Introduction
L’œuvre de Chagall occupe une position singulière dans l’histoire de la modernité au xxe siècle. Si son actualité la fait remonter aux premiers frémissements d’une avant-garde qui, en Russie, se radicalisera rapidement pour donner naissance à l’abstraction, son contenu la détourne de cette position catégorique en l’inscrivant dans ce qu’on pourrait qualifier de modernité « alternative ». Une modernité en rupture avec le courant dominant qui, du néo- primitivisme au productivisme, en passant par l’abstraction au sens où l’entendait Kandinsky en 1913, par le suprématisme et son « sans-objet » ou le constructivisme et sa « culture du matériau » entend participer d’un progrès qui fait de l’art l’avant-garde d’une société nouvelle.. Son œuvre se nourrit de son temps sans que le monde de formes qui voit le jour n’éprouve, chez lui, de déni de mémoire ni de besoin de rupture. Il n’appartient pas à cette aventure. Sans doute son horizon est-il trop empli de cette vie intérieure que sa peinture projette sur la toile ou sur le papier. De là – et ce « là » détermine le point de vue de plus en plus marginal du peintre dans le contexte avant-gardiste dont il se distinguera avant de s’en détacher – cet écart qui ne cessera de se creuser entre l’irrédentisme des formes et la charge affective de ce que celles-ci entendent exprimer. Le peintre en a tiré une poétique dont un des ressorts réside dans ce va-et-vient entre l’établissement de formes dont il nous faudra préciser la signification et l’expression d’une vie qui a connu l’effervescence et la dépression, la misère et l’amour, l’exil et la reconnaissance. Sans oublier le doute permanent qui conduira Chagall à ne jamais s’abandonner à aucune formule qui ne soit personnelle. Cette résistance à la doctrine d’avant-garde mais pas à sa dynamique donne à l’œuvre de Chagall une dualité qui tendrait à opposer, d’une part, la dimension utopiste de l’œuvre engagée dans la réalisation d’un idéal par définition inaccessible et, d’autre part, celle du fabuliste qui traduit, en les ramenant à l’archétype, les facettes du jeu social pour en dégager une morale.
Fables et figures
Fig. 1 – La Tour Eiffel, le rêve / L’âne et la Tour Eiffel, 1927, Aquarelle, gouache et huile sur papier, 66,5 x 51,2 cm. |
L’art de la fable trouvera sa réalisation suprême dans l’œuvre de Chagall avec la série d’illustrations pour La Fontaine que lui commandera Ambroise Vollard peu après son arrivée à Paris en septembre 1923. Au sortir de l’illustration des Âmes mortes de Gogol, Chagall se plongera dans l’univers du fabuliste réalisant, entre 1926 et 1927, quelque cent gouaches qui répondent à sa découverte du paysage français (1). Les gouaches des cent fables illustrées connaîtront un grand retentissement. Exposées à Paris, chez Bernheim-Jeune, à la galerie du Centaure, à Bruxelles, chez Schwarzenberg, puis chez Flechtheim à Berlin, toutes seront vendues. Chagall – qui ne pratique pas aisément le français – se fait lire le texte à voix haute par Bella, tandis que sa main gravite sur le papier. En 1929, Pierre Courthion signalera une particularité de ce travail qui requiert l’inflexion de la voix : alors que Bella lit la fable à laquelle travaille le peintre, celui-ci l’arrête systématiquement à la moralité en disant « Ça, ce n’est pas pour moi (2) ». Sans doute faut-il moins y voir l’expression d’un rejet de la morale que la difficulté rencontrée par le peintre à illustrer la conclusion du récit érigée en principe. Le travail de Chagall s’attache moins à dégager la portée morale d’une action, qu’à donner libre cours à son imaginaire à partir d’un mot ou d’une situation. Il serait faux de croire que le peintre s’inscrirait ici dans une tradition exclusivement française pour échapper tant au monde juif qu’à la culture slave. Dès sa jeunesse, Chagall s’était familiarisé avec les fables d’Ivan Krylov publiées au xixe siècle (3). De la fable, il retient l’argument populaire dans lequel s’incarne une vérité intemporelle. Jouant d’un ton facétieux ou satirique, mais jamais doctoral, le peintre donne vie aux choses et dote les animaux d’une humanité par laquelle s’exprime une sagesse consacrée en archétype.
À la croisée de la culture hassidique, la fable transforme toute chose en allégorie promise à interprétation. Cette portée symbolique du travail de fabuliste nourrit la figuration face à une abstraction très vite devenue dogmatique. Ainsi, l’attachement radical de Chagall à la figuration passe par la liberté d’interprétation qui, sous son pinceau, se mue en capacité à « allégoriser » le réel afin de débusquer sous l’apparence qui essuie le regard une vérité « cachée ». Cette dimension propre à la fable rejoint ainsi la tradition judaïque néoplatonicienne qui depuis Philon d’Alexandrie n’a cessé de chercher un sens « sous-jacent » à la Torah. À la culture symboliste, érudite et élitiste, éthérée à force de « creuser » la représentation jusqu’à la rendre hermétique, Chagall préfère la sagesse instinctive de l’expérience populaire véhiculée, notamment, dans les récits fabuleux sommairement mis en scène dans les lubki. Il renoue ainsi avec une veine prospère depuis le xviiie siècle en parlant au spectateur comme à un enfant avide de comprendre la mécanique cachée d’un monde qui, malgré l’évolution et le progrès, ne change jamais en profondeur.
Hassidisme et utopie
Fig. 2 – Planches de « Ma vie », 1922, Eau-forte et pointe-sèche sur papier Japon, Paul Cassirer, Berlin, 1923, 17,4 x 20,8 cm. |
L’intérêt que Chagall témoigne à la fable a sans doute été préparé par l’ancrage hassidique de sa famille. Réagissant contre l’orthodoxie talmudique désormais sclérosée, le hassidisme – apparu à la fin du xviiie siècle – s’est développé tout au long du xixe siècle dans les communautés juives de Pologne et de Biélorussie alors l’objet de pogroms répétés (4). S’épuisant à son tour, le mouvement hassidique s’est ensuite perpétué dans les milieux populaires sous forme de croyances et de superstitions alimentant contes et paraboles, témoignant d’un sens tragique mâtiné d’humour, et mêlant perpétuellement le sacré au trivial, le céleste au quotidien (5).
Ce va-et-vient est le fruit d’un choix qui, comme le rappelle l’Ancien Testament, lie Dieu au peuple juif. Cette alliance crée ainsi une brèche dans l’ordre temporel dont Chagall jouera avec fantaisie, transformant le goût moderne pour le fragment à une expérience spirituelle fondatrice. La dimension utopique réside donc d’abord dans la capacité d’interroger cette harmonie rêvée en la confrontant à la confiance dans le progrès comme finalité de l’histoire. De même le choix que le messianisme ne cesse de relancer interpelle la fuite en avant qu’incarne l’utopie en invoquant l’action dans l’instant présent. Le shtetl, ce village juif que Chagall ne cesse de peindre, fixe ce présent immémorial – et à travers lui la présence même du divin en son sein – comme la condition d’une restauration de ce qui fut : l’alliance de Dieu et de son peuple dans une harmonie restaurée. L’utopie définit cette attente en un devenir par lequel l’avenir se réalisera selon une fin à laquelle le présent sera joyeusement sacrifié. La conscience téléologique juive rejoint ainsi l’ambition révolutionnaire qui caractérise l’utopie avant-gardiste. De part et d’autre, l’aspiration utopique sacrifie le singulier au bénéfice d’une totalité qui portera Chagall – nous y reviendrons – vers le théâtre ou le ballet.
