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Estampe - Epoque contemporaine - Temps modernes - Japon - Histoire de l'art Nathalie Vandeperre La collection d’estampes japonaises des musées royaux d’art et d’histoire
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Reporticle : 200 Version : 1 Rédaction : 01/09/2016 Publication : 28/03/2017

Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait du catalogue publié à l'occasion de l'exposition Ukiyo-e, les plus belles estampes japonaises, présentée aux Musées royaux d'Art et d'Histoire. Pour un complément d'information, le lecteur se référera à l'ouvrage suivant : Vandeperre (N.)(Dir.), Ukiyo-e, les plus belles estampes japonaises, Bruxelles, Snoeck, 2016, 320 pages.

La collection d’estampes japonaises des musées royaux d’art et d’histoire

Le Gouvernement s’est décidé à faire l’acquisition de quelques planches de choix et, à l’exemple de Londres, de Paris, de la Haye, de Leyde et de Berlin, (est-il d’autres villes qui en possèdent ?), Bruxelles aura son Musée japonais. Bravo ! Et encore bravo !
(L’Art Moderne, 13.01.1889)

Vidéo 1 – Ukiyo-e. Les plus belles estampes japonaises. Intervention de Nathalie Vandeperre, commissaire d'exposition.

C’est en ces termes que « L’Art Moderne » se réjouit, en janvier 1889, de la décision des autorités belges d’acquérir, à l’exemple des pays voisins, des estampes japonaises ou ukiyo-e. Le conseiller pour cet achat est le collectionneur d’art et musicien belge, Edmond Michotte. L’acquisition coïncide avec une exposition-vente considérée à l’époque comme un événement majeur par les amateurs d’art bruxellois : l’exposition japonaise de Siegfried Bing au « Cercle artistique et littéraire de Bruxelles » (février 1889). D’emblée, sont ainsi nommées deux grandes figures à la base de la collection d’estampes japonaises des Musées royaux d’Art et d’Histoire.

Fig. 1 – Suzuki HARUNOBU (1725?-1770), [Cloche du soir dans l’horloge (Tokei no bansho)], [Suite : Les huit vues du salon de réception (Zashiki hakkei)], Vers 1766, Format : chuban, 28,5 x 20,7 cm, Inv. JP.5141. Prov. achat S. Bing, 1889 (?)
Photo MrAHFermer
Fig. 1 – Suzuki HARUNOBU (1725?-1770), [Cloche du soir dans l’horloge (Tokei no bansho)], [Suite : Les huit vues du salon de réception (Zashiki hakkei)], Vers 1766.

Dès 1874, Siegfried Bing (1838-1905) s’affirme à Paris comme un grand collectionneur d’objets chinois et japonais. Il devient ensuite commerçant d’art et s’impose comme une des figures de proue de la promotion et de la diffusion de l’art japonais. Le magasin de Bing devient vite le centre de l’engouement parisien pour le Japon. Il compte au nombre de ses clients des artistes tels que Vincent Van Gogh ou James Whistler.

En 1878, la prédilection des Parisiens pour l’art japonais connaît son apogée avec l’Exposition Universelle, où le Japon est particulièrement bien représenté. L’enthousiasme pour l’art japonais en Occident est alors un phénomène récent. Il résulte de l’ouverture du Japon au monde extérieur (1854) après plus de deux siècles d’isolement. Les traités commerciaux qui s’ensuivent permettent l’exportation d’objets d’art, qui déchaînent les passions en Occident, surtout à Paris. Dans un premier temps, les collectionneurs s’intéressent d’abord aux objets de décoration qui déferlent sur l’Europe. Les estampes japonaises n’apparaîtront que plus tard sur le marché.

Fig. 2 – Kubo SHUNMAN (1757-1820), Les six rivières de Gemme (Mu tamagawa), Milieu ou fin des années 1780, Signature : Shunman ga ; sceau : Shunman, Éditeur : Fushimiya Zenroku (Daikando), Format : triptyque d’oban, 38,2 x 73,8 cm, Inv. JP.5025. Prov. achat S. Bing, 1889 (?).
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Fig. 2 – Kubo SHUNMAN (1757-1820), Les six rivières de Gemme (Mu tamagawa), Milieu ou fin des années 1780.

