André Willequet le fondement de son imaginaire, de ses recherches et de ses fouilles. Chacun d’eux s’exprime à travers des identités spécifiques d’où naîtront les techniques particulières et expressives qui répondent à la démarche de l’artiste, à sa pensée, à sa philosophie.
La forme n’est pas gratuite, elle possède une dimension spirituelle et évolutive. Les portraits particulièrement dénotent une intériorité évidente qui se lit pleinement, qui émeut.
L’évolution des oeuvres figuratives vers la rigueur de l’abstraction dicte des intitulés forts. Eve (1958), La Famille (1959), Mère et Enfant (1962), Gisant (1961), Messire Frère Soleil (1982), Phallus (1981), Le Passage (1987), Deui1 (1979) s’attachent à des réalisations sobres, puissantes, taillées avec autorité dans cette pierre des Avins ou de Soignies.
D’une très grande intensité, on peut ou l’on doit observer une conjonction évidente entre la forte nature de ces oeuvres et leurs titres courts, directs et éminemment sensibles.
Les oeuvres de bronze à la cire perdue, subtiles, élégantes, parfois complexes exigent des techniques spécifiques à ce matériau coulé, complice des vides et des espaces en contraste avec le sens des pleins de la pierre.
Henry Moore donne à l’espace négatif, c’est-à-dire opposé à l’espace plein, une importance égale au volume visible ; il écrit : « le premier trou que j’ai fait dans un bloc de pierre fut une révélation ». « Personnellement ajoute André Willequet, la préoccupation du vide a de plus en plus d’importance dans mes sculptures. Le vide n’est pas le vide : il est fureur de vibrations, d’échos, de tensions qu’une structure rend perceptibles et vivantes ».
Le bronze apportera à l’artiste la gamme des diversités plastiques qu’offrent les textures et l’éclat du matériau. Matériau docile, fidèle aux impulsions de la création, aux chemins de la méditation souvent spirituelle. Il jongle avec les vides dominateurs, les profils, les silhouettes nerveuses. L’oeuvre s’ouvre par des fenêtres détourées aux éclats de la lumière.
En 1952, André Willequet réalise ce Torse émouvant. Il entame avec subtilité, avec délicatesse ce monolithe. Amputation progressive de la matière, douce approche des courbes. La pierre devient velours, la dureté s’efface, le message s’exprime. Les pleins sont restés maîtres. Dans Labyrinthe de 1987, Le Mur de la Nuit (1970) et Ecran II, en 1970, le bronze cette fois offre la pureté des surfaces pleines, de la géométrie troublée délicatement par des creux ou des vides contrastants.
Les portraits de Serge Goyens de Heusch (1982), de Pierre (1987), de Marianne (1977), de Françoise son épouse (1975), de l’ami intime Philippe Roberts-Jones apportent au-delà de la ressemblance une dimension psychologique étonnante. L’évolution de la pensée n’est pas chez André Willequet un phénomène aléatoire. Sa démarche pragmatique, mais éminemment sensible, s’est toujours manifestée dans son oeuvre. Sensibilité à fleur de peau, elle a évolué vers un certain mysticisme dont le reflet imprègne son travail. L’expression des portraits qu’il réalise interpelle, percute, émeut. L’habileté des techniques du bronze ici mis en oeuvre, libère un véritable rayonnement. Les visages sont éloquents, par le détail d’une bouche, d’un menton, de la jonction des yeux avec le nez, du cou et de la mâchoire.
Un autre champ de recherche naît de la fréquentation du monde de l’architecture, de l’urbanisme, de la construction et pousse son intérêt vers des valeurs spatiales synthétiques. Les rapports d’échelles sont prépondérants, la rigueur des rythmes, le tracé des plans trouvent une identité géométrique propre.
« Espace ville » (1988), « Espace Oriflamme » (1986), « Temple au Dieu d’Eau » (1988), « Murale » (1987) indiquent des valeurs d’une famille formelle particulière que le bronze et parfois la pierre matérialisent.