Menacée par l’aspiration messianique (6), l’individualité constitue chez Chagall un lieu de résistance par lequel le peintre s’échappe à la fois du projet communautaire et de l’histoire comme malédiction collective. Son attachement à la liberté assimilée à sa subjectivité va de pair avec son désir de prendre à bras le corps un présent nécessairement inscrit dans l’instant. Celui-ci n’est pas dénué d’ambiguïté et évoluera au fil du temps et du contexte. Dans le contexte judaïque, l’Alliance – celle-là même qui permet ce va-et-vient permanent entre la transcendance et le quotidien dans sa présence la plus matérielle – aboutit à figer le temps pour consacrer le peuple juif dans une société idéale et, dès lors, anonyme. Culture juive et aspiration révolutionnaire d’avant-garde se rejoignent dans une forme d’utopie comparable. L’une et l’autre esquissent un « Pays de nulle part » qui, dans la culture judaïque, se caractérise par l’inhabitabilité des cimes et qui, dans celle des avant-gardes, associe le dépassement de l’histoire à une île qu’il y aurait lieu de protéger de la corruption du réel. Conception de l’insularité qui, chez Chagall, détermine assez précisément la signification du tableau comme lieu protégé de la misère du monde.
Pour Chagall, au terme de ses exils successifs, la fusion de ces deux sources conduira à une sacralisation de la lumière. D’une part, dans son rapport constant à la nuit comme espace infini ouvert à une attente mystique. D’autre part, comme mouvement ascensionnel et comme nuée, comme envol et comme gravitation qui témoigne d’une même soif d’ascèse. À tel point qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le peintre en viendra à concevoir la matière comme ce qui, au terme de cette montée permanente, se dresse vers le ciel pour s’y transfigurer. De là, peut-être, le caractère singulier de la matière picturale selon Chagall. Est-ce par hasard si celle-ci s’incarne d’abord dans un ciel qui fait office de nouvelle terre avant de passer à la lumière ? Comme si le peintre voulait doter l’image d’une matérialité équivalente à celle de la substance divine qui, selon l’Exode (XIX,9), veut que Dieu n’apparaisse que « dans l’épaisseur de la nuée ».
De part et d’autre, du côté de l’Alliance comme de celui de l’utopie avant-gardiste, le moteur de l’histoire n’est autre que la nostalgie d’un monde meilleur. Mouvement paradoxal qui fait de la réalisation de l’avenir un retour à l’origine : ici pleinement assumé par la culture juive qui n’en fait pas un retour à l’ordre archaïsant ; là masqué sous l’illusion de rupture à laquelle la modernité s’est assimilée à des fins politiques (7). Chagall, au contraire, a été sensible à l’appel au chaos et à l’anarchie qu’incarne cette exigence – à la fois théologique et éthique – par laquelle l’imprévisible recouvre ses droits tandis que la vie se renouvelle sans se soumettre à aucun dogme ou à quelque une perspective historique. Moderne, le peintre le sera par son aspiration à la nouveauté : originalité qui signale l’exception d’une individualité (8). Mais il se revendiquera tout aussi traditionaliste en affirmant que cette recherche du neuf ne pourra s’exprimer, non comme retour à l’origine – formule qui s’inscrirait dans le cadre général d’un « retour à l’ordre (9) » –, mais comme renouvellement à chaque instant de cette origine, comme redécouverte entre passé et futur. Comme révélation et comme illumination dans ce lieu voué à son insularité qu’est le tableau.
C’est sans doute ici que le peintre prend le plus de distance avec l’utopie pour laquelle chaque instant, dans la succession infernale de leur enchaînement, est dépourvu de réalité en soi. Le moment présent n’y a ni créativité ni sens tant il s’abolit dans une réalisation aussi ultime qu’improbable, non pas une utopia, mais ce Nusquama de Thomas More, ce « Pays de nulle part » qui ignore les problèmes du siècle et se déploie au bout des rêves. Pour Chagall le présent n’est pas synonyme d’impuissance pas plus qu’il ne signifie la résignation. À l’insularité propre à l’utopie répond la voie de l’exil comme abandon aux conditions de l’inattendu et comme acceptation de la précarité et de l’errance. Comme abandon de la raison pragmatique au bénéfice de la surprise, de l’illumination. Dans ce qu’elle a sans doute de plus moderne, l’œuvre de Chagall se définit, au-delà du témoignage, comme cette ouverture à l’inattendu, comme cette sortie de la raison qui, selon La Genèse (XII,1) avait jeté hors de son pays, hors de sa patrie, hors de la maison de son père, hors de lui-même finalement Abraham (10).
Un antimoderne exemplaire
Dans une peinture dont la mécanique avant-gardiste traduit l’aspiration utopique et l’espérance en un homme nouveau, Chagall a maintenu, permanentes, les sensations d’un monde dont il provient et auquel il ne renoncera pas malgré l’éloignement dans le temps et dans l’espace. Il n’abandonnera pas plus le travail de mémoire qui instille dans ce présent hors du temps le souvenir des brimades, des pogroms, des vexations tsaristes à l’égard des Juifs ; la cruauté de deux guerres mondiales ; la Révolution d’Octobre et ses aspirations confisquées ; la montée des totalitarismes et les persécutions raciales ; le déracinement et l’exil qui condamneront tant d’artistes à la stérilité. Ainsi la mémoire s’impose-t-elle comme la condition d’une survie dans un espace ténu : celui de l’image. Lieu imaginaire et dès lors nulle part où les souillures du réel se lavent dans la couleur à se laveraient les souillures du réel cette. Singulière utopia : singulière à la fois comme expérience étrangère au réel et comme espace réduit aux dimensions – pourtant spirituellement infinies – de l’individu confronté à lui-même. D’une certaine manière, l’œuvre de Chagall s’ouvre sur une fuite éperdue du village juif prisonnier de la Russie impériale de la fin de siècle. Monde clos, fermé sur ses traditions et ses croyances, le shtetl constitue une entité autonome qui vit dans le souvenir de son alliance avec Dieu. Le peintre témoigne à son égard d’un amour qui est de même nature que celui qui anime le peuple juif. Un amour qui n’est pas l’expression d’une perte ou le reflet du caractère négatif de la condition humaine, mais l’assomption de l’autre dans sa singularité unique et irremplaçable.
Accroché à Vitebsk, le shtetl apparaît aussi comme un espace de relégation où le jeune peintre a éprouvé le sentiment de rejet qui va de l’antisémitisme d’État au racisme ordinaire qu’amplifient la logique des classes et la norme administrative. De cette réalité, Chagall a tiré une substance imaginaire : une constellation de figures où, selon la tradition hassidique, l’humain et l’animal – rabbin ou violoniste, coq ou âne... – se confondent et où les objets, transfigurés par leur valeur symbolique, flottent dans ce lieu incertain où la vie réelle et l’existence rêvée se fondent en idéal.