Après son magasin, Bing fonde également l’influente revue « Le Japon artistique » (1888) qui paraît chaque mois en anglais, en français et en allemand. Les articles, superbement illustrés, ont pour but d’informer les amateurs d’art japonais, surtout lorsque, après un temps, la qualité des objets (souvent ethnographiques) sur le marché commence à décliner. Bing espère ainsi affiner le goût de ses clients tout en provoquant une augmentation de la demande pour sa marchandise. Les articles sont écrits par des collectionneurs et des auteurs de la première heure : les critiques d’art Philippe Burty (qui invente le terme « japonisme » en 1872) et Théodore Duret, des collectionneurs tels que Edmond de Goncourt et Louis Gonse (auteur de « L’Art japonais » en 1883).

En 1892, Bing commence à organiser à son domicile des diners exclusifs pour des collectionneurs. Il ne faut pas sous-estimer l’influence qu’eurent les relations d’amitié et les réunions au sein des cercles parisiens sur la diffusion en Occident de la connaissance de l’art japonais. L’étude de l’ukiyo-e devient dès lors un domaine de l’art japonais dans lequel les collectionneurs occidentaux régissent le savoir et les publications, à une époque où le Japon n’y accorde pas encore d’importance.

Bing organise aussi plusieurs expositions en France et à l’étranger ou y collabore ; un autre moyen d’augmenter sa clientèle, qui compte plusieurs grands musées. L’exposition-vente au « Cercle artistique et littéraire de Bruxelles » (voir plus haut), en 1889, en est un exemple. Les estampes achetées par l’État chez Bing à cette époque - 267 au total - intègreront les collections des Musées royaux d’Art et d’Histoire (inventaire JP.4896-5163) en même temps qu’une série d’autres objets. Ce sont les premières estampes acquises par le musée. La composition du lot a été mûrement réfléchie : la sélection couvre la période de 1742 à 1870 et concerne 46 artistes au total (+ 9 travaux anonymes) tout en tenant compte de l’évolution de l’œuvre de chacun d’eux. L’accent est mis sur les artistes du XVIIIe siècle et sur les estampes de paysage (fukei-ga) du XIXe siècle. Le thème des bijin-ga ou portraits de beautés féminines est mieux représenté que celui des yakusha-e ou portraits d’acteurs, bien qu’on y trouve des portraits d’acteurs d’Osaka (kamigata-e), fait remarquable vu le peu de succès dont ils jouissent auprès des premiers collectionneurs.

On doit cet achat avisé, concurremment à l’exposition de Bing à Bruxelles, au connaisseur Edmond Michotte, le collectionneur d’art japonais le plus important à cette époque en Belgique, selon l’article précité de « l’Art Moderne ».

Edmond Michotte (1831-1914)
Edmond Michotte est un des fidèles amis et clients de Siegfried Bing. C’est un musicien fortuné. Il habite à Bruxelles mais séjourne chaque année plusieurs mois à Paris où, dès 1869, il entame une collection d’art japonais. Comme tous les collectionneurs de cette époque, il s’intéresse surtout, dans un premier temps, aux objets décoratifs. La correspondance de Michotte, conservée aux MRAH, nous apprend que c’est le peintre Alfred Stevens (1823-1906) qui lui fait connaître les estampes japonaises et que, comme tout le monde, il collectionne d’abord « à l’aveugle », vu le peu d’informations disponibles à cette époque sur cette nouvelle forme d’art. Mais il aura ensuite l’occasion d’étoffer sa collection avec l’aide de ses amis Bing et Burty.

D’après les échanges épistolaires de Michotte, sa collection d’estampes est plus ou moins aboutie en 1889. Mais il continue à l’améliorer et à la compléter : lorsque les collections des premiers grands amateurs d’art – qu’il connaît bien – sont mises en vente dans les années 1890, il procède à de nouveaux achats (G. Lacambre a retrouvé le nom de Michotte dans les archives de Paris, à la vente de la collection Burty, du 23 au 28 mars 1891, à une vente du 20 au 22 janvier 1892, à celles des 8-9 février 1892 (collection Appert) et du 25 au 27 avril 1892 (collection Gonse), et aux deux ventes du 26 février et du 17 au 20 décembre 1894, toutes deux d’ « un amateur parisien », très probablement la collection Clemenceau).