A contrario, André Willequet réalise sur le thème du « Cantique des Cantiques » une oeuvre magistrale, exubérante pour le Labyrinthe du Musée van Buuren. Poésie, architecture, sculpture, art du jardin dialoguent dans cet hymne à l’amour et à la beauté. En 1985, il écrit : « Faire vibrer le vide, le remplir d’échos et de vertiges, voici ma quête désormais ». Les intitulés poétiques des oeuvres qui ponctuent le Labyrinthe de verdure tracé par René Pechère situent le climat de cette promenade d’enchantement :
« Je suis le lys de la vallée »
« Elle est un féérique jardin scellé »
« Le parfum de ton souffle est celui des pommes »
« Je suis la rose de Saron»
« Elle est pure comme le soleil »
« La tour du Liban qui regarde vers Damas »
« Elle est rythme et mesure, la Sulamite »
Ils illustrent avec force et exubérance ces danses de métal où les vides exhibent les entrelacs avec précision. Les douces courbes sensuelles enveloppent les fenêtres aiguës pour frôler le socle dans une envolée élégante et aérienne. Seules les performances de la matière et la dextérité de la technique du bronze à la cire perdue pouvaient satisfaire l’imaginaire de l’artiste.
La vive curiosité d’André Willequet l’a conduit à explorer au-delà de la pierre, du bois, de l’acier, du bronze, du corten, de l’inox combien de parachèvements et de traitements.
Son aventure avec le bois mérite d’être mise en exergue. Dans sa communication sur « L’Espace » en 1992 (1), il écrit : « Dans mon travail, il m’est difficile de distinguer si c’est l’amour des arbres qui m’a guidé dans ce choix ou si c’est l’urgence des formes qui s’est fixée sur l’arbre, seul porteur de certaines expressions. Je n’ai fait mes premières sculptures taillées dans le bois que tardivement, après la trentaine. Je me méfiais de ce matériau trop sensible, vulnérable sans fin aux conditions d’humidité ou de sécheresse. Aujourd’hui, j’ai compris que ses qualités sont liées à cette vulnérabilité, que ni la pierre, ni le métal, ne possèdent.
De tous les matériaux, le bois est le seul dont le mouvement organique croît vers le haut. Aussi, il appartient autant au ciel qu’à la terre. Dans son aventure verticale, l’arbre nous montre combien est riche son histoire. Et combien il nous ressemble. De la petite semence au géant à la couronne puissante, que de luttes, de blessures, de triomphes ». Ce texte de l’artiste révèle le fondement de son intérêt pour ce matériau qu’il avait affronté déjà en 1967 pour son Grand Torse, mais c’est un peu le hasard qui lui confie un tronc dont la verticalité le conquiert et l’inspire. Le sens de la fibre, le grain de l’essence : cerisier, noyer, frêne, orme, tilleul dictent certaines orientations de la forme, des découpes, des empreintes, des entailles marquées par l’outil en un rythme expressif. Le règne de la verticalité apporte aux oeuvres une majesté, une élégance qu’une subtile polychromie accentue et rend vivantes.
Une fois encore, les noms sont éloquents : Offrande, orme polychrome de 1971 ; Colonne d’amour de 1971 en tilleul polychrome ; Esprit du passé de 1972 est du frêne ; La mante de 1973 est en noyer ; Les Gardiens de 1974 est du chêne ; Stèle pour un mariage de 1979 est du frêne ; Tau de 1991 est un tilleul ; Porte du silence de 1969 est un frêne polychrome.
Au matin de ce 1er juillet 1998, dans l’atelier orphelin se dressait sur un lit de copeaux et d’écailles de bois la dernière oeuvre d’André Willequet : La Parole secrète. Il venait de la tailler dans un solide tronc de tilleul.