La mémoire joue donc chez Chagall un rôle fondamental. Elle détermine un répertoire en même temps qu’un état de pensée qui influe directement sur ces représentations. Ainsi en va-t-il, à titre d’exemple, de l’identité russe qui constitue – avec le judaïsme et l’amour – une des trois sources centrales d’inspiration de l’œuvre. Si l’univers représenté livre des motifs qui permettent au critique de déchiffrer l’image d’un point de vue iconologique, il est aussi empreint d’un ton de sentiment qui résiste à la conversion immédiate du visible en lisible. Chagall en rend compte dans ses mémoires à partir desquelles s’articule l’abandon de la Russie pour le pays réel de l’exil et, donc, du fantasme : « Dans mon imaginaire, la Russie se dessinait comme un papier suspendu à un parachute. La poire aplatie du ballon pendait, se refroidissait et descendait lentement au cours des années (11) ». À l’étrangeté surréaliste que Cendrars exalte dans son quatrième poème élastique en 1913 – et que Apollinaire qualifiera en 1914 de « surnaturelle (12) » – de l’image répond un réseau de sensations (suspension, descente, aplatissement et refroidissement) qui parlent à la fois du mal du pays, du vieillissement, du désir fané et, finalement, de la mort, omniprésente dans l’œuvre.
La peinture de Chagall forme une utopie réduite à la subjectivité de son rêveur. Utopie paradoxale. Encore que son appartenance au monde hassidique transforme le « je » en un peuple qui fourmille et s’agite au cœur de ce texte prophétique dont les mots sont images répétées, modulées à travers le temps et ses épreuves. De même, l’adhésion au programme des avant-gardes artistiques donne-t-elle, elle aussi, une clé d’accès à l’utopie onirique de Chagall (13). Sans doute le peintre a-t-il – comme Kandinsky – instillé une dose d’ironie dans sa peinture pour témoigner de sa défiance à l’égard de l’embrasement aveugle de ceux qui croyaient changer le monde à partir d’un quadrangle suprématiste ou des formes fonctionnelles du constructivisme. Fidèle à une tradition romantique à laquelle il appartient d’instinct, Chagall mêle en un même regard ironie et mélancolie (14). Celui-ci n’est pas que rêve et irréalisme. Il est souvent – sinon toujours – critique. Mais jamais dogmatique tant il reste conscient de son appartenance à un entre-deux, à un espace fragile entre imaginaire et réalité. Voulant croire à la dynamique moderniste – comme il adhérera, un bref instant, à celle de la révolution – il lui impose son chemin singulier guidé par un instinct de survie hors du commun. Même s’il ne pratique pas la vocifération et s’il ne participe pas au climat d’irréligiosité caractéristique, Chagall appartient par certains traits à cette nébuleuse qu’avant Antoine Compagnon, Jacques Maritain qualifia, dès 1922, d’« antimoderne (15) » : pessimisme face à l’évolution du monde moderne abandonné au progrès matérialiste, rapport mélancolique au péché originel ressenti sur le mode de la perte et aspiration à la rédemption transposée, sur le plan esthétique, dans le registre du Sublime. Le rapprochement n’est pas fortuit. Chagall rencontre en 1928 Jacques et Raïssa Maritain avec lesquels il se lie d’amitié. Les Chagall feront régulièrement le déplacement vers Meudon où, le dimanche, les Maritain accueillent des écrivains – comme Max Jacob – et des peintres – comme Georges Rouault. Tous partagent le même désenchantement à l’égard d’une France laïque qui, aux yeux du penseur thomiste, aurait renoncé à son identité et à ses valeurs spirituelles. Maritain perçoit ainsi dans le monde marginal des saltimbanques et des clowns ainsi que dans les prostituées qui leur font cortège un désir de rédemption qui requiert l’illumination. Celle-ci lui apparaît au cœur de la démarche de Chagall. Et notamment dans les recherches que celui-ci poursuivra au long des années 1930 pour illustrer la Bible (16). À tel point que, dans un essai qu’elle lui consacrera en 1948, Raïssa Maritain qualifiera Chagall de « Primitif de la race du Christ (17) ».
Cette longue amitié nouée avec Maritain n’est pas sans signification. Ce dernier a, sans nul doute, développé à l’intention de ses nouveaux amis sa conception d’une « antimodernité » esquissée six ans avant de les rencontrer. La plume de Maritain éclaire ainsi d’un jour neuf l’œuvre de Chagall depuis ses débuts : l’« antimoderne » se veut « ultra » moderne par sa réaction à un projet tout-fait, par sa résistance à un principe révélé et non discuté. En remettant en cause un modernisme laïcisé, soumis au positivisme et au matérialisme, acquis au dogme du progrès matériel, dénué de spiritualité et soumis au bergsonnisme ambiant, Maritain ne revendique pas une opposition, mais une remise en question non dénuée de mélancolie et guidée par le doute méthodique (18). Il révèle ainsi un positionnement dans lequel Chagall se reconnaîtra et dans lequel sa démarche, depuis ses débuts, trouve une légitimité.
L’utopie à échelle humaine
Peindre constitue pour Chagall une nécessité d’autant plus vitale qu’elle n’est parvenue à s’exprimer qu’en surmontant l’interdit biblique qui enjoint de ne point réaliser « d’image taillée ni aucune représentation des choses qui sont en haut dans le ciel, ici-bas, sur la terre, ou dans les eaux au-dessous de la terre ». Le blasphème que constitue le simple acte de dessiner a isolé l’artiste en gestation de son milieu familial (19). Ayant enfreint le Malverbot biblique, le peintre se condamnait à une solitude qui, comme l’a souligné Pierre Schneider, constitue peut-être une caractéristique des peintres juifs engagés dans une modernité à laquelle ils ne veulent ni ne peuvent s’abandonner complètement (20). À l’exception, sans doute révélatrice de El Lissitzky qui se détournera de Chagall pour rallier Malévitch après avoir embrassé le radicalisme suprématiste, Il se fera le porte-parole d’une synthèse d’inspiration constructiviste qui se diffusera à travers l’Europe (21). Sans doute le geste de rupture que constitue le fait de peindre a-t-il orienté Chagall dans une voie résolument figurative comme si l’abstraction ne constituait qu’une étape intermédiaire et que la transgression devait être pleinement consommée. De là, peut-être, l’omniprésence de la figure humaine qui renvoie à l’image même de Dieu et transforme chaque objet en une destinée humaine incertaine. Ainsi, de l’être à la chose se tissent des liens. Comme si l’homme, consacré en Dieu, devait incarner ce devenir utopique et comme si l’objet n’était là que pour lui rappeler son état transitoire : utopie contre morale, idéal contre fable. La figuration se fait ainsi défi. Mais il s’agit aussi de maintenir le lien avec cette mémoire à laquelle le peuple juif s’est accroché pour survivre : sans terre, ni pays, mais fort d’un passé garant d’une identité, par nécessité, nomade. Chagall affirme ainsi son appartenance à une communauté par un moyen que celle-ci rejette parce que contraire à son fondement théologique. En prenant la vie du shtetl, parasite misérable accroché au flanc de Vitebsk – où, à travers la référence au monde russe, se joue la question sociale qui l’opposera à la famille de Bella ainsi que celle de l’art avec son académie, son maître, ses pratiques et ses réseaux – définit ce qui constitue le lieu de son œuvre : un espace imaginaire déployé à la lisière du présent ; une mémoire active qui fonctionne à la fois comme point de fuite et comme englobant un monde qui soit à la fois un ailleurs et une maison. C’est là que se réfugiera le peintre et que l’image prendra corps. Malgré ses exils successifs, il arpentera cet univers avec la mélancolie du déraciné. Construit peinture après peinture, l’œuvre forme ainsi un lieu clos idéal. De là ce besoin parfois d’en répliquer l’apparence lorsque les hasards de l’histoire privent le peintre de ces images qui forment son home. Hors de tout impératif commercial, la variante permet de restaurer physiquement un monde qui se dérobe. Et de recomposer une présence jugée vitale.