Un des plus importants fournisseurs de Michotte dans les années 1890 est Hayashi Tadamasa (1856-1906). Ce Japonais arrive à Paris en 1878, où il fait office d’interprète à l’Exposition Universelle. Aucune estampe n’y est présentée : les autorités japonaises n’ont pas conscience du succès dont jouit l’art de l’estampe en Europe. Hayashi remarque l’intérêt des Européens pour l’ukiyo-e et décide de rester en France après l’exposition. Il va devenir l’un des plus importants marchands d’art japonais. Étant lui-même originaire du Japon, il a l’avantage de disposer de connaissances exceptionnelles et de pouvoir s’approvisionner à la source. Comme Bing, il est fort bien introduit dans le monde des artistes et des riches collectionneurs. Les achats de Michotte chez Hayashi portent son sceau rouge (cat. 45, 46, 63, 127).

Fig. 3 – Katsukawa SHUN’EI (1762-1819), Les lutteurs Chiganoura et Chitosegawa, 1794, Signature : Shun’ei ga, Éditeur : Tsuruya Kiemon (Senkakudo), Format : oban, 28,0 x 25,0 cm, Inv. JP.1638. Prov. T. Hayashi ; achat E. Michotte, 1905.
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Fig. 3 – Katsukawa SHUN’EI (1762-1819), Les lutteurs Chiganoura et Chitosegawa, 1794.

Le début du XXe siècle marque un tournant dans le commerce des estampes japonaises. Le marché est saturé, l’approvisionnement devient plus ardu, des reproductions apparaissent et, surtout, les prix deviennent extravagants. Michotte se plaint dans ses lettres de l’absence d’œuvres intéressantes, si ce n’est à des prix abusifs. Il se félicite d’avoir commencé sa collection à temps. En outre, il considère qu’il est grand temps que Bruxelles érige, comme les autres capitales, un musée d’art japonais. En 1905, il décide de vendre sa collection à l’État belge. Cette acquisition permet la création d’un département d’art japonais aux MRAH, alors dénommés « Musées royaux des Arts décoratifs et industriels ». En une seule opération, la collection totalise ainsi 6.700 pièces, dont 4.668 estampes ! À la vente de sa collection, Michotte s’engage à collaborer avec le conservateur de l’époque, Jules Bommer (1872-1950), à la publication d’un catalogue et à l’organisation d’une exposition. Il faudra toutefois attendre jusqu’en 1911 pour pouvoir assister à l’inauguration du pompeusement nommé « Musée Michotte ». Le public peut enfin admirer la plus grande collection d’art japonais du pays. L’exposition subit cependant des critiques dévastatrices de la part de la presse et de spécialistes étrangers (surtout parisiens). Elles concernent, entre autres, la présentation thématique des estampes et la qualité de la collection. De surcroît, Michotte a vendu, entre-temps, un reliquat de sa collection lors d’une vente publique à Paris en 1909 et le fils de Siegfried Bing, Marcel, prétend que les plus beaux exemplaires ont été acquis là et non par les MRAH.

Les MRAH réagissent en organisant, en 1912, une exposition dédiée à Utamaro. Cet artiste est, en quantité et en qualité, tellement bien représenté dans la collection de Michotte que le conservateur en chef de l’époque, Eugène Van Overloop (1842-1926), se référant à une exposition sur le même thème à Paris avec le concours du Louvre, du Musée des Arts décoratifs et de 42 collectionneurs privés, écrit : « nous pouvons, à l’aide de nos seuls moyens, montrer davantage et mieux qu’on a pu le faire là-bas ».

Fig. 4 – Toshusai SHARAKU (actif 1794-1795), L’acteur Ichikawa Komazo III dans le rôle de Sagami Jiro Tokiyuki, sous le déguisement du moine Saiho no Midajiro, XI/1794, Signature : Sharaku ga, Éditeur : Tsutaya Juzaburo (Koshodo), Cachet de censure : kiwame, Format : hosoban, 31,6 x 14,7 cm, Inv. JP.1387. Prov. H. Jaeger ; achat E. Michotte, 1905.
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Fig. 4 – Toshusai SHARAKU (actif 1794-1795), L’acteur Ichikawa Komazo III dans le rôle de Sagami Jiro Tokiyuki, sous le déguisement du moine Saiho no Midajiro.