Annuaire 2003, Académie royale de Belgique, Bruxelles, pp.85-91
Willequet et les rythmes du bronze
Par Philippe Roberts-Jones
Le cire perdue, cet « alea jacta est » que l’appellation même de cette technique semble éveiller, ce don de soi sans retour, ce geste sans repentir qu’elle suggère, ouvre au sculpteur contemporain tout le registre des audaces que requiert la sensibilité d’aujourd’hui et se traduit enfin, apparente contradiction, dans la matière la plus traditionnelle que livrent les fusions métalliques.
André Willequet a saisi tout le sens et les ressources de ce langage. Disponible, portant en lui la compétence qui anime le réflexe nécessaire pour franchir, à point nommé, la ligne d’un destin, il conquiert et crée. Il s’empare d’un espace, lui impose ses lois, ses structures, ses caprices, ses rythmes. Il lance des voiles, découpe des plans, trace des trajectoires, limite des vides, orchestre un réseau complexe de forces d’expansion ou de retenue qui semblent échapper à la pesanteur, parce qu’elles participent du milieu qu’elles modèlent. Et l’on songe à Le Corbusier, à cette image de certains lieux architecturaux qu’il nomme « acoustiques » ou « foyers régissant des espaces ».
Règne dès lors une évidence, un bonheur, une vie ; non point que chaque œuvre soit un mouvement de joie. La fleur s’ouvre et se ferme selon l’heure du jour, la forme explose et se drape selon l’intensité du désir, s’élève ou s’allonge selon l’humeur du moment. Mais que la pulsation soit claire ou sourde, elle s’affirme par la franchise de son caractère et sa liberté d’expression.
La liberté féconde ne fleurit que sur un chantier aux assises patientes. Chez Willequet, le labeur méditatif de la pierre ou du bois, les recherches constantes de volumes et de lignes, ont donné le jour à maintes œuvres accomplies. La sensualité de la forme et l’intelligence du graphisme ont longtemps voyagé parallèles, comme des compagnons solidaires mais distincts, avant de trouver, dans la cire, des épousailles d’autant plus vives qu’elles étaient attendues. Les fruits en sont abondants et variés, du moelleux au piquant, de la douceur à l’amertume, de la rondeur au baroque. Et l’on sait au premier coup d’œil, puisqu’il en éveille d’autres, que l’œuvre n’est pas la conséquence d’un jeu, ou alors, celui de l’amour et non du hasard.
L’amour du métier, la maturité des sentiments permettent, seuls, à l’artiste une jeunesse d’expression durable qui transcende le geste pour conquérir une spontanéité foncière. Quelle que soit l’incertitude de l’image au cours de l’élaboration, qu’elle se modifie dans l’enchaînement du travail, le créateur sait d’instinct que la solution est unique et que, soudain, l’œuvre trouvera son point de gravité. Là se résout l’équation irrationnelle de l’art.
Willequet a gagné cette étape où le savoir-faire répond, sans effort, au besoin de créer. L’élan de la découverte jaillit des arcs-boutants de l’expérience, s’accomplit dans la joie qui libère et la forme et l’esprit. Ces bronzes, vibrant jusque dans leur épiderme, en témoignent. Foyers d’espaces et d’énergie, ils sont aussi foyers de surprises et de ravissement par la complexité et la fraîcheur de leurs propos. « Il faut se contenter de découvrir, mais se garder d’expliquer ». Braque avait raison et ce monde est généreux.
In : L’alphabet des circonstances. Essais sur l’art des XIXe et XXe siècles, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1981, pp.425-427.
Interview d’André Willequet par Liliane Thorn-Petit
La journaliste réalise une série d’interviews d’artistes. Elle rencontre par exemple Christo, Eduardo Chillida, Pierre Soulages, Jean Tinguely. En 1985, elle converse avec André Willequet, dans l’atelier et le jardin du sculpteur, situés à Uccle (Bruxelles). Cet entretien est diffusé sur RTL.
Archives : centre national de l’audiovisuel (Luxembourg), images RTL.
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