Chaque image est ainsi en même temps retour vers le passé et un pas posé vers un avenir utopique. Dualité qui s’unit dans l’exaltation de l’instant que constitue le tableau dans sa matérialité singulière. Chaque toile, conserve, transfigurés, un ton de sentiment né de l’instant et une aspiration vers un ailleurs que la critique a qualifiée, selon que celle-ci porte son regard d’amont vers l’aval, de mélancolique, de poétique ou d’onirique. Approximation des mots posés comme des limites et qui se rejoignent, se télescopent, s’enrichissent de leurs acceptions mutuelles pour définir la complexité même de Chagall qui sans avoir cessé de peindre Vitebsk, « ville malheureuse, ville ennuyeuse (22) », reste comme un des peintres majeurs de l’utopie à échelle humaine.
Un monde flottant
Pour atteindre son « pays de nulle part », il n’est d’autre moyen donné au peintre que l’envol auquel il associe la peinture – « celle-ci me paraissait comme une fenêtre à travers laquelle je m’envolerais vers un autre monde » déclare-t-il dans ses précoces mémoires. À l’ennui du quotidien qui pèse sur les êtres et les choses répond l’élan vital qui, seul, définit la peinture. Pour Chagall, l’intime et l’absolu, l’en-soi et le cosmique, nouent leurs destinées en une figuration unique. Au-delà des anecdotes déployées à l’échelle de sa rue, le peintre pressent le lien indéfectible qui lie la lampe sous laquelle sommeille son père à la lune qui illumine la nuit. Un jeu de connivences et d’analogies s’établit pour bouleverser l’illusion d’une réalité stable. Le peintre se veut poète lorsqu’il évoque ce mouvement vécu dans l’instant présent qui veut que « tantôt la bougie monte vers la lune, tantôt la lune vers nos bras descend en volant (23) ». L’utopie de Chagall compose un monde flottant – thème qui hantera, sous une forme différente, l’imaginaire suprématiste – où microcosme et macrocosme se rejoignent et s’épousent en une même mécanique spirituelle. De celle-ci jaillit un monde fabuleux. C’est-à-dire un univers qui sans être étranger au quotidien s’en distingue pour en révéler, sous l’apparente réalité, une vérité jusque-là imperceptible. L’utopia est un entre-deux comme le shtetl se déploie entre ville et campagne dans une succession de glissements qui sont à la fois temporels et spatiaux, spirituels et symboliques. Sans adhérer à la « modernolâtrie » futuriste, Chagall livre sa propre conception des « compénétrations imaginaires (24) ». Avec, ici, un ciel qui « passe de tous les côtés », avec, là, un toit rendu soudain transparent, avec, ailleurs, ces « nuages et étoiles blêmes [qui] pénètrent en même temps que l’odeur des champs, de l’étable et des routes (25) », avec des « vaches qui crèvent le plafond (26) » et la nuit qui force les portes. Dans cette simultanéité d’événements qui puisent dans l’expérience vécue, le petit monde de Vitebsk placé sous le regard du Pantocrator se fige en une image qui est à la fois passé (subi) et futur (rêvé), souffrance (endurée) et espérance (différée), croyance joyeuse et morale rigoureuse.
Tableaux de genre en même temps que peintures mystiques, les toiles de Chagall passent donc en permanence de la référence à l’existence terrestre, par nature étriquée, à l’évocation d’un absolu cosmique, par essence inaccessible. Ambiguïté permanente du jour qui se mêle à la nuit ; du réel qui s’évade en imagination ; de l’immuable et de l’improbable ; du visible et de l’impensable ; de l’art populaire et de l’icône (27).
À la marge de l’avant-garde naissante qui puise dans le néo-primitivisme les moyens de s’émanciper à la fois de l’aca- démisme comme reflet de la structure sociale dominante et de l’héritage impressionniste perçu comme intrusion occidentale, Chagall découvre la révolution cubiste, peu après son arrivée à Paris en 1910, lors du Salon des Indépendants. Des « cubistes de Salon » — il ignore alors à peu près tout de la véritable révolution opérée par Picasso et Braque sur le mode du jeu –, il retient cette « révolution de l’œil (28) » qui bouleverse autant ce qu’il y a lieu de peindre que la manière de le faire. À tel point que le sujet fait désormais figure de prétexte. Le choc éprouvé par le jeune peintre russe isolé dans la Ville Lumière s’accompagne, à la fois, d’une appropriation de ce vocabulaire moderne transmis par les poètes (Cendrars, Apollinaire, Canudo) et du besoin de se retrancher d’une logique qui, pour se vouloir d’avant-garde, devrait être collective. Chagall se réfugie alors dans ses sujets russes et pousse l’intensité d’une palette qui n’est ni pleinement fauve, ni totalement expressionniste. Réagissant au cubisme, il s’oriente d’abord vers la couleur qu’il associe au désir dans sa dimension la plus charnelle, à la violence de l’embrasement – cet état extatique qui transforme les corps en esprit et que la tradition hassidique qualifie de hithlahabuth –, en même temps qu’à cette frustration propre à l’introverti et au bègue occasionnel. La peinture relève ainsi d’un élan vital qui lie ivresse et abandon.
Peu à peu, la construction s’impose au fil des expériences menées, à Paris, entre 1911 et 1913 : architectures anguleuses et courbes dynamiques s’interpénètrent pour faire des corps une mécanique gracile à laquelle une palette toujours sensuelle insuffle une profondeur vécue qui, une nouvelle fois, allie les contraires : respect et douceur d’une part, formes débitées et corps morcelés de l’autre. À la rhétorique analytique, répond le travail de la couleur qui, par son vibrato, décline la couleur pure – généralement posée sur la surface intérieure des formes détaillées par le tranchant d’un trait rapide – en tonalités adoucies qui s’abolissent dans la résolution spirituelle du blanc. Le cubisme s’ouvre ainsi à une perspective inconnue qui sera la marque de Chagall au sein d’une avant-garde dont il ne se reconnaîtra que de loin : une interprétation subjective où mystique hassidique et mémoire personnelle s’unissent en une présence qui ressortit de l’économie narrative de l’icône.