Le silence s’installe ensuite autour de la collection d’estampes ukiyo-e des MRAH. Pendant des années, aucune grande exposition n’est organisée. La collection reste confinée dans les réserves durant des décennies, tout en continuant à s’enrichir grâce à de précieux nouveaux legs et acquisitions. Ainsi, en 1921, le don d’Emile Tassel (1862-1922), professeur à l’Université libre de Bruxelles (cat. 259, 262, 264), et en 1934 le legs d’Ernest Vanden Broek (1851-1934), conservateur du Musée d’Histoire naturelle. Plus tard, Bommer convaincra sa veuve de ne pas vendre le reste de la collection aux enchères mais de laisser le musée l’acquérir afin de ne pas la disperser. La collection de Vanden Broek est exceptionnelle car entièrement dédiée au thème des sept divinités japonaises de la bonne fortune (shichi fukujin) (cat. 158). Par ailleurs, Jules Bommer contribue personnellement à la collection avec des estampes en sa possession. Le successeur de Bommer, Rose Houyoux (1895-1970), y apporte à son tour d’importantes contributions. Grâce à elle, le musée acquiert en 1944 la collection d’estampes du peintre Adolphe Crespin (1859-1944), plus spécifiquement orientée vers les sujets érotiques (shunga). Houyoux écrit qu’elle est ravie car les shunga constituent une lacune dans « notre collection nationale » (cat. 42, 80,120, 169).

Lors de l’acquisition de la collection Cyprès (cat. 329), en 1957, elle signale que ces estampes viennent, à l’origine, de la collection Tassel... et glisse subtilement que Monsieur Tassel avait déjà offert aux MRAH une partie de sa collection en 1921, mais ne voulait pas en céder la totalité « étant donné l’état des bâtiments dans lesquels la nôtre se trouvait remisée ».

En 1952, le musée acquiert des estampes de la collection de Felix Tikotin (1893-1986), le célèbre marchand d’art de La Haye (cat. 252, 253) ; en 1962, des estampes sont acquises lors de la succession du Général Massart. Elles appartenaient auparavant à un autre japoniste de la première heure, Ernest Méaux (cat. 237). Enfin, le dernier don important remonte à 2007. Il s’agit d’une sélection d’estampes du XXe siècle, de l’école shin hanga, que nous devons à Germaine Walravens-Cauderlier.

Ces diverses acquisitions ont permis à la collection d’atteindre imperceptiblement le nombre de 7.500 estampes. En 1970, elle est redécouverte, presque par hasard après des années d’oubli, par les experts internationaux Roger Keyes et Jack Hillier. Keyes décrit dans le catalogue d’une grande exposition Sharaku à Tokyo (1995) comment il se rendit cette année-là à Bruxelles pour voir une collection « dont ils avaient déjà entendu parler mais dont ils ne connaissaient personne qui l’avait déjà vue de ses propres yeux ». Il y admire dans les réserves des tiroirs remplis d’estampes de Harunobu dans un état de conservation parfait, comme il n’en a jamais vues. La situation est identique pour les estampes de Shunshô et de Sharaku (dont il découvre deux dessins uniques, cat. 146, 147). Keyes a le sentiment d’être dans la caverne d’Ali Baba…

Cette découverte est l’occasion d’incorporer la collection dans une exposition innovatrice au Japon, en 1972, présentant 401 estampes de collections privées occidentales et de dizaines de musées européens et américains. Parmi elles, 52 estampes de la collection des MRAH : une véritable révélation. Par la suite, sous l’impulsion de la conservatrice Chantal Kozyreff, suivront plusieurs participations à de grandes expositions à l’étranger, surtout au Japon. En Belgique, celle d’ Europalia Japon (Charleroi, 1989) est la première occasion pour les amateurs d’admirer une impressionnante sélection de la collection.

Par ailleurs, les estampes sont soumises à des règles strictes en matière d’exposition ou de prêt. La collection est en effet réputée pour son exceptionnel état de conservation grâce aux décennies durant lesquelles les estampes n’ont pas été exposées à la lumière du jour. Il est important, désormais, de maintenir au mieux ce degré de conservation. Depuis 2008, toute la collection a été digitalisée par les spécialistes de l’université de Ritsumeikan, à Kyoto. À présent que toutes les estampes sont enregistrées dans la base de donnée, les chercheurs du monde entier peuvent découvrir l’exceptionnelle collection d’ukiyo-e des MRAH, les étudier, même les estampes moins connues qui n’avaient jamais quitté les réserves et qui recèlent peut-être, qui sait, des perles insoupçonnées.