La participation de Chagall aux avant-gardes constitue un moment singulier que le peintre ressentira comme une dualité. Dualité dont le thème d’Adam et Ève – au centre de son hommage à Apollinaire – témoigne en fertilisant un sujet qui se fera leitmotiv : le couple. Aux yeux de Chagall, la recherche des avant-gardes reste trop tributaire d’un formalisme qui ravale le sujet au rang de prétexte. Son objectif réside ailleurs. Il en rendra compte dans son premier regard rétrospectif porté sur sa vie en 1922 : « Participant à cette unique révolution de la technique de l’art en France, je retournai en pensée, dans mon âme, pour ainsi dire dans mon propre pays. Je vécus en tournant le dos à ce qui se trouvait devant moi (29) ». Ce « regard vers le passé » n’est pas, comme chez Kandinsky, retour sur une trajectoire vécue que le texte devrait éprouver sur le plan intellectuel et, dès lors, légitimer (30). Chagall ne sera jamais tenté par le radicalisme d’un saut dans l’inconnu qui conduirait à l’abstraction. Celle-ci ne le retiendra pas. Sa recherche ne vise pas à bâtir une légitimité, mais se fait aveu de tristesse (31). Cette mélancolie a sans doute partie liée à un désir d’unité que Chagall cherchera sa vie durant dans et par son œuvre. Elle oriente et colore l’horizon utopique auquel obéit sa création.
L’éclatement chirurgical opéré au contact du cubisme a favorisé le remembrement fabuleux des corps. Ceux-ci se voient restaurés dans leur civilité en même temps que dans leur animalité : fantaisie architecturée qui compose – comme dans Le Poète aussi appelé Half Past Three de 1911 – un portrait à la fois psychologique et allégorique lorsque la recomposition permet à un même corps de se doter de deux têtes. D’emblée, le motif se superpose à l’évocation du couple premier que formèrent Adam et Ève. Couple protégé dans son unité originelle tandis que l’homme et la femme se muent en un arbre qui ploie sous des pommes si lourdes que l’une d’entre elles deviendra le nombril de la grande composition que Chagall peint en 1912. Dans cette œuvre, aujourd’hui conservée au Saint Louis Art Museum, le peintre pousse le principe analytique à son paroxysme. Sans doute y puise-t-il un effet décoratif séduisant en même temps qu’un procédé cinématique qui donne au thème de la Chute – annoncé par la pomme – son rythme à la fois urbain et moderne. Renonçant à lier Adam et Ève en un unique tronc fendu en deux entités antagonistes, mais complémentaires, comme il le donnait encore à voir dans l’esquisse exécutée durant l’hiver 1911-1912, Chagall suggère, par la pose des pieds et l’angle des jambes, un mouvement qui, séparant le masculin du féminin précipite la Chute. Et ouvre, par là, la voie à l’histoire comme malédiction (32).
Fables du désir
Ainsi se précise la portée utopique de l’œuvre que, sa vie durant, Chagall poursuivra. À l’atomisation analytique – que celle-ci passe par la dilution de la forme dans un élan symboliste avec Kandinsky ou géométrique dans l’héritage cubiste légué par Braque et Picasso –, Chagall préfère la reconstruction synthétique d’une figuration originelle dont ne subsisteraient, ici et maintenant, que les traces mémorielles. Rêvée, cette unité se permet toutes les libertés pour s’affirmer. La représentation s’émancipe de tout mimétisme afin de conserver vivaces les possibilités nées de l’abstraction. La ligne se voit ainsi investie de fonctions multiples : par son tracé, elle nomme l’objet à représenter ; ailleurs, par son libre épanchement, elle suggère un mouvement dont la nécessité n’a d’égale que sa gratuité. Cette puissance du trait permet à Chagall de métamorphoser la moindre forme en une fenêtre ouverte sur un ailleurs qui tantôt évoque le passé qui fait retour – la joue de la vache de Moi et le village se fait écran sur lequel le sujet, porté par son propre souvenir, revit le passé qui surgit –, tantôt abolit toute temporalité par la simultanéité d’une action futuriste sans doute révélée par Cendrars ou Apollinaire (33).
La peinture s’enrichit dans sa dimension de récit en liant matière et mémoire, espace et simultanéité. Ces compénétrations d’images doivent énormément au principe de « contraste de formes » de Léger (34). Chaque fragment figuré vibre à la fois d’un sentiment de mélancolie à l’égard d’un passé révolu et de l’enthousiasme pour un « temps retrouvé » dans et par la peinture : temps fabuleux qui s’est émancipé de la norme pour n’obéir qu’au caprice, qui a renoncé au système pour explorer l’ensemble des possibles comme si peindre la vie de façon naturaliste se révélait trop limité et morne. Comme si, par ailleurs, sublimer la peinture en abstraction revenait à la trahir en la vidant de la mémoire visuelle qui nourrit le moindre de ses détails.
Sous la plume de Chagall, cet espace allie en un même désordre apparent l’ici-bas du quotidien à l’infini parfait du cosmos. Devenu poète, le peintre le désigne comme l’étendue indistincte de la nuit : « Dans la nuit tu sursautes / Tu sens en toi la présence de l’Éternité / La nuit sans fin (35) ». Espace spirituel où souffle, selon la tradition de l’icône, le pneuma divin : celui-là même qui dicte à Malévitch, après sa « Victoire sur le soleil (36) », une économie du « rien » ramené au « blanc sur blanc ». À l’école de l’icône, Chagall aspire à rendre l’étendue, sans orientation ni limite, d’une lumière absolue à partir de laquelle la figure se donne à voir. Cette épiphanie – au sens théologique du terme – par laquelle l’invisible se matérialise et, par là même, devient visible, ne détermine pas chez Chagall le principe d’un « sans-objet » à penser comme l’au-delà de la représentation. Au contraire, ce mouvement ne peut se détacher d’une incarnation dans la forme humaine et, à travers celle-ci, dans le récit de l’humanité. Transporté par la théologie de l’icône, le monde de Chagall vit dans l’affolement d’une révélation dont il est autant l’objet que le sujet. De là cette expérience fabuleuse du corps dans l’espace soumis à de perpétuelles réinventions au gré des récits qui se déploient librement. Comme si la membrane ténue qui sépare le monde sacré de l’image de celui, profane, du shtetl – cette intersection de la pyramide visuelle qui, dans le système perspectif occidental né au Quattrocento, définit précisément le plan de pose de l’image (37) – s’était rompue et laissait l’espace de la divinité s’épancher ici-bas jusqu’à en colorer la réalité.
La sacralité dont se voit investi le trivial porte la représentation au-delà de ses limites traditionnelles. Le peintre résout un problème plastique avec des moyens réels pour construire, ainsi qu’il le déclarera en 1959 (38), une « autre réalité ». Celle-ci surgit d’un néant originel pour exprimer en une simultanéité de couleurs et de formes, la puissance d’un désir qui est, à la fois, élan vital et effusion amoureuse. Elle traduit une aspiration à l’unité dont Chagall ne se défera jamais et dont la culture hassidique lui a offert la confirmation sur un plan mystique.
De la marge à la périphérie
De Vitebsk à Paris et retour, – en 1914, via Berlin où, il exposera à trois reprises à la galerie Der Sturm de Herwarth Walden (39) –, les rôles se sont inversés. Alors que la guerre impose son cortège de douleurs et de doutes, le souvenir opère à rebours de ce qui s’était produit à Paris. Ce n’est plus le shtetl inscrit dans l’espace de russe qui cristallise la représentation, mais la magie moderniste assimilée à Paris qui fait retour dans la prémonition d’un horizon révolutionnaire. L’aspiration au blanc qui domine l’œuvre radicale de Malévitch devient chez Chagall le moteur d’une déréalisation fabuleuse d’un univers pourtant revendiqué comme « réel ». Réalisme transcendantal qui se veut la condition d’une ascèse mystique ; réalisme singulier qui se nourrit de l’étrangeté de ce qui est donné à voir ; réalisme pour ainsi dire liturgique qui requiert la présence symbolique (40) de la femme lorsque Bella arbore son col blanc pour dominer l’univers où l’homme s’abandonne à sa paternité. Chagall se joue-t-il (déjà ?) du rigorisme suprématiste et de l’épure constructiviste en déployant une réalité qui se fait l’écho d’une pensée lâchée dans l’espace vivant ? Sa peinture témoigne d’une mécanique qui magnifie le dessin et qui appelle, sous le rythme de la ligne, l’émergence de l’écriture. Écriture originelle dont Franz Meyer a révélé les liens étroits avec l’alphabet hébreux (41).
Sans doute faut-il s’arrêter un moment sur cette relation intime dont atteste l’œuvre graphique durant la période révolutionnaire (42). Notamment pour mettre en relief le travail d’illustrateur (43) de Chagall que ce soit pour Le Prestidigitateur de Yitskhok Leibush Peretz en 1915-1916, mais, surtout, pour voir le monde de la fable pénétrer l’imaginaire chagallien au fil des dessins exécutés pour illustrer A mayse mit a hon. Dos Tsigele, un conte qui met en scène un coq et un chevreau composé par Der Nister et publié en 1917. Derrière ce pseudonyme qui signifie « le secret », « le caché » en yiddish, se révèle la personnalité de Pinkhas Mendelevitch Kaganovitch (1884-1950) avec lequel Chagall sera étroitement lié (44). Rédigé en yiddish, le volume témoigne à la fois de la permanence de l’imaginaire juif – les figures épousent la lettre de l’alphabet hébraïque – et l’ambition moralisatrice de la représentation consacrée en fable.
L’image se donne à lire pour être comprise au-delà du regard qui en essuie la surface. Elle ne se contente plus d’être vue. Elle veut être lue. Pour souligner cette exigence, le peintre multiplie les textes tout en se remémorant, sans doute, un certain intellectualisme à l’œuvre dans le cubisme parisien. Encore que chez Braque et Picasso, l’effet de textualité renvoyait moins à l’intériorité de l’écriture – principe cher au symbolisme – qu’au jeu visant à brouiller les limites qui distinguent lisible et visible. Comme pour tout russe, écrire et peindre sont, pour Chagall, de même substance. Par là, il s’écarte de l’orthodoxie judaïque tout en assignant à l’image cette vitalité que la culture juive ne reconnaît qu’à l’écrit. L’écriture hébraïque ne se résout pas à la transparence du lisible. Elle jouit d’une présence dont le fondement se veut liturgique : incarnation du Verbe qui donne à voir la divinité (45). Elle se livre à voir dans sa corporalité même sans qu’il faille y chercher l’affirmation d’un sentiment religieux (46). C’est à ce point précis que, par quelque hasard, elle rejoint l’expérience singulière de l’avant-garde russe où, dès 1912, poètes et peintres se sont réunis en une même pratique promise à révolutionner la représentation (47).
Révolution évolution
En 1919, nommé Commissaire des beaux-arts de la ville et de la région de Vitebsk par Lounatcharsky, Chagall dotera sa ville natale de ce qui lui fit le plus défaut : une académie pour les enfants des familles pauvres. Un lieu d’enseignement libre, représentatif de tous les courants artistiques du moment, au sein duquel l’art hébraïque découvre sa modernité. Dans son œuvre, le peintre donne alors une prédominance formelle marquée par la recherche constructiviste. Dans un article intitulé « La Révolution dans l’Art », publié en 1919, il cède à la pression et anticipe la critique à laquelle s’exposera très vite sa conception d’un réalisme poétique au service d’une utopie intérieure. Sous couvert d’art « littéraire », c’est le caractère bourgeois de sa production qui sera mis en avant. Il écrit : « L’Art d’aujourd’hui comme de demain récuse tout contenu. L’art prolétaire authentique sera celui qui, dans une sagesse nourrie de simplicité, parviendra à rompre avec tout ce qui se définirait comme purement littéraire (48) ». Érigée en sagesse, cette simplicité populaire dont se revendiquera politiquement le réalisme socialiste oriente l’allégorie vers la fable à laquelle le peintre s’intéressait de longue date. Par sa vertu pédagogique et moralisatrice, celle-ci s’intégrera à un art de propagande dont l’imaginaire serait banni.
Au sein de l’avant-garde, Chagall se passionne pour le théâtre (49) qui, au lendemain de la révolution, a investi la rue – ce sujet éminemment chagallien – pour en picturaliser l’apparence de manière fééerique. Le contraste entre la scène – réduite à l’épure architectonique et aux effets machinistes – et la présence physique des acteurs restaure le dualisme qui, dès l’origine, déterminait son œuvre. Entre aspiration moderniste et résistance archaïsante se noue un dialogue qui, en une alliance tragi-comique, donne une actualité nouvelle à la recherche d’un monde idéal et à la critique morale du réel. Chaque représentation devient le théâtre d’un débat dont la portée se veut alors surtout éthique.
Évincé par Malévitch de son poste de directeur de l’Académie de Vitebsk en mai 1920, Chagall gagne Moscou où sa position se révélera vite précaire. C’est dans ce contexte dramatique qu’il reçoit, sur intervention de Abraham Efross – auteur en 1918, avec Iakov Tugendhold, de la première monographie qui lui avait été consacrée (50) –, la commande de six panneaux pour décorer le Théâtre juif de la rue Bolchoï Tcherny Chevskii dirigé par Alexis Granowsky. Chagall y donne libre cours à sa conception du théâtre enracinée dans la pratique de la pantomime au cœur de la tradition juive d’Europe centrale. Comme le souligne alors Viktor Chklovski, « La Russie tout entière est en représentation permanente, on assiste à une sorte de processus primordial en vertu de quoi la matière vivante de la vie se métamorphose en théâtre (51) ».
Point de fuite parisien
À l’été 1922, alors que Staline devient Secrétaire du Parti communiste. Ne se sentant plus à sa place dans l’univers laïcisé du communisme triomphant, Chagall quitte Moscou. S’étant échappé de la spirale révolutionnaire dans laquelle ce fils d’ouvrier s’était engagé avec enthousiasme, se sentant percé de fond en comble (52), il passe par Berlin avant de regagner Paris le 1er septembre 1923.
Après avoir fixé le flot des images mouvantes de sa jeunesse dans Ma vie (53), Chagall recompose à Paris l’environnement qui avait été le sien en repeignant des œuvres désormais hors de portée. Il peut alors s’abandonner au désir du lieu, à l’idéal français qui lui vaudra d’être reconnu comme une figure majeure de l’École de Paris (54). Le dualisme qui, jusque-là, nourrissait son œuvre reflue devant la glorification des valeurs françaises qui passent par « les paysages de France, les fleurs du Midi, les horizons de Peïra-Cava, la terre de Gordes ou du Roussillon (55) ». Le « pays de nulle part » qui formait le seul horizon du Juif errant a trouvé son paysage en même temps que ses lumières.
Le peintre aspire à magnifier la vie à travers la couleur qu’il assimile à la liberté. Chagall s’abandonne ainsi à un étrange processus de naturalisation. Comme si le modèle français devait incarner un juste milieu face aux outrances d’une avant-garde russe désormais instrumentée par la raison d’État. À l’exaltation jubilatoire d’un monde nouveau succède le un repli vers un modèle classique qui lie intimisme et animisme. Le « surnaturel » que Chagall cultivait dans le souvenir des paroles échangées avec Cendrars s’affiche désormais en mode mineur, sous le glacis d’une peinture qui se rêve résolument classique.
Exécuté en 1933, Le Nu au-dessus de Vitebsk témoigne par son changement d’échelle d’une rupture d’unité dans le présent. Il ne s’agit plus de donner dans un contraste simultané deux moments formant une seule vérité, mais de penser à partir d’un motif, seul présent – ce bouquet obsédant à partir duquel l’image apparaît en suspension –, des réalités antagonistes entre lesquelles évolue la peinture. Souvenir d’un Vitebsk menacé par la barbarie et pétrifié en grisaille en même temps qu’aspiration au classicisme à travers ce nu désinvesti du désir, ce corps de sa fille Ida, alors âgée de dix-sept ans qui pose pour lui sous les arbres paisibles de la campagne française.
Le symbole n’est plus dilué dans des formes qui, par leur liberté, traduisaient l’aspiration moderniste. Le poids de la signification se fait plus prégnant et Chagall organise désormais ses compositions selon une exigence réaliste qui répond aux préoccupations de l’époque (56). Les variantes témoignent du chemin emprunté alors que le motif se veut identique : les contrastes sont atténués, la fragmentation interprétée à partir des leçons du cubisme cède la place à un modelé adouci, la stridence de la palette s’assourdit comme s’il fallait en revenir à un degré de réalité apparenté au demi-sommeil ou à la méditation. La figure et l’objet apparaissent dès lors doués d’une valeur symbolique cachée dont le sens ne se dévoilerait qu’au terme d’un lent travail de déchiffrement. Celui-ci ne pouvant débuter qu’après que l’image se fût donnée à voir : immédiateté de la vision qui, sous son apparence classique, ouvre la voie à l’interprétation au sens freudien du terme.
Tributaire de la dimension physique de l’écriture éprouvée dans la rencontre de la tradition hassidique et de la culture avant-gardiste russe, ce parcours trouvera dans l’illustration son lieu d’épanouissement en même temps qu’un laboratoire méthodique. Grâce à Ambroise Vollard dont l’engagement en faveur de Chagall contribuera de manière déterminante au succès parisien du peintre, Chagall se met à l’écoute des textes qui fondent la culture française.
Le passage se fait sous le signe de Gogol – auquel l’artiste exilé s’identifie alors que le réalisme socialiste s’en empare comme l’improbable héraut de la lutte de classes – et de ses Âmes mortes qui prennent les traits provinciaux et satyriques de Vitebsk. Le sacré y prend une forme nouvelle que Chagall investira de manière fondamentale, quelques années plus tard, pour illustrer la Bible que Vollard lui commandera (57).
L’animal saltimbanque
Alors que facture et composition se cristallisent en un naturalisme classicisant, le regard du peintre explore des univers marginaux où son discours trouve à s’illustrer de manière indirecte, mais jamais biaisée. Au monde du cirque par lequel la vie sociale se transfigure, théâtralement, en grimages et lumières vives (58) répond celui de la bête à travers laquelle l’homme, déplacé, prend conscience des forces obscures qui le travaillent en même temps que de la nécessité d’une morale collective. Si le cirque révèle la société à partir d’un processus que Mikhaïl Bakhtine qualifiait de « carnavalisation (59) », le monde animal ranime en lui celui de son origine oubliée : temps d’harmonie situé, à l’instar du rêve, hors de l’histoire et de sa causalité. Et donc dans un retour à l’archétype qui réoriente l’utopie. Au monde du shtetl dont chaque anecdote prenait une épaisseur intemporelle se substitue un ailleurs où la sagesse populaire – que la culture russe a perpétué à travers ces lubki envers lesquels la palette de Chagall contractera une importante dette (60) – déconstruit les travers et les immoralités quotidiennes d’une humanité que Dieu rêvait perfectible.
L’animal prolonge le clown et impose la logique de la fable là où se déployait l’aspiration utopique. Au « Pays de nulle part » se substitue la densité d’une tradition qui est sagesse et imagination. Chagall y puise une liberté nouvelle qui apaise son statut d’exilé permanent. Du shtetl à la campagne de l’Oise, de la tradition hassidique à l’héritage classique du xviiie siècle, les figures opèrent leur révolution en un même mouvement qui apparentera le peintre à cet Ulysse dont il illustrera l’errance en 1974-1975 (61). De là cette allégresse transformiste qui s’empare des êtres et des animaux sans que l’ordre naturel ne doive s’affirmer de manière hermétique. Par la métamorphose, le bestiaire de la fable revendique de manière visible son origine humaine et permet à Chagall de rassembler en une même poétique la tradition classique à l’héritage judaïque avec la pérégrination des âmes errantes du Tiggun et les réincarnations successives décrites dans le Gilgûl.
Ainsi, le réel n’est-il qu’un instant dans une progression immémoriale qui ne s’arrêtera que lorsque l’unité originelle aura été restaurée : lorsque l’homme aura réintégré l’état antérieur à la Chute ; lorsque l’Âge d’or recouvré aura éradiqué le besoin même de l’utopie tandis que l’image se sera figée en une scène archétypale où la fable dictera sa loi. Théâtrale, l’image peinte – quoique proclamée « réaliste » – prend ses distances à l’égard du présent. Elle adopte la douceur opalescente d’un songe pour mieux marquer l’écart qui la tient à distance du réel et de ses jeux sociaux.
La matière se fait fluide pour laisser infuser une lumière amnésique de ses stridences passées. La force de mémoire dont se voient investies figures et objets passe par cet effet de grisaille qui atteste de cette pétrification du songe. En même temps, l’imaginaire qui palpite colore ces mêmes formes pour leur restituer leur intensité existentielle. Ce monde d’animaux savants et de saltimbanques mystiques peut dès lors assumer de plus en plus nettement sa valeur spectaculaire. La lumière réinvestit la couleur pour lui donner cette chaleur de l’émotion que Chagall a traqué sa vie durant. La sensation traduit un élan vital. Fût-il rêvé et de plus en plus éloigné d’une actualité que les années 1930 placeront sous le signe de la violence et de la haine. Et dont témoigne l’évolution même du premier cycle que l’artiste a consacré à l’illustration de la Bible. Avec les soixante-six planches achevées en 1939 – Chagall ne reprendra le second cycle qu’en 1952 – l’artiste se révèle perméable aux événements politiques qui ont transformé la décennie en tragédie. Aux calmes personnages de format réduit qui occupent un espace investi par des tonalités chaudes répondent des figures exaltées dont l’agitation incontrôlée envahi le champ. Agitée, cette pantomime angoissée se détache désormais de fonds sombres qui tendent au noir profond.
Face à l’histoire (62), l’œuvre de Chagall témoigne moins de ce reflux animiste que toute sa peinture des années 1920 annonçait que de la nécessité de repenser l’humanisme, dangereusement menacé par les signes de barbarie qui se multiplient. Au « retour vers le passé » – avec ce que celui-ci recèle alors de nationalisme et de peur de l’inconnu –, Chagall oppose une forme de réactivation des valeurs classiques dans lesquelles la modernité trouverait un nouveau souffle et l’expressionnisme de nouveaux horizons. Hors du temps et tendu vers l’idéal, le bestiaire fabuleux et son cirque onirique se découvrent une actualité forte. À travers la mémoire juive ancrée dans le Vitebsk intemporel de l’œuvre, se réveillent le souvenir des pogroms, la cohorte des humiliations, la relégation à la marge du vivant sans oublier la misère qui s’impose comme la matrice d’une humanité promise à une errance sans fin. La valeur morale induite par la fable à partir du double processus d’animalisation de l’homme et d’humanisation de la bête s’abîme dans la barbarie qui signe le divorce de l’homme et de l’animal. Seul ce dernier porte, désormais, témoignage de l’innocence brisée. Chagall réagira tôt à la révolution à rebours qui submerge l’Europe. À l’enthousiasme naïf de 1917 a succédé la sombre prémonition qui donne à l’œuvre sa portée universelle. Loin de l’incandescence utopique du Grand Soir, le drame qui s’amorce à partir de la Guerre d’Espagne prend l’apparence d’un cauchemar collectif qui marquera l’œuvre en profondeur. La figure œcuménique du Christ – explorée dès 1930 pour répondre à la commande de Vollard – s’impose comme métaphore de l’humanité souffrante en même temps que comme le point de fuite à partir duquel s’organise le petit peuple des saltimbanques et des animaux rassemblés au sein d’un shtetl imaginaire qui, plus tard, se confondra avec la mythique Ithaque d’Homère.
Dans sa peinture, Chagall livre l’allégorie de ces temps troublés durant lesquels se préparait la destruction des Juifs d’Europe. Pourtant, ici aussi, le témoignage ne s’épuise pas en document. Le peintre n’illustre pas l’histoire en marche. Il la distille dans un rêve inversé : cauchemar éveillé dont seule la mise à distance – par l’ensemble des artifices propres à la peinture – permet de garder vivace l’espérance. Celle-ci reste ancrée dans les figures qui pullulent sous la menace qui sourd. L’espoir n’a pas déserté mais se maintient, fragile, dans le trait qui isole la figure en elle-même.
En mai 1941, accompagné de Bella et de leur fille Ida, Chagall est « exfiltré » de France grâce à l’action de Varian Fry et de Harry Bingham. Le départ signe un nouvel exil que le peintre – inconscient de la situation précaire qui était désormais la sienne dans la France de Vichy – vivra douloureusement. Arrivé à New York le 23 octobre 1941 avec une grande partie de son œuvre, il découvre la frénésie et le rythme d’une cité qui lui apparaît telle une nouvelle Babylone où la couleur se voit douée d’une puissance démiurgique inconnue. La vie est couleur et la couleur se veut forme en mouvement. Avec le ballet (63) – et, tout particulièrement, en 1942, la création des décors et costumes pour Aleko de Rachmaninov, chorégraphié par Léonide Massine pour le American Ballet Theatre qui conduira Chagall au Mexique où l’art populaire alimentera son imaginaire – , corps et couleurs s’animent librement au-delà des possibilités inhérentes à la peinture. La scène fait figure d’idéal absolu sur lequel Chagall reviendra en permanence. À l’intention de Jacques Lassaigne, il déclarera en 1973 :
J’ai voulu pénétrer dans L’Oiseau de feu et dans Aleko sans les illustrer, sans copier quoique ce soit. Je ne cherche à rien représenter. Je veux que la couleur joue et parle seule. (64)
Creuset de l’utopie enfin palpable, Le ballet s’impose comme la forme d’expression totale à laquelle aspirait le théâtre comme englobant. Il constitue l’aboutissement d’une œuvre désormais vouée aux épanchements irisés de la couleur. L’utopie, par essence différée, cède la place à un sentiment océanique qui palpite dans l’image par l’effet de la couleur émancipée du trait. L’amplitude ainsi atteinte rejoint une sensualité solaire que le peintre éprouve au contact de la Méditerranée (65).
Monumentale, la couleur n’est plus acidité moderniste ni grisaille animiste. Elle incarne l’élan vital ramené à l’hédonisme de l’âge mûr. Avec la fin des années 1950, elle tend au monochrome pour mieux signifier l’unité recouvrée. Elle porte un sens qui, jaune, vert, rouge ou bleu, viendra s’incarner dans la forme ramenée au chiffre symbolique.
Fig. 6 – Maquette pour le rideau de scène de « L’Oiseau de feu » d’Igor Stravinsky, 1945. Gouache, encre de Chine, pastel, crayon coloré, 38,5 x 63,4 cm. |
Dans les replis de la vieillesse, Chagall laisse la peinture incarner cette utopie qui n’a cessé de se brouiller au fil de sa vie. La charge morale a reflué devant le principe de plaisir. L’élan vital qui présida sa peinture n’a pas pour autant définitivement disparu. Que ce soit dans le collage où le trait se mue en découpe ou dans certaines toiles où la ligne, devenue incision, ranime les combats anciens entre l’infini qui se dérobe et l’ici-bas qui voit la matière se faire tourbe avant de devenir sculpture. Comme dans ces Pâques de 1968 dégagées de tout présent et où se joue une nouvelle forme de simultanéité contrastée : du réel et de l’abstraction, de la sensation subjective et de la sagesse collective, de l’absolu et du présent, du mythe et de l’histoire de la jeunesse lointaine à la vieillesse qui se traine. Sans cesse réinventée, l’utopie s’assoupit dans l’embrasement tardif de la couleur. Elle seule peut encore prétendre à la plénitude de l’esprit. Le récit n’est plus dans la représentation, mais dans la peinture même qui se fait fable. Par ses gestes, par ses progressions, par la certitude d’avoir seul existé dans et face à un monde qui n’était qu’illusion.